Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 13/La Malice des épouses

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Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 13p. 237-267).


LA MALICE DES ÉPOUSES


Il m’est revenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait, vivant à la cour d’un certain roi, un certain homme qui était bouffon de son métier et célibataire de son état. Or, un jour d’entre les jours, le roi, son maître, lui dit : « Ô père de la sagesse, tu es célibataire, et vraiment je désire te voir marié. » Et le bouffon répondit : « Ô roi du temps, par ta vie ! dispense-moi de cette béatitude-là. Moi, je suis un célibataire, et je crains beaucoup le sexe en question. Oui, en vérité, je crains beaucoup de tomber sur quelque débauchée, adultérine ou fornicatrice de la mauvaise espèce, et alors où serai-je ? De grâce, ô roi du temps, ne me force pas à devenir bienheureux, malgré mes vices et mon indignité. » Et le roi, à ces paroles, se mit à rire tellement qu’il se renversa sur son derrière. Et il dit : « Il n’y a pas ! aujourd’hui même il faut que tu te maries. » Et le bouffon prit un air résigné, baissa la tête, croisa ses mains sur sa poitrine, et répondit en soupirant : « Taïeb ! Ça va bien ! C’est bon ! »

Alors le roi fit mander son grand-vizir, et lui dit : « Il faut trouver, pour notre fidèle serviteur que voici, une épouse qui soit belle et de conduite irréprochable et pleine de décence et de modestie. » Et le vizir répondit par l’ouïe et l’obéissance, et alla à l’instant trouver une vieille pourvoyeuse du palais, et lui donna l’ordre de fournir immédiatement au bouffon du sultan une épouse qui remplît les conditions précitées. Et la vieille ne se trouva pas prise au dépourvu ; et elle se leva à l’heure et à l’instant et engagea pour le bouffon une jeune femme, telle et telle, comme épouse. Et on célébra le mariage ce jour-là même. Et le roi fut content, et ne manqua pas de combler son bouffon de présents et de faveurs, à l’occasion de ses noces.

Or, le bouffon vécut en paix avec son épouse pendant une demi-année, ou peut-être sept mois. Après quoi, il lui arriva ce qui devait lui arriver, car nul n’échappe à sa destinée.

En effet, la femme avec laquelle le roi l’avait marié avait déjà eu le temps de prendre, pour son plaisir, quatre hommes sur son époux, quatre exactement, et de quatre variétés. Et le premier de ces chéris d’entre les amants était, de sa profession, pâtissier ; et le second était marchand de légumes ; et le troisième était boucher pour la viande de mouton ; et le quatrième était le plus distingué, car il était clarinette en chef de la musique du sultan, et le cheikh de la corporation des clarinettes, un personnage important.

Et donc, un jour, le bouffon, l’ancien célibataire, le nouveau père aux cornes, ayant été appelé de très bon matin auprès du roi, laissa son épouse encore au lit et se hâta de se rendre au palais. Et la coïncidence voulut que ce matin-là le pâtissier se sentit en humeur de copulation et vînt, profitant de la sortie de l’époux, frapper à la porte de la jeune femme. Et elle lui ouvrit et lui dit : « Tu viens aujourd’hui de meilleure heure que d’habitude. » Et il répondit : « Hé, ouallah, tu as raison. Mais, ce matin, j’avais déjà préparé la pâte pour faire mes plateaux de pâtisserie, et je l’avais déjà roulée et amincie et réduite en feuilles, et j’allais déjà la farcir de pistaches et d’amandes, quand je m’aperçus que l’heure était très matinale et que les acheteurs n’étaient pas encore sur le point de venir. Alors je dis à moi-même : « Ô un tel, lève-toi, et secoue la farine de tes habits, et rends-toi par ce matin frais chez une telle, et réjouis-toi avec elle, car elle est réjouissante. » Et l’adolescente répondit : « Bien pensé, par Allah ! » Et, là-dessus, elle fut avec lui comme une pâte sous le rouleau, et il fut avec elle comme une farce dans une pâtisserie. Et ils n’avaient pas encore fini leur ouvrage, qu’ils entendirent frapper à la porte. Et le pâtissier demanda à la femme : « Qui ça peut-il bien être ? » Et elle répondit : « Je ne sais pas. Mais, en attendant, va te cacher dans les cabinets. » Et le pâtissier, pour plus de sûreté, se hâta d’aller s’enfermer là où elle lui avait dit d’aller.

Et elle alla ouvrir la porte, et elle vit devant elle son second amant, le marchand de légumes, qui lui apportait une botte de légumes, des primeurs de la saison, en cadeau. Et elle lui dit : « C’est un peu trop tôt, et l’heure n’est pas ton heure. » Et il dit : « Par Allah ! tu as raison. Mais comme je revenais, ce matin, de mon potager, je dis à moi-même : « Ô un tel, l’heure est vraiment trop matinale pour le souk, et tu feras bien d’aller porter cette botte de légumes frais à une telle, qui réjouira ton cœur, car elle est bien gentille. » Et elle dit : « Sois donc le bienvenu ! » Et elle réjouit son cœur, et il lui donna ce qu’elle aimait le mieux, un concombre héroïque et une courge de valeur. Et ils n’avaient pas encore fini le travail du potager, qu’ils entendirent frapper à la porte ; et il demanda : « Qui est-ce ? » Et elle répondit : « Je ne sais pas, mais toi va vite, en attendant, te cacher dans les cabinets. » Et il se hâta d’aller s’enfermer là-dedans. Et il trouva la place occupée déjà par le pâtissier, et il lui dit : « Qu’est-ce que c’est que ça ? Et que fais-tu là ? » Et l’autre répondit : « Je suis ce que tu es, et je fais ici ce que tu viens y faire toi-même. » Et ils se rangèrent l’un à côté de l’autre, le marchand de légumes portant sur son dos la botte de légumes que l’adolescente lui avait recommandé d’emporter pour ne pas trahir sa présence dans la maison.

Or, pendant ce temps, la jeune femme était allée ouvrir la porte. Et voici devant elle son troisième amant, le boucher, qui arrivait avec, comme cadeau, une belle peau de mouton à laine frisée, à laquelle on avait conservé les cornes. Et elle lui dit : « Un peu trop tôt ! un peu trop tôt ! » Et il répondit : « Eh oui, par Allah ! j’avais déjà égorgé les moutons de la vente, et je les avais déjà accrochés dans ma boutique, quand je dis à moi-même : « Ô un tel, les souks sont encore vides, et tu feras bien d’aller porter, en cadeau à une telle, cette belle peau apprêtée avec les cornes, qui lui fera un tapis moelleux. Et, comme elle est pleine d’agréments, elle te rendra cette matinée plus blanche que de coutume. » Et elle répondit : « Entre alors ! » Et elle fut pour lui plus tendre que la queue d’un mouton de la variété grasse, et il lui donna ce que donne le bélier à la brebis. Et ils n’avaient pas encore fini de prendre et de donner, qu’ils entendirent frapper à la porte. Et elle lui dit : « Allons, et vite ! prends ta peau à cornes, et va te cacher dans les cabinets ! » Et il fit ce qu’elle lui disait. Et il trouva les cabinets occupés déjà par le pâtissier et le marchand de légumes ; et il leur jeta le salam, et ils lui rendirent son salam ; et il leur demanda : « Quel est le motif de votre présence ici ? » Et ils répondirent : « Le même que pour toi ! » Alors il se rangea à côté d’eux, dans les cabinets.

Cependant la femme, étant allée ouvrir, vit devant elle son quatrième ami, le chef-clarinette de la musique du sultan. Et elle le fit entrer en lui disant : « En vérité, tu arrives de meilleure heure que d’habitude, ce matin. » Et il répondit : « Par Allah ! c’est toi qui as raison. Mais ce matin, étant sorti pour aller instruire les musiciens du sultan, je m’aperçus que l’heure était encore trop matinale, et je dis à moi-même : « Ô un tel, tu feras bien d’aller attendre l’heure de la leçon chez une telle, qui est charmante et te fera passer le plus délicieux des moments. » Et elle répondit : « Le calcul est excellent. » Et ils jouèrent de la clarinette ; et ils n’avaient pas encore fini le premier air de la chanson, qu’ils entendirent des coups pressés à la porte. Et le chef-clarinette demanda à son amie : « Qui est-ce ? » Elle répondit : « Allah seul est omniscient, mais c’est peut-être mon mari. Et tu feras bien de courir t’enfermer, avec ta clarinette, aux cabinets. Et il se hâta d’obéir, et trouva dans l’endroit en question le pâtissier, le marchand de légumes et le boucher. Et il leur dit : « La paix sur vous, ô compagnons ! Que faites-vous, rangés dans cet endroit singulier ? » Et ils répondirent : « Et sur toi la paix et la miséricorde d’Allah et ses bénédictions ! Nous y faisons ce que tu viens y faire toi-même ! » Et il se rangea, quatrième, à côté d’eux.

Et donc, le cinquième qui avait frappé à la porte, était, en effet, le bouffon du sultan, époux de l’adolescente. Et il se tenait le ventre des deux mains, et disait : « Éloigné soit le Malin, le Pernicieux ! Donne-moi vite de l’infusion d’anis et de fenouil, ô femme ! Mon ventre marche ! mon ventre marche ! Il m’a empêché de rester longtemps auprès du sultan, et je rentre me coucher ! De l’infusion d’anis et de fenouil, ô femme ! » Et il courut droit aux cabinets, sans remarquer la terreur de sa femme, et ayant ouvert la porte, il vit les quatre hommes accroupis et rangés en bon ordre sur les dalles, au-dessus du trou, l’un devant l’autre…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUARANTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il courut droit aux cabinets, sans remarquer la terreur de sa femme, et, ayant ouvert la porte, il vit les quatre hommes accroupis et rangés en bon ordre sur les dalles, au-dessus du trou, l’un devant l’autre. À cette vue, le bouffon du sultan ne douta pas de la réalité de son malheur. Mais, comme il était plein de prudence et de sagacité, il se dit : « Si je fais mine de les menacer, ils me tueront sans recours. Aussi, le mieux serait de feindre l’imbécillité. » Et, ayant ainsi pensé, il se jeta à genoux à la porte des cabinets, et cria aux quatre gaillards accroupis : « Ô saints personnages d’Allah, je vous reconnais ! Toi, qui es couvert de taches de lèpre blanche, et que les yeux profanes des ignorants prendraient pour un pâtissier, tu es, sans aucun doute, le saint patriarche Job l’ulcéré, le lépreux, le couvert de dartres ! Et toi, ô saint homme, qui portes sur ton dos cette botte de légumes excellents, tu es, sans aucun doute, le grand Khizr, gardien des vergers et des potagers, qui revêt les arbres de leurs couronnes vertes, fait courir les eaux fugitives, déroule le tapis verdoyant des prairies, et, revêtu de son manteau vert dans les soirs, mêle les teintes légères dont se colorent les cieux au crépuscule ! Et toi, ô grand guerrier qui portes sur tes épaules cette peau de lion, et sur ta tête ces deux cornes de bélier, tu es, sans aucun doute, le grand Iskandar aux deux cornes ! Et toi, enfin, ange bienheureux qui tiens dans ta droite cette clarinette glorieuse, tu es, sans aucun doute, l’ange du jugement dernier ! »

À ce discours du bouffon du sultan, les quatre gaillards se pincèrent mutuellement les cuisses, et se dirent tout bas les uns aux autres, tandis que le bouffon continuait à embrasser la terre, à genoux à quelque distance : « Le sort nous favorise ! Et puisqu’il nous croit réellement de saints personnages, confirmons-le dans sa croyance. Car c’est, pour nous, la seule chance de salut. » Et ils se levèrent à l’instant et dirent : « Eh oui, par Allah ! tu ne te trompes pas, ô un tel ! Nous sommes, en effet, ceux que tu as nommés. Et nous sommes venus te visiter, en entrant par les cabinets, puisque c’est le seul endroit de la maison qui soit à ciel ouvert. » Et le bouffon, toujours prosterné, leur dit : « Ô saints et illustres personnages, Job le lépreux, Khizr père des saisons, Iskandar aux deux cornes et toi, messager annonciateur du Jugement, puisque vous me faites l’honneur insigne de me visiter, permettez-moi de faire un souhait entre vos mains ! » Et ils répondirent : « Parle ! parle ! » Il dit : « Faites-moi la grâce de m’accompagner au palais du sultan de cette ville, qui est mon maître, afin que je vous fasse faire sa connaissance, et que, ce faisant, il me soit obligé et me tienne en ses bonnes grâces ! » Et ils répondirent, bien que fort hésitants : « Nous t’accordons cette grâce ! »

Alors le bouffon les mena en la présence du sultan et dit : « Ô mon maître souverain, permets à ton esclave de te présenter les quatre saints personnages que voici ! Ce premier, qui est enfariné, est notre seigneur Job le lépreux ; et celui-ci, qui porte sur son dos cette botte de légumes, est notre seigneur Khizr, le gardien des sources, le père de la verdure ; et celui-ci, qui porte sur ses épaules cette peau de bête qui le coiffe de deux cornes, est le grand roi guerrier Iskandar aux deux cornes ; et ce dernier enfin, qui tient à la main une clarinette, est notre seigneur Israfil, l’annonciateur du Jugement dernier. » Et il ajouta, pendant que le sultan était à la limite de l’étonnement : « Or, ô mon seigneur le sultan, je dois le grand honneur de la visite de ces personnages sublimes à l’insigne sainteté de l’épouse que tu m’as généreusement octroyée. Je les ai trouvés, en effet, accroupis, en bon ordre, l’un derrière l’autre, dans les cabinets de mon harem intérieur ; et le premier accroupi était le prophète Job — sur lui la prière et la paix ! — et le dernier accroupi était l’ange Israfil — sur lui la paix et les faveurs du Très-Haut ! »

En entendant ces paroles de son bouffon, le sultan regarda avec attention les quatre personnages en question ; et soudain il fut pris d’un tel rire, qu’il entra en convulsion et se trémoussa et battit l’air de ses jambes en se renversant sur son derrière. Après quoi il s’écria : « Tu veux donc, ô perfide, me faire mourir de rire ! Ou bien es-tu devenu fou ? » Et le bouffon dit : « Par Allah, ô mon seigneur, ce que je te raconte est ce que j’ai vu, et tout ce que j’ai vu je te l’ai raconté ! » Et le roi, riant, s’écria : « Mais ne vois-tu pas que celui que tu nommes le prophète Khizr n’est qu’un marchand de légumes, et que celui que tu nommes le prophète Job n’est qu’un pâtissier, et que celui que tu nommes le grand Iskandar n’est qu’un boucher, et que celui que tu nommes l’ange Israfil n’est que mon chef-clarinette, le maître de ma musique ? » Et le bouffon dit : « Par Allah, ô mon seigneur, ce que je te raconte est ce que j’ai vu, et tout ce que j’ai vu je te l’ai raconté ! »

Alors le roi comprit toute l’étendue de l’infortune de son bouffon ; et il se tourna vers les quatre associés de l’épouse débauchée, et leur dit : » Ô fils des mille cornards, racontez-moi la vérité sur cette affaire, ou je vous fais enlever vos testicules ! » Et les quatre racontèrent au roi, en tremblant, ce qui était vrai et ce qui n’était pas vrai, sans mentir, tant ils craignaient qu’on leur enlevât l’héritage de leur père. Et le roi, émerveillé, s’écria : « Qu’Allah extermine le sexe perfide et la race des fornicatrices et des traîtresses ! » Et il se tourna vers son bouffon et lui dit : « Je t’accorde le divorce d’avec ton épouse, ô père de la sagesse, afin que tu redeviennes célibataire. » Et il le revêtit d’une magnifique robe d’honneur. Puis il se tourna vers les quatre compagnons, et leur dit : « Quant à vous, votre crime est si énorme, que vous ne pouvez échapper au châtiment qui vous attend ! » Et il fit signe à son porte-glaive de s’avancer, et lui dit : « Enlève-leur les testicules, afin qu’ils deviennent des eunuques au service de notre fidèle serviteur, cet honorable célibataire ! »

Alors, le premier des copulateurs coupables, celui qui était le pâtissier, autrement dit Job le lépreux, s’avança et embrassa la terre entre les mains du roi, et dit : « Ô grand roi, ô le plus magnanime d’entre les sultans, si je te raconte une histoire plus prodigieuse que notre histoire avec l’ancienne épouse de cet honorable célibataire, m’accorderas-tu la grâce de mes testicules ? » Et le roi se tourna vers son bouffon et lui demanda par signes ce qu’il pensait de la proposition du pâtissier. Et le bouffon ayant fait « oui » avec la tête, le roi dit au pâtissier : « Oui, certes ! ô pâtissier, si tu me racontes l’histoire en question, et que je la trouve extraordinaire ou merveilleuse, je t’accorderai la grâce de ce que tu sais ! » Et le pâtissier dit :


HISTOIRE RACONTÉE PAR LE PATISSIER


« Il m’est revenu, ô roi fortuné, qu’il y avait une femme qui était, de sa nature, une fornicatrice étonnante et une compagne de calamité. Et elle était mariée — ainsi l’avait voulu le destin — avec un honnête kaïem-makam, gouverneur de la ville au nom du sultan. Et cet honnête fonctionnaire n’avait aucune idée — ainsi l’avait voulu son destin — de la malice des femmes et de leurs perfidies, mais pas une idée, pas une. Et, en outre, il y avait longtemps qu’il ne pouvait plus rien faire avec son épouse le tison, plus rien du tout, plus rien du tout. Aussi la femme s’excusait elle-même de ses débauches et de ses fornications, en se disant : « Je prends le pain où je le trouve, et la viande où elle est pendue. »

Or, celui qu’elle aimait le plus parmi ceux qui brûlaient pour elle, était un jeune saïss, un palefrenier de son époux le kaïem-makam. Mais comme depuis un certain temps l’époux s’était immobilisé dans la maison, les entrevues des deux amants devenaient plus rares et plus difficiles. Or, elle ne tarda pas à trouver un prétexte pour avoir plus de liberté, et dit alors à son mari : « Ô mon maître, je viens d’apprendre que la voisine de ma mère est morte, et je voudrais, à cause des convenances et des devoirs de bon voisinage, aller passer les trois jours des funérailles dans la maison de ma mère. » Et le kaïem-makam répondit : « Qu’Allah répare cette mort en allongeant tes jours ! Tu peux aller chez ta mère passer les trois jours des funérailles. » Mais elle dit : « Oui, ô mon maître, mais je suis une femme jeune et timide, et je crains beaucoup de marcher seule dans les rues, pour aller à la maison de ma mère, qui est si loin ! » Et le kaïem-makam dit : « Et pourquoi irais-tu seule ? N’avons-nous pas à la maison un saïss plein de zèle et de bonne volonté, pour t’accompagner dans des courses comme celle-ci ? Fais-le appeler, et dis-lui de mettre à ton intention la housse rouge sur l’âne, et de t’accompagner, en marchant à côté de toi et en tenant la bride de l’âne. Et recommande-lui bien de ne pas exciter l’âne avec la langue ou avec l’aiguillon, de peur qu’il ne rue et que tu ne tombes ! » Et elle répondit : « Oui, ô mon maître, mais appelle-le toi-même pour lui faire ces recommandations. Moi je ne saurais pas. » Et l’honnête kaïem-makam fit mander le saïss, qui était un jeune gaillard puissamment musclé, et lui donna ses instructions. Et le gaillard, ayant entendu ces paroles de son maître, fut énormément satisfait.

Et donc, il fit monter sa maîtresse, qui était l’épouse du kaïem-makam, sur l’âne dont la selle avait été recouverte d’une housse rouge, et s’en alla avec elle. Mais, au lieu d’aller à la maison de la mère, pour les funérailles en question, ces deux-là ! ils allèrent à un jardin qu’ils connaissaient, emportant avec eux des provisions de bouche et des vins exquis. Et, à l’ombre et dans la fraîcheur, ils se mirent à leur aise, et le saïss, que son père avait doté d’un héritage volumineux, sortit généreusement toute sa marchandise et l’étala aux yeux ravis de l’adolescente, qui la prit dans ses mains et la frotta pour en examiner la qualité. Et, l’ayant trouvée de premier choix, elle se l’attribua, sans plus de façons, du consentement du propriétaire…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vil apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUARANTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Et, l’ayant trouvée de premier choix, elle se l’attribua, sans plus de façons, du consentement du propriétaire. Et, en longueur et en largeur, cela s’adaptait excellemment, mieux même qu’une marchandise commandée sur mesure. Et c’est pourquoi elle appréciait si vivement le propriétaire de la marchandise. Et c’est ce qui explique comment, sans éprouver un moment de lassitude, elle la manipula et la travailla jusqu’au soir, et ne la laissa que lorsqu’elle ne vit plus assez pour enfiler le fil dans l’aiguille.

Alors ils se levèrent tous deux ; et le saïss fit enfourcher l’âne par l’adolescente. Et ils se rendirent tous ensemble à la maison du saïss, où, après avoir donné sa ration à l’âne, ils se hâtèrent d’aller se mettre en posture de prendre eux-mêmes leur ration. Et ils se rationnèrent mutuellement, jusqu’à satiété, et s’endormirent une heure de temps. Après quoi, ils se réveillèrent pour calmer de nouveau leur fringale, et ne cessèrent qu’avec le matin. Mais ce fut pour se lever et aller ensemble au jardin, et recommencer les manipulations de la veille et les mêmes amusements.

Et pendant trois jours ils agirent de la sorte, sans répit ni repos, faisant tourner la roue par l’eau, et ronfler sans arrêt le fuseau du jouvenceau, et téter sa mère par l’agneau, et entrer le doigt dans l’anneau, et reposer l’enfant dans son berceau, et s’embrasser les deux jumeaux, et serrer le clou par l’étau, et avancer le cou du chameau, et becqueter la moinelle par le moineau, et pépier dans son nid tout chaud le bel oiseau, et se gorger de grain le pigeonneau, et brouter le lapereau, et ruminer le veau, et sauter le chevreau, et s’appliquer la peau sur la peau, jusqu’à ce que le père des assauts, qui n’était jamais en défaut, cessât de lui-même de jouer du chalumeau.

Et, au matin du quatrième jour, le saïss dit à l’adolescente, épouse du kaïem-makam : « Les trois jours de permission sont écoulés. Levons-nous et allons à la maison de ton époux. » Mais elle répondit : « Que non ! Quand on a trois jours de permission, c’est pour en prendre trois autres ! Eh quoi ! nous n’avons pas encore eu raisonnablement le temps de nous réjouir vraiment, moi de prendre mon plein de toi, et toi de prendre ton plein de moi. Quant à cet absurde entremetteur, laissons-le se morfondre tout seul à la maison, avec lui-même pour compagne et édredon, et replié sur lui-même, comme font les chiens, avec sa tête enfoncée entre ses deux jambes ! »

Ainsi elle dit, et ainsi ils firent. Et ils passèrent encore ensemble trois jours nouveaux, fornicant et copulant, à la limite des ébats et de la jubilation. Et, au matin du septième jour, ils s’en allèrent à la maison du kaïem-makam, qu’ils trouvèrent assis bien soucieux, ayant en face de lui une vieille négresse qui lui parlait. Et l’infortuné bonhomme, qui était loin de soupçonner les débordements de la perfide, la reçut avec cordialité et affabilité, et lui dit : « Béni soit Allah qui te ramène saine et sauve ! Pourquoi tout ce retard, ô fille de l’oncle ? Tu nous as occasionné une bien grande inquiétude ! » Et elle répondit : « Ô mon maître, on m’a confié, chez la défunte, l’enfant de la maison afin que je le console, et que je le dédommage de son sevrage. Et ce sont les soins donnés à cet enfant qui m’ont retenue jusqu’à maintenant. » Et le kaïem-makam dit : « La raison est péremptoire, et je dois la croire, et suis bien heureux de te revoir. » Et telle est mon histoire, ô roi plein de gloire ! »

Lorsque le roi eut entendu cette histoire du pâtissier, il se mit à rire tellement qu’il se renversa sur son derrière. Mais le bouffon s’écria : « Le cas du kaïem-makam est moins énorme que le mien ! Et cette histoire est moins extraordinaire que mon histoire. » Alors le roi se tourna vers le pâtissier et lui dit : « Puisqu’ainsi le juge l’offensé, je ne puis t’accorder, ô crapule, que la grâce d’un seul testicule. » Et le bouffon, qui triomphait et se vengeait de la sorte, dit sententieusement : » C’est le juste châtiment et la férule des crapules qui manipulent et copulent le monticule d’une mule qui cumule sans scrupule pour faire boucher son cul. » Puis il ajouta : « Ô roi du temps, accorde-lui, tout de même, la grâce du second testicule ! »

Et, à ce moment, s’avança le second fornicateur, qui était le marchand de légumes ; et il embrassa la terre entre les mains du sultan, et dit : « Ô grand roi, ô le plus généreux des rois, m’accorderas-tu la grâce de ce que tu sais, si tu es émerveillé de mon histoire ? » Et le roi se tourna vers le bouffon, qui donna par signes son consentement. Et le roi dit au marchand de légumes : « Si elle est merveilleuse, je t’accorderai ce que tu demandes ! »

Alors le marchand de légumes, qui avait passé pour Khizr le prophète vert, dit :


HISTOIRE RACONTÉE PAR LE MARCHAND DE LÉGUMES


« Il est raconté, ô roi du temps, qu’il y avait un homme qui était astronome, de son métier, et qui savait lire sur les visages et deviner les pensées par la physionomie. Et cet astronome avait une épouse qui était d’une insigne beauté et d’un charme singulier. Et cette épouse était toujours et partout derrière lui à vanter ses propres vertus et à faire parade de ses mérites, disant : « Ô homme, il n’y a point parmi le sexe ma pareille en pureté, en noblesse de sentiments et en chasteté. » Et l’astronome, qui était un grand physionomiste, ne douta point de ses paroles, tant, en effet, son visage reflétait de candeur et d’innocence. Et il se disait : « Ouallahi, il n’y a pas d’homme qui ait une épouse comparable à mon épouse, ce flacon de toutes les vertus. » Et il allait partout proclamant les mérites de son épouse, et chantant ses louanges, et s’émerveillant de sa tenue et de sa décence, alors que la vraie décence eût été, pour lui, de ne jamais parler de son harem devant les étrangers. Mais les savants, ô mon seigneur, et les astronomes en particulier, ne suivent pas les usages de tout le monde. C’est pourquoi les aventures qui leur arrivent ne sont pas les aventures de tout le monde.

Et donc, un jour, comme il vantait, selon son habitude, les vertus de son épouse, devant une assemblée de personnes étrangères, un homme se leva qui lui dit : « Tu n’es qu’un menteur, ô un tel ! » Et l’astronome devint bien jaune de teint, et, d’une voix agitée par la colère, il demanda : « Et quelle est la preuve de mon mensonge ? » Il dit : « Tu es un menteur ou bien un imbécile, car ta femme n’est qu’une prostituée ! » En entendant cette injure suprême, l’astronome se jeta sur l’homme, pour l’étrangler et lui sucer le sang. Mais les assistants les séparèrent et dirent à l’astronome : « Si celui-ci ne prouve pas son dire, nous te l’abandonnerons pour que tu suces son sang. » Et l’insulteur dit : « Ô homme, lève-toi donc, et va annoncer à ton épouse, la vertueuse, que tu vas t’absenter pour quatre jours. Et fais-lui tes adieux, et sors de ta maison, et cache-toi dans un endroit d’où tu pourras tout voir sans être vu. Et tu verras ce que tu verras. Ouassalam ! » Et les assistants dirent : « Oui, par Allah ! contrôle de la sorte ses paroles. Et si elles sont fausses, tu suceras son sang. »

Alors l’astronome, la barbe tremblante de colère et d’émotion, alla trouver son épouse la vertueuse, et lui dit : « Ô femme, lève-toi et prépare-moi les provisions pour un voyage que je vais faire, et qui me laissera absent pour quatre jours ou peut-être six. » Et l’épouse s’écria : « Ô mon maître, tu veux donc jeter mon âme dans la désolation, et me faire dépérir de chagrin ? Pourquoi ne me prendrais-tu pas plutôt avec toi, pour que je voyage avec toi, et te serve, et te soigne en route si tu es fatigué ou indisposé ? Et pourquoi m’abandonner seule ici avec la cuisante douleur de ton absence ? » Et l’astronome, ayant entendu ces paroles, se dit : « Par Allah ! mon épouse n’a pas sa seconde parmi les élues de l’espèce féminine. » Et il répondit à son épouse : « Ô lumière de l’œil, toi ne te chagrine pas à cause de cette absence qui ne doit durer que quatre jours ou peut-être six. Et ne songe qu’à te soigner et à te bien porter. » Et l’épouse se mit à pleurer et à gémir, en disant : « Oh, que je souffre ! oh, que je suis malheureuse, et abandonnée, et peu aimée ! » Et l’astronome s’essaya du mieux qu’il put à la calmer, lui disant : « Calme ton âme, et rafraîchis tes yeux. Je t’apporterai, à mon retour, de beaux cadeaux de retour ! » Et, la laissant dans les larmes de la désolation, évanouie entre les bras des négresses, il s’en alla en sa voie. Mais, au bout de deux heures, il revint sur ses pas, et entra doucement par la petite porte du jardin, et alla se poster à un endroit qu’il connaissait, et d’où il pouvait tout voir dans la maison sans être vu…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT CINQUANTIÈME NUIT NUIT

Elle dit :

… à un endroit qu’il connaissait et d’où il pouvait tout voir dans la maison sans être vu.

Et il n’y avait pas une heure de temps qu’il était dans sa cachette, que voici ! Il vit entrer un homme qu’il reconnut aussitôt pour le vendeur de cannes à sucre, établi en face de sa maison. Et il tenait à la main une canne à sucre de choix. Et il vit, au même moment, son épouse venir au-devant de lui, en se balançant, et lui dire, en riant : « C’est là tout ce que tu m’apportes en fait de cannes à sucre, ô père des cannes à sucre ? » Et l’homme dit : « Ô ma maîtresse, la canne à sucre que tu vois n’est rien, comparée à celle que tu ne vois pas ! » Et elle lui dit : « Donne ! donne ! » Et il dit : « Voici ! voici ! » Puis il ajouta : « Oui, mais où est l’entremetteur de mon cul, ton mari l’astronome ? » Elle dit : « Qu’Allah lui casse les jambes et les bras ! Il est parti pour un voyage de quatre jours ou peut-être six ! Puisse-t-il être enterré sous la chute d’un minaret ! » Et ils se mirent tous deux à rire ensemble. Et l’homme sortit sa canne à sucre et la donna à l’adolescente qui sut l’éplucher et la presser et en faire ce qu’on fait, en pareil cas, de toutes les cannes à sucre de cette espèce-là. Et il l’embrassa, et elle l’embrassa, et il l’accola, et elle aussi l’accola, et il la chargea d’une charge pesante et sans merci. Et il se réjouit de ses charmes, jusqu’à ce qu’il en eût pris son plein. Alors il la quitta et s’en alla en sa voie.

Tout cela ! Et l’astronome voyait et entendait. Et voici qu’au bout de quelques instants, il vit entrer un second homme qu’il reconnut pour le marchand de volailles du quartier. Et l’adolescente vint au-devant de lui, en faisant mouvoir ses hanches, et lui dit : » Le salam sur toi, ô père des volailles, que m’apportes-tu aujourd’hui ? » Il répondit : « Un coquelet, ô ma maîtresse, qui est un excellent sujet, coquet et grassouillet, tout jeunet et guilleret, solide sur ses jarrets, et coiffé d’un rouge bonnet orné d’un beau toupet, qui n’a pas son pareil parmi les poulets, et que je t’offre, si tu me le permets ! » Et l’adolescente dit : « Je permets ! je permets ! » Il dit : « Je le mets ! je le mets ! » Et ils firent exactement, ô mon seigneur, avec le coquelet du marchand de volailles, ce qui avait eu lieu avec la canne à sucre des batailles. Après quoi l’homme se leva, et se secoua, et s’en alla en sa voie.

Tout cela ! Et l’astronome voyait et entendait. Et voici qu’au bout de quelques instants entra un homme qu’il reconnut aussitôt pour le chef des âniers du quartier. Et l’adolescente courut à lui, et l’accola, en lui disant : « Qu’apportes-tu aujourd’hui à ta cane, ô père des ânes ? » Il dit : « Une banane, ô ma maîtresse, une banane ! » Elle dit, riant : « Qu’Allah te damne, ô gros crâne ! Où est cette banane ? » Il dit : « Ô sultane, ô douée de peau tendre et diaphane, je l’ai reçue de mon père, cette banane, quand il était conducteur de caravane, et c’est mon seul héritage avec ma cabane ! » Elle dit : « Je ne vois, dans ta main, que ta canne de conducteur d’ânes ! Où est la banane ? » Il dit : « C’est un fruit, ô sultane, qui craint l’œil des profanes, et qu’on cache de peur qu’il ne se fane. Mais le voici qui plane ! le voici qui plane ! »

Tout cela ! Mais avant que fût mangée la banane, ô mon seigneur, l’astronome, qui avait tout vu et entendu, poussa un grand cri et tomba, corps sans vie ! Que la miséricorde d’Allah soit sur lui ! Et l’adolescente, qui préférait la banane à la canne à sucre et au poulet, se maria, après le temps licite, avec le chef des âniers de son quartier.

Et telle est mon histoire, ô roi plein de gloire ! »

— Et le roi, en entendant cette histoire du marchand de légumes, se trémoussa d’aise et se convulsa de contentement. Et il dit à son bouffon : « Cette histoire, ô père de la sagesse, est plus énorme que ton histoire. Et il nous faut accorder à ce marchand de légumes la grâce de ses deux testicules. » Et il dit au bonhomme : « Et maintenant recule ! »

Et le marchand recula au milieu du rang de ses compagnons, et le troisième fornicateur s’avança, qui était le boucher pour la viande de mouton. Et il demanda la même faveur, et le sultan, dans sa justice, ne put la lui refuser, mais toujours aux mêmes conditions.

Alors le boucher, qui avait été Iskandar aux deux cornes, dit :


HISTOIRE RACONTÉE PAR LE BOUCHER


« Il y avait un homme au Caire, et cet homme avait une épouse avantageusement connue pour sa gentillesse, son bon caractère, sa légèreté de sang, son obéissance et sa crainte du Seigneur. Et elle avait dans sa maison une paire d’oies dodues et lourdes de délicieuse graisse ; et elle avait également, mais tout au fond de sa ruse et de sa maison, un amant dont elle était folle tout à fait.

Et donc, cet amant vint un jour lui faire une visite en cachette, et il vit devant elle les deux merveilleuses oies ; et du coup son appétit s’alluma sur elles ; et il dit à la femme : « Ô une telle, tu devrais bien nous cuisiner ces deux oies, et nous les farcir de la plus excellente manière, afin que nous puissions en réjouir notre gosier. Car mon âme souhaite ardemment la chair des oies, aujourd’hui. » Et elle répondit : « Cela est vraiment aisé ; et satisfaire tes envies est mon plaisir. Et par ta vie, ô un tel, je vais égorger les deux oies et les farcir ; et je te les donnerai toutes deux ; et tu les prendras et les emporteras chez toi, et les mangeras en toutes délices et bonté sur ton cœur. Et, de cette manière, cet entremetteur de malheur, mon époux, ne pourra en connaître ni le goût ni l’odeur ! » Il demanda : « Et comment feras-tu ? » Elle répondit : « Je servirai à son intention un tour de ma façon, qui lui entrera dans la cervelle ; et je te donnerai les deux oies ; car nul n’est aussi chéri que toi, ô lumière de mes yeux ! Et ainsi cet entremetteur ne connaîtra ni le goût des oies ni leur odeur. » Et, là-dessus, ils s’accolèrent mutuellement. Et, en attendant d’avoir les oies, l’adolescent s’en alla en sa voie. Et voilà pour lui.

Mais pour ce qui est de l’adolescente, lorsque, vers le coucher du soleil, son mari fut rentré de son travail, elle lui dit : « En vérité, ô homme, comment peux-tu prétendre à ce titre d’homme, quand tu es tellement dénué de la vertu qui fait les hommes vraiment dignes de ce nom, la générosité ? As-tu, en effet, jamais invité quelqu’un dans ta maison, et m’as-tu jamais dit, un jour d’entre les jours : « Ô femme, j’ai aujourd’hui un hôte dans la maison ? » Et t’es-tu jamais dit à toi-même : « Les gens finiront, si je continue à vivre avec une telle avarice, par déclarer que je suis un misérable ignorant des voies de l’hospitalité. » Et l’homme répondit : « Ô femme, rien n’est plus facile à réparer que ce retard ! Et demain, — inschallah ! — je t’achèterai de la viande d’agneau et du riz ; et tu cuisineras quelque chose d’excellent pour le dîner ou pour le souper, à ton choix, afin que je puisse inviter au repas quelqu’un de mes amis intimes. » Et elle dit : « Non, par Allah, ô homme ! Je préfère, au lieu de la viande en question, que tu m’achètes du hachis de viande, afin que je puisse en faire une farce, qui me servira à farcir nos deux oies, une fois que tu me les auras égorgées. Et je les rôtirai. Car rien n’est aussi savoureux que les oies farcies et rôties, et rien ne peut mieux que les oies blanchir le visage de l’hôte devant son invité. » Et il répondit : « Sur ma tête et sur mon œil ! Qu’il en soit ainsi ! »

Et donc, le lendemain à l’aube, l’homme égorgea les deux oies dodues, et alla acheter un ratl de hachis de viande, et un ratl de riz, et une once d’épices chaudes et d’autres assaisonnements. Et il porta le tout à la maison, et dit à son épouse : « Tâche de tenir les oies rôties prêtes pour midi, car c’est l’heure où je viendrai avec mes invités. » Et il s’en alla en sa voie.

Alors elle se leva, et dépluma les oies, et les nettoya, et les farcit d’une farce merveilleuse composée de hachis de viande, de riz, de pistaches, d’amandes, de raisins, de pignons et d’épices fines, et en surveilla la cuisson jusqu’à ce qu’elle fût parfaitement à point. Et elle envoya sa petite négresse appeler l’adolescent, son bien-aimé, qui se hâta d’accourir. Et elle l’accola, et il l’accola, et après qu’ils se furent dulcifiés et satisfaits mutuellement, elle lui remit les deux délicieuses oies en leur entier, contenant et contenu. Et il les prit et s’en alla en sa voie. Et voilà pour lui, définitivement…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT CINQUANTE ET UNIÈME NUIT

Elle dit :

… elle lui remit les deux délicieuses oies en leur entier, contenant et contenu. Et il les prit et s’en alla en sa voie. Et voilà pour lui, définitivement.

Quant à l’époux de l’adolescente, il ne manqua pas d’être exact à l’heure. Et, à midi, il arriva chez lui, accompagné d’un ami, et frappa à la porte. Et elle se leva, et alla leur ouvrir, et les invita à entrer, et les reçut avec cordialité. Puis elle prit à part son mari et lui dit : « Nous tuons les deux oies, les deux à la fois, et tu n’amènes qu’un homme avec toi ? Mais quatre invités pourraient encore venir pour faire honneur à ma cuisine. Allons, sors et va vite chercher encore deux de tes amis, ou même trois, pour manger les oies. Et l’homme sortit docilement pour faire ce qu’elle lui ordonnait.

Alors la femme alla trouver l’invité, et l’aborda avec un visage retourné, et lui dit d’une voix tremblante d’émotion : « Ô ! hélas sur toi ! Tu es perdu sans recours ! Par Allah ! tu dois n’avoir pas d’enfants ni de famille pour te jeter ainsi, tête baissée, vers une mort certaine ! » Et l’invité, ayant entendu ces paroles, sentit la terreur l’envahir et s’enfoncer profondément dans son cœur. Et il demanda : « Qu’y a-t-il donc, ô femme de bien ? Et quel est le terrible malheur qui me menace dans ta maison ? » Et elle répondit : « Par Allah ! je ne puis garder le secret ! Sache donc que mon mari a à se plaindre gravement de ta conduite à son égard, et qu’il ne t’a amené ici que dans l’intention de te dépouiller de tes testicules, et de te réduire à la condition d’eunuque châtré. Et, après cela, que tu meures ou que tu vives, hélas et pitié sur toi ! » Et elle ajouta : « Mon mari est allé chercher deux de ses amis, pour l’aider dans ta castration ? »

En entendant cette révélation de l’adolescente, l’invité se leva à l’heure et à l’instant, et sauta dans la rue, et livra ses jambes au vent.

Et, au même moment, entra le mari, accompagné de deux amis, cette fois. Et l’adolescente l’accueillit, en s’écriant : « Ô mon émoi, ô mon émoi ! les oies ! les oies ! » Et il demanda : « Par Allah, qu’y a-t-il, et pourquoi ? pourquoi ? » Elle dit : « Ô mon désarroi ! ô mon émoi ! ah ! malheur à moi ! les oies ! les oies ! » Il demanda : « Hé, qu’ont-elles donc les oies ? Par Allah, tais-toi, et tiens ton gosier coi, et dis-moi ce qu’elles ont, tes oies ! Que je les voie, que je les voie ! » Elle dit : « Alors vois ! vois ! par là, par là ! ton hôte les emporta comme une proie, et s’en alla par la fenêtre, en sa voie ! » Et elle ajouta : « Et maintenant, festoie ! festoie ! »

À ces paroles de son épouse, l’homme sortit en toute hâte dans la rue, et vit son premier invité qui courait à toutes jambes, la tunique entre les dents. Et il lui cria : « Par Allah sur toi ! reviens, reviens, et je ne t’enlèverai pas le tout ! Reviens, et, par Allah, je ne te prendrai que la moitié ! » — Il voulait dire, par là, ô roi du temps, qu’il ne prendrait qu’une oie, et lui laisserait la seconde oie. — Mais, en l’entendant crier de la sorte, le fugitif, persuadé qu’on ne le rappelait que pour lui enlever un œuf au lieu des deux, s’écria, en continuant à fuir : « M’enlever un œuf ? c’est loin de ta langue de bœuf ! Cours donc après moi, si tu veux me frustrer d’un de mes œufs ! »

Et telle est mon histoire, ô roi plein de gloire ! »

— Et le roi, ayant entendu cette histoire du boucher, faillit s’évanouir de rire. Après quoi, il se tourna vers le bouffon, et lui demanda : « Faut-il, à celui-là, lui enlever un de ses œufs, ou bien tous les deux ? » Et le bouffon dit : « Laissons-lui ses œufs, car les lui enlever serait peu. Et ce n’est pas mon vœu. » Et le sultan dit à l’homme : « Retire-toi de devant nos yeux ! »

Et, l’homme s’étant retiré dans le rang de ses compagnons, s’avança le quatrième fornicateur, qui supplia le sultan de lui accorder la même faveur avec la même condition. Et, le sultan lui ayant donné son consentement, le quatrième fornicateur qui était le chef-clarinette, celui-là même qui avait passé pour l’ange Israfil, dit :


HISTOIRE RACONTÉE PAR LE CHEF-CLARINETTE


« Il est raconté qu’il y avait dans une ville d’entre les villes d’Égypte un homme déjà âgé qui avait un fils pubère, gaillard fainéant et sournois, qui ne pensait, du matin au soir, qu’à faire fructifier l’héritage de son père. Et cet homme âgé, père du jeune gaillard, avait dans sa maison, malgré son grand âge, une épouse de quinze ans, qui était belle à la perfection. Et le fils ne cessait de tourner autour de l’épouse de son père, dans l’intention de lui enseigner la véritable résistance du fer, et sa différence d’avec la cire molle. Et le père, qui savait que son fils était un garnement de la pire espèce, ne savait comment faire pour mettre sa jeune épouse à l’abri de ses entreprises. Et il finit par trouver que le moyen le plus sûr de garantie était, pour lui, de prendre une seconde épouse sur la première, de façon qu’ayant deux femmes l’une à côté de l’autre, il pût les sauvegarder l’une par l’autre, et les faire se prémunir mutuellement contre les embûches de son fils. Et il choisit une seconde épouse, plus belle et plus jeune encore, et la mit avec la première. Et il cohabita avec chacune d’elles, alternativement.

Or, le jeune gaillard, ayant compris l’expédient de son père, se dit : « Hé, par Allah ! j’aurai la bouchée double, maintenant. » Mais il lui était bien difficile de réaliser son projet ; car le père, chaque fois qu’il était obligé de sortir, avait pris l’habitude de dire à ses deux jeunes épouses : « Gardez-vous bien contre les tentatives de mon fils, ce garnement. Car c’est un débauché insigne qui trouble ma vie, et qui m’a déjà forcé à divorcer d’avec trois épouses, avant vous autres. Prenez garde ! prenez garde ! » Et les deux adolescentes répondaient : « Ouallahi, si jamais il tentait le moindre geste sur nous, ou s’il nous disait la moindre parole inconvenante, nous lui claquerions la figure avec nos babouches ! » Et le vieux insistait, disant : « Prenez garde ! prenez garde ! » Et elles répondaient : « Nous sommes sur nos gardes ! nous sommes sur nos gardes ! » Et le garnement se disait : « Par Allah, nous verrons bien si elles me claqueront la figure avec leurs babouches, nous verrons bien ! »

Or, un jour, la provision de blé de la maison étant épuisée, le vieux dit à son fils : « Allons au marché du blé, en acheter un sac ou deux. » Et ils sortirent ensemble, le père marchant devant son fils. Et les deux épouses, pour les voir partir, montèrent sur la terrasse de la maison.

Or, en route, le vieux s’aperçut qu’il n’avait pas pris avec lui ses babouches, qu’il avait l’habitude de tenir à la main en chemin, ou de suspendre sur ses épaules. Et il dit à son fils : « Retourne vite à la maison me les chercher. » Et le gaillard retourna tout d’une haleine à la maison, et, ayant aperçu les deux adolescentes, épouses de son père, assises sur la terrasse, il leur cria d’en bas : « Mon père m’envoie vers vous autres, chargé d’une commission ! » Elles demandèrent : « Et laquelle ? » Il dit : « Il m’a ordonné de revenir ici, et de monter vous embrasser autant que je veux, toutes les deux, toutes les deux ! » Et elles répondirent : « Que dis-tu là, ô chien ? Par Allah ! ton père n’a jamais pu te charger d’une telle mission ; et tu mens, ô garnement de la pire espèce, ô cochon ! » Il dit : « Ouallahi, je ne mens pas ! » Et il ajouta : « Et je vais vous prouver que je ne mens pas ! » Et, de toute sa voix, il cria à son père, qui était loin : « Ô mon père, ô mon père ! une seulement, ou bien les deux ? une seulement, ou bien les deux ? » Et le vieux répondit, de toute sa voix : « Les deux, ô débauché, les deux à la fois ! Et qu’Allah te maudisse ! » Or, ô mon seigneur le sultan, le vieux voulait signifier par là à son fils qu’il eût à lui apporter les deux babouches, et non à embrasser ses deux épouses.

En entendant cette réponse de leur époux, les deux adolescentes se dirent l’une à l’autre : « Le gaillard n’a pas menti ! Laissons-le donc faire avec nous ce que son père lui a commandé de faire. »

Et c’est ainsi, ô mon seigneur le sultan, que, grâce à cette ruse des babouches, le gaillard put monter auprès des deux mouches, et avoir avec elles une extraordinaire escarmouche. Après quoi, il porta à son père les babouches. Et les deux adolescentes, depuis ce moment-là, ne cessèrent de vouloir l’embrasser sur la bouche, en lui disant : « Couche ! couche ! » Et les yeux du vieux ne virent rien, car ils étaient louches.

Et telle est mon histoire, ô roi plein de gloire ! »

— Lorsque le roi eut entendu cette histoire de son chef-clarinette, il fut à la limite de la jubilation, et lui accorda la grâce plénière qu’il demandait pour ses testicules. Puis il congédia les quatre fornicateurs, en leur disant : « Embrassez d’abord la main de mon fidèle serviteur, que vous avez trompé, et demandez-lui pardon ! » Et ils répondirent par l’ouïe et l’obéissance, et se réconcilièrent avec le bouffon, et vécurent, depuis lors, avec lui dans les meilleurs termes. Et lui également. »


— Mais, continua Schahrazade, l’histoire de la malice des épouses, ô Roi fortuné, est si longue, que je préfère te raconter tout de suite la merveilleuse Histoire d’Ali Baba et des Quarante voleurs.