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Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 12/Histoire de la jambe de mouton

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Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 12p. 109-122).


HISTOIRE DE LA JAMBE DE MOUTON


Il est raconté — mais Allah est plus savant ! — qu’il y avait au Caire, sous le règne d’un roi d’entre les rois de ce pays, une femme douée de tant de ruse et de tant d’adresse que boire une gorgée d’eau ou passer dans le trou d’une aiguille de la plus petite espèce était pour elle chose aussi aisée. Or Allah — qui distribue où Il veut les qualités et les défauts — avait mis en cette femme une telle ardeur de tempérament que s’il lui avait fallu être l’une des quatre épouses d’un Croyant et partager avec justice les nuits en quatre lots, un pour chacune, elle serait morte de désir rentré. Aussi, elle avait su si bien mener ses affaires, qu’elle était parvenue à être non seulement l’épouse unique d’un homme, mais à se marier avec deux hommes à la fois, tous deux de la race des coqs de la Haute-Égypte, qui peuvent contenter vingt poules l’une après l’autre. Et elle avait usé de tant de finesse, et si bien su prendre ses mesures, qu’aucun des deux ne se doutait d’un partage si contraire à la loi et aux coutumes des vrais Croyants. Et, d’ailleurs, elle était aidée dans son manège par la profession même qu’exerçaient ses deux maris, car l’un était voleur de nuit, et l’autre escamoteur de jour. Ce qui faisait que lorsque l’un rentrait le soir au logis, une fois sa besogne terminée, l’autre était déjà sorti à la quête de quelque travail conséquent. Quant à ce qui est de leurs noms, ils s’appelaient : le voleur Haram et l’escamoteur Akil.

Et les jours et les mois passèrent, et le voleur Haram et l’escamoteur Akil s’acquittaient avec excellence de leur métier de coq, dans la maison, et de renard, hors de la maison.

Or, un jour d’entre les jours, le voleur Haram, après que l’héritier de son père eut contenté la fille de l’oncle, encore plus excellemment que d’habitude, dit à la femme : « Une affaire de grande importance, ô femme, m’oblige à m’absenter pour quelque temps. Puisse Allah m’écrire la réussite, afin que je sois au plus tôt de retour près de toi ! » Et la femme répondit : « Le nom d’Allah sur toi et autour de toi, ô tête des hommes ! Mais que va devenir la malheureuse pendant l’absence de son gaillard ? » Et elle se désola beaucoup et lui dit mille paroles de regret, et ne le laissa partir qu’après les marques les plus chaudes de son attachement. Et le voleur Haram chargé d’un sac de provisions de bouche, que l’adolescente avait pris soin de lui préparer pour la route, s’en alla en sa voie, ravi et faisant claquer sa langue de contentement.

Or, il y avait à peine une heure de temps qu’il était parti quand rentra Akil l’escamoteur. Et le sort voulut qu’ayant un motif de quitter la ville, il vînt précisément annoncer son départ à son épouse. Et l’adolescente ne manqua pas de témoigner à son second mari toute la peine que lui causait son éloignement, et, après les preuves diverses et multipliées d’une passion extraordinaire, elle lui remplit un sac de provisions de bouche pour le voyage, et lui fit ses adieux en appelant sur sa tête les bénédictions d’Allah — qu’il soit exalté ! — Et l’escamoteur Akil partit de sa maison en se louant d’avoir une épouse si chaude et si attentionnée, et faisant claquer sa langue de contentement.

Et comme la destinée de chaque créature l’attend d’ordinaire à quelque tournant de chemin, les deux maris devaient trouver la leur au moment où ils y pensaient le moins. En effet, à la fin de sa journée l’escamoteur Akil entra dans un khân qui se trouvait sur la route, se proposant d’y passer la nuit. Et, en entrant dans le khân, il n’y trouva qu’un seul voyageur, avec lequel, après les salams et compliments de part et d’autre, il lia bientôt conversation. Or, c’était précisément le voleur Haram, qui avait pris le même chemin que l’associé qu’il ne connaissait pas. Et le premier dit au second : « Ô compagnon, tu parais bien fatigué ! » Et l’autre répondit : « Par Allah, j’ai fait aujourd’hui tout d’une traite la route du Caire ! Mais toi, compagnon, d’où viens-tu ? » Il répondit : « Du Caire également ! Et glorifié soit Allah qui met sur ma route un compagnon aussi agréable pour continuer le voyage. Car le Prophète — sur lui la prière et la paix ! — a dit : « Un compagnon est la meilleure provision de route ! » Mais, en attendant, pour sceller notre amitié, rompons ensemble le même pain et goûtons au même sel ! Voici, ô compagnon, mon sac de provisions, où j’ai, pour te les offrir, des dattes fraîches et du rôti à l’ail ! » Et l’autre répondit : « Qu’Allah augmente tes biens, ô compagnon ! j’accepte l’offre de tout cœur amical. Mais permets-moi d’apporter aussi mon écot ! Et pendant que le premier tirait du sac ses provisions, il déploya les siennes sur la natte où ils étaient assis.

Lorsque tous les deux eurent fini de poser sur la natte ce qu’ils avaient à offrir, ils s’aperçurent qu’ils avaient exactement les mêmes provisions : des galettes de pain au sésame, des dattes et la moitié d’une jambe de mouton. Et ils furent bientôt étonnés à la limite extrême de l’étonnement, lorsqu’ils eurent constaté que les deux moitiés de la jambe de mouton se rejoignaient avec une parfaite exactitude. Et ils s’écrièrent : « Allahou akbar ! il était écrit que cette jambe de mouton verrait ses deux moitiés se réunir, malgré la mort, le four et l’assaisonnement ! » Puis l’escamoteur demanda au voleur : « Par Allah sur toi, ô compagnon, puis-je savoir d’où vient ce morceau de jambe de mouton ? » Et le voleur répondit : « C’est la fille de mon oncle qui me l’a donné avant mon départ ! Mais par Allah sur toi, ô compagnon, puis-je savoir à mon tour où tu as pris cette moitié de jambe-là ? » Et l’escamoteur dit : « C’est également la fille de l’oncle qui me l’a mise dans le sac ! Mais peux-tu me dire dans quel quartier se trouve ton honorable maison ? » Il dit : « Près de la Porte des Victoires ! » Et l’autre s’écria : « Et moi aussi ! » Et bientôt, de questions en questions, les deux larrons finirent par acquérir la conviction que, depuis le jour de leur mariage, ils étaient les associés sans le savoir de la même couche et du même tison. Et ils s’écrièrent : « Éloigné soit le Malin ! Voici que nous sommes les dupes de la maudite ! » Puis, malgré que cette découverte eût failli d’abord les inciter à quelque violence, ils finirent, parce qu’ils étaient avisés et sages, par penser que le meilleur parti à prendre était encore de revenir sur leurs pas, et d’éclaircir, par leurs propres yeux et par leurs propres oreilles, ce qui était à éclaircir avec la rouée. Et, étant tombés d’accord à ce sujet, ils reprirent tous les deux la route du Caire, et ne tardèrent pas à arriver à leur logis commun.

Lorsque, leur ayant ouvert la porte, l’adolescente eut aperçu ensemble ses deux maris, elle ne put guère douter qu’elle ne fût découverte quant à sa rouerie, et, comme elle était sage et avisée, elle pensa que ce serait en vain, cette fois, qu’elle chercherait quelque prétexte pour cacher plus longtemps la vérité. Et elle pensa : « Le cœur de l’homme le plus dur ne peut résister aux larmes de la femme aimée ! » Et soudain, fondant en sanglots et défaisant ses cheveux, elle se jeta aux pieds de ses deux maris, en implorant leur miséricorde.

Or, tous deux l’aimaient, et leur cœur était lié à ses charmes. Aussi, malgré sa notoire perfidie, ils sentirent que leur attachement pour elle n’avait point été affaibli ; et ils la relevèrent et lui accordèrent son pardon, mais après lui avoir toutefois fait des remontrances, avec des yeux écarquillés. Puis, comme elle se tenait silencieuse avec un air fort contrit, ils lui dirent que ce n’était pas tout, mais qu’il fallait bien que cessât, sans retard, cet état si contraire aux coutumes et aux mœurs des Croyants. Et ils ajoutèrent : « Il faut absolument que tu te décides, sur l’heure, à choisir celui de nous deux que tu veux garder pour époux !. »

À ces paroles de ses deux maris, l’adolescente baissa la tête, et réfléchit profondément. Et ils eurent beau la presser de prendre sans retard une détermination, il fut impossible de lui faire désigner celui qu’elle préférait, car elle les trouvait tous deux égaux en vaillance, force et résistance. Mais comme, impatientés de son silence, ils lui criaient d’une voix menaçante qu’elle eût à faire son choix, elle finit par relever la tête et dit : « Il n’y a de recours et de miséricorde qu’en Allah le Très-Haut le Tout-Puissant ! Ô hommes, puisque vous m’obligez à choisir entre vous, et à prendre un parti qui coûte à l’affection que je vous ai vouée également, et comme, réflexion faite et conséquences pesées, je n’ai aucun motif de préférer l’un à l’autre, voici ce que je vous propose ! Vous vivez tous deux de votre adresse, et en cela votre conscience est en repos, et Allah qui juge les actions de Ses créatures d’après les aptitudes qu’il a mises dans leur cœur, ne vous repoussera pas du sein de Sa bonté. Toi, Akil, tu escamotes, le jour, et toi, Haram, tu voles, la nuit. Eh bien, je déclare devant Allah et devant vous, que je garderai pour époux celui de vous deux qui aura donné la meilleure preuve d’adresse, et accompli la plus fine prouesse ! » Et tous deux répondirent par l’ouïe et l’obéissance, en agréant tout de suite la proposition, et se préparèrent aussitôt à lutter de dextérité.

Or, ce fut l’escamoteur Akil qui débuta, en se rendant avec son associé Haram dans le souk des changeurs. Et là, il lui montra du doigt un vieux Juif qui se promenait d’une boutique à l’autre avec lenteur, et dit : « Tu vois, ô Haram, ce fils de chien ! Or, moi, avant qu’il ait achevé sa tournée de changeur, je me fais fort de le forcer à me donner son sac, rempli d’or, de changeur ! » Et, ayant ainsi parlé, il s’approcha, léger comme une plume, du Juif en tournée, et lui subtilisa le sac rempli de dinars d’or qu’il portait avec lui. Et il s’en revint vers son compagnon qui d’abord, pris d’une peur extrême, voulut l’éviter pour ne pas risquer d’être arrêté avec lui comme complice, mais qui, ensuite, émerveillé d’un coup si adroit, se mit à le féliciter de la dextérité dont il venait de faire preuve, et lui dit : « Par Allah ! je crois bien que jamais je ne pourrai, de mon côté, accomplir un exploit si brillant ! Je croyais que voler un Juif était une chose au-dessus des forces d’un Croyant ! » Mais l’escamoteur se prit à rire et lui dit : « Ô pauvre ! » cela n’est qu’un commencement, car ce n’est pas ainsi que je prétends m’approprier le sac du Juif ! Car la justice pourrait un jour ou l’autre être mise sur ma piste et me forcer à rendre gorge. Mais je veux devenir le propriétaire légal du sac avec son contenu, en m’y prenant de manière à ce que le kâdi lui-même m’adjuge le bien de ce Juif farci d’or ! » Et, ce disant, il s’en alla dans un coin retiré du souk, ouvrit le sac, compta les pièces d’or qu’il contenait, en ôta dix dinars et mit à leur place un anneau de cuivre qui lui appartenait. Après quoi il referma soigneusement le sac, et, rejoignant le Juif dépouillé, il le lui glissa adroitement dans la poche de son kaftân, comme si de rien n’était. L’adresse est un don d’Allah, ô Croyants !

Or, à peine le Juif eut-il fait quelques pas, que de nouveau l’escamoteur s’élança vers lui, mais bien ostensiblement cette fois, en lui criant : « Misérable fils d’Aâron, ton châtiment est proche ! Rends-moi mon sac, ou bien à nous deux chez le kâdi ! » Et le Juif, à la limite de la surprise de se voir ainsi pris à partie par un homme qu’il ne connaissait ni de père ni de mère, et qu’il n’avait jamais vu, de sa vie, commença d’abord, pour éviter les coups, par se confondre en excuses, et jura par Ibrahim, Ishak et Yâcoub que son agresseur se trompait de personne, et que, pour sa part, il n’avait jamais songé à lui enlever son sac ! Mais Akil, sans vouloir rien entendre de ses protestations, ameuta contre lui tout le souk et finit par le prendre par son kaftân, en lui criant : « Moi et toi chez le kâdi ! » Et, comme il résistait, il le saisit par la barbe et le traîna, au milieu des huées, devant le kâdi.

Et le kâdi demanda : « Quelle est l’affaire ? » Et Akil aussitôt répondit : « Ô notre maître le kâdi, ce Juif, de la tribu des Juifs, que j’amène entre tes mains dispensatrices de la justice, est certainement le voleur le plus audacieux qui soit encore entré dans la salle de tes décrets. Voici qu’après m’avoir volé mon sac plein d’or, il ose se promener dans le souk avec la tranquillité du musulman irréprochable ! » Et le Juif, la barbe à moitié arrachée, gémit : « Ô notre maître le kâdi, je proteste ! Jamais je n’ai vu ni connu cet homme qui m’a brutalisé et réduit en l’état lamentable où je suis, après avoir ameuté le souk contre moi et détruit à jamais mon crédit et ruiné ma réputation de changeur irréprochable ! » Mais Akil s’écria : « Ô maudit fils d’Israël, depuis quand la parole d’un chien de ta race prévaut-elle contre la parole d’un Croyant ? Ô notre maître le kâdi, ce fourbe nie son vol avec autant d’audace que ce marchand des Indes dont je pourrais raconter l’histoire à ta seigneurie, si elle ne la connaît pas ! » Et le kâdi répondit ; « Je ne connais pas l’histoire du marchand des Indes ! Mais que lui est-il arrivé ? Dis-le moi brièvement ! » Et Akil dit : « Sur ma tête et sur mon œil ! Ô notre maître, pour parler brièvement, ce marchand des Indes était un homme qui avait réussi à inspirer tant de confiance aux gens du souk, qu’un jour un gros dépôt d’argent qui fut confié, sans demande de reçu. Et il profita de cette circonstance pour nier le dépôt, le jour où le propriétaire vint le lui réclamer. Et, comme il n’y avait contre lui ni témoins ni écritures, il aurait certainement mangé en toute tranquillité le bien d’autrui, si le kâdi de la ville n’eût réussi, par sa finesse, à lui faire avouer la vérité. Et, cet aveu obtenu, il lui fit appliquer deux cents coups de bâton sur la plante des pieds, et le chassa de la ville ! » Puis Akil continua : « Et maintenant j’espère d’Allah, ô notre maître le kâdi, que ta seigneurie pleine de sagacité et de finesse trouvera aisément le moyen de démontrer la duplicité de ce Juif ! Et, d’abord, permets à ton esclave de te prier de vouloir bien donner l’ordre de fouiller mon voleur, pour le convaincre de son vol ! »

Lorsque le kâdi eut entendu ce discours d’Akil, il ordonna aux gardes de fouiller le Juif. Et ils ne mirent pas longtemps pour trouver sur lui le sac en question. Et l’accusé, gémissant, soutint que le sac était sa propriété légitime. Et de son côté Akil assurait, avec force serments et injures à l’adresse du mécréant, qu’il reconnaissait parfaitement le sac qui lui avait été dérobé. Et le kâdi, en juge avisé, ordonna alors que chacune des parties déclarât ce qu’elle devait avoir déposé dans le sac en litige. Et le Juif déclara : « Il y a dans mon sac, ô notre maître, cinq cents dinars d’or, pas un de plus, pas un de moins, que j’y ai déposés ce matin ! » Et Akil s’écria : « Tu mens, ô chien des Juifs ! à moins que, contrairement à l’habitude de ceux de ta race, tu ne rendes plus que l’on ne t’a prêté ! Or, moi, je déclare qu’il n’y a dans le sac que quatre cent quatre-vingt-dix dinars, pas un de plus, pas un de moins. Et, en outre, un anneau en cuivre, qui porte mon cachet, doit s’y trouver renfermé, à moins que tu ne l’aies déjà enlevé ! » Et le kâdi ouvrit le sac, devant les témoins, et son contenu ne put que donner raison à l’escamoteur. Et aussitôt le kâdi remit le sac à Akil, et ordonna qu’on administrât sur-le-champ la bastonnade au Juif, que la stupéfaction avait rendu muet !

Lorsque le voleur Haram vit la réussite du tour d’adresse de son associé Akil, il le félicita et lui dit qu’il lui serait bien difficile de le surpasser. Il convint pourtant avec lui d’un rendez-vous pour le soir même, auprès du palais du sultan, afin qu’il pût tenter, à son tour, quelque exploit qui ne fût pas trop indigne du merveilleux tour dont il venait d’être le témoin.

Aussi, à la tombée de la nuit, les deux associés étaient déjà au rendez-vous fixé. Et Haram dit à Akil : « Compagnon, tu es parvenu à rire de la barbe d’un Juif et de celle du kâdi. Or, moi, c’est au sultan lui-même que je veux m’adresser. Voici donc une échelle de corde au moyen de laquelle je vais pénétrer dans l’appartement du sultan ! Mais il faut que tu m’y accompagnes, pour être témoin de ce qui va se passer ! » Et Akil, qui n’était point habitué au vol mais simplement à l’escamotage, fut d’abord bien effrayé de la témérité de cette tentative ; mais il eut honte de reculer devant son associé, et l’aida à jeter l’échelle de corde au-dessus de la muraille du palais. Et ils y grimpèrent tous deux, descendirent du côté opposé, traversèrent les jardins, et s’engagèrent dans le palais même, à la faveur des ténèbres.

Et ils se glissèrent, à travers les galeries, jusqu’à l’appartement même du sultan ; et Haram, soulevant une portière, fit voir à son compagnon le sultan endormi, auprès duquel se trouvait un jeune garçon, qui lui chatouillait la plante des pieds…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… un jeune garçon qui lui chatouillait la plante des pieds. Et ce jeune garçon qui, au moyen de cette manœuvre, favorisait le dormir du roi, paraissait lui-même accablé de sommeil et, pour ne pas se laisser aller à d’assoupissement, mâchait un morceau de mastic.

À cette vue, Akil, pris de peur, faillit tomber sur le dos, et Haram lui dit à l’oreille ; « Pourquoi, t’effraies-tu de la sorte, compagnon ? Tu as parlé au kâdi et, à mon tour, je veux parler au roi ! » Et, le laissant derrière le rideau, il s’approcha du jeune garçon avec une agilité merveilleuse, le bâillonna, le ficela et le suspendit, comme un paquet, au plafond. Puis il s’assit à sa place, et se mit à chatouiller la plante des pieds du roi, avec la science d’un masseur de hammam. Et, au bout d’un moment, il manœuvra de manière à réveiller le sultan, qui se prit à bâiller. Et Haram, imitant la voix d’un jeune garçon, dit au sultan : « Ô roi du temps ! puisque ta Hautesse ne dort pas, veut-elle que je lui raconte quelque chose ? » Et le sultan ayant répondu ; « Tu peux ! » Haram dit : « Il y avait, ô roi du temps, dans une ville d’entre les villes, un voleur nommé Haram et un escamoteur nommé Akil, qui luttaient ensemble d’audace et d’adresse. Or, voici ce qu’un jour chacun d’eux entreprit ! » Et il raconta au sultan le tour d’Akil, dans tous ses détails, et poussa l’audace jusqu’à lui apprendre ce qui se passait dans son propre palais, en changeant seulement le nom du sultan et le lieu de la scène. Et, lorsqu’il eut terminé son récit, il dit : « Et maintenant, ô roi du temps, lequel des deux compagnons ta seigneurie trouve-t-elle le plus habile ? » Et le sultan répondit : « C’est, sans contredit ; le voleur qui s’est introduit dans le palais du roi ! »

Lorsqu’il eut entendu cette réponse, Haram prétexta un pressant besoin d’uriner, et sortit comme pour aller aux cabinets. Et il alla rejoindre son compagnon qui, pendant tout le temps qu’avait duré la conversation, sentait son âme s’envoler de terreur de son nez. Et ils reprirent le chemin qu’ils avaient déjà parcouru, et sortirent du palais aussi heureusement qu’ils y étaient entrés.

Or, le lendemain, le sultan, qui avait été bien étonné de ne pas revoir son favori qu’il croyait aux cabinets, fut à la limite de la surprise en le voyant suspendu au haut du plafond, tout comme dans l’histoire qu’il avait entendu raconter. Et bientôt il acquit la certitude qu’il venait d’être lui-même la dupe de l’audacieux voleur. Mais, loin d’être irrité contre celui qui l’avait ainsi joué, il voulut le connaître ; et, dans ce but, il fit publier, par les crieurs publics, qu’il pardonnait à celui qui s’était introduit de nuit dans son palais, et qu’il lui promettait une grande récompense s’il se présentait devant lui. Et Haram, sur la foi de cette promesse, se rendit au palais et se présenta entre les mains du sultan, qui le loua beaucoup pour son courage et, pour récompenser tant d’adresse, le nomma sur l’heure chef de la police du royaume. Et, de son côté, l’adolescente ne manqua pas, en apprenant la chose, de choisir Haram pour unique époux, et vécut avec lui dans les délices et la joie. Mais Allah est plus savant !


— Et Schahrazade, cette nuit-là, ne voulut pas laisser le Roi sur l’impression de cette histoire, et commença immédiatement à lui raconter la prodigieuse histoire suivante.

Elle dit :