Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 14/Fairouz et son épouse

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Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 14p. 252-257).


FAÏROUZ ET SON ÉPOUSE


On raconte qu’un certain roi était assis un jour sur la terrasse de son palais, prenant l’air et s’égayant les yeux par la vue du ciel sur sa tête et des beaux jardins à ses pieds. Et son regard rencontra soudain, sur la terrasse d’une maison située en face du palais, une femme dont il n’avait jamais vu la pareille en beauté. Et il se tourna vers ceux qui l’entouraient et leur demanda : « À qui appartient cette maison ? » Et ils répondirent : « À ton serviteur Faïrouz. Et celle-ci est son épouse ! » Alors il descendit ; et la passion l’avait rendu déjà ivre sans vin, et l’amour était dans son cœur. Et il appela son serviteur Faïrouz et lui dit : « Prends cette lettre et va à telle ville, et reviens avec la réponse ! » Et Faïrouz prit la lettre, et alla à sa maison, et mit la lettre sous sa tête et passa ainsi cette nuit-là. Et lorsque vint le matin, il se leva, fit ses adieux à son épouse, et alla vers la ville en question, ignorant ce que son souverain avait de projets contre lui.

Quant au roi, il se leva en hâte dès que l’époux fut parti, et se dirigea sous un déguisement vers la maison de Faïrouz, et frappa à la porte. Et l’épouse de Faïrouz demanda : « Qui est à la porte ? » Et il répondit : Je suis le roi, maître de ton époux ! » Et elle ouvrit. Et il entra, et s’assit, en disant : « Nous venons te visiter. » Et elle sourit, et répondit : « Je me réfugie en Allah de cette visite-là ! Car, en vérité, je n’attends d’elle rien de bon ! » Mais le roi dit : « Ô désir des cœurs, je suis le maître de ton mari, et je pense que tu ne me connais pas ! » Et elle répondit : « Certainement, je te connais, ô mon seigneur et mon maître, et je connais ton projet et je sais ce que tu veux, et que tu es le maître de mon époux. Et, pour te prouver que je comprends fort bien ton affaire, je te conseille, ô mon souverain, d’avoir l’âme assez haut placée pour t’appliquer à toi-même ces vers du poète :

« Je ne foulerai point le chemin qui conduit à la fontaine, si d’autres passants peuvent poser leurs lèvres sur la pierre humide qui me désaltérerait.

Quand le bourdonnant essaim des mouches immondes s’abat sur mes plateaux, quelle que soit la faim qui me torture, je détourne aussitôt ma main des mets préparés pour mon plaisir.

Les lions n’évitent-ils par le chemin qui conduit au bord de l’eau, quand les chiens sont libres de laper au même endroit ? »

Et, ayant récité ces vers, l’épouse de Faïrouz ajouta : « Et toi, ô roi, boiras-tu à la fontaine où d’autres avant toi ont posé leurs lèvres ? » Et le roi, entendant ces paroles, la regarda avec stupéfaction. Et il fut si émotionné qu’il tourna le dos, sans trouver un mot de réponse ; et, dans sa hâte de fuir, il oublia l’une de ses sandales dans la maison. Et tel fut son cas.

Mais pour ce qui est de Faïrouz, voici ! Lorsqu’il fut sorti de sa maison, pour aller là où l’envoyait le roi, il chercha la lettre dans sa poche, mais ne la trouva pas. Et il se rappela qu’il l’avait laissée sous l’oreiller. Et il s’en revint à sa maison, et y entra juste au moment où le roi venait de s’en aller. Et il vit la sandale du roi, sur le seuil. Et aussitôt il comprit le motif de son envoi hors de la ville, vers un pays lointain. Et il se dit : « Le roi, mon maître, ne m’envoie là-bas que pour laisser libre cours à une inavouable passion ! » Toutefois, il garda le silence, et, pénétrant sans bruit dans sa chambre, il prit la lettre là où il l’avait laissée, et sortit sans que son épouse se fût aperçue de son entrée. Et il se hâta de quitter la ville, et d’aller accomplir la mission dont l’avait chargé le roi, son maître. Et Allah lui écrivit la sécurité, et il porta la lettre à son destinataire, et revint à la ville du roi avec la réponse requise. Et, ayant d’aller se reposer à sa maison, il se hâta de se présenter entre les mains du roi qui, pour le récompenser de sa diligence, lui fit un présent de cent dinars. Et rien ne fut dit ou prononcé sur ce que l’on sait.

Et Faïrouz, ayant pris les cent dinars, alla au souk des joailliers et des orfèvres, et acheta, pour toute la somme, des choses magnifiques, en fait de parures pour l’usage des femmes. Et il porta tout cela à son épouse, en lui disant : « C’est pour fêter mon retour ! » Et il ajouta : « Prends cela et tout ce qui t’appartient ici, et retourne à la maison de ton père ! » Et elle lui demanda : « Pourquoi ? » Il dit : « En vérité, le roi, mon maître, m’a comblé de sa bonté. Et c’est parce que je veux que tout le monde le sache, et que ton père se réjouisse en voyant sur toi toutes ces parures, que je désire te voir aller là où je te dis : « Et elle répondit : « Avec amour et de tout cœur joyeux ! »

Et elle se para de tout ce que lui avait apporté son époux, et de tout ce qu’elle possédait déjà, et alla à la maison de son père. Et son père se réjouit fort de sa venue et de voir tout ce qu’il y avait de beau sur elle. Et elle resta dans la maison de son père, pendant un mois entier, sans que son époux Faïrouz eût songé à venir la chercher, et sans qu’il eût seulement envoyé demander de ses nouvelles.

Aussi, au bout de ce mois de séparation, le frère de la jeune femme vint trouver Faïrouz et lui dit : « Ô Faïrouz, si tu ne veux pas révéler le motif de ta colère contre ton épouse et de l’abandon où tu la laisses, viens, et plaide l’affaire avec nous devant le roi, notre maître ! » Et Faïrouz répondit : « Si vous autres vous voulez plaider, moi je ne plaiderai pas ! » Et le frère de l’adolescente dit : « Viens tout de même, et tu m’entendras plaider ! » Et il s’en alla avec lui devant le roi.

Et ils trouvèrent le roi dans la salle des audiences, et le kâdi assis à côté de lui. Et le frère de la jeune femme, après avoir embrassé la terre entre les mains du roi, dit : « Ô notre maître, je viens plaider pour une affaire ! » Et le roi lui dit : « Les affaires à plaider regardent le seigneur kâdi. C’est à lui qu’il te faut t’adresser ! » Et le frère de la jeune femme se tourna vers le kâdi, et dit : « Qu’Allah assiste notre seigneur le kâdi ! Or, voici notre affaire et notre plainte : Nous avons loué, en simple location, à cet homme, un beau jardin, hautement protégé de murs et abrité ; merveilleusement entretenu et planté de fleurs et d’arbres fruitiers. Mais cet homme, après avoir cueilli toutes les fleurs et mangé tous les fruits, a abattu les murs, livré le jardin aux quatre vents, et mis partout la dévastation. Et maintenant il veut rompre le bail et nous rendre notre jardin dans l’état où il l’a mis ! Et telle est notre plainte et notre affaire, ya sidi’l kâdi ! »

Et le kâdi se tourna vers Faïrouz et lui dit : « Et toi, qu’as-tu à dire, ô jeune homme ? » Et il répondit : « En vérité, je leur rends le jardin en meilleur état qu’il n’était auparavant ! » Et le kâdi dit au frère : « Est-ce vrai qu’il rend le jardin en meilleur état, comme il vient de le déclarer ? » Et le frère dit : « Non ! Mais je désire savoir de lui le motif qui l’a poussé à nous le rendre ! » Et le kâdi demanda, en se tournant vers Faïrouz : « Qu’as-tu à dire, ô jeune homme ? » Et Faïrouz répondit : « Je le leur rends de bon cœur et à contre-cœur ! Et le motif de cette restitution, puisqu’ils souhaitent le connaître, est qu’un jour je suis entré dans le jardin en question, et j’ai vu sur sa terre les traces du passage du lion et de son pied. Et j’ai eu peur que, si je m’y hasardais de nouveau, le lion me dévorât. Et c’est pourquoi j’ai rendu le jardin à ses propriétaires. Et je ne l’ai fait que par respect pour le lion, et par peur pour moi…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

« … Et c’est pourquoi j’ai rendu le jardin à ses propriétaires. Et je ne l’ai fait que par respect pour le lion, et par peur pour moi. »

Lorsque le roi, qui était étendu sur les coussins et qui écoutait sans en avoir l’air, eut entendu les paroles de Faïrouz, son serviteur, et en eut compris la portée et la signification, il se leva sur son séant et dit au jeune homme : « Ô Faïrouz, calme ton cœur, apaise tes scrupules, et retourne à ton jardin. Car, par la vérité et la sainteté de l’Islam ! ton jardin est le mieux défendu et le mieux gardé que j’aie trouvé de ma vie ; et ses murailles sont à l’abri de tous les assauts ; et ses arbres, ses fruits et ses fleurs sont les plus sains et les plus beaux que j’aie jamais vus ! »

Et Faïrouz comprit. Et il retourna à son épouse. Et il l’aima.

Et, de cette manière, ni le kâdi, ni aucun des nombreux assistants qui étaient dans la salle des audiences, ne put rien comprendre à cette affaire, qui resta secrète entre le roi et Faïrouz et le frère de l’épouse. Mais Allah est Omniscient !

— Et Schahrazade dit encore :