Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 14/Histoire du livre magique

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Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 14p. 265-330).


HISTOIRE DU LIVRE MAGIQUE


Il est raconté, dans les annales des peuples et dans les livres des anciens temps, — mais Allah seul connaît le passé et voit l’avenir — qu’une nuit d’entre les nuits, le khalifat, fils des khalifats orthodoxes de la postérité d’Abbas, Haroun Al-Rachid qui régnait à Baghdad, se leva dans son lit, en proie à l’oppression, et, vêtu de ses habits de nuit, manda auprès de lui Massrour, le porte-glaive de sa grâce, qui se présenta aussitôt entre ses mains. Et il lui dit : « Ô Massrour, cette nuit est accablante et lourde sur ma poitrine, et je désire que tu dissipes mon malaise. » Et Massrour répondit : « Ô émir des Croyants, lève-toi et allons sur la terrasse regarder avec nos yeux le baldaquin des cieux piqué d’étoiles, et voir se promener la lune brillante, tandis que vers nous montera la musique des clapotantes eaux, et les plaintes des norias chantantes dont le poète a dit :

« La noria qui, de chaque œil, verse des pleurs en gémissant, est semblable à l’amoureux qui, malgré la magie dont est plein son cœur, passe ses journées dans une plainte monotone. »

« Et c’est le même poète, ô émir des Croyants, qui a dit, en parlant de l’eau courante :

« Ma préférée est une jeune fille. Elle me dispense de boire et me divertit.

Elle est un beau jardin : ses yeux en sont les sources, et sa voix en est l’eau courante. »

Et Haroun écouta son porte-glaive et secoua la tête et dit : « Je n’ai point envie de cela cette nuit ! » Et Massrour dit : « Ô émir des Croyants, il y a dans ton palais trois cent soixante adolescentes, de toutes les couleurs, semblables à autant de lunes et de gazelles, et habillées de belles robes comme des fleurs. Lève-toi et allons les passer en revue, sans qu’elles nous voient, chacune dans son appartement. Et tu entendras leurs chants et tu verras leurs jeux et tu assisteras à leurs ébats. Et peut-être qu’alors ton âme se sentira attirée vers l’une d’elles. Et tu la prendras pour société, cette nuit, et elle se livrera à ses jeux avec toi. Et nous verrons bien ce qui testera de ton malaise ! » Mais Haroun dit : « Ô Massrour, va me chercher Giafar, immédiatement. » Et il répondit par l’ouïe et l’obéissance. Et il alla trouver Giafar, dans sa maison, et lui dit : « Viens chez l’émir des Croyants. » Et il répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et il se leva à l’heure et à l’instant, s’habilla, et suivit Massrour au palais. Et il se présenta devant le khalifat, qui était toujours au lit, et embrassa la terre entre ses mains et dit : « Fasse Allah que ce ne soit pas pour quelque chose de mal ! » Et Haroun dit : « Il n’y a rien que de bien, ô Giafar ! Mais je suis las, cette nuit, et fatigué et oppressé. Et j’ai envoyé Massrour te dire de venir ici me distraire et dissiper mon ennui. » Et Giafar réfléchit un instant, et répondit : « Ô émir des Croyants, quand notre âme ne veut s’égayer ni par la beauté du ciel, ni par les jardins, ni par la douceur de la brise, ni par la vue des fleurs, il ne reste plus qu’un remède, et c’est le livre. Car, ô émir des Croyants, le plus beau des jardins est encore une armoire de livres. Et une promenade à travers ses rayons est la plus douce et la plus charmante des promenades ! Lève-toi donc et allons chercher quelque livre au hasard des étagères, dans les armoires des livres ! » Et Haroun répondit : « Tu dis vrai, ô Giafar, c’est le meilleur remède à l’ennui. Et je n’y avais point pensé. » Et il se leva, et, accompagné de Giafar et de Massrour, il alla dans la salle où se trouvaient les armoires des livres.

Et Giafar et Massrour tenaient chacun un flambeau, et le khalifat prenait les livres dans les armoires magnifiques et les coffres en bois de senteur, et les ouvrait et les refermait. Et il examina de la sorte plusieurs étagères, et finit par mettre la main sur un très vieux livre qu’il ouvrit au hasard. Et il tomba sur quelque chose qui dut l’intéresser vivement, car, au lieu de laisser le livre au bout d’un instant, il s’assit et se mit à le feuilleter, page par page, et à le lire attentivement. Et voici que soudain il se mit à rire tellement qu’il se renversa sur le derrière. Puis il reprit le livre et continua sa lecture. Et voici que des larmes tombèrent de ses yeux ; et il se mit à pleurer tellement que toute sa barbe en fut mouillée, et que les larmes coulaient à travers les interstices de la barbe jusqu’au livre qu’il tenait sut ses genoux. Puis il referma le livre, le mit dans sa manche, et se leva pour sortir.

Lorsque Giafar vit le khalifat pleurer et rire de la sorte, il ne put s’empêcher de dire à son suzerain : « Ô émir des Croyants et souverain des deux Mondes, quel peut bien être le motif qui te fait rire et pleurer presque au même moment ? » Et le khalifat, ayant entendu cela, s’encoléra à la limite de la colère, et cria à Giafar, d’une voix irritée : « Ô chien d’entre les chiens des Barmécides, quelle est donc cette impertinence de ta part ? Et de quoi te mêles-tu ? Tu viens de t’arroger le droit d’être offusquant et suffisant, et tu as dépassé les limites de ta place ! Et il ne te manque plus qu’a braver le khalifat ! Or, par mes yeux ! du moment que tu t’es mêlé de ce qui ne te concerne pas, je veux que cette affaire ait toutes les suites qu’elle comporte. Je t’ordonne donc d’aller chercher quelqu’un qui puisse me dire pourquoi j’ai ri et pleuré à la lecture de ce livre, et qui devine ce qu’il y a dans ce volume depuis la première page jusqu’à la dernière. Et si tu ne trouves pas cet homme-là, je couperai ton cou, et te montrerai alors ce qui m’a fait rire et pleurer. »

Lorsque Giafar eut entendu ces paroles et vu cette colère, il dit : « Ô émir des Croyants, j’ai commis une faute. Et la faute est le fait des gens qui me ressemblent, mais le pardon est le fait de ceux qui ont l’âme comme celle de Ta Grandeur. » Et Haroun répondit : « Non ! je viens d’en faire le serment ! Tu dois aller me chercher quelqu’un qui m’explique tout le contenu de ce livre, ou bien je te couperai le cou à l’heure et à l’instant. » Et Giafar dit : « Ô émir des Croyants, Allah créa les cieux et les mondes en six jours, et, s’il l’avait voulu, il les aurait créés en une heure. Et s’il ne l’a pas fait, ça été pour enseigner à Ses créatures qu’il faut, en toutes choses, même pour faire le bien, agir avec patience et modération. À plus forte raison, quand il faut faire le contraire du bien, ô émir des Croyants. Toutefois, si tu tiens absolument à ce que j’aille chercher la personne en question, qui doit deviner ce qui t’a fait rire et pleurer, accorde à ton esclave un délai de trois jours seulement ! » Et le khalifat dit : « Si tu ne m’amènes pas la personne dont il s’agit, tu périras de la plus horrible des morts ! » Et à cela Giafar répondit : « Je m’en vais pour cette mission. » Et il sortit, là-dessus, avec le teint changé, l’âme troublée et le cœur plein d’amertume et de chagrin.

Et il s’en vint à sa maison, avec son cœur amer, pour faire ses adieux à son père Yahia et à son frère El-Fadl, et pleurer. Et ils lui dirent : « Pourquoi te voyons-nous en cet état de trouble et de tristesse, ô Giafar ? » Et il leur raconta ce qui était arrivé entre lui et le khalifat, et les mit au courant de la condition posée. Et il ajouta : « Celui qui joue avec une pointe acérée, se piquera la main ; et celui qui lutte avec le lion, sera tué. Quant à moi, il n’y a plus de place pour moi aux côtés du khalifat ; car désormais le séjour auprès de lui est le plus grand des dangers pour moi, ainsi que pour toi, ô mon père, et pour toi, ô mon frère ! Il vaut donc mieux que j’aille loin de ses yeux. Car la préservation de la vie est une chose inestimable, et n’est jamais assez jugée à sa valeur. Et l’éloignement est le meilleur préservatif pour nos cous. D’ailleurs, le poète a dit :

« Préserve ta vie des dangers qui la menacent, et laisse la maison se plaindre à son constructeur ! »

Et, à cela, son père et son frère répondirent : « Ne pars pas, ô Giafar, car probablement le khalifat te pardonnera ! » Mais Giafar dit : « Il a posé la condition ! Or, comment pourrais-je trouver quelqu’un qui fût capable de deviner à première vue le motif qui a fait rire et pleurer le khalifat, ainsi que le contenu, depuis le commencement jusqu’à la fin, de ce livre calamiteux ? » Et Yahia répondit alors : « Tu dis vrai, ô Giafar ! Il n’y a que le départ pour sauvegarder les têtes. Et le mieux est que tu partes pour Damas, et que tu y demeures jusqu’à ce que ce déclin de la fortune soit terminé et que soit revenue l’heureuse destinée. » Et Giafar demanda : « Et que deviendra mon épouse, en mon absence, et mon harem ? » Et Yahia dit : « Pars, et ne te préoccupe pas du reste. Ce sont là des portes que tu n’as pas le temps d’ouvrir. Pars pour Damas, car tel est pour toi le décret du destin…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUATRE-VINGT-SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

« … Ce sont là des portes que tu n’as pas le temps d’ouvrir. Pars pour Damas, car tel est pour toi le décret du destin ! » Et il ajouta : « Quant à ce qui pourra survenir, après ton départ, Allah y pourvoira. »

En conséquence, Giafar le vizir inclina l’oreille aux paroles de son père, et, sans délai ni retard, prit avec lui un sac qui contenait mille dinars, passa sa ceinture et son épée, prit congé de son père et de son frère, monta sur une mule et, sans se faire accompagner par un esclave ou un serviteur, il se mit en route pour Damas. Et, en ligne droite, à travers le désert, il voyagea, et ne cessa de voyager que le dixième jour, en arrivant à la plaine verte, El-Marj, qui est l’entrée de Damas la réjouissante.

Et il vit le beau minaret de l’Épousée, qui émergeait de la verdure environnante, revêtu depuis la base jusqu’au sommet de tuiles dorées, et les jardins arrosés d’eaux courantes où vivaient les troupes des fleurs ; et les champs de myrtes, et les monts de violettes et les champs de lauriers-roses. Et il s’arrêta à regarder toute cette beauté, en écoutant dans les arbres les oiseaux chanteurs. Et il vit que c’était une ville dont la pareille n’avait pas été créée sur la surface de la terre. Et il regarda à droite, et il regarda à gauche, et finit par apercevoir un homme. Et il s’approcha de lui et lui dit : « Ô mon frère, quel est le nom de cette cité ? » Et il répondit : « Ô mon seigneur, cette cité, dans les temps anciens, était appelée Joullag, et c’est elle dont parle le poète, dans ces vers :

« Je m’appelle Joullag, et je fixe les cœurs. En moi coulent les belles eaux, en moi et hors de moi.

Jardin d’Éden sur la terre et patrie de toutes les splendeurs, ô Damas,

Je n’oublierai jamais tes beautés, ni n’aimerai rien autant que toi.

Et bénies soient tes terrasses et tant de merveilles vivantes qui brillent sur tes terrasses ! »

Et l’homme, qui récita ces vers, ajouta : « Elle s’appelle aussi Scham, autrement dit Grain-de-beauté, parce qu’elle est le grain de beauté de Dieu sur la terre. »

Et Giafar éprouva un vif plaisir à entendre ces explications. Et il remercia l’homme, et descendit de sa mule, et la prit par la bride pour s’engager avec elle à travers les maisons et les mosquées. Et, lentement, il se promena en examinant l’une après l’autre les belles maisons devant lesquelles il passait. Et, en regardant ainsi, il aperçut, au fond d’une rue bien balayée et arrosée, une magnifique maison au milieu d’un grand jardin. Et dans le jardin il vit une tente de soie ouvragée, tendue de beaux tapis du Khorassân et de riches draperies, et bien fournie de coussins de soie, de chaises et de lits de repos. Et un jeune homme était assis au milieu de la tente, comme la lune à son lever quand elle est à son quatorzième jour. Et il était négligemment vêtu, n’ayant sur la tête qu’un foulard, et sur le corps qu’une tunique de couleur rose. Et, devant lui, il y avait une société attentive, et des boissons de toutes les espèces fines. Et Giafar s’arrêta un moment à contempler la scène, et fut très content de ce qu’il voyait en ce jeune homme. Et, en regardant plus attentivement, il aperçut aux côtés du jeune homme une jeune dame comme le soleil dans un ciel serein. Et elle avait un luth sur son sein, comme un enfant dans les bras de sa mère. Et elle en jouait, en chantant ces vers :

« Malheur à ceux-là qui ont leur cœur entre les mains de leurs aimés ; car, s’ils veulent le ravoir, ils le trouveront tué.

Ils l’ont confié aux mains de leurs aimés quand ils l’ont senti amoureux ; et quand il est devenu amoureux, ils sont obligés de l’abandonner.

Nourrisson, ils l’arrachent du fond de leurs entrailles. Ô oiseau, répète : « Nourrisson, ils l’ont arraché ! »

On l’a tué injustement ; le bien-aimé fait le coquet avec son humble amoureux.

Je suis celui qui recherche les effets de l’amour, je suis l’amour, le frère de l’amour, et je soupire :

« Voyez celui que l’amour a vieilli ! Quoique son cœur n’ait pas changé, ils l’ont enterré ! »

Et Giafar, ayant entendu ces vers et ce chant, éprouva un plaisir infini, et ses organes furent émus aux accents de cette voix, et il dit : « Par Allah ! c’est beau ! » Mais déjà l’adolescente avait préludé sur un mode nouveau, le luth sur ses genoux, et chantait ces vers :

« Plein de ces sentiments, tu es amoureux. Ce n’est donc point étonnant si, moi, je t’aime.

Je lève ma main vers toi, demandant merci et pitié pour mon humilité. Puisses-tu te montrer charitable !

Ma vie s’est passée à solliciter ton consentement ; mais je n’ai jamais senti, dans mon intérieur, que tu étais charitable.

Et, à cause de la prise de possession de l’amour, je suis devenu un esclave, et mon cœur est empoisonné, et mes larmes coulent. »

Lorsque le chant de ce poème eut été terminé, Giafar s’avança de plus en plus, tout au plaisir où il était d’entendre et de regarder l’adolescente qui chantait. Et soudain, le jeune homme, qui était couché sous la tente, l’aperçut et se leva à demi et appela un de ses jeunes esclaves et lui dit : « Vois-tu cet homme qui est là, à l’entrée, en face de nous ? » Et le jeune garçon dit : « Oui ! » Et le jeune homme dit : « Ce doit être un étranger, car je vois sur lui les signes du voyage. Cours me le chercher, et garde-toi bien de l’offenser. » Et le garçon répondit : « Avec joie et plaisir ! » et se hâta d’aller trouver Giafar, qui le vit s’approcher, et il lui dit : « Au nom d’Allah ! ô mon seigneur, aie, de grâce ! la générosité de venir trouver notre maître. » Et Giafar franchit la porte avec le jeune garçon, et, arrivant devant l’entrée de la tente, il remit sa mule aux esclaves empressés, et franchit le seuil. Et le jeune homme était déjà debout sur ses deux pieds, en son honneur ; et il s’avança vers lui, en étendant largement ses deux mains, et le salua comme s’il l’eût toujours connu, et, après avoir remercié Allah pour son envoi, il chanta :

« Ô mon visiteur, sois le bien venu. Tu nous égaies par ta présence, et nous fais revivre par cette union.

Je le jure par ton visage, je vis lorsque tu apparais, et je meurs lorsque tu disparais ! »

Et, ayant chanté cela en l’honneur de Giafar, il lui dit : « Qu’il te plaise de t’asseoir, ô mon doux seigneur. Et louanges à Allah pour ton heureuse arrivée ! » Et il récita la prière de l’envoi d’Allah, et il continua ainsi son chant :

« Si de ta venue, nous avions été d’avance prévenus,

Pour tapis à tes pieds nous aurions étendu le pur sang de nos cœurs et le velours noir de nos yeux.

Car ta place est au-dessus de nos paupières. »

Et, lorsqu’il eut fini ce chant, il s’approcha de Giafar, le baisa sur la poitrine, exalta ses vertus, et lui dit : « Ô mon maître, ce jour est un jour heureux, et s’il n’était pas déjà une fête, je l’eusse rendu tel pour rendre grâces à Allah ! » Et aussitôt les esclaves s’empressèrent entre leurs mains ; et il leur dit : « Apportez-nous ce qui est prêt ! » Et ils apportèrent les plateaux de mets, de viandes et de toutes les autres choses excellentes, et le jeune homme dit à Giafar : « Ô mon seigneur, les sages disent : « Si tu es invité, satisfais ton âme avec ce qui est devant toi ! » Or, nous, si nous avions su que tu allais nous favoriser aujourd’hui de ton arrivée, nous t’aurions servi la chair de nos corps, et sacrifié nos petits enfants. » Et Giafar répondit : « Je mets donc ma main, et je mangerai jusqu’à ce que je sois rassasié ! » Et le jeune homme se mit à lui servir, de sa propre main, les morceaux les plus délicats, et à s’entretenir en toute cordialité avec lui, et en tout plaisir. Puis on apporta l’aiguière et le bassin, et on lui lava les mains. Après quoi le jeune homme le fit passer dans la salle des boissons, où il dit à l’adolescente de chanter. Et elle prit le luth, l’accorda, l’appuya sur son sein et, après avoir fredonné un instant, elle chanta :

« C’est un visiteur dont la venue est respectée par tous, plus doux à la fois que l’esprit et que l’espoir.

Il répand les ténèbres de ses cheveux devant l’aube, et l’aube, de honte, n’apparaît pas.

Et quand mon destin voulut me tuer, je demandai sa protection ; et son arrivée fit revivre une âme que la mort réclamait.

Je suis devenu l’esclave du Prince des Amoureux, et être sous la domination de l’amour est devenu mon fait. »

Et Giafar fut ému d’une joie excessive, égale à celle du jeune homme, son hôte. Toutefois il ne cessait point d’être anxieux au sujet de son affaire avec le khalifat. Et cette anxiété était apparente sur son visage et dans son attitude. Et elle ne resta point cachée aux yeux du jeune homme, qui vit bien qu’il était inquiet, effrayé, songeur et dans l’incertitude de quelque chose. Et, de son côté, Giafar comprit que le jeune homme s’était aperçu de son état, et qu’il se retenait, par discrétion, de le questionner sur la cause de son trouble. Mais le jeune homme finit par lui dire ; « Ô mon seigneur, écoute ce que les sages ont dit :

« Ne t’effraie point ni ne t’afflige des choses qui doivent arriver ; mais plutôt lève la coupe de ce vin, poison qui chasse au loin les soucis et les ennuis.

Ne vois-tu pas que des mains ont peint de belles fleurs sur les robes de la boisson ?

Le butin du rameau de vigne, les lis et les narcisses, et la violette et la fleur rayée de Némân !

Si des ennuis te troublent, berce-les, pour qu’ils s’endorment, au milieu des liqueurs, des fleurs et des favorites ! »

Puis il dit à Giafar : « Ne resserre ni ne contracte ta poitrine, ô mon maître ! » Et il dit à l’adolescente : « Chante ! » Et elle chanta. Et Giafar, qui se délectait à ses chants et en était émerveillé, finit par dire : « Ne cessons pas de nous réjouir, tantôt par le chant et tantôt par les paroles, jusqu’à ce que le jour se ferme et que vienne la nuit avec les ténèbres…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUATRE-VINGT-DIX-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

« … Ne cessons pas de nous réjouir, tantôt par le chant et tantôt par les paroles, jusqu’à ce que le jour se ferme et que vienne la nuit avec les ténèbres. »

Et le jeune homme ordonna ensuite aux esclaves d’aller chercher des chevaux. Et ils obéirent aussitôt ; et ils offrirent à l’hôte de leur maître une jument des rois. Et tous deux sautèrent sur le dos de leurs montures, et se mirent à parcourir Damas, et à regarder le spectacle des souks et des rues, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés devant une façade brillamment éclairée et décorée de lanternes de toutes les couleurs ; et devant une portière une grande lampe de cuivre ciselé était suspendue par une chaîne d’or. Et il y avait, au dedans de la demeure, des pavillons entourés de statues merveilleuses, et contenant toutes les espèces des oiseaux et toutes les variétés des fleurs ; et au milieu de tous ces pavillons, il y avait une salle en dôme avec des fenêtres d’argent. Et le jeune homme ouvrit la porte de cette salle. Et elle apparut comme un beau jardin du paradis, animé par les chants des oiseaux et les parfums des fleurs et le clapotis des ruisseaux. Et la maison tout entière retentissait des langages divers de ces oiseaux, et était tapissée de tapis de soie et bien fournie de coussins en brocart et plumes d’autruche. Et elle contenait aussi un nombre incalculable de toutes sortes d’objets somptueux et d’articles de prix, et était parfumée par l’odeur des fleurs et des fruits ; et elle renfermait un nombre inimaginable de choses magnifiques, comme plats d’argent, vaisselle d’argent, coupes précieuses, brûle-parfums, et provisions d’ambre gris, de poudre d’aloès, et de fruits séchés. En un mot, elle était comme cette demeure décrite par ce vers du poète :

La maison était parfaitement splendide, et brillait dans tout l’éclat de sa magnificence.

Et lorsque Giafar se fut assis, le jeune homme lui dit : « Un millier de bénédictions sont descendues du ciel sur notre tête, ô mon seigneur et mon invité, par ta venue ! » Et il lui dit encore bien d’autres choses aimables, et lui demanda enfin : « Et quel est le motif auquel nous devons l’honneur de ton arrivée dans notre ville ? Ici tu trouves famille et aisance, en toute cordialité ! » Et Giafar répondit : « Je suis, ô mon maître, soldat de profession, et je commande une compagnie de soldats. Et je suis originaire de la ville de Bassra, d’où je viens en ce moment. Et la cause de mon arrivée ici est que, ne pouvant payer au khalifat le tribut que je lui dois, j’ai été saisi de frayeur pour ma vie, et ai pris la fuite avec ma tête basse, par terreur. Et je n’ai cessé de courir, à travers les plaines et les déserts, jusqu’à ce que la destinée m’ait conduit jusqu’à toi. » Et le jeune homme dit : « Ô arrivée bénie ! Et quel est ton nom ? » Il répondit : « Mon nom est comme le tien, ô monseigneur. » Et le jeune homme, ayant entendu cela, sourit, et dit en riant : « Ô mon seigneur, tu te nommes donc Abou’l Hassân ! Mais, je t’en prie. n’aie plus aucun resserrement de poitrine et aucun trouble dans ton cœur. » Et il donna l’ordre de les servir. Et on leur apporta des plateaux remplis de toutes sortes de choses délicates et délicieuses ; et ils mangèrent et furent satisfaits. Après quoi on enleva la table et on apporta l’aiguière et le bassin. Et ils se lavèrent les mains, et se levèrent et allèrent dans la salle des boissons, qui était pleine de fleurs et de fruits, à la perfection. Et le jeune homme parla à l’adolescente, au sujet de la musique et du chant. Et elle les enchanta tous deux et les délecta par la perfection de son art ; et la demeure elle-même avec ses murs en était émue et agitée. Et Giafar, dans l’excès de son enthousiasme, enleva ses habits et les jeta au loin, après les avoir mis en pièces. Et le jeune homme lui-dit : « Ouallahi ! puisse la déchirure avoir été un effet du plaisir et non point du chagrin et de la peine. Et qu’Allah éloigne de nous l’amertume de l’ennemi. » Puis il fit signe à un de ses esclaves, qui aussitôt apporta à Giafar des vêtements neufs, qui coûtaient cent dinars, et l’aida à s’en vêtir. Et le jeune homme dit à l’adolescente : « Change l’accord du luth ! » Et elle en changea l’accord, et chanta ces vers :

« Mon regard jaloux est attaché à lui. Et il regarde un autre, je suis torturé.

Je termine mes souhaits et mon chant, criant : « Mon amitié pour toi durera jusqu’à ce que la mort soit dans mon cœur ! »

Et, ce chant terminé. Giafar de nouveau se dépouilla de ses habits, en criant. Et le jeune homme lui dit : « Puisse Allah améliorer ta vie, et faire que son commencement soit la fin, et que sa fin en soit le commencement ! » Et les esclaves revêtirent Giafar de nouveaux habits, plus beaux que les premiers. Et l’adolescente ne dit plus rien pendant une heure de temps, tandis que les deux hommes causaient. Puis le jeune homme dit à Giafar : « Écoute, ô mon seigneur, ce que le poète a dit du pays où la destinée, pour notre bonheur, t’a conduit en ce jour béni. » Et il dit à l’adolescente : « Chante-nous les paroles du poète sur notre vallée, celle qu’on appelait dans l’ancien temps la vallée de Rabwat. » Et l’adolescente chanta :

« Ô générosité de notre nuit dans la vallée de Rabwat, où le délicat zéphyr apporte ses parfums !

C’est une vallée dont la beauté est comme un collier : des arbres et des fleurs l’entourent.

Ses champs sont tapissés de toutes les variétés de fleurs, et les oiseaux volent au-dessus d’elles.

Quand ses arbres nous voient assis sous eux, ils nous jettent eux-mêmes leurs fruits.

Et pendant que nous échangeons sur les bordures les coupes débordantes de la causerie et de la poésie,

La vallée nous est généreuse, et son zéphyr nous apporte ce que les fleurs nous envoient. »

Lorsque l’adolescente eut fini de chanter, Giafar, pour la troisième fois, se dépouilla de ses habits. Et le jeune homme se leva, et le baisa sur la tête, et le fit revêtir d’un autre habillement. Car ce jeune homme était, comme cela sera démontré, l’homme le plus généreux et le plus magnifique de son temps, et sa largeur de paume et sa hauteur d’âme étaient pour le moins aussi grandes que celles de Hatim, chef de la tribu de Thay. Et il continua à s’entretenir avec lui sur les événements des jours et les sujets et les anecdotes et les grandes pièces de poésie. Et il lui dit : « Ô mon seigneur, ne charge pas ton esprit de soucis et de préoccupations. » Et Giafar lui dit : « Ô mon maître, moi j’ai quitté mon pays, sans prendre le temps de manger ni de boire. Et je l’ai fait dans l’intention de me divertir et de voir le monde. Mais si Allah m’octroie le retour dans mon pays, et que ma famille, mes amis et mes voisins m’interrogent et me questionnent, me demandant où j’ai été et ce que j’ai vu, je leur dirai les bienfaits dont tu m’as favorisé et tes faveurs que tu as amoncelées sur ma tête, dans la ville de Damas, au pays de Scham. Et je leur dirai ce que j’ai vu par ici et ce que j’ai vu par là, et je leur tiendrai de beaux discours et leur ferai d’instructifs entretiens sur tout ce dont se sera enrichi mon esprit près de toi, dans ta ville. » Et le jeune homme répondit : « Je me réfugie en Allah contre les idées d’orgueil ! Il est le Seul généreux. » Et il ajouta : « Tu resteras avec moi tant que tu voudras, dix ans, ou plus, à ton gré ! Car la maison est ta maison, avec son maître et ce qu’elle contient. »

Et, sur ces entrefaites, la nuit s’étant avancée, les eunuques entrèrent et dressèrent pour Giafar un lit délicat, à la tête de la salle, à la place d’honneur. Et ils étendirent un second lit, à côté de celui de Giafar. Et ils s’en allèrent, après avoir tout disposé et tout mis bien en ordre. Et Giafar le vizir, ayant vu cela, dit en lui-même : « Probablement, mon hôte est célibataire ! Et c’est pourquoi on a disposé son lit à côté du mien. Je crois que je puis hasarder une question. » Et, en conséquence, il risqua la question, demandant à son hôte : « Ô mon maître, es-tu célibataire ou marié ? » Et le jeune homme répondit : « Marié, ô mon seigneur ! » Et à cela Giafar répliqua : « Pourquoi donc, si tu es marié, vas-tu dormir à côté de moi, au lieu d’entrer dans ton harem et de te coucher comme les hommes mariés ? » Et le jeune homme répondît : « Par Allah ! ô mon maître, le harem, avec son contenu, ne va pas s’envoler, et j’aurai plus tard tout le temps d’y aller me coucher. Mais maintenant ce serait inélégant et disgracieux à moi et si impoli et quel manquement ! de te laisser seul, pour aller me coucher dans mon harem, un homme tel que toi, un visiteur, un hôte d’Allah ! Une telle action serait si contraire à la courtoisie et aux devoirs de l’hospitalité ! Et, en vérité, ô mon maître, tant que ta présence daignera favoriser cette maison, je ne reposerai pas ma tête dans mon harem, ni ne m’y coucherai, et cela tant que les adieux n’auront pas eu lieu entre toi et moi, au jour de ta convenance et de ton choix, quand tu voudras retourner en paix et sécurité dans ta ville et ton pays ! » Et Giafar dit à lui-même : « C’est là une prodigieuse affaire, émerveillante à l’excès ! » Et ils dormirent ensemble cette nuit-là.

Et le lendemain, de bon matin, ils se levèrent et allèrent au hammam, où déjà le jeune homme — qui, en réalité, s’appelait Attaf le Généreux — avait envoyé, pour l’usage de son hôte, un paquet de vêtements magnifiques. Et, après qu’ils eurent pris le plus délicieux des bains, ils montèrent sur des chevaux splendides, qu’ils trouvèrent tout sellés à la porte du hammam, et se dirigèrent du côté du cimetière visiter la tombe de la Dame, et passèrent toute cette journée-là à se remémorer les vies des hommes et leurs morts. Et ils continuèrent à agir de la sorte, tous les jours, visitant tantôt une place et tantôt une autre, et dormant la nuit côte-à-côte, de la manière déjà connue, et cela pendant l’espace de quatre mois…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUATRE-VINGT-DIX-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… Et ils continuèrent à agir de la sorte, tous les jours, visitant tantôt une place et tantôt une autre, et dormant la nuit côte-à-côte, de la manière déjà connue, et cela pendant l’espace de quatre mois.

Or, au bout de ce temps, l’âme de Giafar devint triste et son esprit abattu ; et, un jour d’entre les jours, il s’assit et pleura. Et Attaf le Généreux, le voyant en larmes, l’interrogea, en lui disant : « Qu’Allah éloigne de toi l’affliction et le chagrin, ô mon maître ! Pourquoi te vois-je pleurer ? Et qu’est-ce qui peut t’occasionner du chagrin ? Si tu es lourd quant à ton cœur, pourquoi ne point me révéler le motif qui te rend le cœur lourd et l’âme amère ? » Et Giafar répondit : « Ô mon frère, je me sens la poitrine resserrée à l’extrême, et j’aimerais aller au hasard à travers les rues de Damas, et j’aimerais également calmer mon esprit par la vue de la mosquée des Ommiades ! » Et Attaf le Généreux répondit : « Et qui donc pourrait t’en empêcher, ô mon frère ? n’es-tu plus libre d’aller te promener où tu veux et de rafraîchir ton âme comme tu le souhaites, de manière que ta poitrine soit dilatée et ton esprit épanoui et réjoui ! En vérité, ô mon frère, tout cela n’est rien du tout, rien du tout ! » Et Giafar se levait pour sortir, quand son hôte l’arrêta pour lui dire : « Ô mon seigneur, aie seulement la bonté de patienter un moment, afin que nos gens puissent te seller une haquenée. » Mais Giafar répondit : « Ô mon ami, je préfère aller à pied ; car l’homme qui est à cheval ne peut guère se divertir à regarder et à observer autour de lui ; mais ce sont les gens qui se divertissent en le regardant et l’observant. » Et Attaf le Généreux lui dit : « Soit ! mais laisse-moi au moins te donner ce sac de dinars, afin que tu puisses faire des libéralités sur ton chemin, et distribuer l’argent par poignées en le jetant à la foule ! » Et il ajouta : « Maintenant, tu peux aller te promener. Et puisse cela te calmer l’esprit, et t’apaiser, et te faire revenir vers nous dans la joie et le contentement ! »

En conséquence, Giafar prit, de son généreux hôte, un sac de trois cents dinars, et sortit de la demeure, accompagné par les vœux de son ami.

Et il se dirigea lentement avec ses pensées, au sujet de la condition que lui avait imposée le khalifat, et bien désespéré de ne trouver aucune solution et qu’aucune aventure ne lui eût encore permis de deviner la chose ou de trouver l’homme qui pût la deviner ; et il arriva de la sorte devant la magnifique mosquée, et monta les trente degrés de marbre de la porte principale, et contempla avec admiration les beaux revêtements de faïence, les dorures, les pierreries et les marbres magnifiques qui l’ornaient de toutes parts, et les beaux bassins où coulait une eau si pure qu’on ne la voyait pas. Et il se recueillit et fit sa prière et écouta le prêche, et resta là jusqu’à midi, sentant une grande fraîcheur descendre dans son âme et lui calmer le cœur. Puis il sortit de la mosquée, et fit des largesses aux mendiants de la porte, en récitant ces vers :

« J’ai vu les beautés réunies dans la mosquée de Jullag. Et sur ses murailles, la signification de la beauté est expliquée.

Si le peuple fréquente les mosquées, dis-lui que leur porte d’entrée est toujours large ouverte ! »

Et lorsqu’il eut quitté la belle mosquée, il continua sa promenade à travers les quartiers et les rues, regardant et observant, jusqu’à ce qu’il fût arrivé devant une maison splendide, d’apparence seigneuriale, ornée de fenêtres d’argent avec des bordures en or, qui ravissaient la raison, et des rideaux de soie sur chaque fenêtre. Et, en face de la porte, était un banc de marbre recouvert d’un tapis. Et, comme Giafar se sentait déjà fatigué de sa promenade, il s’assit sur ce banc, et se mit à penser à lui-même, à son propre état, aux événements des derniers temps, et à ce qui pouvait se passer, pendant son absence, à Baghdad. Et soudain, voici qu’a l’une des fenêtres le rideau s’écarta, et une main toute blanche suivie de sa propriétaire apparut avec un petit arrosoir d’or. Et elle était comme la pleine lune, avec des regards ravisseurs de raison, et un visage qui n’avait pas de frère. Et elle resta un moment à arroser ses fleurs, qui étaient dans des casiers sur la fenêtre, des fleurs de basilic, de jasmin double, d’œillet et de giroflée. Et ses grâces étaient pleines d’équilibre, de symétrie et d’harmonie, tandis qu’elle arrosait de sa main les fleurs odorantes. Et Giafar, à sa vue, se sentit le cœur blessé d’amour. Et il se leva sur ses deux pieds, et s’inclina jusqu’à terre devant elle. Et l’adolescente, ayant fini d’arroser ses plantes, regarda dans la rue et aperçut Giafar qui était incliné jusqu’à terre : Et elle voulut d’abord fermer sa fenêtre et disparaître. Puis elle se ravisa, et, se penchant sur le rebord, elle dit à Giafar : « Cette maison est-elle ta maison ? » Et il répondit : « Non, par Allah ! ô ma maîtresse, la maison n’est pas ma maison, mais l’esclave qui est à sa porte est ton esclave ! Et il attend tes ordres ! » Et elle dit : « Puisque cette maison n’est pas à toi, que fais-tu donc là, et pourquoi ne t’en vas-tu pas ? » Et il répondit : « C’est parce que, ya setti, je me suis arrêté ici pour composer en ton honneur quelques vers ! » Et elle demanda : « Et qu’as-tu bien pu dire sur moi, dans tes vers, ô homme ? » Et aussitôt Giafar récita ce poème, qu’il improvisa :

« Elle apparut dans une robe blanchissante avec des regards et des paupières d’émerveillement.

Et je lui dis : « Viens, ô unique, viens sans autre salam que celui de tes yeux ! Avec toi je serai heureux, jusque dans mon cœur heureux.

Béni soit Celui qui a habillé tes joues avec des roses ! Il peut créer ce qu’Il veut sans obstacle.

Blanche est ta robe, comme ta main et comme ta destinée ; et c’est blanc sur blanc, et blanc sur blanc ! »

Puis comme, malgré ces vers, elle voulait se retirer, il s’écria : « Attends, de grâce ! ô ma maîtresse, En voici d’autres, que j’ai composés sur ta physionomie et ton expression ! » Et elle dit : « Et qu’as-tu bien pu dire à ce sujet ? » Et il récita ces vers :

« Vois-tu sa figure apparaître et, malgré le voile, tant briller, comme la lune à l’horizon ?

Sa splendeur éclaire l’ombre des temples où on l’adore, et le soleil entre dans les ténèbres, devant sa course.

Son front éclipse la rose, et sa joue la pomme. Et son regard expressif émeut le peuple et l’enchante.

C’est par elle que, si un mortel la voyait, il deviendrait la victime de l’amour, et brûlerait dans les feux du désir. »

Lorsque la jeune dame eut entendu cette improvisation, elle dit à Giafar : « Tu as excellé ! Mais ce sont là des paroles plus grandes que toi ! » Et elle lui lança une œillade qui le transperça, et ferma la fenêtre et vivement disparut. Et Giafar le vizir patienta sur le banc, espérant et attendant que la fenêtre s’ouvrît une seconde fois et lui permît de jeter un second regard sur l’admirable objet. Et chaque fois qu’il voulait se lever, pour s’en aller, son tempérament lui disait : « Assieds-toi ! » Et il ne cessa d’agir de la sorte, jusqu’à ce que vînt le soir. Alors il se leva, avec son cœur épris, et retourna à la maison d’Attaf le Généreux. Et il trouva Attaf lui-même qui l’attendait à l’entrée de sa maison, sur le seuil, et qui s’écria, en le voyant : « Ô mon seigneur, tu m’as rendu aujourd’hui excessivement désolé par ton absence ! Et mes pensées étaient chez toi, à cause de la longue attente et du retard de ton retour. » Et il se jeta sur sa poitrine et le baisa entre les yeux. Mais Giafar ne répondait rien, et était dans le vague. Et Attaf le regarda et lut sur son visage beaucoup de paroles, l’ayant, en effet, trouvé bien changé de teint et jaune et anxieux. Et il lui dit : « Ô mon seigneur, je vois ta mine bouleversée et ton esprit cassé ! » Et Giafar répondit : « Ô mon seigneur, depuis le moment où je t’ai quitté jusqu’à présent, j’ai souffert d’un violent mal de tête et d’une attaque nerveuse, car cette nuit j’ai dormi sur mon oreille. Et, dans la mosquée, je n’entendais rien aux prières que récitaient les Croyants ! Et mon état est piteux, et ma condition lamentable ! »

Alors Attaf le Généreux prit son hôte par la main et le conduisit dans la salle où d’ordinaire ils se plaisaient à causer. Et les esclaves apportèrent les plateaux des mets pour le repas du soir. Mais Giafar ne put rien manger, et leva la main. Et le jeune homme lui demanda : « Pourquoi, ô mon seigneur, lèves-tu la main et l’éloignes-tu des mets ? » Et il répondit : « C’est parce que le repas de ce matin a été lourd sur moi, et m’empêche de souper. Mais il n’y a aucun inconvénient à cela ! Car j’espère qu’une heure de sommeil fera passer la chose, et demain il n’y aura plus rien sur mon estomac ! »

En conséquence, Attaf fit dresser le lit de Giafar plus tôt que de coutume, et Giafar s’y étendit, bien déprimé quant à son esprit. Et il ramena sur lui la couverture, et il se mit à penser à l’adolescente, à sa beauté, à son élégance, à son allure, à ses proportions heureuses et à tout ce que le Donateur — qu’il soit glorifié — lui avait accordé de beauté, de magnificence et de splendeur. Et il en oublia tout ce qui lui était arrivé dans les jours de son passé, son affaire avec le khalifat, la condition posée, sa famille, ses amis et son pays. Et tel était le bourdonnement de ses pensées, qu’il se sentit pris de vertige, et que son corps en fut dévasté. Et il ne cessa de se tourner et de se retourner avec fièvre sur son lit, jusqu’au matin. Et il était comme quelqu’un qui serait perdu dans la mer de l’amour. Et, comme c’était l’heure habituelle où ils se levaient, Attaf se leva le premier et se pencha sur lui et lui dit : « Comment est la santé ? Mes pensées ont été cette nuit attachées sur toi. Et j’ai bien vu que tu n’as goûté de sommeil, de toute la nuit. » Et Giafar répondit : « Ô mon frère, je ne suis pas bien portant, je suis sans keif…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUATRE-VINGT-DIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« … Ô mon frère, je ne suis pas bien portant ! je n’ai pas de keif ! »

En entendant ces paroles, Attaf le Généreux, l’Excellent, fut ému à l’extrême limite de l’émotion, et envoya aussitôt un esclave blanc chercher un médecin. Et l’esclave s’en alla en toute hâte remplir sa mission, et ne tarda pas à revenir avec le meilleur médecin de Damas et le plus habile des médecins de son temps.

Et le médecin, un grand hakim, s’approcha de Giafar qui était étendu sur son lit, les yeux perdus, et le regarda au visage, et lui dit : « Ne te trouble pas à ma vue, et que le don de la santé soit sur toi ! Donne-moi ta main ! » Et il lui prit la main, et tâta son pouls, et vit que toute chose était à sa place, sans aucun dérangement, ni souffrance, ni douleur, et que les pulsations étaient solides et que les intermittences étaient régulièrement intermittentes. Et ayant constaté tout cela, il comprit la cause du mal, et que le malade était malade d’amour. Et il ne voulut point, devant Attaf, parler de sa découverte au malade. Et, pour faire les choses avec élégance et discrétion, il prit un papier et y écrivit sa prescription. Et il plaça doucement ce papier sous la tête de Giafar, en lui disant : « Le remède est sous ta tête ! Je t’ai prescrit une purge. Si tu la prends, tu seras guéri. » Et, ayant ainsi parlé, le hakim prit congé de Giafar, pour s’en aller traiter ses autres malades, qui étaient nombreux. Et Attaf l’accompagna jusqu’à la porte, et lui demanda : « Ô hakim, qu’a-t-il ? » Et il répondit : « La chose est sur le papier. » Et il s’en alla.

Et Attaf s’en revint auprès de son hôte, et le

trouva qui finissait de réciter ce poème :

« Un médecin vint à moi, un jour, et prit ma main et mon pouls. Mais je lui dis : « Laisse aller ma main, le feu est dans mon cœur. »

Et il me dit : « Bois du sirop de roses, après l’avoir bien mélangé avec l’eau de la langue. Et ne le dis à personne ! »

Et je répondis : « Le sirop de roses est bien connu de moi : c’est l’eau des joues qui m’ont abîmé le cœur.

Mais comment, ô hakim, pourrais-je me procurer l’eau de la langue ? Et comment pourrais-je refroidir le feu brûlant qui, au fond de moi, habite ? »

Et le hakim me dit : « Tu es en amour ! » Je lui dis : « Oui ! » Et il me répondit : « Le seul remède est d’avoir l’objet ici ! »

Et Attaf, qui n’avait point entendu le poème et n’en avait saisi que le dernier vers, sans le comprendre, s’assit à la tête du lit, et interrogea son hôte sur ce que lui avait dit et prescrit le hakim. Et Giafar répondit : « Ô mon frère, il m’a écrit un papier, qui est ici, sous le coussin. » Et Attaf tira le papier de dessous le coussin, et le lut. Et il y trouva ces lignes tracées de la main du hakim :

« Au nom d’Allah le Guérisseur, maître des cures et des bons régimes ! — Voici ce qui est à prendre, avec l’aide et la bénédiction d’Allah ! Trois mesures de pure présence de l’aimé, mélangées d’un peu de prudence et de crainte d’être guetté par les jaloux ; plus, trois mesures d’excellente union clarifiée avec un grain d’absence et d’éloignement ; plus, deux poids de pure affection et de discrétion sans mélange avec le bois de la séparation ; en faire une mixture avec un peu d’extrait d’encens de baisers, pris sur les dents et sur le milieu ; deux mesures de chaque variété ; plus cent baisers sur les deux belles grenades que l’on sait, dont cinquante doivent être dulcifiés en passant par les lèvres, suivant le mode des pigeons, et vingt suivant te mode des petits oiseaux ; ensuite deux mesures égales de mouvements d’Alep et de soupirs de l’Irak ; ensuite deux okes de pointes de langues, dans la bouche et hors de la bouche, à bien mélanger et triturer ; puis mettre sur un fourneau trois drachmes de grains d’Égypte en les additionnant de graisse de bonne qualité, à faire bouillir dans l’eau de l’amour et le sirop du désir sut un feu de bois de plaisir, dans la retraite de l’ardeur ; après quoi décanter le tout sur un divan bien moelleux, et ajouter deux okes de sirop de salive, et boire à jeun pendant trois jours. Et, le quatrième jour, prendre pour le repas de midi une tranche du melon du désir, avec du lait d’amandes et du jus de limon de l’accord, avec, enfin, trois mesures de bon travail de cuisses. Et finir par un bain, pour le bénéfice de la santé. Et le salam ! »

Lorsque Attaf le Généreux eut achevé la lecture de cette prescription, il ne put s’empêcher de rire, et de frapper ses mains l’une dans l’autre. Puis il regarda Giafar et lui dit : « Ô mon frère, ce médecin est un grand médecin, et sa découverte une grande découverte. Voici qu’il a trouvé que tu es malade d’amour ! » Et il ajouta : « Dis-moi donc avec qui tu es en amour, et de qui tu t’es énamouré. » Mais Giafar, la tête basse, ne fit aucune réponse et ne voulut prononcer aucune parole. Et Attaf fut bien chagriné du silence qu’il gardait et avait gardé à son égard, et fut bien affligé de son manque de confiance, et lui dit : « Ô mon frère, n’es-tu pas plus que mon ami, n’es-tu pas dans ma maison comme l’âme est dans le corps ? Et entre moi et toi n’y a-t-il pas eu quatre mois passés dans la tendresse, la camaraderie, la causerie et la pure amitié ? Pourquoi donc me cacher ton état ? Quant à moi, je suis bien attristé, et je suis effrayé de te voir seul, sans guide, dans une affaire aussi délicate ! Tu es, en effet, un étranger, tu n’es pas de cette capitale, et moi je suis un fils de la cité, et je puis t’aider avec efficacité, et dissiper ton trouble et ton inquiétude. Par ma vie qui t’appartient et par le pain et le sel qui sont entre nous, je te supplie de me révéler ton secret ! » Et il ne cessa de lui parler de la sorte, jusqu’à ce qu’il l’eût décidé à parler. Et Giafar releva la tête et lui dit : « Je ne te cacherai pas plus longtemps le motif de mon trouble, ô mon frère ! Et désormais je ne blâmerai plus les amoureux qui sont malades d’inquiétude et d’impatience. Car voici qu’une affaire m’est arrivée que je n’ai jamais pensé devoir m’arriver, non, jamais ! Et je ne sais pas ce qui va m’advenir de cela, car mon cas est un cas embarrassant, et compliqué de perte de vie. »

Et il lui raconta ce qui lui était arrivé ; comment, lorsqu’il s’était assis sur le banc de marbre, la fenêtre s’était ouverte en face de lui, et une jeune femme était apparue, la plus belle de son temps, qui avait arrosé son jardin de fenêtre. Et il ajouta : « Maintenant mon cœur tumultueux est agité d’amour pour elle ! Elle a subitement fermé sa fenêtre, après avoir jeté un seul coup d’œil dans la rue où j’étais, et elle l’a fermée aussi vite que si elle avait été vue à découvert par un étranger. Et me voici maintenant, à cause de l’excessive agitation et de l’ardeur d’amour où je suis pour elle, incapable de quoi que ce soit, et inapte à manger et à boire ; et mon sommeil est brisé par la force de mon désir sur celle qui s’est établie à demeure dans mon cœur. » Et il ajouta : « Et tel est mon cas, ô mon frère Attaf, et je t’ai raconté tout ce qui m’est survenu, sans t’en rien cacher. »

Lorsque le généreux Attaf eut entendu les paroles de son hôte, et compris leur portée, il baissa la tête et réfléchit une heure de temps. Car il venait d’apprendre, à n’en pas douter par tous les renseignements et indices entendus et la description de la maison, de la fenêtre et de la rue, que l’adolescente en question n’était autre que sa propre épouse, la fille de son oncle, qu’il aimait et dont il était aimé, et qui habitait dans une maison séparée, avec ses esclaves à elle et ses servantes à elle. Et il dit à lui-même : « Ô Attaf, il n’y a de recours et de puissance qu’en Allah le Très-Haut, le Très-Grand, nous venons d’Allah et vers Lui nous retournons ! » Et sa générosité et sa grandeur d’âme prirent aussitôt le dessus, et il pensa : « Je ne serai pas semblable, dans mon amitié, à celui qui bâtirait sur le sable et sur l’eau, et par le Dieu magnanime ! je servirai mon hôte avec mon âme et mon bien. »

Et, ayant ainsi pensé, il se tourna, avec un visage souriant et calme, vers son hôte et lui dit : « Ô mon frère, calme ton cœur et rafraîchis tes yeux, car je prends sur ma tête de faire aboutir ton affaire dans le sens que tu souhaites. Je connais, en effet, la famille de l’adolescente dont tu m’as parlé, et qui est une femme divorcée d’avec son mari depuis quelques jours. Et je vais, à l’heure et à l’instant, m’occuper de l’affaire. Quant à toi, ô mon frère, attends mon retour en toute tranquillité, et sois content. » Et il lui dit encore d’autres paroles pour le calmer, et sortit de sa maison.

Et il alla à la maison où vivait son épouse, l’adolescente qu’avait vue Giafar, et entra dans la salle des hommes, sans changer d’habits et sans adresser la parole à personne, et appela un des jeunes eunuques, et lui dit : « Va chez mon oncle, père de ta maîtresse, et dis-lui de venir ! » Et le jeune eunuque se hâta d’aller chez le beau-père et de l’amener chez son maître.

Et Attaf se leva en son honneur, pour le recevoir, et l’embrassa et le fît asseoir, et lui dit : « Ô mon oncle, il n’y a rien que de bien ! Sache que lorsqu’Allah envoie Ses bienfaits à Ses serviteurs, il leur montre en même temps la voie à suivre. Or, ma voie est trouvée, car mon cœur incline vers la Mecque et souhaite d’aller visiter la maison d’Allah et baiser la pierre noire de la Kaaba sainte, puis d’aller ensuite à El-Medinah visiter la tombe du Prophète — sur Lui la prière, la paix, les grâces et les bénédictions ! Et j’ai résolu de visiter ces places saintes cette année, et d’y faire le pèlerinage, pour en revenir hajj accompli. C’est pourquoi il ne faut pas que je laisse derrière moi des attaches, des dettes ou des obligations, ni rien qui puisse me laisser des préoccupations, car nul homme ne sait s’il sera l’ami de sa destinée le lendemain. Et c’est pourquoi, ô oncle, je t’appelle pour te remettre l’écrit du divorce de ta fille, mon épouse ! »

Lorsque l’oncle du généreux Attaf, père de son épouse, eut entendu ces paroles et compris qu’Attaf voulait divorcer, il fut extrêmement ému, et, exagérant dans son esprit la gravité de ce cas, il dit : « Ô Attaf, mon fils, qu’est-ce qui t’oblige à recourir à de pareils procédés ? Si tu viens à partir, en laissant ici ton épouse, quelque longue que puisse être ton absence, et quelque durée que tu lui donnes, ton épouse n’en continuera pas moins d’être ton épouse et ta dépendance et ta propriété ! Mais rien ne t’oblige à divorcer, ô mon fils ! » Et Attaf répondit, tandis que des larmes coulaient de ses yeux : « Ô mon oncle, j’en ai fait le serment, et Ce qui est écrit doit courir ! »

Et le père de la jeune femme, consterné à ces paroles d’Attaf, sentit la désolation entrer dans son cœur. Et la jeune épouse d’Attaf, à cette nouvelle, devint comme morte, et son état fut un lamentable état et son âme nagea dans la nuit, dans l’amertume et dans la douleur. Car elle aimait depuis l’enfance son époux Attaf, qui était le fils de son oncle, et sa tendresse pour lui était extrême…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENTIÈME NUIT

Elle dit :

… Car elle aimait depuis l’enfance son époux Attaf, qui était le fils de son oncle, et sa tendresse pour lui était extrême.

Quant à Attaf, ayant annoncé cette nouvelle à son oncle, il se hâta d’aller trouver son hôte, et lui dit : « Ô mon frère, je me suis occupé de la jeune femme divorcée, et Allah a voulu faire réussir mon entremise. Réjouis-toi donc, car ton union avec elle va être maintenant aisée. Lève-toi et secoue ta tristesse et ton malaise. » Et Giafar aussitôt se leva, et son malaise disparut, et il mangea et but avec appétit, et remercia son Créateur. Et Attaf lui dit alors : « Sache maintenant, ô mon frère, que pour que je puisse m’entremettre encore plus efficacement, il ne faut pas que le père de ton amoureuse, auquel je vais reparler de ton mariage, sache que tu es un étranger, et qu’il ne me dise pas : « Ô Attaf, et depuis quand les pères marient-ils leurs filles aux hommes étrangers, à ceux qu’ils ne connaissent pas ? » C’est pourquoi mon idée est que tu sois le plus avantageusement connu du père de l’adolescente. Et, dans ce but, je ferai dresser à ton intention des tentes hors de la ville avec de beaux tapis, des coussins, des choses somptueuses, et des chevaux. Et tu iras, sans que personne sache que tu sors d’ici, habiter sous ces belles tentes, qui seront tes tentes de voyage, et tu feras une entrée pompeuse dans notre ville. Et moi, de mon côté, je prendrai soin de répandre dans toute la ville le bruit que tu es un très grand personnage de Baghdad, et même je dirai que tu es Giafar Al-Barmaki en personne, et que tu viens, de la part de l’émir des Croyants, visiter notre ville ! Et le vali de Damas, le kâdi et le naïeb, que je serai allé moi-même informer de l’arrivée du vizir Giafar, viendront d’eux-mêmes à ta rencontre, et te feront leurs salams et embrasseront la terre entre tes mains. Et toi, alors, tu diras à chacun les paroles qu’il faut dire, et tu les traiteras selon leur rang. Et moi aussi j’irai te visiter, dans ta tente, et à nous tous tu diras : « Je viens dans votre ville, pour changer d’air, et trouver une épouse suivant mon goût ! Et, comme j’ai entendu parler de la beauté de la fille de l’émir Amr, c’est elle que j’aimerais avoir pour épouse ! » Et alors, ô mon frère, il n’arrivera que ce que tu souhaites. »

Ainsi parla le généreux Attaf à l’hôte dont il ne connaissait point le nom et la situation, et qui n’était autre que Giafar Al-Barmaki avec son propre œil. Et il n’agissait de la sorte envers lui, que parce qu’il était son hôte et qu’il avait goûté le pain et le sel de son hospitalité. Car le généreux Attaf était doué d’une âme généreuse et de sentiments sublimes. Et il n’y eut jamais sur terre, avant lui, d’homme qui lui fût comparable, et il n’y en aura jamais après lui.

Quant à Giafar, lorsqu’il eut entendu ces paroles de son ami, il se leva sur ses deux pieds et prit la main d’Attaf et voulut la baiser, mais Attaf le prévint, et retira vivement sa main. Et Giafar, continuant à taire son nom et à cacher sa haute condition de grand-vizir et de tête des Barmécides et leur couronne, remercia son hôte avec effusion, et passa cette nuit-là avec lui, et coucha dans le même lit que lui. Et le lendemain, à la pointe du jour, ils se levèrent tous deux, et firent leurs ablutions et récitèrent leurs prières du matin. Puis ils sortirent ensemble, et Attaf accompagna son ami hors de la ville.

Après quoi Attaf fit préparer les tentes et tout le nécessaire, en fait de chevaux, de chameaux, de mulets, d’esclaves, de mamalik, de coffres contenant toutes sortes de cadeaux à distribuer, et de grandes caisses contenant des sacs d’or et d’argent. Et il envoya tout cela hors de la ville, secrètement, et alla retrouver son ami, et le vêtit d’une robe de grand-vizir, tout à fait somptueuse et de haut prix. Et il lui fit élever, dans la tente principale, un trône de grand-vizir, et l’y fit s’asseoir. Et il ne savait pas que celui qu’il allait désormais appeler le grand-vizir Giafar était en réalité Giafar lui-même, fils de Yahia le Barmécide ! Et, cela fait et combiné, il envoya des esclaves messagers au naïeb de Damas lui annoncer l’arrivée de Giafar le grand-vizir, envoyé en mission par le khalifat.

Et aussitôt que le naïeb de Damas fut informé de cet événement, il sortit de la ville, accompagné par les notables de la ville de son autorité et de son gouvernement, et alla à la rencontre du vizir Giafar et embrassa la terre entre ses mains, et lui dit : « Ô mon seigneur, pourquoi ne nous as-tu pas informés plus tôt de ton arrivée bénie, afin qu’il nous ait été loisible de te préparer une réception digne de ton rang ? » Et Giafar répondit : « Cela n’était pas nécessaire du tout ! Puisse Allah te favoriser et augmenter ta bonne santé ; mais je ne suis venu ici que dans l’intention de changer d’air et de visiter la cité. Et, d’ailleurs, je ne vais y rester que fort peu de temps, juste pour pouvoir me marier. J’ai, en effet, appris que l’émir Amr a une fille de noble race, et je désire de toi que tu causes de l’affaire avec son père et que tu me l’obtiennes de lui pour épouse. » Et le naïeb de Damas répondit : « J’écoute et j’obéis. Précisément, son époux vient de divorcer d’avec elle, parce qu’il désire aller au Hedjaz pour le pèlerinage. Et, dès que le temps légal de la séparation sera écoulé, il n’y aura plus aucun empêchement pour que les accordailles de Ton Honneur prennent leur place. »

Et il prit congé de Giafar et alla, à l’heure et à l’instant, trouver le père de la jeune femme, l’épouse divorcée du généreux Attaf, et le fit venir dans les tentes et lui dit que le grand-vizir Giafar avait fait un souhait d’épousailles sur sa fille, de noble descendance. Et l’émir Amr ne put répondre que par l’ouïe et l’obéissance.

Alors Giafar donna l’ordre d’apporter les robes d’honneur et l’or des sacs, et d’en faire la distribution. Et il fit venir le kâdi et les témoins, et, sans retard, leur fit écrire le contrat de mariage. Et il fit écrire, comme dot et douaire de la jeune femme, dix coffres de somptuosités et dix sacs d’or. Et il fit sortir les cadeaux, grands et petits, et les fit distribuer avec la générosité d’un Barmécide aux assistants riches et pauvres, pour que tout le monde fût content. Et, après que le contrat eût été écrit sur une étoffe de satin, il fit apporter de l’eau au sucre, et fit dresser devant les invités les tables des mets et des choses excellentes. Et tout le monde mangea et se lava les mains. Puis on servit les douceurs et les fruits et les boissons rafraîchies. Et lorsque tout fut fini, et que le contrat eut été passé, le naïeb de Damas dit au vizir Giafar : « Je vais préparer une maison pour ta résidence et la réception de ton épouse ! » Et Giafar répondit : « Cela ne se peut pas. Je suis ici en mission officielle de l’émir des Croyants, et il faut que j’emmène avec moi mon épouse à Baghdad, où devront avoir lieu les cérémonies des noces, là seulement. » Et le père de l’épousée dit : « Entre en épousailles, et pars quand cela te plaira. » Et Giafar répondit : « Cela non plus, je ne puis le faire, car il faut d’abord que je fasse préparer le trousseau de ta fille, et, une fois qu’il sera prêt, je partirai, ce jour-là seulement ! » Et le père répondit : « Il n’y a pas d’inconvénient ! »

Et lorsque le trousseau fut prêt, et que toutes choses eurent marché comme il fallait, le père de la mariée fit avancer le palanquin et asseoir sa fille dedans. Et le convoi prit la route des tentes, avec une foule de gens. Et, après les adieux de part et d’autre, le signal du départ fut donné. Et Giafar sur son cheval, et l’épousée dans le palanquin superbe, prirent la route de Baghdad, avec une suite nombreuse et bien ordonnée.

Et ils voyagèrent pendant un certain temps. Et ils étaient déjà arrivés dans l’endroit appelé Tiniat el’Iqab, qui est à une demi-journée de marche de Damas, quand Giafar regarda derrière lui et aperçut dans le loin, dans la direction de Damas, un cavalier qui galopait vers eux. Et il fit aussitôt arrêter la caravane, pour voir quelle pouvait bien être l’affaire. Et lorsque le cavalier fut tout près d’eux, Giafar le regarda, et voici que c’était Attaf le Généreux, qui s’en venait derrière eux en criant : « Ne t’arrête pas, ô mon frère ! » Et il s’approcha de Giafar et l’embrassa et lui dit : « Ô mon seigneur, je n’ai eu aucun repos loin de toi. Ô mon frère Abou’l-Hassân, il eût mieux valu pour moi ne t’avoir jamais vu ni connu, car maintenant je ne saurai supporter ton absence. » Et Giafar le remercia et lui dit : « Je n’ai pas été capable de me défendre contre tous les bienfaits dont tu m’as comblé. Mais je prie Allah de faciliter notre réunion pour bientôt et de ne jamais plus nous séparer. Il est le Tout-Puissant, et Il peut ce qu’Il veut ! » Puis Giafar descendit de cheval, et fit étendre un tapis de soie, et s’assit à côté d’Attaf. Et on leur servit un plateau avec un coq rôti, des poulets, des douceurs et d’autres délicatesses. Et ils mangèrent. Et on leur apporta des fruits secs, et des confitures sèches et des dattes mûres. Puis ils burent pendant une heure de temps, et remontèrent sur leurs chevaux. Et Giafar dit à Attaf : « Ô mon frère, chaque voyageur doit partir vers son lieu de départ. » Et Attaf le serra contre sa poitrine, et le baisa entre les deux yeux et lui dit : « Ô mon frère Abou’l-Hassân, n’interromps pas sur nous l’envoi de tes lettres, et n’allonge pas ton absence sur notre cœur. Et mets-moi au courant de tout ce qui t’arrivera, de façon à ce que je sois comme si j’étais près de toi. » Et ils se dirent encore d’autres paroles d’adieu, et prirent congé l’un de l’autre, et chacun d’eux s’en alla en sa voie. Et voilà pour le grand-vizir Giafar, que son ami ne soupçonnait pas d’être Giafar lui-même, et pour Attaf le Généreux !

Mais pour ce qui est de l’adolescente divorcée, la nouvelle épouse de Giafar, voici…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT UNIÈME NUIT

Elle dit :

… Mais pour ce qui est de l’adolescente divorcée, la nouvelle épouse de Giafar, voici : Lorsqu’elle se fut aperçue que les chameaux et la caravane s’étaient arrêtés dans leur marche, elle mit sa tête hors de la litière, et vit son cousin Attaf assis par terre sur le tapis à côté de Giafar, et que tous les deux mangeaient et buvaient ensemble, et se faisaient leurs adieux. Et elle se dit en elle-même : « Par Allah ! celui-ci est mon cousin Attaf, et celui-là est l’homme qui m’a vue à la fenêtre et sur qui je crois même avoir laissé tomber de l’eau, quand j’arrosais mon jardin de fenêtre. Et, sans aucun doute, il est l’ami de mon cousin. Il a été pris d’amour pour moi, et s’en est plaint à mon cousin Attaf. Et il m’a décrite, et a décrit ma maison ; et alors la générosité et la grandeur d’âme de mon cousin ont eu le dessus ; et il a divorcé pour que son ami me prît comme épouse. » Et, ayant ainsi pensé, elle se mit à pleurer toute seule, dans la litière, et à se lamenter sur ce qui leur était arrivé, sur sa séparation d’avec son cousin qu’elle aimait, d’avec ses parents et d’avec sa ville. Et elle se rappela tout ce qu’elle était et avait été. Et des larmes brûlantes tombèrent de ses yeux, tandis qu’elle récitait ces vers :

« Je pleure au souvenir des endroits que j’aimais, et des beautés que j’ai perdues. Ô ! ne blâmez pas l’amoureux si, quelque jour, il devient fou.

Car ces places, ces endroits, les chers aimés les habitent. Ô louange à Allah ! combien douce est leur habitation !

Qu’Allah protège les jours passés parmi vous, ô mes chers amis, et puisse, dans la même maison, le bonheur nous réunir ! »

Et lorsqu’elle eut fini cette récitation, elle pleura et se lamenta et récita encore :

« Je suis étonné de vivre encore sans vous, au milieu de tous les soucis qui nous accablent.

Je désire pour vous, chers absents bien-aimés, que mon cœur blessé soit encore avec vous. »

Après quoi, elle pleura encore et sanglota, et ne put s’empêcher de se rappeler ces vers :

Ô vous, à qui j’ai donné mon âme, revenez. J’ai désiré l’arracher de vous, mais je n’ai pu y parvenir.

Et toi ! Aie de la pitié pour le reste d’une vie que je t’ai sacrifiée, avant qu’à l’heure de la mort je jette mon dernier regard.

Si vous êtes tous perdus, je ne serai pas étonné : mon étonnement existerait si son destin appartenait à un autre.

Et voilà pour elle !

Mais pour ce qui est du grand-vizir Giafar, voici : Dès que la caravane se fut remise en marche, il s’approcha du palanquin et dit à la nouvelle mariée : « Ô maîtresse du palanquin, tu nous as tué ! » Mais à ces paroles, elle le regarda avec douceur et modestie et répondit : « Je ne dois pas te parler, parce que je suis la cousine-épouse de ton ami et compagnon, Attaf, prince de générosité et de dévouement. S’il y a en toi le moindre sentiment humain, tu feras pour lui ce que, dans son dévouement, il a lui-même fait pour toi. »

Quand Giafar eut entendu ces paroles, il devint bien troublé quant à son âme, mais, comprenant la hauteur de la situation, il dit à la jeune femme : « Ô toi, es-tu donc vraiment sa cousine-épouse ? » Et elle dit : « Oui ! C’est moi-même que tu vis à la fenêtre tel jour, quand telles et telles choses arrivèrent et que ton cœur s’attacha à moi. Et tu lui as raconté tout cela. Et il a divorcé. Et, en attendant l’expiration du temps légal, il a préparé tout ce qui, maintenant, me cause tant de peine. Et, maintenant que je t’ai expliqué la situation, il ne te reste plus qu’à agir comme un homme. »

Quand Giafar eut entendu ces mots, il se mit à sangloter tout haut, disant : « D’Allah nous provenons, et à Lui nous retournons. Ô toi ! Voici que, maintenant, tu m’es interdite, et tu es devenue entre mes mains un dépôt sacré, jusqu’à ton retour à telle place qu’il te plaira d’indiquer. » Alors il dit à un de ses serviteurs : « Je te charge de la garde de ta maîtresse. » Et ils continuèrent à voyager ainsi de jour et de nuit, et voilà pour eux !

Mais pour ce qui est du khalifat Haroun Al-Rachid, voici : Aussitôt après le départ de Giafar, il se sentit mal à son aise et plein de chagrin de son absence. Et il fut dans une grande impatience, et tourmenté du désir de le revoir. Et il regretta les conditions irréalisables qu’il lui avait imposées, l’obligeant ainsi à errer à travers les déserts et les solitudes comme un vagabond, et le forçant, en cette extrémité, à quitter sa contrée natale. Et il expédia des envoyés dans toutes les directions pour le chercher. Mais il ne put avoir aucune nouvelle de lui, et fut dans un grand embarras de ne plus l’avoir près de lui. Et ainsi il le regrettait et l’attendait.

Or, quand Giafar avec sa caravane fut proche de Baghdad, le khalifat en fut informé et se réjouit en son âme, et sentit son cœur s’alléger et sa poitrine se dilater. Et il alla à sa rencontre, et dès qu’il fut près de lui, il l’embrassa et le serra sur son sein. Et ils rentrèrent ensemble au palais, et l’émir des Croyants fit asseoir son vizir à ses côtés, et lui dit : « Maintenant, raconte-moi ton histoire depuis le moment où tu as quitté ce palais, et tout ce qui t’est arrivé pendant ton absence. » Et Giafar lui raconta tout ce qui lui était arrivé depuis le moment de son départ jusqu’à celui de son retour. Mais il n’y a aucune utilité à le répéter. Et le khalifat fut grandement étonné, et dit : « Ouallahi ! tu m’as causé bien du chagrin par ton absence. Mais maintenant j’ai grande envie de connaître ton ami ! Et, quant à l’adolescente du palanquin, mon opinion est que tu devrais immédiatement divorcer d’avec elle et la mettre sur le chemin de son retour, accompagnée d’un serviteur sûr. Car si ton compagnon trouve en toi un ennemi, il deviendra notre ennemi ; et s’il trouve en toi un ami, il deviendra aussi notre ami. Et nous le ferons venir au milieu de nous, et nous le verrons, et nous aurons du plaisir à l’entendre et nous passerons le temps avec lui, joyeusement. Un tel homme n’est pas à négliger, et de sa générosité nous tirerons un grand enseignement et beaucoup d’autres choses utiles. » Et Giafar répondit : « Ouïr c’est obéir. » Et il fit aménager, pour l’adolescente en question, une fort belle maison, dans un jardin délicieux, et mit sous ses ordres toute une suite d’esclaves et de serviteurs. Et il lui envoya encore des tapis et des porcelaines et toutes les autres choses dont elle pouvait avoir besoin. Mais il ne s’introduisit jamais près d’elle et ne chercha jamais à la voir. Et il lui faisait chaque jour parvenir ses salams et des mots rassurants concernant son retour et sa réunion avec son cousin. Et il lui alloua par mois mille dinars pour les frais de son existence. Et voilà pour Giafar et le khalifat et l’adolescente du palanquin !

Mais pour ce qui est d’Attaf, les choses tournèrent bien autrement ! En effet, dès qu’il eut fait ses adieux à Giafar et fut retourné en sa voie, tous ceux qui étaient jaloux de lui profitèrent des événements pour combiner sa perte dans l’esprit du naïeb de Damas. Et ils dirent au naïeb ; « Ô notre seigneur, comment se fait-il que tu ne tournes pas tes yeux vers Attaf ? Ne sais-tu pas que le vizir Giafar était son ami ? Et ne sais-tu pas qu’Attaf courut derrière lui pour lui dire adieu, après que nos gens furent revenus, et qu’il l’accompagna jusqu’à Katifa ? Et ne sais-tu pas qu’alors Giafar lui dit : « N’as-tu besoin de rien que je puisse te procurer, ô Attaf ? » Et qu’Attaf répondit : « Oui, j’ai besoin de quelque chose. Et c’est un édit du khalifat par lequel sera déposé le naïeb de Damas. » Et ceci a été dit et promis entre eux. Et la chose la plus prudente à faire est que tu l’invites à ta nappe pour le repas du matin, avant que lui t’invite à la sienne pour le repas du soir. Car le succès se trouve dans l’occasion, et l’assaut ne profite qu’à celui qui le donne. » Et le naïeb de Damas leur répondit : « Vous avez bien parlé. Amenez-le moi donc immédiatement. » Et ils allèrent à ta maison d’Attaf, qui s’y reposait tranquillement, ignorant que quelqu’un pût tramer quelque chose contre lui. Et ils se jetèrent sur lui, armés de sabres et de bâtons, et le battirent jusqu’à ce qu’il fût couvert de sang. Et ils le traînèrent devant le naïeb. Et le naïeb ordonna le pillage de sa maison. Et ses esclaves, ses richesses et toute sa famille passèrent aux mains des forcenés. Et Attaf demanda : « Quel est mon crime ? » Et ils lui répondirent : « Ô visage de goudron ! es-tu donc si ignorant de la justice d’Allah (qu’Il soit exalté !) que tu t’attaques au naïeb de Damas, notre seigneur et notre père, et crois pouvoir ensuite dormir en paix dans ta maison ? » Et on ordonna au porte-glaive de lui couper la tête à l’heure et à l’instant. Et le porte-glaive lui déchira un morceau de sa robe et lui en banda les yeux. Et il levait déjà le glaive sur son cou, quand l’un des émirs, qui assistaient à l’exécution, se leva et dit : « Ô naïeb, ne te presse pas tant de faire couper la tête de cet homme. Car la hâte est un conseil du Cheitân, et le proverbe dit : « Celui-là seul atteint son but qui porte la patience dans son cœur, tandis que l’erreur est le fait de celui qui se presse. » Cesse donc de te hâter, quant au cou de cet homme ; car peut-être que ceux qui ont parlé contre lui ne sont que des menteurs. Et personne n’est exempt de jalousie. Ainsi donc, prends patience, car peut-être regretterais-tu plus tard de lui avoir retiré la vie injustement. Et qui sait ce qui arriverait, si le vizir Giafar apprenait le traitement que tu as fait subir à son ami et compagnon ? Et c’est alors que ta tête ne serait plus en sécurité sur tes épaules…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

« … Et c’est alors que ta tête ne serait plus en sécurité sur tes épaules !

Lorsque le naïeb de Damas eut entendu ces paroles, il se réveilla de son sommeil et leva la main, et arrêta la glaive qui, de si près, menaçait la vie d’Attaf. Et il ordonna qu’Attaf fût seulement jeté en prison et enchaîné par le cou. Et on le traîna, malgré ses cris et ses prières, à la prison de la ville, et on l’y enchaîna par le cou, selon qu’il avait été ordonné. Et, toutes les nuits et tous les jours, Attaf les passait à pleurer, à prendre Allah à témoin et à le supplier de le délivrer de son affliction et de ses malheurs. Et il vécut trois mois de cette manière-là.

Or, une nuit d’entre les nuits, il se réveilla et s’humilia devant Allah et marcha dans sa prison selon la longueur de sa chaîne. Et il vit qu’il était seul dans sa prison, et que le geôlier qui, la veille, lui avait apporté son pain et son eau, avait oublié de refermer la porte sur lui. Et une faible lueur venait de cette porte entr’ouverte. Et Attaf, à cette vue, sentit soudain ses muscles s’enfler d’une force extraordinaire, et, levant les yeux dans la direction du ciel d’Allah, il fit un grand effort et, d’un seul coup, brisa la chaîne qui le retenait. Et à tâtons, avec mille précautions, il se dirigea à travers les complications de la prison endormie, et finit par se trouver devant la porte même qui donnait sur la rue. Et il n’eût pas de peine à en découvrir la clé, suspendue dans un coin. Et l’ayant ouverte sans aucun bruit, il sortit dans la rue, et s’enfuit à travers la nuit. Et les ténèbres d’Allah le protégèrent jusqu’au matin. Et dès que les portes de la ville furent ouvertes, il sortit en se mêlant au peuple, et hâta sa marche dans la direction d’Alep. Et, après de longues marches, il arriva sans encombre à la ville d’Alep, et entra dans la mosquée principale. Et là, il vit un groupe d’étrangers qui se disposaient manifestement au départ. Et il leur demanda où ils allaient. Et ils répondirent : « À Baghdad ! » Et Attaf s’écria aussitôt : « Et moi avec vous ! » Et ils lui dirent : « C’est à la terre qu’appartient notre corps, mais notre subsistance est près d’Allah seulement ! » Et ils partirent, avec Attaf au milieu d’eux. Et au bout de vingt jours de marche, on arriva à la ville de Koufa ; et on continua ainsi le voyage jusqu’à ce qu’on atteignit Baghdad. Et Attaf vit une cité de fortes constructions, et élégante, et riche en palais magnifiques qui montaient dans le ciel, et en délectables jardins ; et elle contenait également les savants et les ignorants, les pauvres et les riches, les bons et les méchants. Et il entra dans la ville, avec sa robe de pauvre, avec un turban sale et déchiré, sur sa tête, et une barbe inculte et des cheveux trop longs dans les yeux. Et sa condition était pitoyable. Et il franchit ainsi la porte de la première mosquée qu’il rencontra. Et il n’avait pas mangé depuis deux jours. Et il était assis dans un coin, à se reposer et à réfléchir tristement, quand un vagabond, de l’espèce des vagabonds qui mendient aux portes d’Allah, entra dans la mosquée, et vint s’asseoir juste en face de lui. Et il ôta de son épaule un vieux sac qui y était installé, et l’ouvrit et en tira un pain, puis un poulet, puis encore un pain, puis des confitures, puis une orange, puis des olives, puis des gâteaux aux dattes, puis un concombre. Et l’affamé Attaf voyait avec ses yeux et sentait avec son nez. Et le vagabond se mit à manger, et Attaf à le regarder pendant qu’il engloutissait avec calme ce repas, qui semblait la nappe même d’Issa, fils de Miriam (sur eux deux la paix et la bénédiction d’Allah !) Et Attaf qui, non seulement n’avait pas mangé depuis deux jours, mais qui depuis quatre mois n’avait pas eu son rassasiement, se dit en lui-même : « Par Allah ! je prendrais bien une bouchée de cet excellent poulet, et un morceau de ce pain, et une tranche au moins de ce concombre délicieux. » Et son désir sur le pain et le poulet et le concombre brillait si fort dans ses yeux que le vagabond le regarda. Et, de son extrême faim, Attaf ne put s’empêcher de pleurer. Et le vagabond hocha la tête en le contemplant, et quand il eut avalé la bouchée de bonnes choses qui encombrait sa bouche, il prit la parole et dit : « Pourquoi donc, ô père de la barbe sale, fais-tu comme les étrangers et comme les chiens faméliques qui demandent avec leurs yeux le morceau que mange leur maître ? Par la protection d’Allah ! quand tu verserais assez de larmes pour alimenter le Yaxarte, le Bactros, et la Dajlah, et l’Euphrate, et le fleuve de Bassra, et le fleuve d’Antioche, et l’Oronte, et le Nil d’Égypte, et la mer salée, et la profondeur de tous les océans, je ne te céderais pas un morceau de ce que je mange. Mais si tu veux manger du poulet blanc et du pain chaud et de l’agneau tendre et de toutes les confitures et pâtisseries d’Allah, tu n’as qu’à frapper à la maison du grand-vizir Giafar, fils de Yahia le Barmécide. Car il a reçu à Damas l’hospitalité d’un homme nommé Attaf, et c’est en son souvenir et en son honneur qu’il répand ainsi ses bienfaits ; et il ne se lève ni ne se couche sans parler de lui. »

Lorsque Attaf eut entendu ces paroles du vagabond au sac si bien garni, il leva les yeux vers le ciel et dit : « Ô Toi dont les desseins sont impénétrables, voici que Tu répands de nouveau Tes bienfaits sur Ton serviteur ! » Et il récita ces vers :

« Confie tes affaires au Créateur, aussitôt que tu les verras embrouillées. Puis, assieds-toi à côté de tes peines, et congédie au loin tes pensées. »

Puis il alla chez un marchand de papier et lui demanda la charité d’un bout de papier, et le prêt d’un calam pour juste le temps d’écrire quelques mots. Et le marchand voulut bien lui accorder ce qu’il demandait. Et Attaf écrivit ce qui suit :

« De la part de ton frère Attaf, qu’Allah connaît ! Que celui qui possède le monde ne s’enorgueillisse point, car un jour il sera renversé et restera seul dans la poussière avec son amer destin, Si tu me vois, tu ne me reconnaîtras pas, à cause de la pauvreté et de la misère ; car les revers du temps, la faim, la soif et un long voyage ont réduit mon âme et mon corps à l’état d’inanition. Et voici que je te retrouve en arrivant ici. Et que la paix soit avec toi ! »

Puis il plia le papier et rendit le calam à son propriétaire, en le remerciant beaucoup. Et il demanda où était la maison de Giafar. Et quand on la lui eut indiquée, il s’arrêta et se tint debout devant la porte, à quelque distance. Et les gardiens de la porte le virent ainsi, debout et ne prononçant pas une parole. Et eux, non plus, ne lui parlèrent pas. Et comme il commençait à se sentir fort embarrassé de cette situation, un eunuque, vêtu d’une robe magnifique et ceinturé d’or, passa près de lui. Et Attaf alla à lui et lui baisa la main et lui dit : « Ô mon seigneur, l’Envoyé d’Allah (sur Lui la prière et la paix ! ) a dit : « L’intermédiaire d’une bonne action est comme celui qui fait la bonne action, et celui qui la fait appartient aux bienheureux d’Allah dans le ciel. » Et l’eunuque demanda : « Et de quoi as-tu besoin ? » Il dit : « Je désire de ta bonté que tu portes ce papier au maître de cette maison, en lui disant : « Ton frère Attaf est à la porte. »

Quand l’eunuque eut entendu ces paroles, il entra dans une grande colère, et ses yeux lui sortirent de la tête et il cria : « Ô effronté menteur ! Ainsi tu prétends être le frère du vizir Giafar ? » Et, de sa main qui tenait un bâton à bout d’or, il frappa Attaf au visage. Et le sang d’Attaf jaillit de son visage, et il tomba de tout son long par terre, car sa fatigue, sa faim et ses larmes l’avaient extrêmement affaibli. Mais, comme il est dit dans le Livre : « Allah a placé l’instinct de la bonté dans le cœur de certains esclaves, de même qu’il a mis l’instinct de la méchanceté dans celui de certains autres. » C’est pourquoi un second eunuque, qui voyait de loin ce qui se passait, s’approcha du premier, plein de colère et d’indignation contre ce qu’il venait de faire, et de pitié pour Attaf. Et le premier eunuque lui dit : « N’as-tu pas entendu qu’il prétendait être le frère du vizir Giafar ? » Et le second eunuque lui répondit : « Ô homme de la méchanceté, fils de la méchanceté, esclave de la méchanceté ! Ô maudit ! Ô cochon ! Giafar est-il donc un de nos prophètes ? N’est-il pas un chien de la terre comme nous autres ? Tous les hommes ne sont-ils pas frères, ayant pour père et pour mère Adam et Ève, et le poète n’a-t-il pas dit :

« Les hommes, par comparaison, sont tous frères. Leur père est Adam, et leur mère est Ève.

« Et la différence n’existe-t-elle pas seulement dans le plus ou moins de bonté des cœurs ? »

Et, ayant ainsi parlé, il se pencha sur Attaf et le releva et le fit asseoir, et essuya le sang qui coulait sur sa face, et le lava et secoua la poussière de ses vêtements, et lui demanda : « Ô mon frère ! quelle est la chose que tu désires ? » Et Attaf répondit : « Je désire seulement que ce papier soit porté à Giafar et remis entre ses mains. » Et le serviteur au cœur compatissant prit le papier des mains d’Attaf, et il entra dans la salle où se tenait le grand-vizir Giafar le Barmécide, au milieu de ses officiers, de ses parents et de ses amis, assis les uns à sa droite et les autres à sa gauche. Et tous buvaient et récitaient des vers, et se réjouissaient de la musique des luths et des chants délicieux. Et Giafar le vizir, la coupe en main, disait à ceux qui l’entouraient : « Ô vous tous qui êtes assemblés, l’absence des yeux n’empêche pas la présence dans le cœur. Et rien ne peut me retenir de penser à mon frère Attaf et de parler de lui. C’est l’homme le plus magnifique de son temps et de son âge, Il m’a fait présent de chevaux, de jeunes esclaves blancs et noirs, de jeunes filles, et de belles étoffes, et de choses somptueuses, en assez grande quantité pour constituer la dot et le douaire de mon épouse. Et s’il n’eût pas agi de la sorte, j’eusse était certainement abîmé et perdu sans recours. Il a été mon bienfaiteur, sans savoir qui j’étais, et généreux sans aucune pensée de profit ou d’intérêt ! »

Lorsque l’excellent serviteur eut entendu ces paroles de son maître, il se réjouit en son âme, et s’avança et pencha son cou et sa tête devant lui, et lui présenta le papier. Et Giafar le prit et, l’ayant lu, il fut dans un tel état de bouleversement qu’il parut comme un homme qui aurait bu du poison. Et il ne sut plus ce qu’il faisait ni ce qu’il disait. Et il tomba de toute sa hauteur sur le visage, en tenant encore à la main la coupe de cristal et le papier. Et la coupe se brisa en mille morceaux, et le blessa au front, profondément. Et son sang coula, et le papier s’échappa de sa main.

Lorsque le serviteur vit cela, il se hâta de livrer ses jambes au vent, à cause de sa peur des conséquences. Et les amis du vizir Giafar relevèrent leur maître et étanchèrent son sang. Et ils s’écrièrent : « Il n’y a de recours et de force qu’en Allah le Très-Haut, le Tout-Puissant ! Ces maudits serviteurs sont toujours affligés du même caractère : ils troublent la vie des rois dans leurs plaisirs, et les arrêtent dans leur bonne humeur. Par Allah ! celui qui a écrit ce papier mérite tout simplement d’être traîné chez le wali qui lui appliquerait cinq cents coups de bâton et le jetterait en prison. »

Et, en conséquence, les esclaves du vizir sortirent à la recherche de celui qui avait écrit le papier. Et Attaf prévint toutes les recherches, en disant « C’est moi, ô mes maîtres ! » Et ils se saisirent de lui et le traînèrent devant le wali, et réclamèrent pour lui cinq cents coups de bâton. Et le wali les lui accorda. Et, en outre, il fit écrire sur ses chaînes de la prison : « Pour la vie ! » Ainsi firent-ils à Attaf le Généreux ! Et ils le jetèrent de nouveau dans le cachot, où il demeura encore deux mois, et où ses traces furent perdues et effacées.

Et, au bout de ces deux mois, un enfant naquit à l’émir des Croyants Haroun Al-Rachid qui, à cette occasion, ordonna que des aumônes fussent distribuées, et que des largesses fussent faites à tout le monde, et que les prisonniers fussent délivrés des prisons et des cachots. Et parmi ceux qui furent ainsi relâchés se trouva Attaf le Généreux.

Lorsqu’Attaf se vit délivré de la geôle, affaibli, affamé, délabré et nu, il leva ses regards vers le ciel et s’écria : « Grâces te soient rendues, Seigneur, en toute circonstance ! » Et il sanglota et dit : « J’ai souffert tout cela à cause, sans doute, de quelque faute commise par moi dans le passé, car Allah m’a favorisé de Ses meilleurs bienfaits, et je Lui ai répondu par la désobéissance et la révolte. Mais je Le supplie de me pardonner, vu que j’ai été trop loin dans la débauche et dans mon abominable conduite ! » Puis il récita ces vers :

« Ô Dieu ! l’adorateur fait ce qu’il ne devrait pas faire ; il est pauvre et dépend de toi.

Dans les plaisirs de la vie, il s’oublie ; dans son ignorance, pardonne-lui ses fautes ! »

Et il versa encore quelques pleurs et se dit en lui-même:« Que vais-je faire maintenant ? Si je pars pour mon pays, faible comme je suis, je mourrai avant d’y arriver ; et si j’y arrive, pour ma chance, il n’y aura aucune sécurité pour ma vie à cause du naïeb ; et si je reste ici, parmi les mendiants, mendiant moi-même, aucun d’eux ne m’admettra dans la corporation, vu que personne ne me connaît; et je ne serai pour moi-même d’aucune aide ni d’aucune utilité. C’est pourquoi je vais laisser le soin de ma destinée au Maître des destinées…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT TROISIÈME NUIT

Elle dit :

« … C’est pourquoi je vais laisser le soin de ma destinée au Maître des destinées. Voici que tout s’est tourné contre moi, et tout a été contraire à mon attente. Et le poète était dans le vrai, quand il disait :

« Ô ami ! j’ai couru à travers le monde, de l’Orient à l’Occident. Tout ce que j’ai rencontré, c’est la peine et la fatigue.

J’ai fréquenté les hommes du temps. Mais je n’ai trouvé ni un ami agréable ni mon égal. »

Et, de nouveau, il pleura et s’écria : « Ô Dieu ! donne-moi la vertu de patience ! » Après quoi, il se leva et se dirigea vers une mosquée, où il entra. Et il y demeura jusqu’à l’après-midi. Et sa faim ne fit qu’augmenter, et il dit : « Par Ta magnanimité et Ta majesté, Seigneur, je jure que je ne demanderai rien à personne d’autre qu’à Toi. » Et il demeura dans la mosquée, sans tendre la main à aucun Croyant, jusqu’à la tombée de la nuit. Et alors il sortit, en disant : « Je connais la parole du Prophète — sur Lui la bénédiction et la paix d’Allah ! — qui dit : « Allah te laissera dormir dans le sanctuaire, mais, toi, laisse-le à Ses adorateurs, car le sanctuaire est pour la prière et non pour le sommeil. » Et il marcha quelque temps dans les rues, et finit par arriver à une bâtisse en ruines, où il entra pour passer la nuit et dormir. Et, dans l’obscurité, il trébucha et tomba sur le visage. Et il sentit qu’il était tombé sur l’obstacle même qui l’avait fait trébucher. Et il vit que c’était un cadavre d’homme fraîchement assassiné. Et le couteau de l’assassinat était à ses côtés, sur le sol.

Et Attaf, à cette découverte, se releva vivement, avec ses haillons couverts de sang. Et il resta là, immobile, perplexe, et ne sachant quel parti prendre, en se disant : « Faut-il rester ou faut-il fuir ? » Et, pendant qu’il était dans cette situation, le wali et ses hommes de police vinrent à passer devant l’entrée de la ruine, et Attaf leur cria : « Venez voir ici ! » Et ils entrèrent avec leurs torches et trouvèrent le corps de l’assassiné, et le couteau à ses côtés, et le malheureux Attaf debout à la tête du cadavre, avec ses haillons tachés de sang. Et ils lui crièrent : « Ô misérable, c’est toi qui l’as tué ! » Et Attaf ne fit aucune réponse. Alors ils se saisirent de lui, et le wali dit : « Garrottez-le, et jetez-le dans le cachot, jusqu’à ce que nous ayons fait notre rapport de l’affaire au grand-vizir Giafar. Et si Giafar ordonne sa mort, nous l’exécuterons. » Et ils firent comme ils avaient dit.

En effet, le lendemain, l’homme chargé des écritures, écrivit à Giafar un rapport ainsi conçu : « Nous entrâmes dans une ruine et nous y rencontrâmes un homme qui en avait tué un autre. Et nous l’interrogeâmes, et il avoua, par son silence, qu’il était l’auteur de l’assassinat. Quels sont donc tes ordres ? » Et le vizir leur ordonna de le livrer à la mort. Et, en conséquence, ils tirèrent Attaf de la prison, le tramèrent à la place où se faisaient les pendaisons et les exécutions de têtes, déchirèrent un lambeau de ses haillons et lui en bandèrent les yeux. Et ils le livrèrent au porte-glaive. Et le porte-glaive demanda au wali : « Vais-je, ô mon seigneur, lui trancher le cou ? » Et le wali répondit : « Tranche ! » Et le porte-glaive brandit sa lame aiguisée, qui brilla et lança des étincelles dans l’air ; et il la fit tournoyer, et déjà il la ramenait en avant pour faire sauter la tête, quand un cri se fit entendre derrière lui : « Arrête ta main ! » Et c’était la voix du grand-vizir Giafar qui revenait de la promenade.

Et le wali alla au-devant de lui, et baisa la terre entre ses mains. Et Giafar lui demanda : « Pourquoi ce grand rassemblement ici ? » Et le wali répondit : « C’est pour l’exécution d’un jeune homme de Damas, celui que nous avons trouvé hier dans la ruine, et qui, à toutes nos questions, trois fois répétées, a répondu par le silence, au sujet de l’homme de sang noble, l’assassiné. » Et Giafar dit : « Oh ! un homme est venu de Damas jusqu’ici pour se mettre dans une si mauvaise situation ? Ouallahi, ce n’est pas une chose possible ! » Et il ordonna qu’on amenât l’homme en sa présence. Et lorsque l’homme fut entre ses mains, Giafar ne le reconnut pas, car la physionomie d’Attaf avait changé, et sa belle mine et son beau maintien s’étaient évanouis. Et Giafar lui demanda : « De quel pays es-tu, ô jeune homme ? » Et il répondit : « Je suis un homme de Damas ! » Et Giafar demanda : « De la ville même ou des villages environnants ? » Et Attaf répondit : « Ouallahi ! ô mon seigneur, de la cité même de Damas, où je suis né. » Et Giafar demanda : « N’aurais-tu pas connu là, par hasard, un homme réputé pour sa générosité et sa largeur de paume, qui s’appelait Attaf ? » Et le condamné à mort répondit : « Je l’ai connu, lorsque tu étais son ami et que tu demeurais chez lui, dans telle maison, telle rue, tel quartier, ô mon maître, quand vous alliez tous deux vous promener ensemble dans les jardins ! Je l’ai connu lorsque tu t’es marié avec sa cousine-épouse ! Je l’ai connu lorsque vous vous êtes fait vos adieux Sur le chemin de Baghdad, et lorsque vous avez bu dans la même coupe ! » Et Giafar répondit : « Oui ! tout ce que tu dis là au sujet d’Attaf est vrai ! Mais qu’est-il devenu après qu’il m’eut quitté ? » Et il répondit : « Ô mon maître, il a été poursuivi par la destinée ; et il lui est arrivé telle et telle et telle chose ! » Et il lui fit le récit de tout ce qui lui était arrivé depuis le jour de leur séparation, sur le chemin qui conduisait à Baghdad, jusqu’au moment où le porte-glaive allait lui trancher le cou. Et il récita ces vers :

« Le temps a fait de moi sa victime, et toi, tu vis dans la gloire. Les loups cherchent à me dévorer, et toi, le lion, tu es là !

Chaque assoiffé qui vient, sa soif est étanchée par toi. Est-il possible que j’aie soif, tandis que tu es toujours notre refuge ? »

Et lorsqu’il eut récité ces vers, il cria : « Ô mon seigneur Giafar, je te reconnais ! » Et il cria encore : « Je suis Attaf ! » Et Giafar, de son côté, se leva sur ses deux pieds, en poussant un grand cri, et se précipita dans les bras d’Attaf. Et si grande fut leur émotion, qu’ils restèrent sans connaissance pendant quelques instants. Et lorsqu’ils furent revenus à eux, ils s’embrassèrent et s’interrogèrent mutuellement sur ce qui leur était arrivé, depuis le commencement jusqu’à la fin. Et ils n’avaient pas encore fini de se faire leurs confidences, quand un grand cri se fit entendre ; et on se retourna et on vit qu’il avait été poussé par un cheikh, qui s’avançait en disant : « Ce n’est point humain, ce qui se passe là ! » Et on le regarda, et on vit que ce cheikh était un vieillard avec une barbe teinte au henné, et la tête couverte d’un mouchoir bleu. Et Giafar, l’ayant vu, le fit s’avancer et l’interrogea sur son affaire. Et le cheikh à la barbe teinte s’écria : « Éloignez, ô hommes, l’innocent de dessous le glaive ! Car le crime n’est pas son crime, et il n’a tué personne ; et le cadavre du jeune homme assassiné n’est pas son fait, et il n’y est pour rien ! Car le seul meurtrier c’est moi-même ! » Et Giafar le vizir lui dit : « Alors, c’est toi qui l’a tué ? » Il répondit : « Oui ! » Il demanda : « Et pourquoi l’as-tu tué ? N’as-tu donc point la crainte d’Allah dans ton cœur, pour tuer de la sorte un fils de sang noble, un Haschimite ? » Et le cheikh répondit : « Ce jeune homme, que vous avez trouvé mort, était ma propriété, et je l’avais moi-même élevé. Et tous les jours il prenait de moi de l’argent pour ses dépenses. Mais au lieu de m’être fidèle, il allait s’amuser tantôt avec le nommé Schoumouschag, et tantôt avec le nommé Nagisch, et avec Ghasis, et avec Ghoubar, et avec Ghouschir, et avec bien d’autres crapules ; et il passait ses journées avec eux, me délaissant. Et tous se vantaient de l’avoir eu, à ma barbe, même Odis le balayeur d’ordures, et Abou-Boutrân le savetier.

Et ma jalousie ne faisait qu’augmenter tous les jours. Et j’avais beau le prêcher, et j’avais beau tenter de le dissuader d’agir de la sorte, il n’acceptait aucun conseil ni aucune réprimande ; quand enfin, tel soir, je le surpris avec le nommé Scboumouschag le tripier ; et, à cette vue, le monde noircit devant mon visage, et, dans la ruine même où je le surpris, je le tuai ! Et je me délivrai ainsi de tous les tourments qu’il m’occasionnait. Et telle est mon histoire ! »

Puis il ajouta : « Et j’ai gardé le silence jusqu’aujourd’hui. Mais, en apprenant qu’on allait exécuter l’innocent à la place du coupable, je n’ai pu taire mon secret, et je suis venu ici pour tirer l’innocent de dessous le glaive. Et me voici devant vous : frappez ma nuque, et prenez vie pour vie ! Mais délivrez d’abord ce jeune homme innocent, qui n’est pour rien dans cette affaire ! »

Et Giafar, en entendant ces paroles du cheikh, réfléchit un instant, et dit : « Le cas est douteux ! Et, dans le doute, il n’y a qu’à éloigner la main ! Ô cheikh, va dans la paix d’Allah, et qu’il te soit pardonné ! » Et il le renvoya.

Après quoi il prit Attaf par la main, et le serra de nouveau contre sa poitrine, et le conduisit au hammam. Et après que le délabré Attaf eût été rafraîchi et restauré, il alla avec lui au palais du khalifat. Et il entra chez le khalifat et embrassa la terre entre ses mains, et dit : « Attaf le Généreux est là, ô émir des Croyants ! C’est lui qui a été mon hôte à Damas, qui m’a traité avec tant d’égards, de bonté et de générosité, et qui m’a préféré à sa propre âme ! » Et Al-Rachid dit : « Amène-le-moi immédiatement ! » Et Giafar l’introduisit, tel qu’il était, affaibli, exténué et tremblant encore d’émotion. Et Attaf, toutefois, ne manqua pas de rendre ses hommages au khalifat, de la meilleure manière et avec le langage le plus éloquent. Et Al-Rachid soupira, en le voyant, et lui dit : « En quel état je te vois, ô pauvre ! » Et Attaf pleura ; et, sur l’invitation d’Al-Rachid, il raconta toute son histoire depuis le commencement jusqu’à la fin. Et, pendant qu’il la racontait, Al-Rachid pleurait et souffrait, ainsi que Giafar le désolé.

Et voici que, sur ces entrefaites, entra le cheikh à la barbe teinte, qui avait été grâcié par Giafar. Et le khalifat, à sa vue, se mit à rire.

Puis il pria Attaf le Généreux de s’asseoir, et lui fit répéter son histoire. Et lorsqu’Attaf eut fini de parler, le khalifat regarda Giafar et lui dit : « Raconte-moi, ô Giafar, ce que tu comptes faire pour ton frère Attaf ! » Et il répondit : « D’abord mon sang lui appartient, et je suis son esclave. Ensuite je tiens prêts, à son intention, des coffres contenant trois millions de dinars d’or, et, pour autant de millions, des chevaux de race, des jeunes garçons, des esclaves noirs et blancs, des jeunes filles de tous les pays, et toutes sortes de somptuosités. Et il restera avec nous, afin que nous nous réjouissions de lui. » Et il ajouta : « Quant à ce qui est de sa cousine-épouse, c’est là une chose entre moi et lui ! »

Et le khalifat comprit que le moment était venu de laisser ensemble les deux amis ; et il leur permit de sortir. Et Giafar conduisit Attaf à sa maison, et lui dit : « Ô mon frère Attaf, sache que la fille de ton oncle, qui t’aime, est intacte, et que je n’ai pas vu son visage à découvert, depuis le jour de notre séparation…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

« … Ô mon frère Attaf, sache que la fille de ton oncle, qui t’aime, est intacte, et que je n’ai pas vu son visage à découvert, depuis le jour de notre séparation. Et voici que je me suis délié vis-à-vis d’elle, et que j’ai divorcé à ton intention ; et j’ai annulé notre contrat. Et je te rends, dans le même état où il était, le précieux dépôt que tu as mis entre mes mains. » Et il en fut ainsi. Et Attaf et sa cousine se retrouvèrent, dans la même tendresse et la même affection.

Mais pour ce qui est du naïeb de Damas, qui avait été l’auteur de toutes les souffrances d’Attaf, le khalifat envoya des émissaires qui le mirent en état d’arrestation, et l’entourèrent de chaînes, et le jetèrent dans le cachot. Et il resta là jusqu’à nouvel ordre.

Et Attaf passa à Baghdad plusieurs mois dans le parfait bonheur, à côté de sa cousine, et à côté de Giafar, son ami, et dans l’intimité d’Al-Rachid. Et il eût bien voulu passer toute sa vie à Baghdad, mais de nombreuses lettres lui arrivèrent de Damas, de la part de ses parents et de ses amis, qui le suppliaient de revenir dans son pays, et il pensa qu’il était de son devoir de le faire. Et il alla demander le bon plaisir du khalifat, qui lui accorda l’autorisation, non sans regrets et soupirs amicaux. Et il ne voulut pas, toutefois, le laisser partir sans lui donner des marques durables de sa bienveillance. Il le nomma donc wali de Damas, et lui donna tous les insignes de sa charge. Et il le fit accompagner par une escorte de cavaliers, de mulets, de chameaux, avec des charges de cadeaux magnifiques. Et ainsi il fut escorté jusqu’à Damas.

Et toute la ville de Damas fut illuminée et pavoisée, à l’occasion du retour d’Attaf, le plus généreux des enfants de la cité. Car Attaf était aimé et respecté par toutes les classes du peuple, et surtout par les pauvres qui avaient toujours pleuré son absence.

Mais pour le naïeb, un second décret du khalifat arriva à son intention, qui le condamnait à mort, à cause de ses injustices. Mais le généreux Attaf intercéda en sa faveur auprès d’Al-Rachid, qui se contenta alors de commuer la peine de mort en bannissement à vie.

Quant à ce qui est du livre magique, où le khalifat avait lu des choses qui l’avaient fait rire et pleurer, il n’en fut plus question. Car Al-Rachid, tout à la joie de revoir son vizir Giafar, ne se souvint plus des choses du passé. Et Giafar qui, de son côté, n’avait point réussi à deviner ce que contenait ce livre ni à trouver l’homme capable de le deviner, se garda bien d’amener la conversation sur ce sujet-là. Et d’ailleurs il n’y a aucune utilité à le savoir, puisque, depuis lors, tous vécurent dans le bonheur et la tranquillité et l’amitié sans mélange, et tous les plaisirs de la vie, jusqu’à l’arrivée de la Destructrice des joies et de la Bâtisseuse des tombeaux, celle qui est commandée par le Maître des destinées, le Seul Vivant, le Miséricordieux pour Ses Croyants.

— Et tel est, ô Roi fortuné, continua Schahrazade, ce que nous ont transmis les conteurs sur Attaf le Généreux, qui habitait à Damas. Mais son histoire ne peut être comparée, de près ou de loin, à celle que je me réserve de te raconter, si mes paroles n’ont point pesé sur ton esprit. » Et Schahriar répondit : « Que dis-tu, ô Schahrazade ? Cette histoire m’a instruit et m’a éclairé et m’a fait réfléchir. Et me voici disposé à t’écouter, comme au premier jour. »

Alors Schahrazade dit…