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Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 12/Farizade au sourire de rose

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Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 12p. 13-56).


FARIZADE AU SOURIRE DE ROSE


Il m’est revenu, ô Roi fortuné, ô doué de bonnes manières, qu’il y avait aux jours d’autrefois, il y a bien longtemps de cela, — mais Allah est le seul savant, — un roi de Perse nommé Khosrou Schah, que le Rétributeur avait doué de puissance, de jeunesse et de beauté, et dans le cœur duquel il avait mis un tel sentiment de justice que, sous son règne, le tigre et le chevreau marchaient côte à côte et buvaient au même ruisseau. Et ce roi, qui aimait à se rendre toujours compte, par ses propres yeux, de tout ce qui se passait dans la ville de son trône, avait coutume de se promener la nuit, déguisé en marchand étranger, en compagnie de son vizir ou de l’un des dignitaires de son palais.

Or, une nuit, comme il se trouvait en tournée dans un quartier de pauvres gens, il entendit, en passant par une ruelle, de jeunes voix qui se faisaient entendre tout au fond. Et il s’approcha, avec son compagnon, de l’humble demeure d’où venaient les voix, et, appliquant son œil à une fente de la porte, il regarda au dedans. Et il aperçut, autour d’une lumière, assises sur une natte, trois jeunes filles qui, leur repas terminé, s’entretenaient. Et ces trois jeunes filles, qui se ressemblaient comme se ressemblent des sœurs, étaient parfaitement belles. Et la plus jeune était visiblement, et de beaucoup, la plus belle.

Et la première disait : « Moi, mes sœurs, mon souhait, puisqu’il s’agit de faire un souhait, serait de devenir l’épouse du pâtissier du sultan. Car vous savez combien j’aime les pâtisseries, surtout ces admirables et délicates et délicieuses bouchées feuilletées, qu’on appelle « bouchées du sultan ». Et il n’y a que le pâtissier-chef du sultan pour les réussir à point ! Ah ! mes sœurs, c’est alors que vous me jalouserez dans votre cœur, en voyant combien ce régime de fines pâtisseries arrondira mes formes de graisse blanche, et m’embellira, et me reposera le teint ! »

Et la seconde disait : « Moi, mes sœurs, je ne suis pas aussi ambitieuse. Je me contenterais, simplement, de devenir l’épouse du cuisinier du sultan. Ah ! comme je le souhaite ! Cela me permettrait de satisfaire mes envies rentrées, depuis le temps que je désire goûter à tant de mets extraordinaires, comme on n’en mange qu’au palais seulement ! Il y a surtout, entre autres choses, ces plateaux de concombres farcis et cuits au four, dont, rien qu’à les voir passer sur la tête des porteurs, aux jours des festins donnés par le sultan, je me sens le cœur tout plein d’émoi ! Ô ! Ce que j’en mangerais ! Toutefois, je n’oublierai pas de vous convier, de temps à autre, si mon époux, le cuisinier, me le permet ; mais je crois qu’il ne me le permettra pas ! »

Et lorsque les deux sœurs eurent ainsi exprimé leurs souhaits, elles se tournèrent vers leur plus jeune sœur, qui gardait le silence, et lui demandèrent, se moquant d’elle : « Et toi, ô petite, que souhaites-tu ? Et pourquoi baisses-tu les yeux, et ne dis-tu rien ? Mais, sois tranquille ! nous te promettons, lorsque nous aurons les époux de notre choix, de tâcher de te marier soit à un des palefreniers du sultan, soit à quelque autre dignitaire de même rang, afin que tu sois toujours près de nous ! Parle, qu’en penses-tu ? »

Et la petite, confuse et rougissante, répondit d’une voix douce comme l’eau de source : « Ô mes sœurs ! » Et elle ne put en dire davantage. Et les deux jeunes filles, riant de sa timidité, la pressèrent de questions et de plaisanteries, tant qu’elles la décidèrent à parler. Et, sans lever les yeux, elle dit : « Ô mes sœurs, je souhaiterais de devenir l’épouse de notre maître le sultan ! Et je lui donnerais une postérité bénie. Et les fils qu’Allah ferait naître de notre, union seraient dignes de leur père. Et la fille, que j’aimerais avoir devant mes yeux, serait un sourire du ciel même ; ses cheveux seraient d’or d’un côté et d’argent de l’autre ; ses larmes, si elle pleurait, seraient autant de perles qui tomberaient ; ses rires, si elle riait, seraient des dinars d’or qui tinteraient ; et ses sourires, si seulement elle souriait, seraient autant de boutons de rose qui sur ses lèvres écloraient ! »

Tout cela !

Et le sultan Khosrou Schah et son vizir voyaient et entendaient. Mais, craignant de se faire remarquer, ils se décidèrent à s’éloigner sans en apprendre davantage. Et Khosrou Schah, amusé à l’extrême, sentit naître en son âme le désir de satisfaire les trois souhaits ; et, sans rien communiquer de son dessein à son compagnon, il lui donna l’ordre de bien remarquer la maison afin d’y venir, le lendemain, prendre les trois jeunes filles et de les lui amener au palais. Et le vizir répondit par l’ouïe et l’obéissance, et se hâta, le lendemain, d’exécuter l’ordre du sultan, en amenant les trois sœurs en sa présence.

Et le sultan, qui était assis sur son trône, leur fit avec la tête et les yeux un signe qui voulait dire : « Approchez ! » Et elles s’approchèrent toutes tremblantes, en trébuchant dans leurs pauvres robes de toile ; et le sultan leur dit, avec un sourire de bonté : « Que la paix soit sur vous, ô jeunes filles ! C’est aujourd’hui le jour de votre destinée, et celui où s’accomplira votre souhait ! Et ce souhait, ô jeunes filles, je le connais : car rien ne reste caché aux rois ! Et d’abord toi, la plus âgée, ton souhait sera exaucé, et le pâtissier-chef deviendra, aujourd’hui même, ton époux. Et toi, la seconde, tu auras pour époux mon cuisinier-chef ! » Et le roi s’arrêta, ayant ainsi parlé, et se tourna vers la plus jeune qui, émue à l’extrême, sentait son cœur s’arrêter, et était sur le point de s’affaisser sur les tapis. Et il se leva sur ses deux pieds et, lui prenant la main, il la fit asseoir près de lui sur le lit du trône, en lui disant : « Tu es la reine ! Et ce palais est ton palais, et je suis ton époux ! »

Et effectivement les noces des trois sœurs eurent lieu le jour même, celles de la sultane avec une splendeur sans précédent, et celles de l’épouse du cuisinier et de l’épouse du pâtissier, selon les usages ordinaires des mariages du commun. Aussi la jalousie et le dépit pénétrèrent dans le cœur des deux aînées ; et, dès ce moment, elles complotèrent la perte de leur sœur cadette. Toutefois elles se gardèrent bien de rien laisser paraître de leurs sentiments, et acceptèrent avec une gratitude feinte les marques d’affection que ne cessa de leur prodiguer la sultane, leur sœur, qui les admettait, contrairement aux usages des rois, dans son intimité, malgré leur rang obscur. Et loin d’être satisfaites du bonheur qu’Allah leur octroyait, elles éprouvaient, en face du bonheur de leur cadette, les pires tortures de la haine et de l’envie.

Et neuf mois passèrent de la sorte, au bout desquels la sultane donna naissance, avec l’aide d’Allah, à un enfant princier, beau comme le croissant de la nouvelle lune. Et les deux sœurs aînées qui, à la demande de la sultane, l’assistaient dans ses couches et remplissaient le rôle de sages-femmes, loin d’être touchées par les bontés de leur cadette à leur égard et par la beauté du nouveau-né, trouvèrent enfin l’occasion qu’elles cherchaient de broyer le cœur de la jeune mère. Elles prirent donc l’enfant, pendant que la mère était encore dans les douleurs, le mirent dans une petite corbeille en osier, qu’elles cachèrent pour le moment, et le remplacèrent par un petit chien mort, qu’elles produisirent devant toutes les femmes du palais, en le donnant comme le résultat des couches de la sultane, et le sultan Khosrou Schah, à cette nouvelle, vit le monde noircir devant son visage ; et, à la limite du chagrin, il alla s’enfermer dans ses appartements, refusant de s’occuper des affaires du règne. Et la sultane fut plongée dans l’affliction, et son âme fut humiliée et son cœur fut broyé.

Quant au nouveau-né, il fut abandonné par ses tantes dans la corbeille, au courant de l’eau du canal qui passait au pied du palais. Et le sort voulut que l’intendant des jardins du sultan, qui se promenait le long du canal, aperçût la corbeille qui flottait au fil de l’eau. Et il attira la corbeille vers le bord du canal, à l’aide d’une bêche, l’examina, et découvrit le bel enfant. Et il fut dans l’étonnement qu’éprouva la fille de Pharaon en voyant Moïse dans les roseaux.

Or, il y avait de longues années que l’intendant des jardins était marié et souhaitait avoir un enfant ou deux ou trois, qui béniraient leur Créateur. Mais ses vœux et ceux de son épouse n’avaient point jusqu’alors été pris en considération par le Très-Haut. Et ils souffraient tous deux du stérile isolement où ils vivaient. Aussi, quand l’intendant des jardins eut fait la découverte de cet enfant, dont la beauté était sans pareille, il le prit dans la corbeille et, à la limite de la joie, il courut jusqu’au bout du jardin, où se trouvait sa maison, et entra dans l’appartement de sa femme, et, d’une voix émue, lui dit : « La paix sur toi, ô fille de l’oncle ! Voici le don du Généreux en ce jour béni ! Que cet enfant que je t’apporte soit notre enfant, comme il est l’enfant du destin. » Et il lui raconta comment il l’avait trouvé dans la corbeille, flottant sur l’eau du canal ; et il lui affirma que c’était Allah qui le leur envoyait, ayant enfin exaucé, de cette manière, la constance de leurs prières. Et l’épouse de l’intendant des jardins prit l’enfant et l’aima. Or, gloire à Allah qui a mis dans le sein des femmes stériles le sentiment de la maternité, comme il a placé dans le cœur des poules malheureuses le désir de couver les cailloux…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaitre le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT SOIXANTE-QUINZIÈME NUIT

Elle dit :

… Gloire à Allah qui a mis dans le sein des femmes stériles le sentiment de la maternité, comme il a placé dans le cœur des poules malheureuses le désir de couver les cailloux !

Or, l’année suivante, la pauvre mère, si impitoyablement frustrée du fruit de sa fécondité, accoucha, avec la permission du Donateur, d’un autre fils, plus beau que le précédent. Mais les deux sœurs veillaient à l’accouchement, avec des yeux pleins d’intérêt au dehors et de haine au dedans ; et, sans avoir plus de pitié que la première fois pour leur sœur et son nouveau-né, elles prirent en cachette l’enfant et l’exposèrent, comme elles avaient fait pour l’aîné, dans une corbeille sur le canal. Et elles produisirent devant tout le palais un jeune chat, en proclamant que la sultane venait d’en accoucher. Et la consternation entra dans tous les cœurs. Et le sultan, à la limite de la honte, se fût sans aucun doute laissé aller au ressentiment et à la fureur, s’il n’eût pratiqué en son âme la vertu d’humilité devant les décrets de l’insondable justice. Et la sultane fut plongée dans l’amertume et la désolation, et son cœur pleura toutes les larmes des douleurs.

Mais pour ce qui est de l’enfant, Allah, qui veille sur la destinée des petits, le mit sous le regard de l’intendant qui se promenait sur le canal. Et, comme la première fois, l’intendant le sauva des eaux, et le porta à son épouse qui l’aima comme son propre enfant, et l’éleva avec les mêmes soins que le premier.

Or, afin que les souhaits de Ses Croyants ne restent jamais inexaucés, Allah mit la fécondité dans les flancs de la sultane, qui accoucha pour la troisième fois. Mais ce fut d’une princesse. Et les deux sœurs, dont la haine, loin de s’assouvir, leur avait fait comploter la perte sans recours de leur cadette, firent subir à la fillette le même traitement. Mais elle fut recueillie par l’intendant au cœur pitoyable, comme les deux princes ses frères, avec lesquels elle fut soignée, nourrie et bien aimée.

Mais, cette fois, lorsque les deux sœurs, leur acte accompli, eurent produit, à la place de l’enfant nouveau-né, une jeune souris aveugle, le sultan, malgré toute sa magnanimité, ne put se contenir plus longtemps, et s’écria : « Allah maudit ma race, à cause de la femme que j’ai épousée. C’est un monstre que j’ai pris pour mère de ma postérité ! Et il n’y a que la mort qui puisse en débarrasser ma demeure ! » Et il prononça contre la sultane l’arrêt de mort, et commanda à son porte-glaive de remplir son office. Mais lorsqu’il vit devant lui, affaissée dans les larmes et la douleur sans bornes, celle que son cœur avait aimée, le sultan sentit descendre en lui une grande pitié. Et, détournant la tête, il ordonna de l’éloigner et de l’enfermer, pour le reste de ses jours, dans un réduit, tout au fond du palais. Et, dès ce moment, la laissant à ses larmes, il cessa de la voir. Et la pauvre mère connut toutes les douleurs de la terre.

Et les deux sœurs connurent toutes les joies de la haine satisfaite, et purent goûter, sans trouble désormais, les mets et les pâtisseries que confectionnaient leurs époux.

Et les jours et les années passèrent, avec la même rapidité, sur la tête des innocents et sur la tête des coupables, apportant aux uns et aux autres la suite de leur destinée.

Or, lorsque les trois enfants adoptifs de l’intendant des jardins eurent atteint l’adolescence, ils devinrent un éblouissement pour les yeux. Et ils s’appelaient : l’aîné Farid, le second Farouz, et la fille Farizade.

Et Farizade était un sourire du ciel même. Ses cheveux étaient d’or d’un côté et d’argent de l’autre ; ses larmes, quand elle pleurait, étaient des perles qui tombaient ; ses rires, quand elle riait, étaient des dinars d’or qui tintaient ; et ses sourires, des boutons de rose éclos sur ses lèvres vermeilles.

C’est pourquoi tous ceux qui l’approchaient, ainsi que son père, sa mère et ses frères, ne pouvaient s’empêcher, quand ils l’appelaient par son nom, disant : « Farizade ! » d’ajouter : « au sourire de rose ! » mais le plus souvent on l’appelait tout simplement « Au sourire de rose ».

Et tous s’émerveillaient de sa beauté, de sa sagesse, de sa douceur, de sa dextérité dans les exercices, quand elle montait à cheval pour accompagner ses frères à la chasse, tirer de l’arc, et lancer la canne ou le javelot ; de l’élégance de ses manières, de ses connaissances de la poésie et des sciences secrètes, et de la splendeur de sa chevelure qui était d’or d’un côté et d’argent de l’autre. Et, de la voir si belle à la fois et si parfaite, les amies de sa mère pleuraient d’émotion.

Et c’est ainsi qu’avaient grandi les nourrissons de l’intendant des jardins du roi. Et lui-même, entouré de leur affection et de leur respect, et les yeux rafraîchis par leur beauté, ne tarda pas à entrer dans l’extrême vieillesse. Et son épouse, ayant vécu son lot de vie, le précéda bientôt dans la miséricorde du Rétributeur. Et cette mort fut pour eux tous une cause de tant de regrets et de chagrin, que l’intendant ne put se résoudre à habiter plus longtemps la maison où la défunte avait été la source de leur sérénité et de leur bonheur. Et il alla se jeter aux pieds du sultan, et le supplia d’avoir pour agréable qu’il se démît, entre ses mains, des fonctions qu’il remplissait depuis de si longues années. Et le sultan, fort peiné de l’éloignement d’un si fidèle serviteur, ne lui accorda sa demande, qu’avec beaucoup de regret. Et il ne le laissa partir qu’après lui avoir fait don d’un magnifique domaine, à proximité de la ville, avec de grandes dépendances en terres labourables, en bois et en prairies, avec un palais richement meublé, avec un jardin d’un art parfait tracé par l’intendant lui-même, et avec un parc d’une vaste étendue enclos de hautes murailles et peuplé d’oiseaux de toutes couleurs et d’animaux sauvages ou apprivoisés.

Et ce fut là que cet homme de bien alla vivre dans la retraite, avec ses enfants adoptifs. Et c’est là qu’entouré de leurs soins affectueux, il trépassa dans la paix de son Seigneur. Qu’Allah l’ait en sa compassion ! Et il fut pleuré par ses enfants adoptifs, comme jamais père véritable ne fut pleuré. Et il emporta avec lui, sous la pierre qui ne s’ouvre pas, le secret de leur naissance, que d’ailleurs il n’avait qu’imparfaitement connu de son vivant.

Et ce fut dans ce domaine merveilleux que continuèrent à vivre les deux adolescents, en compagnie de leur jeune sœur. Et, comme ils avaient été élevés dans la sagesse et la simplicité, ils n’avaient guère d’autre rêve ou d’autre ambition que de continuer, durant toute leur existence, à vivre dans cette union parfaite et dans ce bonheur tranquille.

Or, Farid et Farouz allaient souvent à la chasse dans les bois et les prairies qui entouraient leurs domaines. Et Farizade au sourire de rose aimait surtout à parcourir ses jardins. Et un jour, comme elle se disposait à s’y rendre, selon son habitude, ses esclaves vinrent lui dire qu’une bonne vieille, au visage marqué par la bénédiction, sollicitait la faveur de se reposer une heure ou deux à l’ombre de ces beaux jardins. Et Farizade, dont le cœur était secourable autant que belle était son âme et que beau était son visage, voulut elle-même recevoir la bonne vieille. Et elle lui offrit à manger et à boire, et lui présenta un plateau de porcelaine garni de beaux fruits, de pâtisseries, de confitures sèches et de confitures dans leur jus. Après quoi elle l’emmena dans ses jardins, sachant qu’il est toujours profitable de tenir compagnie aux personnes d’expérience, et d’entendre les paroles de sagesse.

Et elles se promenèrent ensemble dans les jardins. Et Farizade au sourire de rose soutenait les pas de la bonne vieille. Et, arrivées toutes deux sous le plus bel arbre des jardins, Farizade la fit asseoir à l’ombre de ce bel arbre. Et, de discours en discours, elle finit par demander à la vieille ce qu’elle pensait du lieu où elle était, et si elle le trouvait à son gré.

Alors la vieille, après avoir réfléchi une heure de temps, leva la tête et répondit ; « Certes, ô ma maîtresse, j’ai passé ma vie à parcourir les terres d’Allah en large et en long, et jamais je ne me suis reposée en un lieu plus délicieux. Mais, ô ma maîtresse, de même que tu es unique sur la terre, comme la lune et le soleil le sont dans le ciel, de même je voudrais que tu eusses dans ce beau jardin, afin qu’il fût également unique en son espèce, les trois choses incomparables qui lui manquent ! » Et Farizade au sourire de rose fut extrêmement étonnée de savoir que trois choses incomparables manquaient à son jardin, et dit à la vieille : « De grâce, ma bonne mère, hâte-toi de me dire, afin que je le sache, quelles sont ces trois choses incomparables que je ne connais pas ? » Et la vieille répondit : « Ô ma maîtresse, c’est pour reconnaître l’hospitalité que tu viens d’exercer avec un cœur si pitoyable à l’égard d’une vieille inconnue, que je veux te révéler l’existence de ces trois choses. » Et elle se tut encore un instant ; puis elle dit :

« Sache donc que la première de ces trois choses incomparables, ô ma maîtresse, si elle était dans ces jardins, tous les oiseaux de ces jardins viendraient la regarder, et, l’ayant vue, en chœur ils chanteraient. Car les rossignols et les pinsons, les alouettes et les fauvettes, les chardonnerets et les tourterelles, ô ma maîtresse, et toutes les races infinies des oiseaux, reconnaissent la suprématie de sa beauté. Et c’est, ô ma maîtresse, Bulbul el-Hazar, l’Oiseau-Parleur !

« La seconde de ces choses incomparables, ô ma maîtresse, si elle était dans ces jardins, la brise qui fait chanter les arbres de ces jardins s’arrêterait pour l’écouter ; et les luths et les harpes et les guitares de ces demeures verraient leurs cordes se briser. Car la brise qui fait chanter les arbres des jardins, les luths, et les harpes et les guitares, ô ma maîtresse, reconnaissent la suprématie de sa beauté. Et c’est l’Arbre-Chanteur ! Car ni la brise dans les arbres, ô ma maîtresse, ni les luths, ni les harpes, ni les guitares ne rendent une harmonie comparable au concert des mille invisibles bouches qui sont dans les feuilles de l’Arbre-Chanteur.

« Et la troisième de ces choses incomparables, ô ma maîtresse, si elle était dans ces jardins, toutes les eaux de ces jardins s’arrêteraient dans leur murmurante marche, et la regarderaient. Car toutes les eaux, celles de la terre et celles des mers, celles des sources et celles des fleuves, celles des villes et celles des jardins, reconnaissent la suprématie de sa beauté. Et c’est l’Eau Couleur-d’Or ! Car, ô ma maîtresse, une goutte seulement de cette eau, si elle est versée dans un bassin vide, se gonfle et s’élève en foisonnant en gerbes d’or, et ne cesse de jaillir et de retomber, sans que le bassin déborde jamais. Et c’est à cette eau toute d’or, et transparente comme la topaze transparente, qu’aime à se désaltérer Bulbul el-Hazar, l’Oiseau-Parleur ; et c’est à cette eau toute d’or, et fraîche comme la topaze est fraîche, qu’aiment à s’abreuver les mille invisibles bouches de l’arbre aux chantantes feuilles !…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT SOIXANTE-SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

« … les mille invisibles bouches de l’arbre aux chantantes feuilles. »

Et, ayant ainsi parlé, la vieille ajouta : « Ô ma maîtresse, ô princesse, si ces choses merveilleuses étaient dans ces jardins, que ta beauté en serait exaltée, ô propriétaire d’une chevelure de splendeur ! »

Lorsque Farizade au sourire de rose eut entendu ces paroles de la vieille, elle s’écria : « Ô visage de bénédiction, ma mère, que tout cela est admirable ! Mais tu ne m’as pas dit en quel lieu se trouvent ces trois choses incomparables ? » Et la vieille répondit, en se levant déjà pour s’en aller : « Ô ma maîtresse, ces trois merveilles, dignes de tes yeux, se trouvent dans un endroit situé vers les frontières de l’Inde. Et la route qui y conduit passe précisément derrière ce palais que tu habites. Si donc tu veux y envoyer quelqu’un te les chercher, tu n’auras qu’à lui dire de suivre cette route pendant vingt jours, et, le vingtième jour, de demander au premier passant qu’il rencontrera : « Où sont l’Oiseau-Parleur, l’Arbre-Chanteur et l’Eau Couleur-d’Or ? » Et ce passant ne manquera pas de le renseigner à ce sujet. Et puisse Allah rémunérer ton âme généreuse par la possession de ces choses créées pour ta beauté. Ouassalam, ô bienfaisante, ô bénie ! »

Et la vieille, ayant ainsi parlé, acheva de ramener ses voiles autour d’elle, et se retira en murmurant des bénédictions.

Or déjà elle avait disparu, quand Farizade, revenue de la songerie où l’avait plongée la connaissance de choses si extraordinaires, eut l’idée de la rappeler ou de courir derrière elle, pour lui demander des renseignements plus précis sur le lieu qui les recélait, et sur les moyens d’y accéder. Mais, voyant qu’il était trop tard, elle se mit à se remémorer mot par mot les quelques indications qu’elle avait entendues, afin de n’en rien oublier. Et elle sentait ainsi grandir en son âme l’irrésistible désir de posséder ou seulement de voir de telles merveilles, bien qu’elle essayât de n’y plus penser. Et elle se mit alors à parcourir les allées de ses jardins, et les coins familiers qui lui étaient si chers ; mais ils lui parurent sans charme et pleins d’ennui ; et importunes elle trouva les voix de ses oiseaux, qui la saluaient au passage.

Et Farizade au sourire de rose devint toute triste et pleura par les allées. Et, marchant ainsi, avec ses larmes qui tombaient, elle laissait derrière elle, sur le sable, les gouttes, figées en perles, de ses yeux.

Sur ces entrefaites, Farid et Farouz, ses frères, revinrent de la chasse, et, ne trouvant pas leur sœur Farizade sous le berceau de jasmins, où d’ordinaire elle attendait leur retour, ils furent peinés de sa négligence, et se mirent à sa recherche. Et ils virent sur le sable des allées les perles fiées de ses yeux, et se dirent : « Ô que triste est notre sœur ! Et quel sujet de peine est entré en son âme, pour la faire ainsi pleurer ? » Et ils suivirent ses traces, d’après les perles des allées, et la trouvèrent tout en larmes au fond des bosquets. Et ils coururent vers elle et l’embrassèrent et la câlinèrent, pour calmer son âme chérie. Et ils lui dirent : « Ô Farizade, petite sœur, où sont les roses de ta joie et l’or de ta gaieté ? Ô petite sœur, réponds-nous ! » Et Farizade leur sourit, car elle les aimait ; et un tout petit bouton de rose naquit soudain, vermeil, sur ses lèvres ; et elle leur dit : « Ô mes frères ! » et n’osa, toute honteuse de son premier désir, en dire davantage. Et ils lui dirent : « Ô Farizade au sourire de rose, ô notre sœur, quels émois inconnus troublent ainsi ton âme ? Mais raconte-nous tes peines, si tu ne doutes pas de notre amour ! » Et Farizade, se décidant enfin à parler, leur dit : « Ô frères miens, je n’aime plus mes jardins ! » Et elle fondit en larmes, et les perles ruisselèrent de ses yeux. Et, comme ils se taisaient, anxieux, et attristés d’une nouvelle si grave, elle leur dit : « Ô ! je n’aime plus mes jardins ! Il y manque l’Oiseau-Parleur, l’Arbre-Chanteur et l’Eau Couleur-d’Or ! »

Et Farizade se laissant soudain aller à l’intensité de son désir, raconta tout d’un trait, à ses frères, la visite de la bonne vieille, et leur expliqua, d’un ton excité à l’extrême, en quoi consistait l’excellence de l’Oiseau-Parleur, de l’Arbre-Chanteur et de l’Eau Couleur-d’Or.

Et ses frères, l’ayant écoutée, furent à la limite de l’étonnement, et lui dirent : « Ô notre sœur bien-aimée, calme ton âme et rafraîchis tes yeux. Car ces choses seraient sur l’inaccessible sommet de la montagne Kaf, que nous irions te les conquérir. Mais, pour nous faciliter les recherches, peux-tu seulement nous dire en quel lieu on peut les trouver ? » Et Farizade, toute rougissante d’avoir ainsi exprimé son premier désir, leur expliqua ce qu’elle savait au sujet de l’endroit où devaient ces choses se trouver. Et elle ajouta : « C’est là tout ce que je sais, et rien de plus ! » Et ils s’écrièrent tous deux à la fois : « Ô notre sœur, nous allons partir à leur recherche ! » Mais elle leur cria, effarée : « Oh, non ! oh, non ! Ne partez pas ! » Et Farid, l’aîné, dit : « Ton désir est sur notre tête et sur nos yeux, ô Farizade. Mais c’est à moi l’aîné de le réaliser. Mon cheval est encore sellé, et me conduira sans faiblir vers les frontières de l’Inde, là où se trouvent ces trois merveilles que je t’apporterai, si Allah veut ! » Et il se tourna vers son frère Farouz et lui dit : « Toi, mon frère, tu resteras ici pour veiller, pendant mon absence, sur notre sœur. Car il ne convient pas que nous la laissions toute seule dans la maison ! » Et il courut à l’heure même vers son cheval, sauta sur son dos et, se baissant, il embrassa son frère Farouz et sa sœur Farizade, qui lui dit, tout éplorée : « Ô notre grand, de grâce ! laisse là un voyage plein de dangers, et descends de cheval. J’aime mieux, plutôt que de souffrir de ton absence, ne jamais voir ni posséder l’Oiseau-Parleur, l’Arbre-Chanteur et l’Eau Couleur-d’Or ! » Mais Farid lui dit, en l’embrassant encore : « Ô petite sœur mienne, laisse là tes craintes, car mon absence ne sera pas de longue durée et, avec l’aide d’Allah, il ne m’arrivera aucun accident ni rien de fâcheux pendant ce voyage. Et d’ailleurs, afin que l’inquiétude ne te tourmente pas durant mon absence, voici un couteau que je te confie ! » Et il tira de sa ceinture un couteau, dont la poignée était incrustée des premières perles tombées des yeux de Farizade enfant, et le lui remit en disant : « Ce couteau, ô Farizade, te renseignera sur mon état. De temps en temps tu le tireras de sa gaine, et tu en examineras la lame. Si tu la vois aussi nette et brillante qu’elle l’est en ce moment, ce sera une marque que je suis toujours en vie et plein de santé ; mais si tu la vois terne ou rouillée, tu sauras qu’un grave accident m’est arrivé ou que je suis réduit en captivité ; et si tu vois qu’il en dégoutte du sang, tu auras la certitude que je ne suis plus au nombre des vivants ! Et, dans ce cas, toi et mon frère, vous appellerez sur moi la compassion du Très-Haut ! » Il dit, et, sans vouloir rien entendre, il partit au galop de son cheval sur la route qui conduisait vers l’Inde.

Et il voyagea pendant vingt jours et vingt nuits, dans les solitudes où il n’y avait, pour toute présence, que celle de l’herbe verte et celle d’Allah. Et le vingtième jour de son voyage il arriva à une prairie, au pied d’une montagne. Et dans cette prairie il y avait un arbre. Et sous l’arbre était assis un très vieux cheikh. Et le visage de ce très vieux cheikh disparaissait en entier sous ses longs cheveux, sous les touffes de ses sourcils, et sous les poils d’une barbe qui était prodigieuse, et blanche comme la laine nouvellement cardée. Et ses bras et ses jambes étaient d’une maigreur extrême. Et ses mains et ses pieds se terminaient par des ongles d’une longueur extraordinaire. Et il égrenait de la main gauche un chapelet, tandis qu’il tenait la main droite immobile à la hauteur de son front, avec l’index levé, selon le rite, pour attester l’Unité du Très-Haut. Et c’était, à n’en pas douter, un vieil ascète retiré du monde, qui sait depuis quels temps inconnus ?

Et comme c’était précisément le premier homme qu’il rencontrait, en ce vingtième jour de son voyage, le prince Farid mit pied à terre et, tenant son cheval par la bride, s’avança jusqu’au cheikh et lui dit : « Le salam sur toi, ô saint homme ! » Et le vieillard lui rendit son salam, mais d’une voix si étouffée par l’épaisseur de ses moustaches et de sa barbe que le prince Farid ne put percevoir que des paroles inintelligibles.

Alors le prince Farid, qui ne s’était arrêté que pour avoir des éclaircissements au sujet de ce qu’il venait chercher si loin de son pays, se dit : « Il faudra bien qu’il se fasse entendre ! » Et il tira des ciseaux de sa besace de voyage, et dit au cheikh : « Ô vénérable oncle, permets-moi de te donner les quelques soins dont tu n’as pas le temps de t’occuper toi-même, plongé que tu es sans cesse dans les pensées de sainteté ! » Et, comme le vieux cheikh n’opposait ni refus ni résistance, Farid se mit à couper, à tailler et à rogner à même la barbe, les moustaches, les sourcils, les cheveux et les ongles, tant et tant que le cheikh en sortit rajeuni de vingt ans, pour le moins. Et, ayant rendu ce service au vieillard, il lui dit, selon la coutume des barbiers : « Que cela te soit un rafraîchissement et un délice ! »

Lorsque le vieux cheikh se sentit de la sorte allégé de tout ce qui lui encombrait le corps, il se montra satisfait à l’extrême, et sourit au voyageur. Puis il lui dit, d’une voix devenue plus claire que celle d’un enfant : « Qu’Allah fasse descendre sur toi ses bénédictions, ô mon fils, pour le bienfait que te doit le vieillard ancien que je suis. Mais aussi, qui que tu sois, ô voyageur de bien, je suis prêt à t’aider de mes conseils et de mon expérience ! » Et Farid se hâta de lui répondre : « Je viens de bien loin à la recherche de l’Oiseau-Parleur, de l’Arbre-Chanteur et de l’Eau Couleur-d’Or. Peux-tu donc me dire en quel lieu je puis les trouver ? Ou bien ne sais-tu rien à leur sujet ? »

Entendant ces paroles du jeune voyageur, le le cheikh cessa d’égrener son chapelet, tant il se trouvait ému. Et il ne répondit pas. Et Farid lui demanda : « Mon bon oncle, pourquoi ne parles-tu pas ? Hâte-toi de me dire, afin que je ne laisse pas mon cheval se refroidir ici, si tu sais ce que je te demande ou si tu ne le sais pas ! » Et le cheikh finit par lui dire : « Certes, ô mon fils, je connais et le lieu où se trouvent ces trois choses-là, et le chemin qui y conduit. Mais le service que tu m’as rendu est si grand à mes yeux, que je ne puis me décider à t’exposer, en retour, aux terribles dangers d’une telle entreprise ! » Puis il ajouta : « Ah ! mon fils, hâte-toi plutôt de revenir sur tes pas et de t’en retourner vers ton pays ! Combien de jeunes gens, avant toi, ont passé par ici, que jamais plus je n’ai vus revenir ! » Et Farid, plein de courage, dit : « Mon bon oncle, indique-moi seulement la route à suivre, et ne te préoccupe pas du reste. Car Allah m’a doué de bras qui savent défendre leur propriétaire ! » Et le cheikh, lentement, demanda : « Mais comment le défendront-ils contre l’Invisible, ô mon enfant, surtout quand Ceux de l’Invisible sont des milliers et des milliers ? » Et Farid secoua la tête et répondit ; « Il n’y a de force et de puissance qu’en Allah l’Exalté, ô vénérable cheikh ! Ma destinée est à mon cou, et, si je la fuis, elle me poursuivra ! Dis-moi donc, puisque tu le sais, ce qu’il me reste à faire ! Et de la sorte tu m’obligeras ! »

Lorsque le Vieillard de l’Arbre vit qu’il ne pouvait réussir à détourner le jeune voyageur de son entreprise, il mit la main dans un sac qu’il avait autour de sa taille, et en tira une boule de granit rouge…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT SOIXANTE-DIX-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… Lorsque le Vieillard de l’Arbre vit qu’il ne pouvait réussir à détourner le jeune voyageur de son entreprise, il mit la main dans un sac qu’il avait autour de la taille, et en tira une boule de granit rouge. Et il tendit cette boule-là au voyageur, en lui disant : « Elle te conduira où il faut qu’elle te conduise. Toi, monte à cheval et jette-la devant toi. Et elle roulera et tu la suivras jusqu’à l’endroit où elle s’arrêtera. Alors tu mettras pied à terre et tu attacheras ton cheval par la bride à cette boule, et il demeurera à la même place en attendant ton retour. Et tu graviras cette montagne dont tu aperçois d’ici le sommet. Et, de tous côtés, sur tes pas, tu verras de grosses pierres noires, et tu entendras des voix qui ne seront ni les voix des torrents ni celles des vents dans les abîmes ; mais ce seront les voix de Ceux de l’Invisible. Et elles te hurleront des paroles qui glacent le sang des hommes. Mais tu ne les écouteras. Car si, effrayé, tu détournais la tête pour regarder derrière toi, tandis qu’elles t’appellent tantôt de près et tantôt de loin, tu serais changé, à l’instant même, en une pierre noire semblable aux pierres noires de la montagne ; mais si, résistant à cet appel, tu arrives au sommet, tu y trouveras une cage et, dans la cage, l’Oiseau-Parleur. Et tu lui diras : « Le salam sur toi, ô Bulbul el-Hazar ! Où est l’Arbre-Chanteur ? Où est l’Eau Couleur-d’Or ? » Et l’Oiseau-Parleur te répondra. Ouassalam ! »

Et le vieux cheikh, ayant ainsi parlé, poussa un grand soupir. Et rien de plus.

Alors Farid se hâta de sauter à cheval ; et, de toutes ses forces, il jeta la boule devant lui. Et la boule de granit rouge roula, roula, roula. Et le cheval de Farid, un éclair parmi les coureurs, avait peine à la suivre à travers les buissons qu’elle franchissait, les creux qu’elle sautait, et les obstacles qu’elle surmontait. Et elle continua de rouler ainsi, avec une vitesse jamais lassée, jusqu’à ce qu’elle eût heurté les premiers rochers de la montagne. Alors elle s’arrêta.

Et le prince Farid descendit de cheval, et enroula la bride autour de la boule de granit. Et le cheval s’immobilisa sur ses quatre jambes, et ne branla pas plus que s’il eût été cloué au sol.

Et aussitôt le prince Farid commença à gravir la montagne. Et il n’entendit d’abord rien. Mais à mesure qu’il montait, il voyait le sol se couvrir de blocs de basalte noir, qui figuraient des humains pétrifiés. Et il ne savait pas que c’étaient les corps des jeunes seigneurs qui l’avaient précédé en ces lieux de désolation. Et soudain, d’entre les rochers, un cri se fit entendre qu’il n’avait jamais de sa vie entendu, et qui fut bientôt suivi, à droite et à gauche, par d’autres cris qui n’avaient rien d’humain. Et ce n’étaient ni les hurlements des vents sauvages dans les solitudes, ni les mugissements des eaux des torrents, ni le bruit des cataractes qui s’engouffrent dans les abîmes, car c’étaient les voix de Ceux de l’Invisible. Et les unes disaient : « Que veux-tu ? Que veux-tu ? » Et d’autres disaient : « Arrêtez-le ! Tuez-le ! » Et d’autres disaient : « Poussez-le ! Précipitez-le ! » Et d’autres le raillaient, criant : « Ho ! Ho ! Le mignon ! Le mignon ! Ho ! Ho ! Viens ! Viens ! »

Mais le prince Farid, sans se laisser détourner par ces voix, continua à monter avec constance et fermeté. Et les voix se firent bientôt si nombreuses et si terribles, et, des fois, leur souffle passait si près de son visage, et si effrayant devenait leur vacarme, tant à droite qu’à gauche, en avant qu’en arrière, et si menaçantes elles étaient et si pressant se faisait leur appel, que le prince Farid fut saisi malgré lui de tremblement et, oubliant l’avis du Vieillard de l’Arbre, il tourna la tête sous un souffle plus fort de l’une des voix. Et, au même moment, un épouvantable hurlement poussé par des milliers de voix fut suivi par un grand silence. Et le prince Farid fut changé en une pierre de basalte noir.

Et, au bas de la montagne, la même chose arriva au cheval, qui fut changé en un bloc sans forme. Et la boule de granit rouge reprit en roulant le chemin de l’Arbre du Vieillard.

Or, ce jour-là, la princesse Farizade tira, selon son habitude, le couteau de la gaine qu’elle tenait constamment à sa ceinture. Et pâle et tremblante elle fut, en voyant la lame, encore si nette la veille et si brillante, devenue maintenant toute ternie et rouillée. Et, affaissée dans les bras du prince Farouz, accouru à son appel, elle s’écria : « Ah ! mon frère, où es-tu ? Pourquoi t’ai-je laissé partir ? Qu’es-tu devenu dans ces pays étrangers ? Malheureuse que je suis ! Ô coupable Farizade, je ne t’aime plus ! » Et les sanglots l’étouffaient et soulevaient sa poitrine. Et le prince Farouz, non moins affligé que sa sœur, se mit à la consoler ; puis il lui dit : « Ce qui est arrivé est arrivé, ô Farizade, puisque tout ce qui est écrit doit courir. Mais c’est maintenant à moi d’aller à la recherche de notre frère et, en même temps, de t’apporter les trois choses qui ont causé la captivité où il doit être réduit en ce moment. Et Farizade, suppliante, s’écria : « Non, non ! de grâce, ne pars pas, si c’est pour aller à la recherche de ce qu’a souhaité mon âme insatiable. Ô mon frère, si quelque accident te survenait, je mourrais ! » Mais ses plaintes et ses larmes n’ébranlèrent pas le prince Farouz dans sa résolution. Et il monta à cheval et, après avoir fait ses adieux à sa sœur, il lui tendit un chapelet de perles, qui étaient les secondes larmes pleurées par Farizade enfant, et lui dit : « Si ces perles, ô ma sœur, cessaient de couler sous tes doigts les unes après les autres, comme si elles étaient collées, ce serait un signe que j’aurais subi le même sort que notre frère ! » Et Farizade, bien triste, dit en l’embrassant : « Fasse Allah, ô mon bien-aimé, qu’il n’en soit rien ! Et puisses-tu revenir dans la demeure avec notre grand ! » Et, à son tour, le prince Farouz prit la route qui conduisait vers l’Inde.

Et, le vingtième jour de son voyage, il trouva le Vieillard de l’Arbre, qui était assis, comme l’avait vu le prince Farid, l’index de la main droite levé à la hauteur de son front. Et, après les salams, le vieillard, interrogé, renseigna le prince sur le sort de son frère, et fit tous ses efforts pour le détourner de son entreprise. Mais, voyant qu’il ne viendrait pas à bout de son insistance, il lui remit la boule de granit rouge. Et elle le mena au pied de la montagne fatale.

Et le prince Farouz s’engagea résolument dans la montagne, et les voix s’élevèrent sur ses pas. Mais il ne les écoutait pas. Et aux injures, aux menaces et aux appels, il ne répondait pas. Et déjà il était parvenu au milieu de son ascension, quand il entendit soudain crier derrière lui : « Mon frère ! mon frère ! ne fuis pas devant moi ! » Et Farouz, oubliant toute prudence, se retourna à cette voix, et fut changé à l’instant en un bloc de basalte noir.

Et, dans son palais, Farizade qui ne quittait le chapelet de perles ni le jour ni la nuit, et en faisait sans cesse couler les grains sous ses doigts, s’aperçut aussitôt qu’ils n’obéissaient plus au mouvement qu’elle leur imprimait, et vit qu’ils s’étaient collés les uns aux autres. Et elle s’écria : « Ô mes pauvres frères, dévoués à mes caprices, je vous rejoindrai ! » Et elle comprima toute sa douleur en elle-même et, sans perdre le temps en lamentations inutiles, elle se déguisa en cavalier, s’arma, s’équipa, et partit à cheval, en prenant le même chemin que ses frères.

Et, le vingtième jour, elle rencontra le vieux cheikh, assis sous l’arbre, au bord du chemin. Et elle le salua avec respect, et lui dit : « Ô saint vieillard, mon père, n’as-tu pas vu passer, à vingt jours de distance, deux jeunes et beaux seigneurs qui cherchaient l’Oiseau-Parleur, l’Arbre-Chanteur et l’Eau Couleur-d’Or ? » Et le vieillard répondit : « Ô ma maîtresse Farizade au sourire de rose, je les ai vus et je les ai renseignés. Et ils ont été, hélas ! comme tant d’autres seigneurs avant eux, arrêtés dans leur entreprise par Ceux de l’Invisible ! » Et Farizade, voyant que le saint homme l’appelait par son nom, fut à la limite de la perplexité, et le vieillard lui dit : « Ô maîtresse de la splendeur, ils ne t’ont point trompée, ceux qui t’ont parlé des trois choses incomparables à la recherche desquelles sont déjà venus tant de princes et de seigneurs. Mais ils ne t’ont pas dit les dangers qu’il y a à tenter une aventure aussi singulière que celle que tu poursuis ! » Et il fit connaître à Farizade tout ce à quoi elle s’exposait en allant à la recherche de ses frères et des trois merveilles. Et Farizade lui dit : « Ô saint homme, mon âme intérieure est toute troublée par tes paroles, car elle est si facile à effrayer. Mais comment reculerais-je quand il s’agit de retrouver mes frères ? Ô saint homme, écoute la prière d’une sœur aimante, et indique-moi les moyens de les délivrer de l’enchantement ! » Et le vieux cheikh répondit : « Ô Farizade, fille de roi, voici la boule de granit qui te conduira sur leurs traces. Mais tu ne pourras les délivrer qu’après t’être rendue maîtresse des trois merveilles. Et puisque tu n’exposes ton âme qu’à cause de l’amour de tes frères, et non parce que tu es poussée par le désir de conquérir l’impossible, l’impossible sera ton esclave. Sache donc que nul parmi les fils des hommes ne peut résister à l’appel des voix de l’Invisible. C’est pourquoi, pour vaincre l’invisible, il faut se prémunir contre lui d’adresse, car Il possède la force. Et l’adresse des fils des hommes vaincra toutes les forces de l’Invisible ! »

Et, ayant ainsi parlé, le Vieillard de l’Arbre remit la boule de granit rouge à Farizade ; puis il tira de sa ceinture un flocon de laine, et dit : « Avec ce léger flocon de laine, ô Farizade, tu vaincras tous Ceux de l’Invisible ! » Et il ajouta : « Penche vers moi la gloire de ta tête, ô Farizade ! » Et elle pencha vers le Vieillard sa tête dont les cheveux étaient d’or d’un côté et d’argent de l’autre. Et le Vieillard dit : « Que la fille des hommes, avec ce flocon léger, triomphe des forces de Ceux des airs et de toutes les embûches de l’invisible ! » Et, divisant le flocon en deux parts, il en mit à Farizade chaque morceau dans une oreille, et, de la main, lui fit signe de partir. Et Farizade quitta le Vieillard, et lança hardiment la boule dans la direction de la montagne.

Et lorsqu’elle fut parvenue aux premières roches et qu’ayant mis pied à terre elle se fut avancée vers les hauteurs, les voix s’élevèrent sous ses pas, d’entre les blocs de basalte noir, avec un tintamarre épouvantable. Mais elle n’entendait qu’à peine un vague bourdonnement, ne saisissait aucune parole, ne percevait aucun appel et, par suite, n’éprouvait aucune crainte. Et elle monta sans arrêt, malgré qu’elle fût délicate et que ses pieds n’eussent jamais foulé que le sable fin des allées. Et elle parvint sans faiblir sur le sommet de la montagne. Et elle aperçut, au milieu du plateau de ce sommet, une cage d’or, devant elle, sur un socle d’or. Et dans la cage elle vit l’Oiseau-Parleur.

Et Farizade s’élança, et mit la main sur la cage, en s’écriant : « Oiseau ! Oiseau ! je te tiens ! je te tiens ! Et tu ne m’échapperas pas ! » Et, en même temps, elle arracha, les jetant loin d’elle, les flocons de laine, désormais inutiles, qui l’avaient rendue sourde aux appels et aux menaces de l’invisible. Car déjà s’étaient tues toutes les voix de l’invisible, et un grand silence dormait sur la montagne.

Et, du sein de ce grand silence, dans la transparente sonorité, s’éleva la voix de l’Oiseau-Parleur…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT SOIXANTE-DIX-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… Et, du sein de ce grand silence, dans la transparente sonorité, s’éleva la voix de l’Oiseau-Parleur. Et elle disait, avec toutes les harmonies en elle réunies, — elle disait, en chantant en sa langue d’oiseau :

« Comment, comment,
Ô Farizade, Farizade,
Au sourire de rose
Ah, ah ! — Ah, ah !
Comment pourrais-je
Avoir l’envie,
Ô nuit ! Les yeux !
Avoir l’envie
De t’échapper ?
Ah, ah ! — Ô nuit !
Ah, ah ! — Les yeux !
Je sais, je sais
Mieux que toi, mieux que toi
Qui tu es, qui tu es,
Farizade, Farizade !
Ah, ah ! — Ah, ah !
Les yeux ! ô nuit ! Les yeux !
Mieux que toi, je sais
Qui tu es, qui tu es,
Farizade, Farizade !
Les yeux ! les yeux ! les yeux !
Farizade, Farizade !
Ton esclave je suis.
Ton esclave fidèle,
Farizade ! Farizade ! »

Ainsi chanta, ô luths ! l’Oiseau-Parleur. Et Farizade, ravie à la limite du ravissement, en oublia ses peines et ses fatigues ; et, prenant au mot le miraculeux Oiseau qui venait de se déclarer son esclave, elle se hâta de lui dire : « Ô Bulbul el-Hazar, ô mer- veille de l’air, si tu es mon esclave, prouve-le, prouve-le ! »

Et Bulbul, en réponse, chanta :

« Farizade, Farizade,
Ordonne, ordonne !
Farizade, ordonne !
Car t’ouïr, car t’ouïr, car t’ouïr,
Pour moi c’est t’obéir ! »

Alors Farizade lui dit qu’elle avait plusieurs choses à demander, et commença par le prier de lui indiquer d’abord où se trouvait l’Arbre-Chanteur. Et Bulbul, par son chant, lui dit de se tourner vers l’autre versant de la montagne. Et Farizade se tourna vers le versant opposé à celui qu’elle avait franchi, et regarda. Et elle vit au milieu de ce versant un arbre si immense que son ombre aurait pu abriter toute une armée. Et elle s’étonna en son âme, et ne sut comment elle pourrait faire pour déraciner et emporter un tel arbre. Et Bulbul, qui voyait sa perplexité, lui exprima, en chantant, qu’il n’était guère besoin de déraciner le vieil arbre, mais qu’il suffisait d’en casser la moindre branche, et de la planter en tel lieu qu’il lui plairait, pour la voir aussitôt prendre racine et devenir un aussi bel arbre que celui qu’elle voyait. Et Farizade se dirigea vers l’Arbre, et entendit le chant qui s’en exhalait. Et elle comprit qu’elle se trouvait en présence de l’Arbre-Chanteur ! Car ni la brise dans les jardins de Perse, ni les luths indiens, ni les harpes de Syrie, ni les guitares d’Égypte n’avaient jamais rendu une harmonie comparable au concert des mille invisibles bouches qui étaient dans les feuilles de cet Arbre musicien.

Et lorsque Farizade, revenue du ravissement où l’avait plongée cette musique, eut cueilli une branche de l’Arbre-Chanteur, elle revint vers Bulbul et le pria de lui indiquer où se trouvait l’Eau Couleur-d’Or. Et l’Oiseau-Parleur lui dit de se tourner vers l’occident, et d’aller regarder derrière le rocher bleu qu’elle y verrait. Et Farizade se tourna vers l’occident, et vit un rocher qui était de turquoise tendre. Et elle se dirigea de ce côté, et, derrière le rocher de turquoise tendre, elle vit sourdre un mince ruisselet, semblable à de l’or en fusion. Et cette eau, toute d’or, du ruisselet transpiré par le rocher de turquoise, était encore plus admirable de se trouver transparente et fraîche comme l’eau même des topazes.

Et sur la roche, dans un creux, était posée une urne de cristal. Et Farizade prit l’urne et la remplit de l’eau splendide. Et elle s’en revint auprès de Bulbul, avec l’urne de cristal sur son épaule et la branche chantante à la main.

Et c’est ainsi que Farizade au sourire de rose posséda les trois choses incomparables.

Et elle dit à Bulbul : « Ô le plus beau, il me reste encore une prière à t’adresser. Et c’est pour la voir exaucer que je suis venue si loin à ta recherche ! » Et comme l’Oiseau l’invitait à parler, elle dit d’une voix tremblante : « Mes frères ! ô Bulbul, mes frères ! »

Lorsque Bulbul entendit ces paroles, il parut fort gêné. Car il savait qu’il n’était pas en son pouvoir de lutter contre Ceux de l’Invisible et leurs enchantements, et que lui-même leur était soumis depuis toujours. Mais il se dit bientôt que, le sort ayant fait triompher la princesse, il pouvait désormais, sans crainte, la servir à l’exclusion de ses anciens maîtres. Et, en réponse, il chanta :

« Avec des gouttes, des gouttes, des gouttes
De l’Eau de l’urne de cristal,
Ô Farizade, ô Farizade !
Avec des gouttes, des gouttes, des gouttes
Arrose, ô rose, ô rose,
Arrose les pierres de la montagne,
Avec des gouttes, des gouttes, des gouttes,
Ô Farizade, ô Farizade ! »

Et Farizade prit d’une main l’urne de cristal, et de l’autre la cage d’or de Bulbul et la branche chantante, et elle redescendit le sentier. Et chaque fois qu’elle rencontrait une pierre de basalte noir, elle l’aspergeait avec quelques gouttes de l’Eau Couleur-d’Or. Et la pierre prenait vie et se changeait en homme. Et Farizade, n’en ayant omis aucune, retrouva de la sorte ses frères.

Et Farid et Farouz, ainsi délivrés, coururent embrasser leur sœur. Et tous les seigneurs, qu’elle avait tirés de leur sommeil de pierre, vinrent lui baiser la main. Et ils se déclarèrent ses esclaves. Et tous ensemble redescendirent vers la plaine, et remontèrent sur leurs chevaux, après que Farizade les eut également délivrés de l’enchantement. Et ils prirent la direction de l’Arbre du Vieillard.

Mais le Vieillard n’était plus dans la prairie, et l’Arbre aussi n’était plus dans la prairie. Et Bulbul, comme Farizade l’interrogeait, lui répondit d’une voix qui se fit grave soudain : « Pourquoi veux-tu revoir le Vieillard, ô Farizade ? Il a donné à la fille des hommes l’enseignement du flocon de laine qui triomphe des voix méchantes, des voix haineuses, des voix importunes et de toutes les voix qui troublent l’âme intérieure et l’empêchent de parvenir aux sommets. Et de même que le maître s’efface devant son enseignement, de même le Vieillard de l’Arbre a disparu quand il t’a transmis sa sagesse, ô Farizade ! Et désormais les maux qui affligent la plupart des hommes n’auront guère de prise sur ton âme. Car tu sauras ne plus prêter ton âme aux événements extérieurs, qui n’existent qu’à cause de ce prêt. Et tu as appris à connaître la sérénité qui est la mère de tous les bonheurs ! »

Ainsi s’exprima l’Oiseau-Parleur, à l’endroit où s’élevait naguère l’Arbre du Vieillard. Et tous s’émerveillèrent de la beauté de son langage et de la profondeur de ses pensées.

Et la troupe qui faisait cortège à Farizade continua son chemin. Mais bientôt elle commença à diminuer, car les seigneurs délivrés de l’enchantement par Farizade venaient, l’un après l’autre, à mesure qu’ils se retrouvaient sur le chemin par où ils étaient arrivés, lui réitérer l’expression de leur gratitude et, lui baisant la main, ils prenaient congé d’elle et de ses frères. Et le soir du vingtième jour la princesse Farizade et les princes Farid et Farouz arrivèrent, en sécurité, dans leur demeure.

Or, dès qu’elle eut mis pied à terre, Farizade se hâta de suspendre la cage dans son jardin, sous un berceau. Et aussitôt que Bulbul eut jeté la première note de sa voix, tous les oiseaux accoururent le regarder, et, l’ayant vu, ils le saluèrent en chœur. Car les rossignols et les pinsons, les alouettes et les fauvettes, les chardonnerets et les tourterelles, et toutes les races infinies des oiseaux qui habitent dans les jardins, reconnurent à l’instant la suprématie de sa beauté. Et à voix haute et à voix basse, comme des almées, ils accompagnèrent de leur ramage ses couplets solitaires. Et chaque fois qu’il en achevait un par un trille savant, ils manifestaient leur ravissement par des acclamations pleines d’harmonie, dans la langue des oiseaux.

Et Farizade s’approcha du grand bassin d’albâtre, où elle avait coutume de mirer ses cheveux qui étaient d’or d’un côté et d’argent de l’autre, et y versa une goutte de l’eau contenue dans l’urne de cristal. Et la goutte d’or se gonfla et s’éleva et foisonna en étincelantes gerbes, et ne cessa de jaillir et de retomber, mettant une fraîcheur de grotte marine dans l’air incandescent.

Et Farizade planta, de ses propres mains, la branche de l’Arbre-Chanteur. Et la branche prit aussitôt racine et devint, en quelques instants, un aussi bel arbre que celui dont elle était issue. Et un chant s’en exhala si beau ! que ni la brise dans les jardins de Perse, ni les luths indiens, ni les harpes de Syrie, ni les guitares d’Égypte, n’auraient pu en rendre la céleste harmonie. Et, pour écouter les mille invisibles bouches des feuilles musiciennes, les ruisseaux s’arrêtèrent dans leur murmurante marche, les oiseaux eux-mêmes retinrent leurs voix, et la vagabonde brise des allées ramassa ses soieries.

Et la vie recommença, dans la demeure, ses jours d’heureuse monotonie. Et Farizade reprit ses promenades dans les jardins, en s’arrêtant de longues heures à s’entretenir avec l’Oiseau-Parleur, à écouter l’Arbre-Chanteur et à regarder l’Eau Couleur-d’Or. Et Farid et Farouz s’adonnèrent à leurs parties de chasse et à leurs chevauchées.

Or un jour, dans un sentier de la forêt, si étroit qu’ils ne purent s’écarter à temps, les deux frères se rencontrèrent avec le sultan qui chassait…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT SOIXANTE-DIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Or un jour, dans un sentier de la forêt, si étroit qu’lis ne purent s’écarter à temps, les deux frères se rencontrèrent avec le sultan qui chassait. Et ils descendirent de cheval, en toute hâte, et se prosternèrent le front contre terre. Et le sultan, à la limite de la surprise en voyant dans cette forêt deux cavaliers de lui inconnus, habillés aussi richement que s’ils étaient de sa suite, eut la curiosité de les voir au visage, et leur dit de se relever. Et les deux frères se mirent debout, et se tinrent entre les mains du sultan, avec un air plein de noblesse qui s’alliait merveilleusement avec leur contenance respectueuse. Et le sultan fut frappé de leur beauté, et les admira quelque temps, sans parler, en les considérant depuis la tête jusqu’aux pieds. Puis il leur demanda qui ils étaient et où ils demeuraient. Car son cœur s’était porté vers eux et s’était ému. Et ils répondirent : « Ô roi du temps, nous sommes les fils de ton esclave défunt, l’ancien intendant des jardins. Et nous demeurons, non loin d’ici, dans la maison que nous devons à ta générosité ! » Et le sultan se réjouit fort de connaître les fils de son fidèle serviteur ; mais il s’étonna qu’ils ne se fussent pas présentés au palais jusqu’à ce jour, pour être de sa suite. Et il leur demanda le motif de leur abstention. Et ils répondirent : « Ô roi du temps, pardonne-nous si nous nous sommes abstenus, jusqu’à ce jour, de nous présenter entre tes généreuses mains ; mais nous avons une sœur, notre cadette, qui est pour nous la recommandation dernière de notre père, et sur laquelle nous veillons avec un tel amour que nous ne pouvons songer à la quitter ! » Et le sultan fut touché à l’extrême de cette union fraternelle, et se loua de plus en plus de sa rencontre, se disant : « Jamais je n’eusse cru qu’il y eût dans mon royaume deux jeunes gens si accomplis à la fois et si dénués d’ambition ! » Et le désir lui vint, irrésistible, de les visiter dans leur demeure, pour se mieux rafraîchir les yeux de leur vue. Et il s’en ouvrit tout de suite aux deux adolescents qui répondirent par l’ouïe et l’obéissance, et se hâtèrent de lui faire escorte. Et le prince Farid prit bientôt les devants pour aller avertir sa sœur Farizade de l’arrivée du sultan.

Et Farizade, qui n’était guère accoutumée à recevoir, ne sut comment s’y prendre pour faire dignement les honneurs de leur maison au sultan. Et, dans cette perplexité, elle ne trouva rien de mieux que d’aller consulter son ami Bulbul, l’Oiseau-Chanteur. Et elle lui dit : « Ô Bulbul, le sultan nous fait l’honneur de venir voir notre maison, et nous devons le régaler. Hâte-toi donc de m’enseigner comment nous pourrons nous en acquitter, de manière qu’il sorte de chez nous content ! » Et Bulbul répondit : « Ô ma maîtresse, il est inutile de faire préparer, par la cuisinière, des plateaux et des plateaux de mets. Car il n’y a qu’un seul plat qui convienne aujourd’hui au sultan, et il faut le lui servir. Et c’est un plat de concombres farcis de perles ! » Et Farizade fut étonnée, et, croyant que la langue de l’Oiseau lui avait fourché, se récria, disant : « Oiseau ! Oiseau ! tu n’y penses pas ! Des concombres farcis de perles ! Mais c’est un ragoût inouï. Si le roi nous fait l’honneur de prendre un repas chez nous, c’est sans doute pour manger, et non pour avaler des perles ! Tu veux certainement dire « un plat de concombres avec une farce de riz », ô Bulbul ! » Mais l’Oiseau-Parleur s’écria, impatienté : « Pas du tout ! Pas du tout ! Pas du tout ! Une farce de perles, de perles, de perles ! Mais pas de riz, pas de riz, pas de riz ! »

Et Farizade, qui avait toute confiance dans le miraculeux Oiseau, se hâta d’aller donner l’ordre à la vieille cuisinière de préparer le plat de concombres aux perles. Et, comme les perles ne manquaient pas dans la demeure, il ne fut point difficile d’en trouver en assez grande quantité pour apprêter le plat.

Sur ces entrefaites, le sultan, accompagné du prince Farouz, fit son entrée dans le jardin. Et Farid, qui l’attendait sur le seuil, lui tint l’étrier et l’aida à mettre pied à terre. Et Farizade au sourire de rose, voilée pour la première fois (car Bulbul le lui avait recommandé), vint lui baiser la main. Et le sultan fut touché à l’extrême de sa bonne grâce et de la pureté de jasmin qui s’exhalait d’elle toute, et, pensant à sa vieillesse sans postérité, il pleura. Puis il dit, en la bénissant : « Celui qui laisse une postérité, ne meurt pas ! Qu’Allah t’accorde, ô père de si beaux enfants, une place de choix à Sa droite parmi les Fortunés ! » Puis il ajouta, en abaissant de nouveau ses regards sur Farizade inclinée : « Mais toi, ô fille de mon serviteur, ô tige parfumée, conduis-nous vers quelque délicieux bosquet où nous abriter contre la chaleur ! » Et le sultan, précédé par la tremblante Farizade, et suivi des deux frères, s’avança vers la fraîcheur.

Et la première chose qui frappa les yeux du sultan Khosrou Schah fut la gerbe d’eau couleur d’or. Et il s’arrêta un moment à la regarder avec admiration, et il s’écria : « Eau merveilleuse, qui fais tant de plaisir à voir ! » Et il s’avança pour la considérer de plus près, et soudain il perçut le concert de l’Arbre-Chanteur. Et il prêta une oreille ravie à cette musique qui tombait du ciel, et longtemps il l’écouta. Puis il s’écria ; « Ô ! musique que je n’ai jamais entendue ! » Et comme, pour la mieux écouter, il s’avançait du côté où il pensait la trouver, voici qu’elle cessa et qu’un grand silence fit dormir tout le jardin. Et du sein de ce grand silence s’éleva la voix de l’Oiseau-Parleur, en un chant solitaire, éclatant et éperdu. Et elle disait : « Bienvenu — le sultan — Khosrou Schah ! Bienvenu ! bienvenu ! bienvenu ! » Et, avec la dernière note émise par cette voix qui enchantait l’air, tout le chœur des oiseaux répondit, en son langage : « Bienvenu ! bienvenu ! bienvenu ! »

Et le sultan Khosrou Schah fut émerveillé de tout cela, et son âme, déjà si émue par tout ce qu’elle avait senti en si peu de temps, fut dans un extrême attendrissement. Et il s’écria : « C’est ici la maison du bonheur ! Oh ! je donnerais ma puissance et mon trône pour habiter avec vous, ô fils de mon intendant ! » Puis, comme il s’apprêtait à interroger Farizade et ses frères sur la provenance des merveilles dont il ne parvenait pas à se rendre un compte exact, ils lui montrèrent l’Arbre-Chanteur et l’Oiseau-Parleur. Et Farizade lui dit : « Pour ce qui est de la source de ces merveilles, c’est une histoire que je raconterai à notre maître le sultan, quand il se sera reposé ! »

Et elle invita le sultan à s’asseoir sous le berceau même qui servait d’abri à Bulbul, et où le repas venait d’être apporté sur un grand plateau. Et le sultan s’assit, sous le berceau, à la place d’honneur. Et on lui offrit les concombres aux perles, sur un plat d’or.

Et le sultan qui aimait, en effet, les concombres farcis, quand il en vit sur le plat que Farizade elle-même lui offrait, fut sensible à cette attention qu’il ne s’expliquait pas. Mais il fut bientôt à la limite de l’étonnement de voir qu’au lieu d’être farcis, comme à l’ordinaire, de riz et de pistaches, les concombres étaient accommodés aux perles. Et il dit à Farizade et à ses frères : « Par ma vie ! quelle nouveauté dans l’accommodement des concombres ! Et depuis quand les perles remplacent-elles le riz et les pistaches ? » Et Farizade était déjà sur le point de lâcher le plat et de s’enfuir de confusion, quand l’Oiseau-Parleur, élevant la voix, appela le sultan par son nom, disant : « Ô notre maître Khosrou Schah ! » Et le sultan leva la tête vers l’Oiseau, qui continua d’une voix grave : « Ô notre maître Khosrou Schah ! Et depuis quand les enfants d’une sultane de Perse peuvent-ils être changés en animaux, à leur naissance ? Si donc, ô roi du temps, tu as cru jadis à une chose si incroyable, tu n’as pas le droit de t’étonner devant une chose aussi simple que celle d’aujourd’hui ! » Puis il ajouta : « Souviens-toi, ô notre maître, des paroles qu’il y a vingt ans tu entendis un soir dans une humble demeure ! Si tu les a oubliées, ô notre maître, permets à l’esclave de Farizade de te les répéter ! »

Et l’Oiseau, d’une voix semblable au doux parler des vierges, dit : « Ô mes sœurs ! quand je serai l’épouse du sultan, je lui donnerai une postérité bénie ! Car les fils qu’Allah fera naître de notre union en tous points seront dignes de leur père ; et la fille, qui rafraîchira nos yeux, sera un sourire du ciel même ! Ses cheveux seront d’or d’un côté et d’argent de l’autre ; ses larmes, si elle pleure, seront des perles, ses rires, des dinars d’or, et ses sourires des boutons de rose ! »

Et le sultan, à ces paroles, se cacha la tête dans les mains, et sanglota. Et sa douleur ancienne se fit plus vive qu’aux jours amers du passé. Et toutes les pensées refoulées au fond de son âme désespérée affluèrent soudain dans son cœur, et le déchirèrent.

Mais bientôt la voix de Bulbul s’éleva à nouveau, chantante d’allégresse. Et elle disait : « Lève tes voiles, ô Farizade, devant ton père ! »

Et Farizade, qui ne pouvait désobéir à la voix de son ami, leva ses voiles. Et, avec eux, tomba le bandeau qui retenait sa chevelure. Et le sultan vit cela et, les bras en avant, se leva en poussant un grand cri. Et la voix de Bulbul lui cria : « Ta fille, ô roi ! » Car d’or sur un côté étaient les cheveux de la jeune fille, et d’argent sur l’autre côté ; et deux perles de joie étaient sur ses paupières, et un bouton de rose sur sa bouche.

Et le roi, au même moment, regarda les deux frères, qui étaient beaux. Et il se reconnut en eux. Et la voix de Bulbul lui cria : « Tes fils, ô roi ! »

Et, pendant que le sultan Khosrou Schah était encore immobilisé par l’émotion, l’Oiseau-Parleur lui raconta rapidement, ainsi qu’à ses enfants, leur histoire véritable, depuis le commencement jusqu’à la fin, sans en oublier un détail. Mais il n’y a point d’utilité à la répéter.

Et il n’avait pas encore achevé son récit que le sultan et ses enfants, réunis dans les bras les uns des autres, mêlaient leurs larmes et leurs baisers. Louanges à Allah qui réunit après avoir séparé, le Très-grand, l’Insondable !

Et lorsqu’ils furent un peu revenus de leur émotion, le sultan dit : « Ô mes enfants, allons en toute hâte retrouver votre mère ! » Mais, ô mes auditeurs, renonçons à décrire ce qui se passa lorsque la pauvre mère, qui vivait solitaire au fond de son réduit, eut revu le sultan, son époux, et se fut reconnue la mère de Farizade au sourire de rose et des deux splendides adolescents, ses frères. Et grâces soient rendues à Allah dont la bonté est infinie et dont la justice n’est jamais en défaut, qui fit mourir de rage, au jour du triomphe, les deux sœurs jalouses, et qui octroya les longues délices et la vie la plus pleine de bonheur au roi Khosrou Schah, à la sultane, son épouse, au beau prince Farid, au beau prince Farouz et à la belle princesse Farizade, jusqu’à l’arrivée de la Séparatrice des amis et de la Destructrice des sociétés. Et gloire à Celui qui, dans son éternité, ne connaît pas le changement.

Et telle est la merveilleuse histoire de Farizade au sourire de rose. Mais Allah est plus savant !


— Lorsque Schahrazade eut raconté cette histoire, la petite Doniazade s’écria : « Ô ma sœur, que tes paroles sont douces et charmantes et fraîches et savoureuses ! Et comme cette histoire est admirable ! » Et le roi Schahriar dit : « C’est vrai ! » Et Doniazade crut voir les yeux du Roi mouillés, et dit tout bas à Schahrazade : « Ô ma sœur, je vois comme une larme dans l’œil gauche du Roi, et comme une seconde larme dans son œil droit ! » Et Schahrazade regarda le Roi d’un regard furtif, sourit et dit, en embrassant la petite : « Puisse le Roi ne point éprouver moins de plaisir à entendre l’histoire de Kamar et de l’experte Halima ! » Et le roi Schahriar dit : « Je ne connais pas cette histoire, Schahrazade, et tu sais que je l’attends et que je la désire ! » Elle dit : « Si Allah veut, et si le roi me le permet, je la commencerai demain ! » Et le roi Schahriar, qui se souvenait de la parabole de la vraie science, se dit : « Je veux bien patienter jusqu’à demain, pour entendre cette histoire-là ! »

— Et à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le malin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGTIÈME NUIT

La petite Doniazade s’écria : « Ô ma sœur Schahrazade, par Allah sur toi ! hâte-toi de nous raconter l’Histoire de Kamar et de l’experte Halima !

Et Schahrazade dit :