Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 13/Histoire compliquée de l’adultérin sympathique

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Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 13p. 91-124).


HISTOIRE COMPLIQUÉE DE
L’ADULTÉRIN SYMPATHIQUE


Il est raconté — mais Allah est plus savant ! — qu’il y avait, dans une ville d’entre les villes de nos pères Arabes, trois amis qui étaient généalogistes de profession. Or, cela sera expliqué, si Allah veut.

Et ces trois amis étaient, en même temps, des braves entre les braves et des subtils entre les subtils. Et leur subtilité était telle qu’ils pouvaient, en s’amusant, dépouiller un avare de sa bourse sans le faire s’en apercevoir. Et tous les jours ils avaient coutume de se réunir dans une chambre d’un khân isolé, qu’ils avaient louée à cet effet, et où ils pouvaient, sans être dérangés, se concerter à leur aise sur le bon tour à jouer aux habitants de la ville, ou sur l’exploit à préparer pour passer gaîment leur journée. Mais, il faut bien le dire, leurs faits et gestes étaient, d’ordinaire, plutôt dénués de méchanceté et pleins d’à-propos, comme leurs manières étaient d’ailleurs distinguées et leur visage avenant. Et, comme ils étaient liés d’une amitié de frères tout à fait, ils mettaient leur gain en commun et se le partageaient en toute équité, considérable fût-il ou modique. Et ils dépensaient toujours la moitié de ce gain en achat de provisions de bouche, et l’autre moitié en achat de haschich, pour se griser la nuit, après la journée bien remplie. Et leur griserie, devant les chandelles allumées, était toujours de bon aloi, et ne dégénérait jamais en rixes ou en paroles malséantes, bien au contraire ! Car le haschich exaltait plutôt leurs qualités de fond et avivait leur intelligence. Et, dans ces moments-là, ils trouvaient des expédients merveilleux qui, en vérité, eussent fait les délices de l’écouteur.

Or, un jour, le haschich, ayant fermenté dans leur raison, leur suggéra un expédient d’une audace sans précédent. Car, une fois leur plan combiné, ils se rendirent de bon matin devant le jardin qui entourait le palais du roi. Et là ils se mirent ostensiblement à se quereller et à s’invectiver, en se lançant mutuellement, contre leur habitude, les imprécations les plus violentes, et en se menaçant, avec force gestes et de gros yeux, de s’entre-tuer ou, pour le moins, de s’entr’enculer.

Lorsque le sultan, qui se promenait dans son jardin, eut entendu leurs cris et le tumulte qui s’élevait, il dit : « Qu’on m’amène les individus qui font tout ce bruit ! » Et aussitôt les chambellans et les eunuques coururent se saisir d’eux et les traînèrent, en les rassasiant de coups, entre les mains du sultan.

Or, dès qu’ils furent en sa présence, le sultan, qui avait été dérangé dans sa promenade matinale par leurs cris intempestifs, leur demanda avec colère : « Qui êtes-vous, ô chenapans ? Et pourquoi vous querelliez-vous sans vergogne sous les murs du palais de votre roi ? » Et ils répondirent : « Ô roi du temps, nous sommes des maîtres en notre art. Et chacun de nous exerce une profession différente. Quant à la cause de notre altercation — que notre maître nous pardonne ! — c’était précisément notre art. Car nous discutions sur l’excellence de nos professions, et, comme nous possédons notre art à la perfection, chacun de nous prétendait être supérieur aux deux autres. Et, d’un mot à un autre mot, nous nous étions laissé envahir par la colère ; et de là aux invectives et aux grossièretés la distance a été vite parcourue. Et c’est ainsi que, oublieux de la présence de notre maître le sultan, nous nous sommes mutuellement traités d’enculés et de fils de putain et d’avaleurs de zebb ! Éloigné soit le Malin ! La colère est mauvaise conseillère, ô notre maître, et elle fait perdre aux gens bien élevés le sentiment de leur dignité ! Quelle honte sur notre tête ! Nous méritons, sans conteste, d’être traités sans clémence par notre maître le sultan ! » Et le sultan leur demanda : « Quelles sont donc vos professions ? » Et le premier des trois amis embrassa la terre entre les mains du sultan et, s’étant relevé, il dit : « Pour moi, ô mon seigneur, je suis généalogiste en pierres fines, et on reconnaît assez généralement que je suis un savant doué du talent le plus distingué dans la science des généalogies lapidaires ! » Et le sultan, fort étonné, lui dit : « Par Allah ! tu as plutôt, à en juger par ton regard de travers, l’air d’un gredin que d’un savant. Et ce serait la première fois que je verrais réunies, dans le même homme, la science et la diablerie ! Mais, quoi qu’il en soit, peux-tu du moins m’expliquer en quoi consiste la généalogie lapidaire…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT VINGT-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

« … Mais, quoi qu’il en soit, peux-tu du moins me dire en quoi consiste la généalogie lapidaire ? » Et il répondit : « C’est la science de l’origine et de la race des pierres précieuses, et c’est l’art de les différencier, du premier coup d’œil, d’avec les pierres fausses et de les distinguer les unes des autres par la vue et par le toucher. »

Et le sultan s’écria : « Quelle étrange chose ! Mais je saurai bien mettre à l’épreuve sa science et juger de son talent ! » Et il se tourna vers le second mangeur de haschich et lui demanda : « Et toi, quelle est ta profession ? » Et le second homme, ayant embrassé la terre entre les mains du sultan, se releva et dit : « Pour ma part, ô roi du temps, je suis généalogiste de chevaux. Et on s’accorde à me considérer comme l’homme le plus savant parmi les Arabes dans la connaissance de la race et de l’origine des chevaux. Car je puis, du premier coup d’œil, et sans jamais me tromper, juger si un cheval vient de la tribu des Anazeh ou de la tribu des Mouteyr ou de chez les Beni-Khaled ou de la tribu des Dafir ou du Jabal-Schammar. Et je puis deviner, à coup sûr, s’il a été élevé sur les hauts plateaux du Nejed ou au milieu des pâturages des Nefouds, et s’il est de la race des Kehilân El-Ajouz, ou des Seglawi-Jedrân, ou des Seglawi-Scheyfi, ou des Hamdani-Simri ou des Kehilân El-Krousch. Et je puis dire la distance exacte, en pieds, que peut parcourir ce cheval en un temps donné, soit au galop, soit à l’amble, soit au trot accéléré. Et je puis révéler les maladies cachées de la bête et ses maladies futures, et dire de quel mal sont morts le père, la mère et les ancêtres jusqu’à la cinquième génération ascendante. Et je puis guérir les maladies chevalines réputées incurables, et remettre sur pied une bête à l’agonie. Et voilà, ô roi du temps, une partie seulement de ce que je sais, car je n’ose, craignant d’exagérer mes mérites, t’énumérer les autres détails de ma science. Mais Allah est plus savant ! » Et, ayant ainsi parlé, il baissa les yeux avec modestie, en s’inclinant devant le sultan.

Et le sultan, entendant et écoutant, s’écria : « Par Allah ! être savant à la fois et chenapan, quel prodige étonnant ! Mais je saurai bien contrôler son dire et éprouver sa science généalogique ! » Puis il se tourna vers le troisième généalogiste et lui demanda : « Et toi, ô troisième, quelle est ta profession ? »

Et le troisième mangeur de haschich, qui était le plus subtil des trois, répondit, après les hommages rendus : « Ô roi du temps, ma profession est la plus noble sans conteste, et la plus difficile. Car si mes compagnons, ces deux savants-là, sont des généalogistes en pierres et en chevaux, moi je suis le généalogiste de l’espèce humaine. Et si mes compagnons sont des savants d’entre les plus distingués, moi je passe pour être la couronne sur leur tête, incontestablement. Car, ô mon seigneur et la couronne sur ma tête, j’ai le pouvoir de connaître la véritable origine de mes semblables, non point l’origine indirecte mais la directe, celle que la mère de l’enfant peut à peine connaître et que le père ignore, généralement. Sache, en effet, qu’à la seule vue d’un homme, et à la seule audition du timbre de sa voix, je puis, sans hésitation, lui dire s’il est fils légitime ou s’il est adultérin, et lui dire, en outre, si son père et sa mère ont été des enfants légitimes ou des produits d’illicite copulation, et lui révéler le licite ou l’illicite de la naissance des membres de sa famille, en remontant jusqu’à notre père Ismaël ben-Ibrahim — sur eux deux les grâces d’Allah et la plus choisie des bénédictions ! Et j’ai pu de la sorte, grâce à la science dont m’a doué le Rétributeur — qu’il soit exalté ! — détromper bon nombre de grands seigneurs sur la noblesse de leur naissance, et leur prouver, par les preuves les plus péremptoires, qu’ils n’étaient que le résultat d’une copulation de leur mère avec tantôt un chamelier, tantôt un ânier, tantôt un cuisinier, tantôt un faux eunuque, tantôt un nègre noir, et tantôt un esclave d’entre les esclaves, ou quelque chose de semblable. Et si, ô mon seigneur, la personne que j’examine est une femme, je puis également, rien qu’en la regardant à travers son voile de visage, lui dire sa race, son origine, et jusqu’à la profession de ses parents ! Et voilà, ô roi du temps, une partie seulement de ce que je sais, car la science de la généalogie humaine est si étendue, qu’il me faudrait, pour t’en énumérer rien que les diverses branches, passer ici toute une journée de ma lourde présence sur les yeux de notre maître le sultan. Ainsi, ô mon seigneur, tu vois bien que ma science est plus admirable, et de beaucoup, que celle de mes compagnons, ces deux savants-ci ; car nul homme, sur la face de la terre, ne possède cette science que moi seul, et personne ne l’a jamais possédée avant moi. Mais toute science nous vient d’Allah, toute connaissance est un prêt de Sa générosité, et le meilleur de Ses dons est encore la vertu d’humilité ! »

Et, ayant ainsi parlé, le troisième généalogiste baissa les yeux avec modestie, en s’inclinant de nouveau, et recula au milieu de ses compagnons rangés devant le roi.

Et le roi, à la limite de l’étonnement, se dit : « Par Allah, quelle chose énorme ! Si les assertions de ce troisième-là sont justifiées, il est, sans aucun doute, le savant le plus extraordinaire de ce temps et de tous les temps ! Je vais donc garder ces trois généalogistes dans mon palais, jusqu’à ce qu’une occasion se présente qui nous permette d’essayer leur étonnant savoir. Et si leurs prétentions sont démontrées sans fondement, le pal les attend ! »

Et, ayant ainsi parlé avec lui-même, le sultan se tourna vers son grand-vizir et lui dit : « Qu’on garde à vue ces trois savants, en leur donnant une chambre dans le palais, ainsi qu’une ration de pain et de viande par jour, et de l’eau à discrétion. » Et l’ordre fut exécuté à l’heure et à l’instant. Et les trois amis se regardèrent, en se disant avec les yeux : « Quelle générosité ! Nous n’avons jamais entendu dire qu’un roi ait été aussi munificent que ce roi, et aussi sagace ! Mais, par Allah ! nous ne sommes pas généalogistes pour rien. Et notre heure viendra, en se pressant ou sans se presser. »

Mais pour ce qui est du sultan, l’occasion qu’il désirait ne tarda pas à s’offrir. En effet, un roi voisin lui envoya des présents fort rares, parmi lesquels se trouvait une pierre précieuse d’une merveilleuse beauté, blanche et transparente, et d’une eau plus pure que l’œil du coq. Et le sultan, se rappelant les paroles du généalogiste lapidaire, l’envoya chercher, et, après qu’il lui eut montré la pierre, il lui demanda de l’examiner et de lui dire ce qu’il en pensait. Mais le généalogiste lapidaire répondit : « Par la vie de notre maître le roi, je n’ai guère besoin d’examiner cette pierre sous toutes ses faces, soit par transparence soit par réflexion, ni de la prendre dans ma main, ni même de la regarder. Car, pour en juger la valeur et la beauté, je n’ai besoin que de la toucher du bout du petit doigt de ma main gauche, en tenant les yeux fermés ! »

Et le roi, encore plus étonné que la première fois, se dit : « Voici enfin le moment où nous allons pouvoir faire la mesure de ses prétentions ! » Et il présenta la pierre au généalogiste lapidaire qui, les yeux fermés, tendit le petit doigt et l’effleura. Et aussitôt il recula vivement, et secoua sa main comme si elle avait été mordue ou brûlée, et dit : « Ô mon seigneur, cette pierre n’est d’aucune valeur, car, non seulement elle n’est pas de la race pure des pierres précieuses, mais elle contient un ver dans son cœur ! »

Et le sultan, à ces paroles, sentit la fureur lui remplir le nez, et s’écria : « Que dis-tu là, ô fils d’entremetteur ? Ne sais-tu que cette pierre est d’une eau admirable, transparente à souhait et pleine d’éclat, et qu’elle me vient en cadeau d’un roi d’entre les rois ? » Et, n’écoutant que son indignation, il appela le fonctionnaire du pal, et lui dit : «  « Perce le fondement de cet indigne menteur ! » Et le fonctionnaire du pal, qui était un géant extraordinaire, saisit le généalogiste et l’enleva comme un oiseau, et se mit en devoir de l’embrocher, en lui perçant ce qu’il y avait à percer, quand le grand-vizir, qui était un vieillard plein de prudence et de modération et de bon sens, dit au sultan : « Ô roi du temps, certes ! cet homme a dû exagérer ses mérites, et l’exagération en tout est condamnable. Mais peut-être que ce qu’il a avancé n’est pas tout à fait dénué de vérité, et, dans ce cas, sa mort ne serait pas suffisamment justifiée devant le Maître de l’univers. Or, ô mon seigneur, la vie d’un homme quel qu’il soit est plus précieuse que la pierre la plus précieuse, et pèse davantage dans la balance du Peseur ! C’est pourquoi il vaut mieux différer le supplice de cet homme jusques après la preuve. Et la preuve ne peut être obtenue qu’en brisant cette pierre en deux. Et alors si le ver se trouve dans le cœur de cette pierre, l’homme sera justifié ; mais si la pierre est intacte et sans carie interne, le châtiment de cet homme sera prolongé et accentué par le fonctionnaire du pal. »

Et le sultan, ayant reconnu la justesse des paroles de son grand-vizir, dit : « Qu’on partage cette pierre en deux ! » Et la pierre fut rompue à l’instant. Et le roi et tous les assistants furent à l’extrême limite de l’étonnement en voyant sortir un ver blanc du cœur même de la pierre. Et ce ver, dès qu’il fut à l’air, prit feu de lui-même et se consuma en un instant, sans laisser la moindre trace de son existence.

Or, lorsque le sultan fut revenu de son émotion, il demanda au généalogiste : « Par quel moyen as-tu pu t’apercevoir de l’existence, dans le cœur de la pierre, de ce ver que nul de nous ne pouvait voir ? » Et le généalogiste répondit avec modestie : « Par la subtilité de la vue de l’œil que j’ai au bout de mon petit doigt, et par la sensibilité de ce doigt à la chaleur et au froid de cette pierre ! »

Et le sultan, émerveillé de sa science et de sa subtilité, dit au fonctionnaire du pal : » Lâche-le ! » Et il ajouta : « Qu’on lui donne aujourd’hui une double ration de pain et de viande, et de l’eau à discrétion ! »

Et voilà pour le généalogiste lapidaire !

Mais pour ce qui est du généalogiste des chevaux, voici :

Quelque temps après cet événement de la gemme habitée par le ver, le sultan reçut de l’intérieur de l’Arabie, comme marque de féalité de la part d’un puissant chef de tribu, un cheval bai brun, d’une beauté admirable. Et, enchanté de ce présent, il passait des jours entiers dans l’écurie à l’admirer. Et comme il n’oubliait pas la présence dans le palais du généalogiste des chevaux, il lui fit transmettre l’ordre de se présenter devant lui. Et lorsqu’il fut entre ses mains, il lui dit : « Ô homme, prétends-tu toujours t’y connaître en chevaux, de la manière que tu nous as racontée il n’y a pas longtemps ? Et te sens-tu prêt à nous prouver ta science de l’origine et de la race des chevaux ? » Et le second généalogiste répondit : « Mais certainement, ô roi du temps ! » Et le sultan s’écria : « Je jure par la vérité de Celui qui me plaça comme souverain sur les cous de Ses serviteurs, et qui dit aux êtres et aux choses : « Soyez ! » pour qu’ils fussent, que s’il y a la moindre erreur, fausseté ou confusion dans ta déclaration, je te ferai mourir de la pire mort ! » Et l’homme répondit : « J’entends et je me soumets ! » Et le sultan dit alors : « Qu’on amène le cheval devant ce généalogiste ! »

Et lorsque la noble bête fut devant lui, le généalogiste jeta sur elle un coup d’œil, un seul, puis se contracta quant à sa figure, sourit et dit en se tournant vers le sultan : « J’ai vu et j’ai su ! » Et le sultan demanda : « Qu’as-tu vu, ô homme, et qu’as-tu su…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT VINGT-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… le généalogiste des chevaux jeta donc sur la noble bête un coup d’œil, un seul, se contracta quant à sa figure, sourit et dit en se tournant vers le sultan : « J’ai vu et j’ai su ! » Et le sultan lui demanda : « Qu’as-tu vu, ô homme, et qu’as-tu su ? » Et le généalogiste répondit : « J’ai vu, ô roi du temps, que ce cheval est effectivement d’une beauté rare et d’une excellente race, que ses proportions sont harmonieuses et son allure pleine de fierté, que sa puissance est très grande, et son action idéale ; que l’épaule est très fine, l’encolure superbe, la selle haute, les jambes d’acier, la queue levée et formant un arc parfait, et la crinière lourde, épaisse et balayant le sol ; et, quant à la tête, elle a toutes les marques distinctives qui sont essentielles dans la tête d’un cheval du pays des Arabes, elle est large, et non petite, développée dans les hautes régions, avec une grande distance des oreilles aux yeux, une grande distance d’un œil à l’autre, et une toute petite distance d’une oreille à l’autre ; et le devant de cette tête est convexe ; et les yeux sont à fleur de tête, et sont beaux comme les yeux des gazelles ; et l’espace autour des yeux est sans poil et laisse à nu, dans leur voisinage immédiat, le cuir noir, fin et lustré ; et l’os des joues est grand et maigre, et celui de la mâchoire est en relief ; et la face, vers le bas, se fait tout de suite étroite et tourne presque en pointe jusqu’à l’extrémité de la lèvre ; et la narine, au repos, reste de niveau avec la face et ne paraît être qu’une fente pincée ; et la bouche a la lèvre inférieure plus large que la lèvre supérieure ; et les oreilles sont larges, longues, fines et délicatement coupées comme les oreilles de l’antilope ; enfin c’est une bête de tous points splendide. Et sa couleur bai-brun est la reine des couleurs. Et, sans aucun doute, cette bête serait le premier cheval de la terre, et nulle part on ne pourrait trouver son égale, si elle n’avait une tare que viennent de découvrir mes yeux, ô roi du temps ! »

Lorsque le sultan eut entendu cette description du cheval qu’il aimait, il fut d’abord émerveillé, surtout étant donné le simple regard négligemment jeté sur la bête par le généalogiste. Mais lorsqu’il eut entendu parler d’une tare, ses yeux flambèrent et sa poitrine se rétrécit et, d’une voix que la colère faisait trembler, il demanda au généalogiste : « Que dis-tu là, ô fourbe maudit ? Et que parles-tu de tare au sujet d’une bête si merveilleuse et qui est le dernier rejeton de la plus noble race d’Arabie ? » Et le généalogiste, sans s’émouvoir, répondit : « Du moment que le sultan s’émeut des paroles de son esclave, l’esclave ne dira plus rien ! » Et le sultan s’écria : « Dis ce que tu as à dire ! » Et l’homme reprit : « Je ne parlerai que si le roi m’en donne la liberté ! » Et le roi dit : « Parle donc, et ne me cache rien ! » Alors il dit : « Sache, ô roi, que ce cheval est d’une race pure et véritable, par son père, mais rien que par son père ! Quant à sa mère, je n’ose en parler ! » Et le roi, le visage convulsé, cria : « Qui donc est sa mère, hâte-toi de nous le dire ! » Et le généalogiste dit : « Par Allah, ô mon seigneur, la mère de ce cheval superbe est d’une race d’animal tout à fait différente. Car ce n’est pas une jument, mais une femelle de buffle marin ! »

À ces paroles du généalogiste, le sultan s’encoléra à la limite extrême de la colère et se tuméfia puis se dégonfla, et ne put d’abord prononcer un mot. Et il finit par s’écrier : « Ô chien des généalogistes, ta mort est préférable à ta vie ! » Et il fit signe au fonctionnaire du pal, en lui disant : « Perce le fondement de ce généalogiste-là ! » Et le géant, maître du pal, enleva le généalogiste dans ses bras, et, le posant par le fondement sur la pointe perforante en question, allait l’y laisser tomber de tout son poids, pour ensuite tourner le vilebrequin ascendant, quand le grand-vizir, l’homme doué du sens de la justice, supplia le roi de différer de quelques instants le supplice, en lui disant : « Ô mon maître souverain, ce généalogiste est certainement affligé d’un esprit imprudent et d’un faible jugement, pour ainsi prétendre faire descendre ce pur cheval d’une mère qui serait une femelle de buffle marin. Aussi, pour lui bien prouver que son supplice est mérité, il vaut mieux faire appeler ici l’écuyer qui a amené ce cheval de la part du chef des tribus arabes. Et notre maître le sultan l’interrogera en présence de ce généalogiste, et lui demandera de nous remettre le sachet qui contient l’acte de naissance de ce cheval et qui témoigne de sa race et de son origine ; car nous savons que tout cheval de sang noble doit porter attaché à son cou un sachet en forme d’étui qui contient ses titres et sa généalogie ! » Et le sultan dit : « Il n’y a pas d’inconvénient ! » et donna l’ordre d’amener en sa présence l’écuyer en question.

Lorsque l’écuyer fut entre les mains du sultan et qu’il eut entendu et compris ce qu’on lui demandait, il répondit : « J’écoute et j’obéis ! Et voici l’étui ! » Et, tirant de son sein un sachet en cuir ouvragé et incrusté de turquoises, il le remit au sultan qui en défit aussitôt les cordons, et en tira un parchemin sur lequel étaient empreints les cachets de tous les chefs de la tribu où était né le cheval, et les attestations de tous les témoins présents à la saillie de la mère par le père. Et ce parchemin portait, en définitive, que le jeune poulain en question avait eu pour père un étalon pur sang de la race des Seglawi-Jedrân, et pour mère une femelle de buffle marin que l’étalon avait rencontrée, un jour qu’il voyageait sur le bord de la mer, et qu’il avait saillie à trois reprises, après avoir henni sur elle d’une façon péremptoire. Et il y était dit que cette femelle de buffle marin, ayant été capturée par les cavaliers, avait mis bas à terme ce poulain bai-brun, et qu’elle l’avait elle-même allaitée pendant un an, au milieu de la tribu. Et tel était le résumé du contenu du parchemin.

Lorsque le sultan eut entendu la lecture que lui avait faite le grand-vizir lui-même de ce document, et l’énumération des noms des cheikhs et des témoins qui l’avaient cacheté, il fut extrêmement confondu d’un fait aussi étrange, et, en même temps, fort émerveillé de la science divinatoire et infaillible du généalogiste des chevaux. Et il se tourna vers le fonctionnaire du pal, et lui dit : « Retire-le de dessus la planche du vilebrequin ! » Et, une fois qu’il fut de nouveau debout entre ses mains, il lui demanda : « Comment as-tu pu, d’un seul coup d’œil, juger de la race, de l’origine, des qualités et de la naissance de ce poulain ? Car ton assertion s’est trouvée vraie, par Allah ! et prouvée d’une manière irréfutable. Hâte-toi donc de m’éclairer sur les signes auxquels tu as reconnu la tare de cette bête splendide ! » Et le généalogiste répondit : « La chose est aisée, ô mon seigneur ! Je n’ai eu qu’à regarder les sabots du cheval. Et notre maître n’a qu’à faire comme j’ai fait. » Et le roi regarda les sabots de la bête et vit qu’ils étaient fourchus, épais et longs, comme ceux des buffles, au lieu d’être unis, légers et ronds comme ceux des chevaux. Et le sultan, à cette vue, s’écria : « Allah est Tout-Puissant ! » Et il se tourna vers les serviteurs et leur dit : « Qu’on donne aujourd’hui à ce savant généalogiste une double ration de viande ainsi que deux galettes de pain, et de l’eau à discrétion ! »

Et voilà pour lui ! Mais pour ce qui est du généalogiste de l’espèce humaine, ce fut bien autre chose.

En effet, lorsque le sultan eut vu se passer ces deux événements extraordinaires, dus à la découverte par les deux généalogistes de la gemme qui contenait un ver dans son cœur et du poulain né d’un étalon pur sang et d’une femelle de buffle marin, et qu’il eut contrôlé par lui-même la science prodigieuse des deux hommes, il se dit : « Par Allah ! je ne sais pas, mais je crois que le troisième gredin doit être un savant plus prodigieux encore ! Et qui sait ce qu’il va découvrir que nous ne savons pas ! » Et il le fit amener sur-le-champ en sa présence, et lui dit : « Tu dois bien te souvenir, ô homme, de ce que tu as avancé en ma présence au sujet de ta science de la généalogie quant à l’espèce humaine, qui te fait découvrir l’origine directe des hommes, celle que la mère de l’enfant peut à peine connaître et que le père ignore, généralement. Et tu dois également te souvenir que tu as avancé une pareille assertion au sujet des femmes. Je désire donc savoir de toi si tu persistes dans tes affirmations, et si tu es prêt à les démontrer devant nos yeux ? » Et le généalogiste de l’espèce humaine, qui était le troisième mangeur de haschich, répondit : « J’ai ainsi parlé, ô roi du temps, et je persiste dans mes affirmations. Et Allah est le plus grand ! »

Alors le sultan se leva de son trône et dit à l’homme : « Marche derrière moi ! » Et l’homme marcha derrière le sultan, qui le conduisit dans son harem, contrairement à la coutume, mais après avoir toutefois fait prévenir les femmes par les eunuques qu’elles eussent à s’envelopper de leurs voiles et à se couvrir le visage. Et lorsqu’ils furent tous deux arrivés dans l’appartement réservé à la favorite du moment, le sultan se tourna vers le généalogiste et lui dit : « Embrasse la terre en présence de ta maîtresse, et regarde-la pour me dire ensuite ce que tu auras vu ! » Et le mangeur de haschich dit au sultan, après avoir embrassé la terre entre les mains de la favorite : « Je l’ai examinée, ô roi du temps ! » Or, il n’avait fait que jeter sur elle un regard, un seul, et rien de plus. Et le sultan lui dit : « En ce cas, marche derrière moi ! » Et il sortit, et le généalogiste marcha derrière lui, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés dans la salle du trône. Et le sultan, ayant fait évacuer la salle, resta seul avec son grand-vizir et le généalogiste, à qui il demanda : « Qu’as-tu découvert dans ta maîtresse ? » Et il répondit : « Ô mon seigneur, j’ai vu quelqu’une qui était ornée de grâces, de charmes, d’élégance, de fraîcheur, de modestie et de tous les attributs et de toutes les perfections de la beauté. Et, certes ! on ne saurait rien souhaiter de plus en elle, car elle a tous les dons qui peuvent enchanter le cœur et rafraîchir les yeux, et, de quelque côté qu’on la regarde, elle est pleine de proportion et d’harmonie ; et certes ! si je dois en juger par son extérieur et par l’intelligence qui anime son regard, elle doit posséder dans son centre intérieur toutes les qualités désirables de finesse et de compréhension. Et voilà ce que j’ai vu en cette dame souveraine, ô mon seigneur ! Et Allah est omniscient ! » Mais le sultan se récria, disant : « Il ne s’agit pas de tout ça, ô généalogiste, mais il s’agit de me dire ce que tu as découvert au sujet de l’origine de ta maîtresse, mon honorable favorite…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT VINGT-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Lorsque le généalogiste eut dit au sultan : « Et voilà ce que j’ai vu en cette dame souveraine, ô mon seigneur ; mais Allah est omniscient ! » le sultan lui dit : « Il ne s’agit pas de tout ça, ô généalogiste, mais il s’agit de me dire ce que tu as découvert au sujet de l’origine de ta maîtresse, mon honorable favorite ! » Et le généalogiste, prenant soudain un air réservé et discret, répondit : « C’est là une chose délicate, ô roi du temps, et je ne sais si je dois parler ou me taire ! » Et le sultan s’écria : « Hé, par Allah ! je ne t’ai fait venir que pour que tu parles ! Allons, sors ce que tu as, et pèse tes paroles, ô gredin ! » Et le généalogiste, sans s’émouvoir, dit : « Par la vie de notre maître, cette dame serait l’être le plus parfait parmi les créatures d’Allah, si elle n’avait un défaut originel qui dépare ses perfections personnelles ! »

En entendant ces dernières paroles et ce mot de défaut, le sultan, fronçant les sourcils et envahi par la fureur, tira tout à coup son cimeterre et sauta sur le généalogiste, pour lui trancher la tête, en criant : « Ô chien, fils de chien, tu vas certainement me dire que ma favorite est une descendante de quelque buffle marin ou qu’elle contient un ver dans son œil ou ailleurs ! Ah ! fils des mille cornards de l’impudicité, que cette lame fasse entrer ta longueur dans ta largeur ! » Et il lui eût infailliblement fait boire la mort d’une gorgée, si le vizir prudent et judicieux ne se fût trouvé là pour détourner son bras, et lui dire : « Ô mon seigneur, il vaut mieux ne pas ôter la vie à cet homme avant d’être convaincu de son crime ! » Et le sultan demanda à l’homme qu’il avait renversé et qu’il tenait sous son genou : « Eh bien, parle ! Quel est ce défaut que tu as trouvé à ma favorite ? » Et le généalogiste de l’espèce humaine répondit du même ton tranquille : « Ô roi du temps, ma maîtresse, ton honorable favorite, est un objet de beauté et de perfections, mais sa mère était une danseuse publique, une femme libre de la tribu errante des Ghaziyas, une fille de prostituée ! »

À ces paroles, la fureur du sultan devint si intense que les cris restèrent au fond de sa gorge. Et ce ne fut qu’au bout d’un bon moment qu’il put s’exprimer, disant à son grand-vizir : « Va vite et m’amène ici le père de ma favorite, qui est l’intendant de mon palais ! » Et il continua à tenir sous son genou le généalogiste, qui était le troisième mangeur de haschich. Et lorsque le père de sa favorite fut arrivé, il lui cria : « Tu vois ce pal, n’est-ce pas ? Eh bien, hâte-toi, si tu ne veux pas te voir au-dessus de sa pointe, de me dire la vérité au sujet de la naissance de ta fille, ma favorite ! » Et l’intendant du palais, père de la favorite, répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et il dit :

« Sache, ô mon maître souverain, que je vais te dire la vérité, car elle est le seul salut. Dans ma jeunesse, je vivais la vie libre du désert, et je voyageais en escortant les caravanes qui me payaient la redevance du passage sur le territoire de ma tribu. Or, un jour, que nous étions campés près des puits de Zobéida — que les grâces et la miséricorde d’Allah soient sur elle ! — vint à passer une troupe de femmes de la tribu errante des Ghaziyas, dont les filles, une fois à l’âge de la puberté, se prostituent aux hommes du désert, en voyageant d’une tribu à l’autre, et d’un campement à l’autre, offrant leurs grâces et leur science de l’amour aux jeunes cavaliers. Et cette troupe resta au milieu de nous pendant quelques jours, et nous quitta ensuite pour aller trouver les hommes de la tribu voisine. Et voici qu’après son départ, alors qu’elle était déjà hors de vue, je découvris, blottie sous un arbre, une petite fille de cinq ans que sa mère, une Ghaziya, avait dû perdre ou oublier dans l’oasis, auprès des puits de Zobéida. Et, en vérité, ô mon maître souverain, cette fillette, brune comme la datte mûre, était si mignonne et si jolie que je déclarai, séance tenante, que je la prenais à ma charge. Et, malgré qu’elle fût effarouchée comme une jeune biche à sa première sortie dans les bois, je réussis à l’apprivoiser, et la confiai à la mère de mes enfants qui l’éleva comme si elle avait été sa propre fille. Et elle grandit au milieu de nous et se développa si bellement, qu’à sa puberté nulle fille du désert, quelque merveilleuse qu’elle fût, ne pouvait lui être comparée. Et moi, ô mon seigneur, je sentais mon cœur épris d’elle, et, ne voulant point m’unir à elle par l’illicite, je la pris pour ma femme légitime, en l’épousant, malgré son origine inférieure. Et, grâce à la bénédiction, elle me donna la fille que tu as daigné élire pour ta favorite, ô roi du temps ! Et telle est la vérité sur la mère de ma fille, et sur sa race et son origine. Et je jure, par la vie de notre prophète Môhammad — sur Lui la prière et la paix ! — que je n’ai point ajouté une syllabe à la vérité, et que je n’en ai point retranché une syllabe. Mais Allah est plus véridique et le seul infaillible ! »

Lorsque le sultan eut entendu cet aveu sans artifice, il se sentit soulagé d’un souci torturant et d’une inquiétude pleine de douleur. Car il s’était imaginé que sa favorite était la fille d’une prostituée d’entre les filles Ghaziyas, et il venait d’apprendre précisément le contraire, puisque, bien que Ghaziya, la mère était restée vierge jusqu’à son mariage avec l’intendant du palais. Et il se laissa alors aller à la surprise que lui causait la science du perspicace généalogiste. Et il lui demanda : « Comment t’y es-tu pris pour deviner, ô savant, que ma favorite était une fille de Ghaziya, fille de danseuse, fille elle-même de prostituée ? » Et le généalogiste mangeur de haschich répondit : « Voici ! D’abord c’est ma science — Allah est plus savant ! — qui m’a mis sur la voie de cette découverte. Et c’est ensuite le fait que les femmes de race Ghaziya ont toutes, comme ta favorite, les sourcils fort épais et se rejoignant à la racine du nez, et ont, comme elle également, les yeux les plus intensément noirs d’Arabie ! »

Et le roi, émerveillé de ce qu’il venait d’entendre, ne voulut point congédier le généalogiste sans lui donner une marque probante de sa satisfaction. Il se tourna donc vers les serviteurs qui étaient rentrés, et leur dit : « Donnez aujourd’hui à ce savant distingué une double ration de viande et deux galettes du jour, ainsi que de l’eau à discrétion ! »

Et voilà pour le généalogiste de l’espèce humaine ! Mais ce n’est pas tout, car ce n’est pas fini.

En effet, le lendemain, le sultan, ayant passé sa nuit à réfléchir sur ce qu’avaient fait les trois compagnons, et sur la profondeur de leur science dans les diverses branches de la généalogie, se dit à lui-même : « Par Allah ! après ce que m’a dit ce généalogiste de l’espèce humaine sur l’origine de la race de ma favorite, il n’y a plus qu’à le déclarer l’homme le plus savant de mon royaume. Mais auparavant je voudrais bien savoir ce qu’il pourrait me dire sur mon origine, moi, le sultan, qui suis le descendant authentique de tant de rois ! » Et sa pensée devint action à l’instant même, et il fit amener de nouveau entre ses mains le généalogiste de l’espèce humaine, et lui dit : « Maintenant, ô père de la science, que je n’ai aucun motif de douter de tes paroles, je voudrais bien t’entendre me parler de mon origine et de l’origine de ma race royale ! » Et il répondit : « Sur ma tête et sur mon œil, ô roi du temps, mais certainement pas avant que tu m’aies promis la sécurité. Car le proverbe dit : « Entre la colère du sultan et ton cou, mets de l’espace, et fais-toi plutôt exécuter par contumace ! » Or moi, ô mon maître, je suis sensible et délicat, et je préfère le pal par contumace au pal efficace qui vous enchâsse et vous outrepasse la crevasse pour une question de race ! » Et le sultan lui dit : « Par ma tête ! je t’accorde la sécurité, et, quoi que tu puisses dire, tu es d’avance absous ! » Et il lui jeta le mouchoir de la sauvegarde. Et le généalogiste ramassa le mouchoir de la sauvegarde, et dit : « En ce cas, ô roi du temps, je te prie de ne laisser dans cette salle personne d’autre que nous deux ! » Et le roi demanda : « Pourquoi, ô homme ! » Il dit : « Parce que, ô mon maître, Allah Tout-Puissant possède parmi ses noms bénis le surnom de « Voileur », vu qu’Il aime voiler des voiles du mystère les choses dont la divulgation serait nuisible ! » Et le sultan ordonna de sortir à tout le monde, même à son grand-vizir.

Alors le généalogiste, se trouvant seul à seul avec le sultan, s’avança vers lui et, se penchant à son oreille, il lui dit : « Ô roi du temps, tu n’es qu’un enfant adultérin, et de mauvaise qualité…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT TRENTIÈME NUIT

Elle dit :

… Alors le généalogiste, se trouvant seul à seul avec le sultan, s’avança vers lui et, se penchant à son oreille, il lui dit : « Ô roi du temps, tu n’es qu’un enfant adultérin, et de mauvaise qualité ! »

En entendant ces terribles paroles, dont l’audace était inouïe, le sultan devint bien jaune de couleur et changea de contenance ; et ses membres tombèrent déliés ; et il perdit l’ouïe et la vue ; et il devint semblable à un ivrogne sans vin ; et il chancela, avec de l’écume sur ses lèvres ; et il finit par s’abattre défaillant sur le sol, et il resta longtemps dans cette situation, sans que le généalogiste sût exactement s’il était mort du coup, ou demi-mort, ou vivant encore. Mais il finit par revenir à lui, et, s’étant relevé et ayant tout à fait recouvré ses sens, il se tourna vers le généalogiste, et lui dit : « Maintenant, ô homme, par la vérité de Celui qui me plaça sur les cous de Ses serviteurs, si tes paroles me sont prouvées véridiques, et si j’acquiers la certitude là-dessus, par des preuves positives, je veux, sans retour possible et sûrement, abdiquer un trône dont je serai indigne, et me démettre de mon pouvoir royal en ta faveur. Car tu es le plus méritant, et nul ne saura comme toi se rendre digne de cette situation. Mais si je trouve le mensonge au bout de tes paroles, je t’égorgerai ! » Et le généalogiste répondit : « J’écoute et j’obéis ! Et il n’y a point d’inconvénient ! »

Alors le sultan, se levant sur ses deux pieds, sans délai ni retard, se précipita vers l’appartement de la sultane mère, l’épée à la main, et pénétra chez elle, et lui dit : « Par Celui qui éleva le ciel et le sépara de l’eau, si tu ne me réponds pas par la vérité sur ce que je vais te demander, je te couperai en tout petits morceaux, avec ceci ! » Et il brandit son arme, en roulant des yeux d’incendie, et en bavant de fureur. Et la sultane mère, effarée à la fois et suffoquée d’un langage si peu habituel, s’écria : « Le nom d’Allah sur toi et autour de toi ! Calme-toi, ô mon enfant, et interroge-moi sur tout ce que tu désires savoir, car je ne te répondrai que selon les préceptes du Véridique ! » Et le sultan lui dit : « Hâte-toi alors de me dire, sans aucun préambule ni entrée en matière, si je suis le fils du sultan, mon père, et si je suis de la race royale de mes ancêtres. Car toi seule tu peux me le révéler ! » Et elle répondit : « Je te dirai donc, sans préambule, que tu es le fils authentique d’un cuisinier. Et, si tu veux savoir comment, voici !

« Lorsque le sultan, ton prédécesseur, celui que jusqu’ici tu croyais ton père, m’eut prise pour épouse, il cohabita avec moi selon l’usage. Mais Allah ne le favorisa pas de la fécondité, et je ne pus lui donner une postérité qui lui apportât de la joie et assurât le trône à sa race. Et, quand il vit qu’il n’avait pas d’enfants, il fut plongé dans une tristesse qui lui fit perdre l’appétit, le sommeil et la santé. Et il fut travaillé par sa mère qui le poussait à prendre sur moi une autre épouse. Et il prit sur moi une seconde épouse. Mais Allah ne le favorisa pas de la fécondité. Et il fut de nouveau conseillé par sa mère pour une troisième femme. Alors, moi, voyant que j’allais finir par être reléguée au dernier rang, et que d’ailleurs cela n’avancerait en rien l’état du sultan, je résolus de sauver mon influence en sauvant, du même coup, l’héritage du trône. Et je n’attendis que l’occasion propice pour réaliser cette excellente intention.

« Or, un jour, le sultan, qui continuait à n’avoir aucun appétit et à maigrir, eut une grande envie de manger un poulet farci. Et il donna l’ordre au cuisinier d’égorger un des volatiles qui étaient enfermés dans des cages sous les fenêtres du palais. Et l’homme vint pour prendre la volaille dans sa cage. Alors moi, ayant bien examiné ce cuisinier, je le trouvai tout à fait convenable pour l’œuvre projetée, car c’était un gaillard jeune, carré et gigantesque. Et, me penchant à la fenêtre, je lui fis signe de monter par la porte secrète. Et je le reçus dans mon appartement. Et ce qui se passa entre moi et lui ne dura qu’un temps fort restreint, car, aussitôt qu’il eût fini son affaire, je lui plongeai dans le cœur un poignard. Et il tomba à la renverse, sa tête précédant ses pieds, mort. Et je le fis ramasser par mes fidèles servantes et enterrer en secret dans une fosse creusée par elles dans le jardin. Et, ce jour-là, le sultan ne mangea pas de poulet farci, et entra dans une grande colère à cause de la disparition inexpliquée de son cuisinier. Mais, neuf mois plus tard, jour pour jour, je te mis au monde, bien portant, comme tu continues à l’être. Et ta naissance fut une cause de joie pour le sultan, qui retrouva sa santé et son appétit, et combla de faveurs et de présents ses vizirs, ses favoris et tous les habitants du palais, et donna de grandes fêtes et des réjouissances publiques qui durèrent quarante jours et quarante nuits. Et telle est la vérité sur ta naissance, ta race et ton origine. Et je jure par le Prophète — sur Lui la prière et la paix ! — que je n’ai dit que ce que je savais. Et Allah est omniscient ! »

En entendant ce récit, le sultan se leva et sortit de chez sa mère, en pleurant. Et il entra dans la salle du trône, et s’assit par terre, en face du troisième généalogiste, sans dire un mot. Et les larmes continuaient à couler de ses yeux, et se glissaient dans les interstices de sa barbe qu’il avait fort longue. Et, au bout d’une heure de temps, il releva la tête et dit au généalogiste : « Par Allah sur toi, ô bouche de vérité, dis-moi comment tu as pu découvrir que j’étais un adultérin de mauvaise qualité ! » Et le généalogiste répondit : « Ô mon maître, lorsque chacun de nous trois eut prouvé les talents qu’il possédait, et que tu fus extrêmement satisfait, tu ordonnas qu’il nous fût donné pour récompense une double ration de viande et de pain, et de l’eau à discrétion.

Et je jugeai, d’après la mesquinerie d’une telle largesse et la nature même de cette générosité, que tu ne devais être que le fils d’un cuisinier, la postérité d’un cuisinier et le sang d’un cuisinier. Car les rois fils de rois n’ont pas coutume de reconnaître le mérite par des distributions de viande ou autre chose semblable, mais ils récompensent les méritants par de magnifiques présents, des robes d’honneur et des richesses sans calcul. Aussi, je ne pus faire autrement que de deviner ta basse extraction adultérine par cette preuve sans réplique. Et il n’y a point de mérite à cette découverte ! »

Lorsque le généalogiste eut cessé de parler, le sultan se leva et lui dit : « Ote tes habits ! » Et le généalogiste obéit, et le sultan se dépouillant de ses habits et de ses attributs royaux, l’en revêtit de ses propres mains. Et il le fit monter sur le trône, et, se courbant devant lui, il embrassa la terre entre ses mains, et lui rendit les hommages d’un vassal à son suzerain. Et, à l’heure et à l’instant, il fit entrer le grand-vizir, les autres vizirs et tous les grands du royaume, et le fit reconnaître par eux pour leur légitime souverain. Et le nouveau sultan envoya aussitôt chercher ses amis, les deux autres généalogistes mangeurs de haschich, et nomma l’un gardien de sa droite et l’autre gardien de sa gauche. Et il conserva l’ancien grand-vizir dans ses fonctions, à cause de son sentiment de la justice. Et il fut un grand roi.

Et voilà pour les trois généalogistes !

Mais, pour ce qui est de l’ancien sultan, son histoire ne fait que commencer. Car voici…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Et sa sœur, la petite Doniazade, qui, de jour en jour et de nuit en nuit, se faisait plus jolie et plus développée et plus compréhensive et plus attentive et plus silencieuse, se leva à demi du tapis où elle était blottie, et lui dit : « Ô ma sœur, que tes paroles sont douces et savoureuses et réjouissantes et délectables ! » Et Schahrazade lui sourit, l’embrassa et lui dit : « Oui, mais qu’est cela comparé à ce que je vais raconter la nuit prochaine, si toutefois veut bien me le permettre notre maître le Roi ! » Et le sultan Schahriar dit : « Ô Schahrazade, n’en doute pas ! Tu peux, certes ! nous dire demain la suite de cette histoire prodigieuse qui ne fait qu’à peine commencer. Et tu peux, si tu n’es pas fatiguée, la continuer cette nuit même, tant je désire savoir ce qui va arriver à l’ancien sultan, ce fils adultérin ! Qu’Allah maudisse les femmes exécrables ! Toutefois je dois avouer qu’ici l’épouse du sultan, mère de l’adultérin, n’a forniqué avec le cuisinier que dans un but excellent, et non pour satisfaire les sollicitations de son intérieur. Qu’Allah étende sur elle Sa miséricorde ! Mais pour ce qui est de la maudite, de la dévergondée, de la fille de chien qui a fait ce qu’elle a fait avec le nègre Massâoud, ce n’était point pour assurer le trône à mes descendants, la maudite ! Puisse Allah ne l’avoir jamais en Sa compassion ! » Et le roi Schahriar, ayant ainsi parlé, en fronçant terriblement les sourcils et en regardant avec des yeux blancs et de côté, ajouta : « Quant à toi, Schahrazade, je commence à croire que peut-être tu n’es pas comme toutes ces éhontées dont j’ai fait trancher la tête ! » Et Schahrazade s’inclina devant le Roi farouche, et dit : « Qu’Allah prolonge la vie de notre maître, et m’accorde de vivre jusqu’à demain pour te raconter ce qu’il advint de l’Adultérin sympathique ! » Et, ayant ainsi parlé, elle se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT TRENTE ET UNIÈME NUIT

La petite Doniazade dit à Schahrazade : « Par Allah sur toi, ô ma sœur, si tu n’as pas sommeil, de grâce ! hâte-toi de nous dire ce que devint l’ancien sultan, fils adultérin du cuisinier ! » Et Schahrazade dit : « De tout cœur, et comme hommage dû à ce Roi magnanime, notre maître ! » Et elle continua l’histoire en ces termes :

… Pour ce qui est de l’ancien sultan, son histoire ne fait que commencer, car voici !

Une fois qu’il eut abdiqué son trône et sa puissance entre les mains du troisième généalogiste, l’ancien sultan revêtit l’habit de derviche pèlerin et, sans s’attarder à des adieux, devenus pour lui fort négligeables, et sans rien emporter avec lui, il se mit en route vers le pays d’Égypte, où il comptait vivre dans l’oubli et la solitude, en réfléchissant sur sa destinée. Et Allah lui écrivit la sécurité, et, après un voyage plein de fatigues et de périls, il arriva dans la ville splendide du Caire, cette immense cité si différente des villes de son pays, et dont le tour demande pour le moins trois journées et demi de marche. Et il vit qu’elle était vraiment une des quatre merveilles du monde, en comptant le pont de Sanja, le phare d’Al-Iskandaria et la mosquée des Ommiades à Damas. Et il trouva qu’il était loin d’avoir exagéré les beautés de cette ville et de ce pays, le poète qui a dit : « Égypte ! terre merveilleuse dont la poussière est d’or, dont le fleuve est une bénédiction, et dont les habitants sont délectables, tu appartiens au victorieux qui sait te conquérir ! »

Et se promenant, et regardant, et s’émerveillant, sans se lasser, l’ancien sultan se sentait, sous ses habits de derviche pauvre, tout heureux de pouvoir admirer à son aise, et marcher à sa guise, et s’arrêter à son gré, débarrassé des ennuis et des charges de la souveraineté. Et il pensait : « Louange à Allah le Rétributeur ! Il donne aux uns la puissance avec les fardeaux et les soucis, et aux autres la pauvreté avec l’insouciance et la légèreté de cœur. Et ce sont les derniers qui sont les plus favorisés ! Qu’Il soit béni ! » Et il arriva de la sorte, riche de visions charmantes, devant le palais même du sultan du Caire, qui était alors le sultan Mahmoud.

Et il s’arrêta sous les fenêtres du palais, et, appuyé sur son bâton de derviche, il se mit à réfléchir sur la vie que pouvait mener dans cette demeure imposante le roi du pays, et sur le cortège de préoccupations, d’inquiétudes et d’ennuis divers où il devait être constamment plongé, sans compter sa responsabilité devant le Très-Haut qui voit et juge les actions des rois. Et il se réjouissait en son âme d’avoir songé à se libérer, grâce à sa naissance dévoilée, d’une vie si lourde et si compliquée, et de l’avoir échangée contre une existence de plein air et de liberté, n’ayant pour tout bien et pour tout revenu que sa chemise, son manteau de laine et son bâton. Et il sentait une grande sérénité qui lui rafraîchissait l’âme et achevait de lui faire oublier ses émotions passées.

Or, à ce moment précis, le sultan Mahmoud, revenant de la chasse, rentrait dans son palais. Et il aperçut le derviche appuyé sur son bâton, ne voyant point ce qui l’entourait et le regard perdu dans la contemplation des choses lointaines. Et il fut frappé de la tournure noble de ce derviche et de son attitude distinguée et de son air détaché. Et il se dit : « Par Allah, voilà le premier derviche qui ne tende pas la main sur le passage des riches seigneurs ! Sans aucun doute son histoire doit être une singulière histoire ! » Et il dépêcha vers lui un des seigneurs de sa suite, pour l’inviter à entrer au palais, parce qu’il désirait l’entretenir. Et le derviche ne put faire autrement que d’obéir à la prière du sultan. Et ce fut pour lui le second tournant de la destinée.

Et le sultan Mahmoud, après s’être un peu reposé des fatigues de la chasse, fit entrer le derviche en sa présence, et le reçut avec affabilité, et le questionna avec bonté sur son état, lui disant : « La bienvenue sur toi, ô vénérable derviche d’Allah ! À en juger par ton air, tu dois être un fils des nobles Arabes du Hedjaz ou de l’Yémen ! » Et le derviche répondit : « Allah seul est noble, ô monseigneur ! Moi, je ne suis qu’un pauvre homme, un mendiant. » Et sultan Mahmoud reprit : « Il n’y a point d’inconvénient ! Mais quel est le motif de ta venue dans ce pays et de ta présence sous les murs de ce palais, ô derviche ? Ce doit être, certainement, une étonnante histoire ! » Et il ajouta : « Par Allah sur toi, ô derviche béni, raconte-moi ton histoire, sans m’en rien cacher ! » Et le derviche, à ces paroles du sultan, ne put s’empêcher de laisser tomber une larme de ses yeux, et une grande émotion étreignit son cœur. Et il répondit : « Je ne te cacherai rien, seigneur, de mon histoire, bien qu’elle me soit un souvenir plein d’amertume et de douceur. Mais permets-moi de ne point te la raconter en public ! » Et sultan Mahmoud se leva de son trône, descendit vers le derviche et, lui prenant la main, il le conduisit dans une salle retirée, où il s’enferma avec lui. Puis il lui dit : « Maintenant tu peux parler sans crainte, ô derviche ! »

Alors l’ancien sultan, assis sur le tapis en face du sultan Mahmoud, dit : « Allah est le plus grand ! Voici mon histoire ! »

Et il raconta tout ce qui lui était arrivé, depuis le commencement jusqu’à la fin, sans oublier un détail, et comment il avait abdiqué le trône et s’était déguisé en derviche, pour voyager et tâcher d’oublier ses malheurs. Mais il n’y a point d’utilité à le répéter.

Lorsque le sultan Mahmoud eut entendu les aventures du derviche supposé, il se jeta à son cou et l’embrassa avec effusion, et lui dit : « Gloire à Celui qui abaisse et qui élève, qui humilie et qui honore, par les décrets de Sa sagesse et de Sa toute puissance ! » Puis il ajouta : « En vérité, ô mon frère, ton histoire est une grande histoire et son enseignement est un grand enseignement ! Sois donc remercié pour m’en avoir ennobli les oreilles et enrichi l’entendement. La douleur, ô mon frère, est un feu qui purifie, et les retours du temps guérissent les yeux aveugles de naissance. » Puis il dit : « Et maintenant que la sagesse a élu ton cœur pour domicile, et que la vertu d’humilité devant Allah t’a donné plus de titres de noblesse que n’en donne aux fils des rois un millénaire de domination, me serait-il permis d’exprimer un souhait, ô le plus grand ? » Et l’ancien sultan dit : « Sur ma tête et sur mes yeux, ô roi magnanime !» Et sultan Mahmoud dit : « J’aimerais être ton ami ! »

Et, ayant ainsi parlé, il embrassa de nouveau l’ancien sultan, devenu derviche, et lui dit : « Quelle vie admirable sera la nôtre désormais, ô mon frère ! Ensemble nous sortirons, ensemble nous rentrerons, et, la nuit, nous irons parcourir, sous le déguisement, les divers quartiers de la ville, pour le bénéfice moral que pourront nous donner ces promenades. Et, dans ce palais, tout t’appartiendra par moitié, en toute cordialité. De grâce ! ne me refuse pas, car le refus est une des formes de la parcimonie ! »

Et, le sultan-derviche ayant accepté d’un cœur ému l’offre amicale, le sultan Mahmoud ajouta : « Ô mon frère et mon ami, sache à ton tour que, moi aussi, j’ai dans ma vie une histoire. Et cette histoire est si étonnante que, si elle était écrite avec les aiguilles sur le coin intérieur de l’œil, elle servirait de leçon salutaire à qui la lirait avec déférence. Et je ne veux pas davantage tarder à te la raconter, afin que tu saches, au début même de notre amitié, ce que je suis et ce que j’ai été ! »

Et sultan Mahmoud, ayant rassemblé vers un seul point ses souvenirs, dit au sultan-derviche, devenu son ami :