Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 15/Quelques sottises et théories

La bibliothèque libre.


QUELQUES SOTTISES ET THÉORIES
DU MAÎTRE DES DEVISES ET DES RIS


Il est raconté, ô Roi du temps, dans les annales des sages anciens et dans les livres des savants, et il nous est transmis par la tradition, qu’il y avait dans la ville du Caire, ce séjour du badinage et de l’esprit, un homme d’apparence stupide, qui cachait sous ses dehors de bouffon extravagant un fond sans égal de finesse, de sagacité, d’intelligence, et de sagesse, sans compter qu’il était certainement l’homme le plus amusant, le plus instruit et le plus spirituel de son temps. De son nom il s’appelait Goha, et de son métier il n’était rien du tout, absolument, bien qu’il exerçât par occurrence la charge de prédicateur dans les mosquées.

Or, un jour, ses amis lui dirent : « Ô Goha, n’as-tu pas honte de passer ta vie dans la fainéantise, et de n’user de tes mains aux dix doigts que pour les porter pleines à ta bouche ! Et ne penses-tu pas qu’il est grand temps que tu cesses ta vie de vagabondage et te conformes aux manières de tout le monde ? » Or, à cela, il ne répondit rien. Mais un jour il attrapa une cigogne qui était grande et belle, douée d’ailes magnifiques qui la faisaient voler bien haut dans le ciel, et d’un bec merveilleux, terreur des oiseaux, et de deux tiges de lis pour pattes. Et, l’ayant prise, il monta sur sa terrasse, en présence de ceux-là qui lui avaient fait des reproches, et, avec un couteau, il lui coupa les magnifiques plumes des ailes, et le long bec merveilleux, et les charmantes pattes si fines, et, la poussant du pied dans le vide, il lui dit : « Vole ! vole ! » Et ses amis, scandalisés, lui crièrent : « Qu’Allah te maudisse, ô Goha ! Pourquoi cette folie ? » Et il leur répondit : « Cette cigogne m’ennuyait et pesait sur ma vue parce qu’elle n’était pas comme les autres oiseaux. Mais je l’ai rendue maintenant semblable à tout le monde. »

— Et, un autre jour, il dit à ceux qui l’entouraient : « Ô musulmans, et vous tous qui êtes ici présents, savez-vous pourquoi Allah Très-Haut le Généreux — qu’Il soit glorifié et remercié ! — n’a point donné d’ailes au chameau et à l’éléphant ? » Et ils se mirent à rire, et répondirent : « Non, par Allah ! nous ne le savons pas, ô Goha ! Mais toi, à qui rien n’est caché des sciences et des mystères, hâte-toi de nous le dire, pour que nous nous instruisions. » Et Goha leur dit : « Je vais vous le dire. C’est parce que si le chameau et l’éléphant avaient des ailes, ils s’abattraient de tout leur poids sur les fleurs de vos jardins et les écraseraient. »

— Et, un autre jour, un ami de Goha vint frapper à sa porte et lui dit : « Ô Goha, à cause de l’amitié, prête-moi ton âne, dont j’ai besoin pour une course urgente. » Et Goha, qui n’avait pas une grande confiance en cet ami, répondit : « J’eusse bien voulu te prêter l’âne, mais il n’est plus ici, je l’ai vendu. » Or, à ce moment même, l’âne se mit à braire dans l’étable, et l’homme entendit cet âne qui était en train de braire interminablement, et il dit à Goha : « Il est là, ton âne ! » Et Goha répondit d’un ton fort offusqué : « Hé, par Allah ! voilà maintenant que tu crois l’âne et tu ne me crois pas ! Va-t’en, je ne veux plus te voir ! »

— Et, une autre fois, le voisin de Goha vint le trouver pour l’inviter à un repas, lui disant : « Viens, ô Goha, manger dans ma maison. » Et Goha accepta l’invitation. Et lorsqu’ils se furent tous deux assis devant le plateau des mets, on leur servit une poule. Et Goha, après plusieurs essais de mastication, finit par renoncer à toucher à cette poule, qui était une vieille d’entre les poules les plus vieilles, et dont la chair était coriace ; et il se contenta d’absorber un peu du bouillon où elle avait cuit. Après quoi il se leva et, prenant la poule, il la plaça dans la direction de la Mecque, et se disposa à faire sa prière sur elle. Et son hôte, offusqué, lui dit : « Que vas-tu faire, ô mécréant ! Et depuis quand les musulmans font-ils leurs prières sur les poules ? » Et Goha répondit : « Ô oncle, tu te fais illusion ! Cette volaille, sur laquelle je vais faire ma prière, n’est pas une volaille ! Elle est seulement une apparence de volaille ; car, en réalité, elle est une vieille sainte femme changée en poule, ou quelque vénérable santon ! Car elle est allée au feu, et le feu l’a respectée ! »

— Une autre fois, il était parti avec une caravane, et les provisions de bouche étaient minimes, et la faim des caravaniers était considérable. Quant à Goha, son estomac le sollicitait tellement qu’il eût avalé la ration des chameaux. Or donc, quand tout le monde se fut assis, à la première halte, pour manger, Goha fut d’une réserve et d’une discrétion qui émerveillèrent ses compagnons. Et comme on le pressait de prendre le pain et l’œuf dur qui lui revenaient de droit, il répondit : « Non, par Allah ! vous autres, mangez et soyez contents ; mais moi il me serait impossible de manger un pain entier et un œuf dur, à moi seul ! Que chacun de vous prenne donc le pain et l’œuf dur qui sont sa part ; puis, si vous le voulez bien, vous me donnerez la moitié de chaque pain et de chaque œuf ; car c’est là toute la capacité de mon estomac, qui est délicat. »

— Et, dans une autre circonstance, il alla chez le boucher et lui dit : « C’est aujourd’hui fête à la maison ! Donne-moi donc le meilleur morceau de viande du mouton gras. » Et le boucher retira pour lui tout le filet du mouton, qui pesait un poids considérable, et le lui remit. Et Goha alla porter tout le filet à sa femme, en lui disant : « Fais-nous, avec cet excellent filet, des brochettes aux oignons. Et assaisonne-les bien à mon goût. » Puis il sortit faire une tournée au souk.

Or, l’épouse profita de l’absence de Goha pour cuire en toute hâte le filet de mouton et le manger avec son frère, sans en rien laisser. Et lorsque Goha fut rentré, il sentit l’odeur appétissante des brochettes grillées, et ses narines se gonflèrent, et son estomac se sensibilisa. Mais quand il se fut assis devant le plateau, sa femme lui apporta, pour tout repas, un morceau de fromage grec et un pain moisi. Quant au kabab, il n’y en avait pas trace. Et Goha, qui n’avait fait que penser à ce kabab-là, dit à sa femme « Ô fille de l’oncle, et le kabab ? Quand vas-tu me le servir. » Et elle répondit : « La miséricorde d’Allah sur toi et sur le kabab ! Le chat de la maison l’a dévoré, alors que j’étais allée aux cabinets. » Et Goha, sans dire un mot, se leva et saisit le chat et le pesa dans la balance de la cuisine. Et il constata qu’il pesait bien moins que le filet de mouton qu’il avait apporté. Et il se tourna vers son épouse, et lui dit : « Ô fille des chiens, ô dévergondée ! si ce chat que je tiens est l’avaleur de la viande, où est le poids du chat ? Et si ce que je tiens est le chat, où est la viande ? »

— Et, un autre jour, son épouse, étant occupée à la cuisine, lui remit le nourrisson, leur fils, qui était âgé de trois mois, et lui dit : « Ô père d’Abdallah, prends cet enfant, et berce-le, pendant que je suis près de la poêle. Puis je le prendrai de toi. » Et Goha voulut bien se charger de l’enfant, bien qu’il n’aimât pas beaucoup cette besogne-là. Or, précisément à ce moment, l’enfant fut pris d’un besoin de pisser, et se mit à pisser sur le caftan neuf de son père. Et Goha, à la limite de la contrariété, se hâta de déposer à terre l’enfant ; et, dans sa fureur, il se mit à pisser, à son tour, sur lui. Et son épouse le vit qui se comportait de la sorte, et accourut vers lui en criant : « Ô visage de goudron, que fais-tu là sur l’enfant ? » Et il lui répondit : « Es-tu aveugle ? Ne vois-tu pas que je pisse sur lui, sans plus, ne le traitant pas en fils d’étranger ? Car, en vérité, si c’eût été un fils d’étranger qui eût pissé sur moi, et non pas mon propre fils, sans aucun doute j’eusse entièrement vidé mon intérieur sur sa figure. »

— Et, un soir, ses amis assemblés lui dirent : « Ya Si-Goha, toi qui es instruit dans les sciences et versé dans l’astronomie, peux-tu nous dire ce que devient la lune qui a passé son dernier quartier ? » Et Goha répondit : « Que vous a-t-on donc appris chez le maître d’école, ô compagnons ? Par Allah ! chaque fois qu’une lune est à son dernier quartier, on la brise pour en faire des étoiles ! »

— Et, un autre jour, Goha alla trouver un de ses voisins et lui dit : « Le voisin se doit à son voisin. Prête-moi donc une marmite, pour qu’a la maison on y fasse cuire une tête de mouton…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT VINGT-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

« … Prête-moi donc une marmite pour qu’à la maison on y fasse cuire une tête de mouton. » Et le voisin prêta à Goha la marmite en question. Et on y cuisit ce qu’on y cuisit. Et, le lendemain, Goha rapporta la marmite à son propriétaire. Mais il avait pris soin de mettre dedans une seconde marmite, plus petite. Et le voisin fut fort étonné, ayant pris son bien, de voir qu’il avait fructifié. Et il dit à Goha : « Ya Si-Goha, qu’est-ce donc que cette petite marmite que je trouve à l’intérieur de ma marmite ? » Et Goha dit : « Je ne sais pas, mais je crois bien que c’est ta marmite qui en a accouché cette nuit. » Et l’autre dit : « Allahou akbar ! c’est là une aubaine de la bénédiction par ton entremise, ô visage de bon augure ! » Et il rangea sur l’étagère de la cuisine la marmite et sa fille.

Or, au bout d’un certain temps, Goha retourna chez son voisin et lui dit : « N’était la peur de te gêner, ô voisin, je te demanderais bien la marmite avec sa fille, pour les besoins d’aujourd’hui ! » Et l’autre répondit : « De tout cœur amical, ô voisin. » Et il lui remit la marmite avec la petite en dedans. Et Goha les prit et s’en alla. Et plusieurs jours se passèrent sans que Goha rendît ce qu’il avait emprunté. Et le voisin alla le trouver, et lui dit : « Ya Si-Goha, ce n’est certes pas manqué de confiance en toi, mais à la maison on a besoin aujourd’hui de l’ustensile. » Et Goha demanda : « Quel ustensile, ô voisin ? » Il dit : « La marmite que je t’ai prêtée et qui a engendré ! » Et Goha repondit : « Qu’Allah l’ait en sa miséricorde ! Elle est morte. » Et le voisin dit : « Il n’y a d’autre dieu qu’Allah ! Comment, ô Goha ! Est-ce qu’une marmite peut mourir ? » Et Goha dit : « Tout ce qui engendre meurt ! D’Allah nous venons, et vers lui nous retournerons ! »

— Et, une autre fois, un fellah fit présent d’une poule grasse à Goha. Et Goha fit cuire la poule et invita le fellah au repas. Et ils mangèrent la poule et furent contents. Or, au bout d’un certain temps, un autre fellah vint qui frappa à la porte de Goha et demanda à être hébergé. Et Goha lui ouvrit et lui dit : « Sois le bienvenu, mais qui es-tu ? » Et le fellah répondit : « Je suis le voisin de celui qui t’a fait cadeau de la poule. » Et Goha répondit : « Sur ma tête et sur mon œil. » Et il l’hébergea en toute cordialité et lui donna à manger et ne le fit manquer de rien. Et l’autre s’en alla content. Et, quelques jours après, un troisième fellah vint frapper à la porte. Et Goha demanda : « Qui est là ? » Et l’homme dit : « Je suis le voisin du voisin de celui qui t’a fait cadeau de la poule. » Et Goha dit : « Il n’y a pas d’inconvénient. » Et il le fit entrer et asseoir devant le plateau des repas. Mais, pour toute nourriture et boisson, il plaça devant lui une marmite contenant de l’eau chaude à la surface de laquelle se voyaient quelques gouttelettes de graisse. Et le fellah ne voyant rien d’autre venir, demanda : « Qu’est ceci, ô mon hôte ? » Et Goha répondit : « Ceci ? mais c’est la sœur de la sœur de l’eau où a cuit la poule. »

— Et les amis de Goha voulant, un jour, s’amuser à ses dépens, se concertèrent entre eux, et l’emmenèrent au hammam. Et ils avaient emporté des œufs sans que Goha s’en doutât. Et lorsqu’ils furent arrivés au hammam et qu’ils se furent tous déshabillés, ils entrèrent avec Goha dans la salle des sudations et dirent : « C’est le moment ! Chacun de nous va pondre un œuf. » Et ils ajoutèrent : « Celui d’entre nous qui ne pourra pas pondre, aura à payer le prix du hammam pour tous les autres. » Et, là-dessus, ils s’accroupirent tous en caquetant à qui mieux mieux, à la manière des poules. Et chacun d’eux finit par retirer un œuf de dessous lui. Et Goha, ayant vu cela, brandit soudain l’enfant de son père et, lançant le cri du coq, il se précipita sur ses amis et se mit en devoir de les assaillir. Et tous se levèrent en hâte, en lui criant : « Que vas-tu faire, ô gredin ! » Et Goha répondit : « Ne le voyez-vous donc pas ? Par ma vie, je vois là devant moi des poules, et, étant le seul coq, il faut bien que je les monte ! »

— Il nous est également revenu que Goha avait pris l’habitude de se tenir tous les matins devant la porte de sa maison, et de faire à Allah cette prière, disant : « Ô Généreux, je te demande cent dinars d’or, pas un de plus, pas un de moins, car j’en ai besoin. Mais si, par l’effet de Ta générosité, le chiffre de cent est dépassé, ne fût-ce que d’un seul dinar, ou si, à cause de mon manque de mérite, il manque un seul dinar aux cent que je te demande, je n’accepterai pas le don ! »

Or, parmi les voisins de Goha, il y avait un juif enrichi — la richesse nous vient d’Allah ! — par toutes sortes d’affaires repréhensibles — qu’il soit enseveli dans les feux du cinquième enfer ! — Et ce juif entendait tous les jours Goha qui faisait cette prière à haute voix devant sa porte. Et il pensa en lui-même : « Par la vie d’Ibrahim et de Yâcoub ! je vais faire l’essai de l’or sur Goha ! Et je verrai bien comment il va se tirer de l’épreuve. » Et il prit une bourse contenant quatre-vingt-dix-neuf dinars d’or neuf, et la jeta de sa fenêtre aux pieds de Goha qui faisait sa prière accoutumée, debout devant le seuil de sa maison. Et Goha ramassa la bourse, tandis que le juif le surveillait pour voir quelle allait bien être l’affaire. Et il vit Goha délier les cordons de la bourse, en vider le contenu dans son giron, et compter les dinars un par un. Puis il entendit Goha qui, ayant constaté qu’il manquait un dinar sur les cent qu’il avait demandés, s’écriait, en élevant ses mains vers son Créateur : « Ô Généreux, loué sois-tu pour tes bienfaits, et remercié et glorifié ! mais le don n’est pas complet ; et, à cause de mon vœu, je ne puis l’accepter tel qu’il est. » Et il ajouta : « C’est pourquoi je vais en gratifier ce juif, mon voisin, qui est un homme pauvre, chargé de famille et un modèle pour l’honnêteté. » Et, ce disant, il prit la bourse et la jeta à l’intérieur de la maison du juif. Puis il s’en alla en sa voie.

Lorsque le juif eut vu et entendu tout cela, il fut à la limite de la stupéfaction, et se dit : « Par les cornes lumineuses de Moussa ! notre voisin Goha est un homme plein de candeur et de bonne foi. Mais je ne puis vraiment me prononcer tout à fait à son sujet que lorsque j’aurai contrôlé la seconde partie de son dire. » Et, le lendemain, il prit la bourse, y mit cent dinars plus un, et la jeta aux pieds de Goha, au moment où celui-ci faisait sa prière accoutumée devant sa porte. Et Goha, qui savait bien d’où tombait la bourse, mais qui continuait à feindre de croire à l’intervention du Très-Haut, se baissa et ramassa le don. Et, ayant compté ostensiblement les pièces d’or, il trouva que cette fois les dinars étaient au nombre de cent et un. Alors, levant les mains au ciel, il dit : « Ya Allah, ta générosité est sans limites ! Voici que tu m’as accordé ce que je te demandais en toute confiance, et tu as même voulu combler mon désir en me donnant plus que je ne souhaitais. Aussi, pour ne pas froisser ta bonté, j’accepte ce don tel qu’il est, bien que dans cette bourse il y ait un dinar de plus que je ne demandais. » Et, ayant ainsi parlé, il serra ta bourse dans sa ceinture et fit marcher l’une devant l’autre ses deux jambes.

Lorsque le juif, qui regardait dans la rue, eut vu Goha serrer de la sorte la bourse dans sa ceinture et s’en aller tranquillement, il devint bien jaune de teint et sentit son âme qui, de colère, lui jaillissait du nez. Et il se précipita hors de sa maison et courut derrière Goha, en lui criant : « Attends, ô Goha, attends ! » Et Goha s’arrêta de marcher et, se tournant vers le juif, il lui demanda : « Qu’as-tu ? » Il répondit : « La bourse ! rends-moi la bourse ! » Et Goha dit : « Te rendre la bourse de cent dinars et un dinar qu’Allah m’a octroyée ? Ô chien des juifs, ta raison a-t-elle donc fermenté ce matin dans ton crâne ? Ou bien penses-tu que je doive te la donner, comme je t’ai donné celle d’hier ? En ce cas, détrompe-toi ! car celle-ci, je la garde de peur d’offenser le Très-Haut dans Sa générosité pour moi l’indigne. Je sais bien qu’il y a un dinar de plus dans cette bourse, mais cela ne fait pas mal aux autres. Quant à toi, marche ! » Et il saisit un gros bâton noueux, et fit mine de le laisser tomber de tout son poids sur la tête du juif. Et le malheureux de la descendance de Yâcoub fut bien obligé de s’en retourner les mains vides et le nez allongé jusqu’à ses pieds.

— Et, un autre jour, Si-Goha écoutait dans la mosquée le khateb faire le prêche. Et à ce moment le khateb expliquait à ses auditeurs un point de droit canon, disant : « Ô Croyants, sachez que si le mari remplit, à la tombée de la nuit, le devoir d’un bon époux à l’égard de son épouse, il en sera récompensé par le Rétributeur comme du sacrifice d’un mouton. Mais si la copulation licite a lieu pendant le jour, il en sera tenu compte au mari comme de l’affranchissement d’un esclave. Et si la chose est accomplie au milieu de la nuit, la récompense sera celle obtenue par le sacrifice d’un chameau ! »

Or, rentré à sa maison, Si-Goha rapporta ces paroles à son épouse. Puis il se coucha à ses côtés pour dormir. Mais la femme, se sentant prise de violents désirs, dit à Goha : « Lève-toi, ô homme, afin que nous gagnions la récompense du sacrifice d’un mouton.» Et Goha dit « Ça va bien. » Et il fit l’affaire, et se recoucha. Mais, vers le milieu de la nuit, la fille de chien se sentit de nouveau l’intérieur en dispositions copulatives, et elle réveilla Goha, en lui disant : « Viens, ô homme, que nous fassions ensemble le bénéfice du sacrifice d’un chameau…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT VINGT-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

« … Viens, ô homme, que nous fassions ensemble le bénéfice du sacrifice d’un chameau. » Et Goha se réveilla, en geignant, et, les yeux à demi fermés, il fit l’affaire en question. Et il se rendormit aussitôt. Mais, au premier matin, l’épouse, assaillie de désirs nouveaux, tira Goha de son sommeil, en lui disant : « Vite, ô homme, réveille-toi avant le lever du soleil, que nous nous hâtions de faire ensemble ce qui nous obtiendra du Rétributeur le prix accordé à l’affranchissement d’un esclave ! » Mais, cette fois, Goha ne voulut rien entendre et répondit : « Ô femme, et quel pire esclavage que celui d’un homme qui est obligé de sacrifier son propre enfant ! Laisse donc l’enfant à son père, et affranchis-moi tout le premier, moi qui suis ton esclave.

— Et, un autre jour, dans une autre mosquée, Si-Goha écoutait pieusement l’imam qui disait : « Ô Croyants, qui évitez vos femmes pour courir derrière les fesses des garçons, sachez que chaque fois qu’un Croyant accomplit avec son épouse l’acte conjugal, Allah bâtit pour lui un kiosque dans le paradis. » Et Goha, étant rentré chez lui, rapporta la chose à son épouse, par manière de conversation, sans y attacher d’autre importance. Mais l’épouse, qui n’avait pas laissé sortir par la seconde oreille ce qui était entré par la première, attendit que les enfants fussent couchés, et dit à Goha : « Allons, viens que nous fassions bâtir un kiosque, au nom de nos enfants ! » Et Goha répondit : « Il n’y a point d’inconvénient. » Et il mit l’outil du maçon dans la boîte à mortier. Puis il se coucha.

Mais, au bout d’une heure de temps, l’épouse à l’œil vide réveilla Goha, et lui dit : « J’oublie que nous avons une fille à marier, qui doit habiter seule. Bâtissons un kiosque à son intention. » Et Goha dit : « Hé, ouallahi ! Sacrifions le garçon pour la fille ! » Et il introduisit l’enfant en question dans le berceau qui le réclamait. Puis il s’étendit sur son matelas, en soufflant, et se rendormit. Mais, au milieu de la nuit, l’épouse le tira par le pied, réclamant encore un kiosque pour sa mère. Mais Goha s’écria : « La malédiction d’Allah sur les quémandeurs indiscrets ! Ne sais-tu donc, ô femme à l’œil vide, que la générosité d’Allah se retirerait de nous, si nous l’obligions à bâtir tant de kiosques à notre intention ? » Et il se remit à ronfler.

— Et, un jour d’entre les jours, une femme dévote, d’entre les voisines de Si-Goha, était en train de prier quand, par inadvertance, un pet lui échappa. Et, comme elle n’était pas coutumière du fait, elle ne sut pas au juste si le pet en question avait été réellement engendré par elle, ou si le bruit entendu ne provenait point de quelque frottement de son pied contre les dalles ou d’un gémissement fait en priant. Et, prise de scrupule, elle alla consulter Goha, qu’elle savait fort versé dans la jurisprudence. Et elle lui expliqua, et lui demanda son avis. Et Goha, en manière de réponse, lâcha aussitôt un pet d’importance, et demanda à la dévote : « Était-ce ce bruit-là, ma tante ? » Et la vieille dévote répondit : « C’était d’un point plus fort ! » Et Goha lâcha aussitôt un second pet, plus important que le premier, et demanda à la dévote : « Était-ce comme cela ? » Et elle répondit : « C’était encore plus fort. » Alors Goha s’écria : « Non, par Allah ! ce n’était point un vent, c’était une tempête ! Va en sécurité, ô Mère aux Vents, sinon, à force de faire des efforts, je vais engendrer des gâteaux ! »

— Et, un jour, l’effrayant conquérant tartare Timour-Lenk, le Boiteux de fer, passa près de la ville où résidait Si-Goha. Et les habitants se réunirent, et, après avoir tenu mille palabres sur les moyens d’empêcher le khân tartare de dévaster leur ville, ils convinrent de prier Si-Goha de les tirer d’une si cruelle perplexité. Et aussitôt Si-Goha fit apporter toute la mousseline disponible dans les souks, et s’en fabriqua un turban de la grandeur d’une roue de char. Puis il monta sur son âne, et sortît de la ville à la rencontre de Timour. Et, lorsqu’il fut en sa présence, le Tartare remarqua ce turban extraordinaire, et dit à Goha : « Qu’est-ce donc que ce turban ? » Et Goha répondit : « Ô souverain du monde, c’est mon bonnet de nuit, et je te supplie de m’excuser si je suis venu entre tes mains avec ce bonnet de nuit, mais, dans un instant, je vais avoir mon bonnet de jour qui arrive par derrière, chargé sur un chariot loué exprès. » Alors Timour-Lenk, épouvanté de l’énorme coiffure des habitants, ne passa point par cette ville. Et, pris de sympathie pour Goha, il le retint près de lui, et lui demanda : « Qui es-tu ? » Et Goha répondit : « Je suis, tel que tu me vois, le dieu de la terre ! » Et Timour, qui était de race tartare, était en ce moment entouré de quelques jeunes garçons, qui étaient des plus beaux de sa nation, et qui avaient, comme il convient à leur race, les yeux fort petits et bridés. Et il dit à Goha, en lui montrant ces enfants : « Eh bien, ô dieu de la terre, trouves-tu à ton goût ces jolis enfants que voici ? Et leur beauté a-t-elle son égale ? » Et Goha dit : « Ce n’est point pour te déplaire, ô souverain du monde, mais je trouve que ces enfants ont de trop petits yeux, et, par là même, leur visage manque de grâce. » Et Timour lui dit : « Qu’à cela ne tienne ! Et puisque tu es le dieu de la terre, fais-moi le plaisir de leur agrandir les yeux ! » Et Goha répondit : « Ô mon seigneur, pour ce qui est des yeux du visage, il n’y a qu’Allah seul qui puisse les agrandir ; car, pour ma part, étant le dieu de la terre, je ne puis que leur agrandir l’œil qu’ils ont sous la ceinture ! » Et Timour, entendant ces paroles, comprit à quel gaillard il avait affaire, et se réjouit de sa réplique, et le retint désormais près de lui, comme son bouffon habituels

— Et, un jour, Timour, qui non seulement était boiteux et avait un pied de fer, mais qui était borgne et extrêmement laid, s’entretenait de choses et d’autres avec Goha. Et, sur ces entrefaites, le barbier de Timour entra et, après lui avoir rasé la tête, il lui présenta une glace pour qu’il s’y regardât. Et Timour se mit à pleurer. Et, à son exemple, Goha se répandit en pleurs, et poussa soupirs sur gémissements ; et il employa ainsi une ou deux ou trois heures de temps. Aussi Timour avait-il déjà fini de pleurer, que Goha n’en continuait pas moins à sangloter et à se lamenter. Et Timour, étonné, lui dit « Qu’as-tu ? Moi, si j’ai pleuré, c’est que je me suis regardé au miroir de ce barbier de malheur, et que je me suis trouvé vraiment laid. Mais toi, pour quel motif verses-tu tant de larmes, et continues-tu à gémir si lamentablement ? » Et Goha répondit : « Sauf ton respect, ô notre souverain, toi tu t’es regardé un petit instant dans un miroir, et cela t’a suffi pour pleurer deux heures de temps ! Qu’y a-t-il donc de surprenant à ce que ton esclave, qui te regarde toute la journée, pleure plus longtemps que toi ? » Et Timour, à ces paroles, au lieu de se fâcher, se mit à rire tellement qu’il se renversa sur son derrière.

— Et, un autre jour, Timour, étant à table, rota tout près du visage de Goha. Et Goha s’écria : « Hé, ô mon souverain, roter est un acte honteux ! » Et Timour, étonné, dit : « Le rot ne passe pas pour honteux dans notre pays. » Et Goha ne répondit rien ; mais, vers la fin du repas, il lâcha un pet bruyant. Et Timour, formalisé, s’écria : « Ô fils de chien, que fais-tu là ? Et n’as-tu pas honte ? » Et Goha répondit : « Ô mon maître, dans notre pays cela n’est pas considéré comme honteux. Et comme je sais que tu ne comprends pas la langue de notre pays, je ne me suis pas gêné ! »

— Un autre jour, dans une autre circonstance, Goha remplaçait le khateb, dans la mosquée d’un village voisin. Et, après qu’il eut fini de prêcher, il dit à ses auditeurs, en branlant la tête : « Ô musulmans, le climat de votre ville est exactement le même que celui de mon village. » Et ils dirent : « Comment cela ? » Il répondit : « C’est que je viens de tâter mon zebb, et je le trouve comme dans mon village, relâché et pendant sur mes testicules. Le salam sur vous tous, je m’en vais ! »

— Et, un autre jour, Goha prêchait dans la mosquée, et, en manière de conclusion, il leva ses mains vers le ciel, et dit : « Nous te remercions et te glorifions pour Tes bontés, ô Dieu véridique et tout-puissant, de ce que Tu ne nous as pas placé le derrière dans la main ! » Et ses auditeurs, étonnés de cette élévation, lui demandèrent : « Que veux-tu dire par cette étrange prière, ô khateb ? » Et Goha dit : « Eh oui, par Allah ! Si le Donateur nous avait créés avec notre derrière dans la main, nous nous serions sali le nez plus de cent fois par jour. »

— Et, une autre fois, étant encore monté en chaire, il prit la parole, disant : « Ô musulmans, louanges à Allah qui n’a point placé derrière nous ce qui est mis devant ! » Et ils demandèrent : « Comment cela…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT VINGT-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

« … Ô musulmans, louanges à Allah qui n’a point placé derrière nous ce qui est mis devant. » Et ils demandèrent : « Comment cela ? » Il dit : « Parce que si le bâton était situé derrière, chacun pourrait, sans le vouloir, devenir semblable aux compagnons de Loth, en faisant ce dont Loth seul a pu se préserver. »

— Et, un jour, la femme de Goha, se trouvant seule et toute nue, se mit à tâter son histoire avec beaucoup d’amour, en disant : « Ô cher trésor, pourquoi n’en ai-je pas deux, ou trois ou quatre comme toi ? Tu es la source de mes plaisirs, et tu me procures de précieux avantages. » Or, le destin voulut que Goha arrivât sur ces entrefaites. Et il entendit ces paroles, et vit à quel propos son épouse s’exprimait ainsi. Alors il fit sortir son héritage, et lui dit en pleurant : « Ô fils de chien, ô proxénète, que de calamités tu as attirées sur ma tête ! Puisses-tu n’avoir jamais été l’enfant de ton père ! »

— Et, un autre jour, Goha pénétra dans la vigne de son voisin, et se mit à manger le raisin comme un renard, en prenant les grappes par un bout et en les faisant sortir de sa bouche, tiges sans grains. Et voici que tout à coup se montra le voisin qui le menaça du bâton, en lui criant : « Que fais-tu là, ô maudit ? » Et Goha répondit : « J’avais des coliques, et je suis entré ici pour me décharger le ventre. » Et l’autre demanda : « Si cela est vrai, eh bien où est alors ce que tu as fait ? » Et Goha fut un instant bien perplexe ; mais, ayant regardé de côté et d’autre, pour trouver de quoi se justifier, il montra au vigneron une fiente d’âne, en lui disant : « Voici la preuve. » Et l’homme dit : « Tais-toi, ô menteur ! Depuis quand es-tu devenu un âne ? » Et Goha sortit aussitôt son zebb, qui était énorme, et dit : « Depuis que le Rétributeur m’a gratifié de l’outil calamiteux que voici. »

— Et, un jour, Goha se promenait sur le bord de la rivière ; et il vit une troupe de lavandières qui lavaient du linge. Et les lavandières, en l’apercevant, s’approchèrent de lui et l’enveloppèrent comme un essaim d’abeilles. Et l’une d’elles, relevant sa robe, mit à découvert le viandu. Et Goha l’aperçut et détourna la tête, en disant : « Ô Protecteur de la pudeur, je me réfugie en toi ! » Mais les lavandières, offusquées, lui dirent : « Qu’as-tu, ô timbale ? Ne connais-tu donc pas son nom, à ce bienheureux ? » Il dit : « Je le connais bien, il s’appelle l’origine de mes maux ! » Mais elles s’écrièrent : « Pas du tout ! C’est le Paradis du Pauvre ! » Alors Goha demanda la permission de se retirer un peu à l’écart, et enveloppa l’enfant avec la toile de son turban, comme d’un linceul, et revint vers les lavandières qui lui demandèrent : « Qu’est cela, ô Goha ? » Il dit : « C’est un pauvre qui est mort, et qui demande à entrer dans le paradis en question. » Et elles se mirent à rire jusqu’à tomber. Et elles aperçurent, en même temps, quelque chose qui pendait hors du linceul, et qui était la bourse énorme de Goha. Et elles lui dirent : « Soit ! mais qu’est ceci qui pend de la sorte au-dessous du mort, comme deux œufs d’autruche ? » Il dit : « Ce sont les deux fils de ce pauvre, qui sont venus visiter son tombeau ! »

— Et, une fois, Goha était en visite chez la sœur de son épouse. Et elle lui dit : « Ya Si-Goha, je suis obligée d’aller au hammam. Je te prie de prendre soin de mon nourrisson, pendant mon absence. » Et elle s’en alla. Alors le petit se mit à criailler et à piailler. Et Goha, fort dérangé, se mit en devoir de l’apaiser. Il sortit donc son rahat-loucoum et le donna à sucer au nourrisson, qui ne tarda pas à s’endormir. Et quand la mère fut de retour, et qu’elle eut vu l’enfant endormi, elle remercia beaucoup Goha, qui lui dit : « De rien, ô fille de l’oncle ! car si je t’en avais fait autant, et que tu eusses goûté à mon soporifique, tu te serais endormie, ta tête précédant tes pieds. »

— Et, une autre fois, Goha était en train de saillir son âne, à la porte d’une mosquée isolée. Et un homme survint, par hasard, pour faire ses dévotions dans cette mosquée. Et il aperçut Goha qui était fort occupé de l’affaire en question. Et, pris de dégoût, il cracha par terre, ostensiblement. Et Goha le regarda de travers, et lui dit : « Rends grâces à Allah ! car si je n’avais une affaire pressante en main, je t’apprendrais à cracher ici ! »

— Et, une autre fois, Goha était couché sur le chemin, au grand soleil, par un jour de chaleur, en tenant à la main son galant bâton à découvert. Et un passant lui dit : « La honte sur toi, ô Goha ! Que fais-tu là ? » Et Goha répondit : « Tais-toi, ô homme, et va-t’en de ma brise ! Ne vois-tu pas que je fais prendre l’air à mon enfant pour le rafraîchir ? »

— Et, un autre jour, on vint, en consultation juridique, demander à Goha : « Si l’imam, dans la mosquée, lâche un pet, que doit faire l’assemblée ? » Et Goha, sans hésiter, répondit : « Ce qu’elle doit faire est évident, elle doit répondre ! »

— Et, un jour, Goha et sa femme suivaient les bords de la rivière, pendant la crue. Et soudain, faisant un faux pas, la femme glissa et tomba à l’eau. Et comme le courant était très fort, il l’emporta. Et Goha n’hésita pas à se jeter à l’eau, pour repêcher sa femme ; mais au lieu de suivre le courant, il se mit à remonter vers la source. Et le peuple assemblé là remarqua son action, et lui dit : « Que cherches-tu, ya Si-Goha ? » Et il répondit : « Hé, par Allah ! je cherche la fille de l’oncle qui est tombée à l’eau ! » Et ils répondirent : « Mais, ô Goha, le courant a dû l’entraîner vers le bas, et toi tu la cherches vers la source ! » Il dit : « Pas du tout ! Je la connais mieux que vous autres, mon épouse ! Elle est d’un caractère si contrariant, que je suis sûr d’avance qu’elle est allée vers le haut ! »

— Et, un autre jour, on amena un homme devant Goha, qui remplissait alors les fonctions de kâdi. Et on lui dit : « L’homme que voici a été surpris, en pleine rue, en train de saillir un chat. » Et, comme il y avait des témoins du fait, l’homme ne peut nier d’une façon acceptable. » Et Goha lui dit : « Allons, parle ! Si tu me dis la vérité, l’indulgence d’Allah te sera acquise ! Dis-moi donc comment tu t’y es pris pour saillir le chat ! » Et l’homme répondit : « Par Allah, ô notre maître le kâdi, j’ai présenté ce que tu sais à la porte de la grâce, et j’ai forcé cette porte en tenant les pattes de la bête dans mes mains et sa tête entre mes genoux ! Et, comme l’affaire avait bien marché la première fois, j’ai eu le tort de recommencer ! J’avoue ma faute, ô seigneur kâdi ! » Mais Goha s’écria : « Tu mens, ô fils des proxénètes ! Car moi j’ai essayé plus de trente fois de faire comme toi sans jamais réussir ! » Et il lui fit donner la bastonnade.

— Un autre jour, pendant que Goha était en visite chez le kâdi de la ville, deux plaideurs se présentèrent, et dirent : « Ô seigneur kâdi, nos maisons sont tellement voisines, qu’elles se touchent. Or, cette nuit, un chien est venu faire ses ordures entre nos deux portes, à égale distance. Et nous venons te trouver pour que tu nous dises à qui doit incomber le soin d’enlever la chose. » Et le kâdi se tourna vers Goha, et lui dit d’un ton ironique : « Je laisse à ton jugement le soin de l’examen de ce cas, et de l’arrêt. » Et Goha se tourna vers les deux plaideurs, et dit à l’un : « Voyons, ô homme, est-ce sensiblement plus près de ta porte ? » Il répondit : « Pour dire la vérité, la chose est exactement au milieu ! » Et Goha demanda au second : « Est-ce vrai, ou bien la chose est-elle plutôt de ton côté ? » Il répondit : « Le mensonge est illicite ! La chose est exactement entre nous deux, dans la rue. » Alors Goha dit, en manière d’arrêt : « L’affaire est entendue. Ce soin ne vous regarde ni l’un ni l’autre, mais celui à qui incombe, par devoir de charge, l’entretien des rues, à savoir notre maître le kâdi. »

— Et, un jour, le fils de Goha, qui était alors âgé de quatre ans, était allé avec son père chez les voisins, pour une fête. Et on lui présenta une belle aubergine, en lui demandant : « Qu’est ceci ? » Et le bambin répondit : « C’est un petit veau qui n’a pas encore ouvert les yeux ! » Et tout le monde de rire, tandis que Goha s’écriait : « Par Allah ! ce n’est pas moi qui le lui ai enseigné. »

— Et, un autre jour enfin, Goha, en humeur de copulation, avait mis à l’air l’enfant de son père. Or, par aventure, une mouche à miel vint se poser sur la tête de l’outil. Et Goha se rengorgea, en s’écriant…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT VINGT-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Or, par aventure, une mouche à miel vint se poser sur la tête de l’outil. Et Goha se rengorgea, en s’écriant : « Par Allah ! tu sais ce qui est bon, ô mouche ! Car voilà une fleur digne d’être choisie entre toutes les fleurs pour faire le miel. »

— Et tels sont, ô Roi fortuné, continua Schahrazade, quelques-uns seulement d’entre les nombreux traits, mots, sottises et théories du maître des devises et des ris, le délicieux et inoubliable Si-Goha — que la miséricorde d’Allah soit sur lui et la rémission ! Et puisse sa mémoire continuer à être vivante jusqu’au jour de la Rétribution ! »

Et le roi Schahriar dit : « Ces traits de Goha m’ont fait oublier les soucis les plus graves, Schahrazade ! » Et la petite Doniazade s’écria : « Ô ma sœur, que tes paroles sont douces et savoureuses et fraîches ! » Et Schahrazade dit : « Mais qu’est cela comparé à l’Histoire de la jouvencelle Chef-d’œuvre des Cœurs, lieutenante des oiseaux ? » Et le roi Schahriar s’écria : « Par Allah ! ô Schahrazade, je connais déjà bien des adolescentes, et j’en ai vu un plus grand nombre encore ; mais je ne me rappelle pas du tout ce nom-là ! Qui donc est Chef-d’œuvre des Cœurs, et comment est-elle la lieutenante des oiseaux ? »

Et Schahrazade dit :