Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 15/Histoire du onzième capitaine

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HISTOIRE RACONTÉE PAR LE ONZIÈME
CAPITAINE DE POLICE


Il arriva une fois à un sultan qu’un fils lui naquit dans le même temps qu’une jument de race, des écuries royales, mettait bas un poulain. Et il dit : « Le poulain qui est venu est écrit sur la chance de mon fils, le nouveau-né, et lui appartient en propriété. »

Or, lorsque l’enfant devint grand et avança en âge, sa mère mourut ; et le même jour mourut la mère du poulain.

Et les jours passèrent, et le sultan épousa une autre femme, qu’il choisit parmi les esclaves du palais. Et on mit le garçon à l’école, sans plus veiller sur lui et sans l’aimer. Et l’orphelin de sa mère, chaque fois qu’il revenait de l’école, entrait auprès de son cheval, le caressait, lui donnait à manger et à boire, et lui contait ses peines et son délaissement.

Or, l’esclave que le sultan avait épousée avait un amant qui était un médecin juif — qu’il soit maudit ! Et ces deux-là se voyaient fort gênés, pour leurs entrevues, par la présence au palais précisément de cet orphelin de sa mère. Et ils se demandèrent : « Comment faire ? » Et ils réfléchirent à ce sujet et résolurent d’empoisonner le jeune prince.

Quant à lui, lorsqu’il fut rentré de l’école, il alla voir son cheval, comme d’ordinaire. Et il le trouva pleurant. Et il lui dit, en le caressant : « Qu’est-ce qui te fait pleurer, mon cheval ? » Et le cheval lui répondit : « Je pleure sur la perte de ta vie. » Il lui demanda : « Et qui donc veut la perte de ma vie ? » Il lui répondit : « La femme de ton père, et le médecin juif, ce maudit. » Il demanda : « Comment ça ? » Il dit : « Ils t’ont préparé un poison qu’ils ont extrait de la peau d’un nègre. Et ils le mettront dans ta nourriture. Or, toi, prends garde d’en goûter. »

Et donc, lorsque le jeune prince fut monté chez la femme de son père, elle mit le manger devant lui. Et il prit le manger et, à son tour, le mit devant le chat de la femme du roi qui miaulait par là. Et, avant que sa maîtresse pût l’en empêcher, le chat avala le manger, et mourut à son heure. Et le prince se leva et sortit, sans faire semblant de rien.

Et la femme du roi et le juif se demandèrent : « Qui a pu lui dire cela ? » Et ils se répondirent : « Personne ne le lui a dit, excepté son cheval. » Alors la femme dit : « Bien. » Et elle feignit d’être malade. Et le roi fit venir le maudit juif, qui était leur médecin, pour examiner la reine. Et il l’examina, et dit : « Son remède consiste en un cœur de poulain d’une jument de race, de telle et telle couleur. » Et le roi dit : « Il n’y a qu’un poulain, dans mon royaume, qui soit dans ces conditions, et c’est le poulain de mon fils, l’orphelin de sa mère. » Et, lorsque le garçon revint de l’école, son père lui dit : « Ta tante, la reine, est malade, et il n’y a pour elle d’autre remède que le cœur de ton poulain, fils de la jument de race. » Il lui répondit : « Il n’y a pas d’inconvénient. Mais, Ô mon père, je n’ai pas encore monté une fois mon poulain. Je voudrais le monter d’abord, et, cela fait, ils l’égorgeront et prendront son cœur. » Et le roi dit : « Bien. » Et le jeune prince monta sur son cheval, devant toute la cour, et le lança au galop dans le meidân. Et, galopant ainsi, il disparut aux yeux des hommes. Et les cavaliers coururent après lui, mais ne le trouvèrent pas.

Et il arriva ainsi dans un autre royaume que celui de son père, près du jardin du roi de ce royaume. Et le cheval lui donna une touffe de ses crins, et une pierre à feu, et lui dit : « Si tu as besoin de moi, tu allumeras un de ces crins-ci, et je serai aussitôt à tes côtés. Maintenant il vaut mieux que je te laisse, d’abord pour aller vaquer aux soins de ma nourriture, et ensuite pour ne pas te gêner dans tes rencontres avec ta destinée. » Et ils s’embrassèrent et se quittèrent.

Et le jeune prince alla trouver le chef jardinier, et lui dit : « Je suis un étranger ici. Ne me prendras-tu pas à ton service ? » Il lui répondit : « Bien. J’ai justement besoin de quelqu’un pour conduire le bœuf qui tourne la roue à eau d’arrosage. » Et le jeune prince alla à la roue à eau et se mit à pousser le bœuf du jardinier.

Or, les filles du roi se promenaient ce jour-là dans le jardin, et la plus jeune aperçut le garçon qui poussait le bœuf de la roue à eau. Et l’amour descendit dans son cœur. Et sans faire semblant de rien, elle dit à ses sœurs : « Mes sœurs, jusqu’à quand allons-nous rester sans maris ? Est-ce que notre père veut nous laisser aigrir ? Notre sang va tourner. » Et ses sœurs lui dirent : « C’est vrai ! Nous sommes en train d’aigrir, et notre sang va tourner. » Et elles s’assemblèrent et allèrent, toutes les sept, trouver leur mère, et lui dirent : « Notre père va-t-il nous faire aigrir chez lui ? Notre sang va tourner. Ou bien ne va-t-il pas nous trouver enfin des maris, qui empêchent en nous cette chose fâcheuse ? »

Alors la mère alla trouver le roi, et lui parla dans ce sens. Et le roi fit crier publiquement que tous les jeunes gens de la ville devaient passer sous les fenêtres du palais, parce que les princesses devaient se marier. Et tous les jeunes gens passèrent sous les fenêtres du palais. Et chaque fois que l’un d’eux plaisait à l’une des sœurs, elle jetait sur lui son mouchoir. Et, de la sorte, six d’entre elles furent pourvues d’un époux de leur choix, et s’en montrèrent satisfaites.

Mais la fille cadette ne jeta son mouchoir sur personne. Et on avertit le roi, qui dit : « Il ne reste donc personne dans la ville ? » On lui répondit : « Il ne reste qu’un garçon pauvre qui tourne la roue à eau dans le jardin. » Et le roi dit : « Il faut tout de même qu’il passe, bien que je sache que ma fille ne le choisira pas. » Et on alla le chercher, et on le poussa sous les fenêtres du palais. Et voici que le mouchoir de la jeune fille tomba droit sur lui. Et on la maria avec lui. Et, de chagrin, le roi, père de la jeune fille, tomba malade.

Et les médecins s’assemblèrent et lui ordonnèrent, comme régime et remède, de boire du lait d’ourse contenu dans une outre en peau d’ourse vierge. Et le roi dit : « C’est facile. J’ai six gendres, qui sont d’héroïques cavaliers, ne ressemblant en rien à ce septième maudit, qui est le garçon de la roue à eau. Allez leur dire de m’apporter ce lait-là ! »

Alors les six gendres du roi montèrent sur leurs beaux chevaux et sortirent, pour aller chercher le lait d’ourse en question. Et le garçon, mari de la fille cadette, monta sur un mulet boiteux et sortit également, alors que tout le monde se moquait de lui. Et, lorsqu’il fut dans un endroit écarté, il frappa la pierre à feu, et brûla un des crins. Et son cheval parut, et ils s’embrassèrent. Et le garçon lui demanda ce qu’il avait à lui demander.

Or, au bout d’un certain temps, les six gendres du roi revinrent de leur expédition, portant avec eux une outre en peau d’ourse, pleine de lait d’ourse. Et ils la remirent à la reine, mère de leurs épouses, en lui disant : « Porte ceci à notre oncle, le roi ! » Et la reine frappa dans ses mains, et les eunuques montèrent, et elle leur dit : « Donnez ce lait aux médecins pour l’examiner. » Et les médecins examinèrent le lait, et dirent : « C’est du lait de vieille ourse, et il est dans une outre en peau de vieille ourse. Il ne peut qu’être nuisible à la santé du roi. »

Et voici que les eunuques montèrent de nouveau chez la reine, et lui remirent une seconde outre, en disant : « Cette outre de lait vient de nous être remise en bas par un adolescent à cheval plus beau que l’ange Harout ! » Et la reine leur dit : « Portez-la aux médecins pour qu’ils l’examinent. » Et les médecins l’examinèrent, contenant et contenu, et dirent : « Voilà ce que nous cherchions. C’est du lait de jeune ourse, dans une peau d’ourse vierge. » Et ils en donnèrent à boire au roi, qui guérit à l’heure et à l’instant, et dit : « Qui a apporté ce remède-là ? » On lui répondit : « C’est un adolescent à cheval, plus beau que l’ange Harout. » Il dit : « Qu’on aille lui remettre de ma part l’anneau du règne, et qu’on le fasse asseoir sur mon trône. Puis moi je me lèverai et irai faire divorcer ma fille cadette d’avec le garçon de la roue à eau. Et je la marierai avec cet adolescent qui m’a fait revenir du pays de la mort. » Et on exécuta ses ordres.

Puis le roi se leva et s’habilla et alla dans la salle du trône. Et il tomba aux pieds du bel adolescent assis sur le trône, et les baisa. Et il vit à côté de lui sa fille cadette qui souriait. Et il lui dit : « Bien, ma fille ! Je vois que tu as divorcé d’avec le garçon de la roue à eau, et que tu as jeté librement ton choix sur cet adolescent-ci qui est plus beau que l’ange Harout ! » Et elle lui dit : « Mon père, le garçon de la roue à eau, l’adolescent qui t’a apporté le lait d’ourse vierge, et celui qui est maintenant assis sur le trône du règne, ne sont qu’une seule et même personne. »

Et le roi fut stupéfait de ces paroles, et se tourna vers l’adolescent royal, et lui demanda : « Est-ce vrai ce qu’elle dit ? » Il répondit : « Oui, c’est vrai ! Et si, tu ne veux pas de moi comme gendre, cela t’est aisé, car ta fille est encore vierge ! » Et le roi l’embrassa, et le serra contre son cœur. Puis il fit célébrer ses noces avec la jeune fille. Et, lors de la pénétration, l’adolescent se comporta si bien qu’il empêcha à jamais sa jeune épouse d’aigrir et d’avoir le sang tourné.

Après quoi il retourna avec elle dans le royaume de son père, à la tête d’une nombreuse armée. Et il trouva que son père était mort, et que la femme de son père dirigeait les affaires du règne, de concert avec le médecin juif, ce maudit-là ! Alors il les fit saisir tous deux, et les empala au-dessus d’un feu ardent. Et ils se consumèrent sur le pal. Et c’est fini pour eux !

Or, louanges à Allah qui vit sans jamais se consumer !

― Et le sultan Baïbars, ayant entendu cette histoire du capitaine Salah Al-Dîn, dit : « Quel dommage qu’il n’y ait plus personne pour me raconter des histoires semblables à celle-ci ! » Alors s’avança un douzième capitaine de police, nommé Nassr Al-Dîn, qui, après les hommages au sultan Baïbars, dit : « Moi, je n’ai encore rien dit, ô roi du temps. Et, d’ailleurs, après moi, personne ne dira plus rien, car il n’y aura plus rien à dire ! » Et Baïbars fut content, et dit : « Donne ce que tu as ! » Alors il dit :