Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 16/Histoire de la rose marine

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HISTOIRE DE LA ROSE MARINE ET DE
L’ADOLESCENTE DE CHINE


Et Schahrazade dit :

Il est raconté, ô Roi du temps, qu’il y avait, dans un royaume d’entre les royaumes du Scharkistân, — mais Allah l’Exalté est plus savant ! — un roi nommé Zein El-Moulouk, célèbre dans les horizons, et, pour la bravoure et la générosité, le frère des lions. Or, jeune encore, il avait eu déjà deux fils doués de qualités, lorsque, par l’effet de la bénédiction de son Seigneur et de la bonté du Rétributeur, il lui naquit un troisième fils, enfant insigne, dont la beauté dissipait des ténèbres, comme une lune fille de quatorze nuits. Et, à mesure que ses jeunes années s’accouplaient, ses yeux, coupes d’ivresse, troublaient les plus sages par les doux feux de leurs regards ; chacun de ses cils brillait comme la lame courbe d’un poignard ; les boucles de ses cheveux de musc noir embrouillaient les cœurs comme le nard ; ses joues étaient fraîches sans fard et faisaient honte aux joues des vierges, à tous égards ; ses sourires engageants étaient autant de dards ; son port était noble à la fois et mignard ; la commissure gauche de ses lèvres était ornée d’une éphélide arrondie avec art ; et sa poitrine blanche et lisse était comme une tablette de cristal, et abritait un cœur vif et gaillard.

Et le roi Zein El-Moulouk, à la limite du bonheur, fit venir les devins et les astrologues, pour tirer l’horoscope de cet enfant. Et ils agitèrent le sable, et tracèrent les figures astrologiques, et prononcèrent les formules majeures de la divination. Après quoi ils dirent au roi : « Le sort de cet enfant est faste, et son étoile lui assure un bonheur infini. Mais il est également écrit dans sa destinée que si toi, son père, tu venais à le regarder dans le temps de son adolescence, tu perdrais aussitôt la vue. »

À ce discours des devins et des astrologues, le monde noircit devant le visage du roi. Et il fit retirer l’enfant de sa présence, et ordonna à son vizir de le placer, ainsi que sa mère, dans un palais éloigné de façon à ce qu’il ne pût jamais le rencontrer sur son passage. Et le vizir répondit par l’ouïe et l’obéissance, et exécuta ponctuellement l’ordre de son maître.

Et les années passèrent après les années. Et le beau surgeon du jardin du sultanat, ayant reçu de sa mère les soins d’une délicatesse parfaite, fut verdoyant de santé, de vertu, et de beauté.

Or, comme on ne peut jamais effacer l’écrit du destin, le jeune prince Nourgihân monta, un jour, sur son coursier, et s’élança dans les bois à la poursuite du gibier. Et le roi Zein El-Moulouk était également sorti, ce jour-là, pour chasser le daim. Et la fatalité voulut que, malgré toute l’immensité de cette forêt, il passât près de son fils. Et, sans le reconnaître, son regard tomba sur lui. Et, à l’instant, la faculté de voir disparut de ses yeux. Et il devint le prisonnier du royaume de la nuit.

Et, ayant alors compris que sa cécité avait été causée par la rencontre du jeune cavalier, et que ce jeune cavalier ne pouvait être que son fils, il dit, en pleurant : « D’ordinaire les yeux du père qui regarde son fils deviennent plus lumineux. Mais les miens, par la volonté du sort, en sont à jamais aveuglés. »

Après quoi il fit convoquer dans son palais les plus grands médecins du siècle, et ceux qui, pour le savoir, dépassaient Ibn-Sina, et les consulta sur les moyens de guérir sa cécité. Et tous, après s’être concertés et interrogés, s’accordèrent à déclarer au roi que cette cécité n’était point guérissable par les moyens ordinaires. Et ils ajoutèrent : « Le seul remède pour recouvrer la vue est tellement difficile à avoir, qu’il est préférable de ne pas même y songer. Car c’est la rose marine cultivée par l’adolescente de Chine…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT CINQUANTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

« … Car c’est la rose marine cultivée par l’adolescente de Chine. »

Et ils expliquèrent au roi qu’il y avait, dans l’intérieur lointain du pays de Chine, une princesse, fille du roi Firouz-Schah, qui avait, dans son jardin, le seul arbuste connu de cette rose marine, dont la vertu guérissait les yeux, et rendait la vue, même aux aveugles de naissance.

Et le roi Zein El-Moulouk, ayant entendu ces paroles de ses médecins, fit publier dans tout son royaume, par les crieurs, que celui qui lui apporterait la rose marine de l’adolescente de Chine, aurait, en récompense, la moitié de son empire.

Puis il attendit le résultat, en pleurant comme Jacob, en se consumant comme Job, et en s’abreuvant au sang de son cœur séparé en deux lobes.

Or, parmi ceux qui partirent pour le pays de Chine, à la recherche de la rose marine, étaient les deux fils aînés de Zein El-Moulouk. Et le jeune prince Nourgihân partit également. Car il s’était dit : « Je veux éprouver, sur la pierre de touche du danger, l’or de mon destin. Et puisque je suis la cause involontaire de la cécité de mon père, il est juste que j’expose ma vie pour le guérir. »

Et donc le prince Nourgihân, ce soleil du quatrième ciel, monta sur son coursier agile comme le vent, à l’heure où la lune, voyageuse montée sur le noir palefroi de la nuit, eut détourné sa bride de l’Orient.

Et il voyagea pendant des jours et des mois, traversant les plaines et les déserts, et les solitudes où il n’y avait d’autre présence que celle d’Allah et de l’herbe sauvage. Et il finit par arriver dans une forêt sans limites, plus noire que l’esprit de l’ignorant, et tellement obscure qu’on ne pouvait y distinguer la nuit du jour, ni voir la différence entre le blanc et le noir. Et Nourgihân, dont le brillant visage éclairait seul les ténèbres, s’avançait d’un cœur d’acier dans cette forêt dont les arbres portaient, par endroits, en guise de fruits, des têtes d’êtres animés qui se mettaient à ricaner et à rire et tombaient par terre, tandis que, sur d’autres branches, des fruits, qui ressemblaient à des pots de terre, s’ouvraient en craquant, et laissaient s’échapper de leur cavité des oiseaux aux yeux d’or.

Et voici que soudain il se trouva face à face avec un vieux genni, semblable à une montagne, assis sur le tronc d’un énorme caroubier. Et il l’aborda par le salam, et fit sortir de la boîte de rubis de sa bouche quelques paroles qui s’unirent à l’esprit du genni comme le sucre au lait. Et le genni, ému par la beauté de cette jeune plante du jardin de l’élévation, l’invita à se reposer auprès de lui. Et Nourgihân descendit de cheval, et prit dans son sac un gâteau au beurre fondu et à la fleur de farine, et l’offrit, en témoignage d’amitié, au genni, qui l’accepta et n’en fit qu’une bouchée. Et il fut tellement satisfait de cette nourriture qu’il sauta de joie, et dit : « Cette nourriture des fils d’Adam me fait plus de plaisir que si j’avais reçu en cadeau le soufre rouge qui sert de pierre à l’anneau de notre maître Soleïmân. Et, par Allah ! je suis tellement ravi, que si chacun de mes poils se changeait en cent mille langues, et que chacune de ces langues célébrât tes louanges, je n’exprimerais pas encore ce que je ressens pour toi de gratitude. Demande-moi donc, en retour, tout ce que tu voudras, et je l’accomplirai sans retard. Autrement mon cœur serait comme une assiette qui tomberait du haut d’une terrasse et se briserait en menus morceaux. »

Et Nourgihân remercia le genni pour ses paroles engageantes, et lui dit : « Ô chef des genn et leur couronne, ô gardien attentif de cette forêt, puisque tu me permets d’exprimer un souhait, voici. Je te demande simplement de me faire parvenir, sans retard ni délai, dans le royaume du roi Firouz-Schah, où je compte cueillir la rose marine de l’adolescente de Chine. »

Or, en entendant ces mots, le genni, gardien de la forêt, poussa un froid soupir, se frappa la tête de ses deux mains, et perdit connaissance. Et Nourgihân lui prodigua les soins les plus délicats ; mais voyant qu’ils restaient sans résultat, il lui mit dans la bouche un second gâteau au beurre fondu, au sucre et à la fleur de farine. Et aussitôt la sensibilité revint au genni qui se réveilla de son évanouissement, et, encore tout ému du gâteau et de la demande, dit au jeune prince : « Ô mon maître, la rose marine dont tu parles, et dont la maîtresse est une adolescente princière de Chine, est sous la garde des genn aériens qui, jour et nuit, sont employés à empêcher qu’aucun oiseau ne vole au-dessus d’elle, que les gouttes de pluie ne détériorent sa corolle et que le soleil ne la brûle de ses feux. Je ne vois donc point comment je pourrais faire, une fois que je t’aurais transporté dans le jardin où elle vit, pour tromper la vigilance de ces gardiens aériens qui en sont amoureux. En vérité, ma perplexité est une grande perplexité ! Mais donne-moi encore un de ces excellents gâteaux, qui m’ont déjà fait tant de bien. Et peut-être que sa vertu aidera mon cerveau à trouver le joint que je souhaite. Car il faut que j’accomplisse ma promesse à ton égard, en te faisant parvenir à la rose de ton désir. »

Et le prince Nourgihân se hâta de donner le gâteau en question au genni gardien de la forêt qui, après l’avoir fait disparaître dans l’abîme de son gosier, enfonça sa tête dans le capuchon de la réflexion. Et soudain il releva la tête, et dit : « Le gâteau a fait son effet. Viens sur mon bras et envolons-nous vers la Chine. Car maintenant j’ai trouvé le moyen de tromper la vigilance des gardiens aériens de la rose. Et c’est de leur jeter un de ces étonnants gâteaux au beurre fondu, au sucre et à la fleur de farine. »

Et le prince Nourgihân, qui avait commencé à être fort inquiet en voyant s’évanouir le genni de la forêt, se rasséréna et s’épanouit ; et il reverdit comme le jardin et fleurit comme le bouton de rose. Et il répondit : « Il n’y a pas d’inconvénient. »

Alors le genni de la forêt plaça le prince sur son bras gauche et se mit en route, dans la direction du pays de Chine, garantissant des rayons du soleil, avec son bras droit, le fils d’Adam. Et, anéantissant sous son vol la distance, il arriva ainsi, sans encombre, grâce à la sécurité, au-dessus de la capitale du pays de Chine. Et il déposa doucement le prince à l’entrée d’un jardin merveilleux, qui n’était autre que le jardin où vivait la rose marine. Et il lui dit : « Tu peux entrer là-dedans d’un cœur tranquille, car je vais aller occuper les gardiens de la rose avec le gâteau que tu m’as donné à leur intention. Puis tu me retrouveras ici même dans ton attente, prêt à te conduire là où tu voudras. »

Et, là-dessus, le beau Nourgihân quitta son ami le genni et pénétra dans le jardin. Et il vit que ce jardin, morceau détaché du paradis élevé, se manifestait à ses yeux, beau comme un crépuscule vermeil…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT CINQUANTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il vit que ce jardin, morceau détaché du paradis élevé, se manifestait à ses yeux, beau comme un crépuscule vermeil. Et, au milieu de ce jardin, était une large pièce d’eau pleine d’eau de roses, jusqu’aux bords. Et, au centre de cette pièce d’eau précieuse, s’élevait, unique sur sa tige, une fleur rouge-feu épanouie. Et c’était la rose marine. Oh ! qu’elle était admirable ! Seul le rossignol pourrait en donner la description convenable.

Et le prince Nourgihân, émerveillé de sa beauté et ivre de son odeur, comprit sans peine qu’une telle rose devait être douée des plus miraculeuses vertus. Et, sans hésiter, il ôta ses vêtements, entra dans l’eau parfumée, et alla arracher le rosier tout entier avec son unique fleur.

Puis le jouvenceau, riche de ce délicat fardeau, revint sur le bord de la pièce d’eau, se sécha et s’habilla sous les rameaux, et cacha la plante sous son manteau, tandis que les oiseaux, cachés dans les roseaux, racontaient dans leur langage aux ruisseaux l’enlèvement de la rose miraculeuse et de son arbrisseau.

Mais il ne voulut point s’éloigner de ce jardin avant d’avoir visité le charmant pavillon qui s’élevait sur le bord de l’eau, et qui était entièrement construit en cornalines de l’Yémen. Et il s’avança du côté de ce pavillon, et y entra hardiment. Et il se trouva dans une salle de la plus harmonieuse architecture, décorée avec un art parfait, et belle de ses proportions. Et au milieu de cette salle était un lit d’ivoire enrichi de pierreries, autour duquel étaient abaissés des rideaux habilement brodés. Et Nourgihân, sans hésiter, se dirigea vers le lit, entr’ouvrit les rideaux, et demeura immobilisé d’admiration en apercevant, couchée sur les coussins, une délicate jouvencelle, sans autre habit ni ornement que sa propre beauté. Et elle était plongée dans un profond sommeil, sans se douter que, pour la première fois de sa vie, un œil humain la contemplait sans le voile du mystère. Et ses cheveux étaient en désordre ; et sa petite main potelée aux cinq fossettes était nonchalamment posée sur son front. Et le nègre de la nuit était réfugié dans sa chevelure couleur de musc, tandis que les sœurs des Pléiades se cachaient derrière le voile des nuages en voyant le chapelet lumineux de ses dents.

Et le spectacle de la beauté de cette jouvencelle de Chine, qui s’appelait Visage de Lys, fit tant d’effet sur le prince Nourgihân, qu’il tomba privé de sentiment. Mais il ne tarda pas à reprendre connaissance, et, poussant un froid soupir, il s’approcha de l’oreiller de la belle qui l’ensorcelait, et ne put s’empêcher de réciter ces vers :

« Quand tu dors sur la pourpre, ta face claire est comme l’aurore, et tes yeux tels les cieux marins.

Quand ton corps vêtu de narcisses et de roses s’étire debout ou s’allonge délié, ne l’égalerait le palmier qui croît en Arabie.

Quand tes fins cheveux où brûlent les pierreries retombent massifs ou se déploient légers, nulle soie ne vaudrait leur tissu naturel. »

Après quoi, voulant laisser à la belle dormeuse une trace de son entrée en ce lieu, il lui mit au doigt un anneau qu’il portait, et retira du sien la bague qu’elle portait elle-même, et se la passa à son propre doigt. Et il sortit alors du pavillon, sans la réveiller, en récitant ces vers :

« Je quitte ce jardin en emportant dans mon cœur, comme la tulipe sanglante, la blessure de l’amour.

Le malheureux est celui qui sort du jardin du monde, sans avoir emporté la moindre fleur dans le pan de sa robe. »

Et il alla trouver le genni gardien de la forêt, qui l’attendait à la porte du jardin, et le pria de le transporter sans retard dans le royaume du roi Zein El-Moulouk, au Scharkistân. Et le genni répondit : « Ouïr c’est obéir ! Mais pas avant que tu m’aies donné un autre gâteau ! » Et Nourgihân lui donna le dernier gâteau qui lui restât encore. Et aussitôt le genni le prit sur son bras gauche, et partit avec lui, en course aérienne, vers le Scharkistân.

Et ils arrivèrent sans encombre dans le royaume du roi aveugle Zein El-Moulouk. Et lorsqu’ils eurent atterri, le genni dit au beau Nourgihân : « Ô capital de ma vie et de ma joie, je ne veux pas te quitter sans te laisser une marque de ma sollicitude. Prends cette touffe de poils que je viens de m’arracher de la barbe à ton intention. Et chaque fois que tu auras besoin de moi, tu n’auras qu’à brûler un de ces poils. Et je serai immédiatement entre tes mains. » Et, ayant ainsi parlé, le genni baisa la main qui l’avait nourri, et s’en alla en sa voie.

Quant à Nourgihân, il se hâta de monter au palais de son père, après avoir demandé l’audience et annoncé qu’il était porteur de la guérison. Et lorsqu’il fut introduit en présence du roi aveugle, il tira de dessous son manteau la plante miraculeuse, et la lui remit. Et le roi n’eut pas plutôt approché de ses yeux la rose marine, dont l’odeur et la beauté enlevaient l’âme des spectateurs, que ses yeux devinrent, à l’heure et à l’instant, lumineux comme des étoiles.

Alors, à la limite de la joie et de la gratitude, il baisa au front son fils Nourgihân et le serra contre sa poitrine, lui témoignant la plus vive tendresse. Et il fit publier par tout le royaume qu’il partageait désormais l’empire entre lui et son fils cadet Nourgihân. Et il donna les ordres nécessaires pour que, pendant une année entière, des fêtes royales fussent célébrées qui tinssent ouverte à tous ses sujets, riches et pauvres, la porte de la joie et du plaisir, et fermée celle de la tristesse et du chagrin.

Puis Nourgihân, redevenu bien-aimé de son père, qui pouvait désormais le regarder sans danger de perdre la vue, songea à replanter la rose marine, pour qu’elle ne mourût pas. Et, dans cette intention, il eut recours au genni de la forêt, qu’il appela en brûlant un des poils de la barbe. Et le genni lui bâtit, en l’espace d’une nuit, un bassin creusé à la profondeur de deux piques, dont le ciment était d’or pur et les fondements en pierreries. Et Nourgihân se hâta de planter la rose au milieu de ce bassin. Et elle fut un enchantement pour les yeux et un baume pour l’odorat…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT CINQUANTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… Et elle fut un enchantement pour les yeux et un baume pour l’odorat.

Toutefois, malgré la guérison du roi, les deux fils aînés, qui étaient revenus avec le nez allongé, prétendirent que cette rose marine n’était point douée de vertus miraculeuses, et que le roi n’avait recouvré la vue que grâce à la sorcellerie et à l’intervention, en cette affaire, du démon le lapidé.

Mais le roi, leur père, furieux de leurs allégations, et mécontent de leur manque de discernement, les réunit en présence de leur frère Nourgihân, et leur tint un discours sévère, et leur dit : « Pourquoi doutez-vous de l’effet de cette rose sur ma vue ? Ne croyez-vous donc pas qu’Allah Très-Haut puisse mettre la guérison dans le cœur d’une rose, Lui qui peut faire d’une femme un homme et d’un homme une femme ? D’ailleurs écoutez, à ce sujet, ce qui arriva à la fille d’un roi de l’Inde. » Et il dit :

« Il y avait, en l’antiquité du temps, un roi de l’Inde qui possédait, dans son harem, cent femmes belles et jeunes, choisies entre des milliers de jouvencelles qui n’avaient pas leurs pareilles dans les palais des rois. Mais aucune d’elles ne concevait de lui ni n’accouchait. Et de cela devenait triste et chagrin le roi de l’Inde, qui déjà était vieux et courbé par l’âge. Mais enfin, par l’effet de la Toute-Puissance d’Allah, la plus jeune des épouses du roi devint enceinte et, après neuf mois, mit au monde une fille, très belle et d’un aspect vraiment féerique. Et sa mère, dans la crainte que le roi ne se chagrinât en voyant qu’il n’avait pas d’enfant mâle, fit courir le bruit que la fille nouveau-née était un garçon. Et elle fut d’accord avec les astrologues pour faire croire au roi qu’il ne fallait pas qu’il vît cet enfant avant dix ans.

« Or quand la petite fille, qui grandissait en beauté, fut arrivée à l’âge où le roi, son père, pouvait enfin la voir, sa mère lui fit les recommandations nécessaires et lui expliqua comment elle devait s’y prendre pour se faire passer pour un garçon. Et la fillette, qu’Allah avait douée de finesse et d’intelligence, comprit parfaitement les instructions de sa mère, et s’y conforma en toute circonstance. Et elle allait et venait dans les appartements royaux, habillée en garçon, et se comportant comme si elle était réellement du sexe masculin.

« Et le roi, son père, se réjouissait de jour en jour de la beauté de l’enfant qu’il croyait être un garçon. Et, quand ce prétendu fils eut atteint l’âge de quinze ans, le roi résolut de le marier avec une princesse, fille d’un roi voisin. Et on décida le mariage.

« Et lorsqu’arriva le temps fixé, le roi fit revêtir son fils d’une robe magnifique, le fit asseoir à côté de lui dans un palanquin d’or, porté sur le dos d’un éléphant, et le conduisit en grand cortège au pays de sa future épouse. Et, dans cette circonstance si embarrassante, le jeune prince, qui était intérieurement une princesse, pleurait et riait tour à tour.

« Or une nuit, le cortège s’étant arrêté dans une forêt touffue, la jeune princesse sortit de son palanquin, et alla au loin sous les arbres, pour satisfaire un besoin dont les princesses elles-mêmes sont les esclaves. Et voici qu’elle se trouva face à face avec un jeune genni, fort beau, assis sous un arbre, et qui était le gardien de cette forêt. Et le genni, ébloui de la beauté de la jeune fille, la salua gentiment et lui demanda qui elle était et où elle allait. Et elle, mise en confiance par son air engageant, lui raconta toute son histoire dans ses moindres détails, et lui dit combien elle allait se trouver gênée, lors de la nuit de noces, en entrant dans le lit de celle qu’on lui destinait comme épouse.

« Alors le genni, touché de son embarras, réfléchit un instant ; puis, généreusement, il lui offrit de lui prêter son sexe, en entier, et de prendre le sien, mais à condition qu’elle lui rendrait fidèlement le dépôt à son retour. Et la jeune fille, pleine de gratitude, accepta l’offre et consentit à la proposition. Et, par l’effet de la volonté du Tout-Puissant, l’échange fut aussitôt effectué, sans difficulté ni complication. Et, ravie à la limite du ravissement, la jeune princesse, alourdie de ce don nouveau et de cette marchandise, retourna vers son père et remonta dans le palanquin. Et, comme elle n’était pas encore habituée à ses nouveaux appendices, elle s’assit maladroitement dessus, et poussa un cri de douleur. Mais elle se rattrapa bien vite, pour ne pas se faire remarquer, et porta désormais toute son attention et tous ses soins à ne pas répéter le même mouvement, non seulement pour ne pas souffrir de la même douleur, mais aussi pour ne pas abîmer un dépôt qui lui était confié et qu’elle devait rendre en bon état à son propriétaire.

« Et, après quelques jours, le cortège arriva dans la ville de la fiancée. Et le mariage fut célébré en grande pompe. Et l’époux sut se servir à merveille de l’instrument que lui avait gracieusement prêté le genni, et le manœuvra si bien que la mariée devint enceinte, sans délai ni retard. Et tout le monde fut content.

« Or, au bout de neuf mois, la mariée accoucha d’un garçon charmant. Et lorsqu’elle se fut relevée de ses couches, son époux lui dit : « Il est temps que nous nous rendions dans mon pays, afin que tu voies ma mère, mes parents et mon royaume. » Il lui dit cela, mais, en réalité, c’était parce qu’il voulait, sans différer davantage, rendre au genni de la forêt le dépôt intact et bien portant, d’autant plus que, durant ces neuf mois de vie agréable, ce dépôt-là avait fructifié et s’était embelli et développé.

« Et la jeune épouse ayant répondu par l’ouïe et l’obéissance, on se mit en route. Et on ne tarda pas à arriver dans la forêt, séjour du genni maître de la marchandise. Et le prince s’éloigna de la caravane et se rendit à l’endroit où habitait le genni. Et il le trouva assis à la même place, visiblement fatigué et avec l’apparence d’une femme dont le ventre aurait grossi. Et, après les salams, il lui dit : « Ô chef des genn et leur couronne, grâce à ta bienveillance, j’ai pleinement réussi dans ce que j’avais à faire, et j’ai obtenu ce que je désirais. Et maintenant je viens, selon ma promesse, te rendre fidèlement ton bien qui a cru et embelli, et reprendre mon bien. » Et, ce disant, il voulut lui mettre dans la main le dépôt qu’il portait.

« Mais le genni lui répondit : « Certes, ta foi est une grande foi, et ton honnêteté est extrême. Mais, à mon grand regret, je dois te dire que maintenant je n’ai plus envie de reprendre ce que je t’ai prêté ni de te donner ce que je porte sur moi. C’est une affaire finie, et le destin l’a ainsi réglé. Car, depuis que nous nous sommes quittés, un fait nouveau s’est produit qui empêche désormais tout échange entre nous. » Et l’ancienne jeune fille demanda : « Et quel est, ô grand genni, ce fait nouveau qui nous empêche tous deux de reprendre notre sexe respectif ? » Il répondit : « Sache, ô ancienne jeune fille, que je t’ai longtemps attendue ici, en veillant délicatement sur le dépôt que tu m’avais confié, en échange du mien ; et je n’épargnais rien pour le conserver dans son état charmant de virginité et de candeur, quand, un jour, un genni, intendant de ces domaines, passa par la forêt et vint me voir. Et il sentit, à ma nouvelle odeur, que j’étais porteur d’un sexe qu’il ne me connaissait pas. Et il éprouva pour moi un violent amour ; et, réciproquement, il excita en moi le même sentiment. Et il s’unit à moi de la manière ordinaire, et brisa dans le dépôt le cachet de la virginité. Et j’éprouvai tout ce qu’une femme éprouve en pareille circonstance ; et je trouvai même que le plaisir des femmes était bien plus durable et de qualité plus délicate que celui des hommes. Et actuellement je ne puis reprendre mon sexe, car je suis enceinte de mon époux l’intendant ; et, si, par malheur, je consentais à redevenir un homme et que je vinsse à accoucher, en cet état d’homme, de l’enfant que je porte dans mon sein, je mourrais certainement de douleur, et le ventre déchiré. Et tel est le fait nouveau qui me fait une obligation de vie de garder ce que tu m’as prêté. Ainsi donc, de ton côté, garde ce que je t’ai prêté. Et rendons grâces à Allah qui a tout conduit sans dommage et sans encombre, et qui a permis entre nous cet échange qui ne lèse personne. »

— Et le roi, ayant raconté cette histoire à ses deux fils aînés, devant leur frère Nourgihân, continua : « Ainsi donc, rien n’est impossible à la toute-puissance du Créateur. Et Celui qui a pu de la sorte changer une jeune fille en adolescent, et un genni mâle en femme enceinte, a pu également mettre la guérison de ma vue dans le cœur d’une rose. » Et, ayant ainsi parlé, il renvoya ses deux fils aînés de sa présence, et garda auprès de lui le jeune Nourgihân, en le comblant de prévenances et de marques de tendresse. Et voilà pour eux.

Mais pour ce qui est de la princesse Visage de Lys, l’adolescente de Chine, maîtresse de la rose marine, voici :

Lorsque le parfumeur du ciel eut apporté le plateau d’or du soleil, rempli du camphre de l’aurore, sur la fenêtre de l’orient, la princesse Visage de Lys ouvrit ses yeux enchanteurs et sortit de son lit. Et elle arrangea son peigne, noua sa chevelure, et se dirigea tout doucement, en se balançant avec grâce, vers la pièce d’eau où se trouvait la rose marine. Car, chaque matin, sa première pensée et sa première visite étaient pour sa rose. Et elle traversait le jardin, dont l’atmosphère était parfumée comme le magasin d’un marchand d’aromates, et dont les fruits, sur les branches, étaient autant de fioles de sucre suspendues au vent. Et le matin de ce jour était plus beau que tous les matins, et le ciel alchimiste était couleur de verre et de turquoise. Et chacun des pas de l’adolescente au corps de rose semblait faire naître des fleurs, et la poussière qu’excitait la traîne de ses robes était du collyre pour l’œil du rossignol…

— À ce moment de sa narration, Schahrarade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT CINQUANTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… et la poussière qu’excitait la traîne de ses robes, était du collyre pour l’œil du rossignol.

Et elle arriva ainsi au bout de la pièce d’eau, et jeta les yeux sur la place qu’occupait sa rose chérie. Mais elle n’en vit même pas la trace et n’en perçut pas l’odeur. Alors, anéantie de douleur, elle fut prête à se dissoudre comme l’or dans le creuset, et à se faner comme le bouton au simoum du chagrin. Et, au même moment, pour comble de malheur, elle s’aperçut que l’anneau qu’elle portait au doigt était un anneau étranger, et que la bague était disparue qu’elle avait depuis des ans.

Aussi, se souvenant de sa nudité pendant qu’elle dormait, et que les yeux d’un étranger avaient impunément violé tout le mystère charmant de sa personne, elle fut abîmée dans un océan de confusion. Et elle rentra en toute hâte dans son pavillon de rubis, et se mit à pleurer, toute seule, pendant toute la journée. Après quoi, les pensées raisonnables lui vinrent avec la réflexion, et elle se dit : « Certes, le dicton est faux qui dit : « Il n’y a pas de trace à trouver de ce qui ne laisse pas de trace ; car si on la trouve, on ne laisse pas soi-même de trace. » Et, en outre, rien également n’est plus mensonger que cet autre dicton : « Lorsqu’on va à la recherche d’un objet perdu, il faut se perdre soi-même pour le trouver. » Car, moi, par Allah ! toute faible et toute jeune fille que je sois, je veux, dès cet instant, me mettre à la recherche du ravisseur de ma rose, et connaître le motif de son larcin. Et je le punirai d’avoir osé porter le regard de son désir sur ma virginité de princesse assoupie. »

Elle dit, et, à l’heure même, elle se mit en chemin, au moyen des ailes de l’impatience, suivie de ses jeunes filles esclaves qu’elle avait habillées en guerriers.

Et, à force de faire du chemin en demandant partout des renseignements durant le voyage, elle finit par arriver, sans encombre, dans le Scharkistân, royaume de Zein El-Moulouk, père de Nourgihân.

Et, étant entrée dans la capitale, elle vit partout les pavoisements des fêtes qui devaient durer une année entière ; et elle entendit auprès de chaque porte retentir les instruments de musique, et les manifestations de la joie. Et, curieuse de savoir le motif de ces réjouissances, elle demanda, toujours déguisée en jeune homme, qu’elle était la cause de la joie générale qui régnait parmi les habitants de la ville. Et on lui répondit : « Le roi était aveugle ; mais son fils Nourgihân, l’excellent, le beau, est venu à bout, après des peines infinies, de lui apporter la rose marine de l’adolescente de Chine. Et le simple contact de cette rose miraculeuse sur les yeux du roi, lui a rendu la vue. Et ses yeux sont devenus lumineux comme des étoiles. Et, à cette occasion, le roi a ordonné qu’on se livrât au plaisir et aux réjouissances pendant une année entière, aux frais du trésor du règne, et qu’à chaque porte les instruments de musique se fissent entendre sans arrêt du matin au soir. »

Et Visage de Lys, à la limite de la joie d’avoir enfin des nouvelles précises de sa rose, commença par aller prendre un bain dans la rivière, pour se délasser des fatigues de la route. Puis, ayant repris ses vêtements de jeune homme, elle se dirigea du côté du palais du roi, en marchant avec grâce à travers les souks. Et ceux qui regardaient cet adolescent étaient effacés d’admiration, comme les traces des pas sur le sable. Et les boucles recroquevillées de ses cheveux tordaient le cœur des spectateurs.

Et elle arriva ainsi au jardin, et vit, dans le bassin d’or pur, sa rose marine épanouie comme jadis, au milieu de l’eau précieuse des roses, enchantement pour les yeux et baume pour l’odorat. Et, après la joie éprouvée de cette rencontre, elle se dit : « Je vais maintenant me cacher sous les arbres, pour voir l’impudent qui a enlevé la rose de mon jardin et la bague de mon doigt. »

Et bientôt arriva près du bassin à la rose l’adolescent dont les yeux, coupes d’ivresse, troublaient les plus sages par les doux feux de leurs regards, dont chacun des cils brillait comme la lame courbe d’un poignard, dont les boucles de musc noir embrouillaient les cœurs comme le nard, dont les joues, belles et fraîches sans fard, surpassaient les joues veloutées des vierges, à tous égards, dont les sourires engageants étaient autant de dards, dont le port était noble à la fois et mignard, dont la commissure gauche était ornée d’une éphélide arrondie avec art, et dont la poitrine, blanche et lisse, était comme une tablette de cristal et abritait un cœur vif et gaillard. Et, à sa vue, Visage de Lys tomba dans une sorte d’étourdissement et perdit presque la raison. Car c’est avec justesse que le poète a dit :

Si, dans une assemblée, l’arc des sourcils tire les flèches des œillades, elles n’atteignent de leur pointe que le cœur digne de l’amour.

Et quand Visage de Lys eut repris ses sens, elle se frotta les yeux, regarda de tous côtés, et ne revit plus l’adolescent. Et elle se dit : « Voici que le voleur de ma rose vient de m’enlever également l’âme et le cœur. Il n’a pas seulement brisé avec la pierre de la séduction la fiole précieuse de mon honneur, mais il a blessé sournoisement mon cœur avec la flèche de l’amour. Hélas ! loin de mon pays et de ma mère, où irai-je maintenant et à qui me plaindrai-je pour demander justice de tous ces dégâts ? »

Et, le cœur brûlé de passion, elle alla retrouver ses jeunes filles. Et, s’étant isolée au milieu d’elles, elle prit un calam et un papier, et écrivit à Nourgihân une lettre qu’elle remit, avec son anneau, à sa suivante favorite, avec mission de remettre les deux objets entre les propres mains du prince adolescent. Et la jeune fille arriva en un clin d’œil auprès de Nourgihân, et le trouva assis et paraissant rêver à sa maîtresse Visage de Lys. Et, après les salams respectueux, elle lui remit la lettre et l’anneau dont la confiance de la princesse l’avait chargée. Et Nourgihân, à la limite de l’émotion, reconnut l’anneau. Et il ouvrit la lettre et lut ce qui suit :

« Après la louange à l’Être libre du « comment » et du « pourquoi », qui a donné aux vierges la grâce et la beauté, et aux adolescents l’œil noir de la séduction, en allumant dans le cœur des uns et des autres la lampe de l’amour où, comme le papillon, la sagesse vient se brûler.

« Voici que je me meurs d’amour pour tes yeux langoureux, et que le feu de la passion me dévore au dedans et au dehors. Ah ! qu’il est faux, le proverbe qui dit : « Les cœurs s’entendent. » Car je me consume et tu n’en sais rien. Quelle réponse me donneras-tu si je te demande pourquoi tu m’as assassinée par ta charmante tournure ?

« Mais, ô mon calam, n’écris pas davantage : je me suis assez livrée à une amoureuse douleur. »

À la lecture de cette lettre, le feu de l’amour étincela sous la cendre du cœur de Nourgihân, et, impatient comme le mercure, il prit en sa main le calam et le papier, et répondit par les lignes suivantes :

« À celle qui l’emporte sur toutes les belles au corps d’argent, et dont l’arc des sourcils est un sabre entre les mains d’un guerrier ivre !

« Ô femme charmante, dont le front, semblable à la planète Zohra, excite la jalousie des beautés de la Chine, le contenu de ta lettre avive les blessures de mon cœur isolé, qui palpitera pour toi tant que des grains de beauté apparaîtront sur le visage de la pleine lune.

« Une étincelle de ton cœur est tombée sur mes blessures, et l’éclair de mon désir a brillé sur ta moisson. Celui-là seul qui aime connaît le charme qu’on éprouve à être consumé. Et me voici pareil à un poulet à demi-égorgé, qui se roule par terre jour et nuit, et ne tardera pas à périr si on ne le délivre promptement.

« Ô Visage de Lys, le voile n’est pas sur ton visage, mais tu es toi-même ce voile pour toi-même. Sors du milieu de ce voile et avance. Car le cœur est une chose admirable, et, malgré son exiguïté, le Créateur y a établi Sa demeure.

« Mais, ô charmante, je ne dois pas parler plus clairement, ni confier plus de secrets à mon calam, attendu que le calam ne doit pas être admis dans le harem des secrets des amants. »

Puis le prince Nourgihân plia la lettre d’amour, y appliqua le cachet de son œil, et la remit à la jeune porteuse, en la chargeant de dire de vive voix à sa maîtresse Visage de Lys les choses délicates qu’il n’avait pu exprimer par écrit. Et la favorite partit sans retard et arriva auprès de sa maîtresse.

Et elle la trouva assise, avec ses yeux de narcisse languissant, et chacun de ses cils changé en une fontaine…

— À Ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT CINQUANTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Et elle la trouva assise, avec ses yeux de narcisse languissant, et chacun de ses cils changé en une fontaine. Et elle l’aborda en souriant, et lui dit : « Ô rose du buisson de la joie, puisse la cause, qui te fait laver de tes larmes précieuses la fleur de ton visage, retomber sur moi, en sorte que tu sois toujours satisfaite et riante ! Voici que je t’apporte la bonne nouvelle. » Et elle lui remit la réponse de Nourgihân, en l’accompagnant des explications gentilles que lui avait données, à l’intention de sa maîtresse, le bel adolescent.

Et quand Visage de Lys eut pris connaissance de la lettre, et entendu de la bouche de sa favorite les choses délicates que n’avait pu exprimer par écrit le beau ravisseur Nourgihân, elle se leva consolée, et permit à ses jeunes filles de l’arranger, de la préparer et de l’habiller.

Alors ces charmantes employèrent toute leur habileté à faire briller leur maîtresse. Elles la peignèrent et la parfumèrent avec tant d’art, en disposant les peignes dans sa chevelure, que le musc de Tartarie s’évaporait par jalousie devant la bonne odeur qu’elle exhalait, et que les cœurs dansaient dans les poitrines en voyant la splendide natte qui lui tombait jusqu’aux reins, tressée comme les palmes aux jours de fête. Et elles lui passèrent ensuite autour de la taille une ceinture de mousseline rouge, dont chaque fil était tissé pour la chasse des cœurs. Puis elles l’enveloppèrent d’une gaze rose qui laissait voir la couleur du corps, et d’un caleçon d’une ampleur royale, en tissu plus épais, propre à asservir le monde. Et elles ornèrent de perles la raie qui séparait ses cheveux, si bien que les étoiles de la voie lactée en furent couvertes de confusion. Et elles mirent à son front un brillant diadème, qui la rendit si brillante qu’on pouvait croire à l’apparition dans le ciel d’une nouvelle lune. Et elles la rendirent si belle et si merveilleuse que chacun pouvait rester à la contempler, immobile d’étonnement comme devant la peinture d’un mur. Mais elle était embellie encore plus par sa propre beauté que par tous ses ornements.

Et lorsqu’elle fut parée de la sorte, elle se rendit, le cœur palpitant, sous les arbres du jardin, là où l’ombre était épaisse. Et, en la voyant, Nourgihân s’évanouit d’abord, tant fut violente la sensation qu’il éprouva. Mais bientôt, par l’effet de l’odeur du souffle suave de Visage de Lys, Nourgihân ouvrit les yeux, et se leva à l’apogée du bonheur, en contemplant son amie. Et, de son côté, Visage de Lys trouva l’adolescent si conforme à l’image qu’elle s’était gravée sur la feuille de son cœur, qu’il n’y avait pas un poil ou un point de différence. Et elle retira le voile de la retenue, et mit devant son bien-aimé tout ce qu’elle avait apporté en présent : les perles de ses dents, le rubis de ses lèvres préférables aux pétales des roses, ses bras d’argent, le clair de lune de son sourire, l’or de ses joues, le musc de son haleine, supérieur au musc de la Tartarie, les amandes de ses yeux, l’ambre noir de ses boucles, la pomme de son menton, les diamants de ses regards et les trente-six poses plastiques de son corps virginal. Et l’amour resserra ses liens sur les deux charmantes poitrines et sur les deux jeunes fronts. Et nul ne sut ce qui arriva, cette nuit, dans l’épaisseur de l’ombre, entre ces deux beaux adolescents.

Mais comme l’amour et le musc ne peuvent être ignorés, les parents ne tardèrent pas à être mis au courant des affaires des deux amants, et se hâtèrent de les unir par le mariage.

Et leur vie s’écoula dans le bonheur, partagée entre l’amour et le spectacle de la rose marine.

Or, louanges à Allah qui fait fleurir les roses et s’unir les cœurs des amoureux, le Tout-Puissant, le Très-Haut. Et la bénédiction et la prière sur notre seigneur et suzerain Môhammad, prince des Envoyés, et sur tous les siens. Amîn.


— Et lorsque Schahrazade eut raconté cette histoire, elle se tut. Et la jeune Doniazade, sa sœur, s’écria : « Ô ma sœur, que tes paroles sont douces et charmantes et délicieuses en leur fraîcheur ! Et qu’elle est admirable cette histoire de la Rose marine et de l’Adolescente de Chine ! Ô ! de grâce ! hâte-toi, pendant qu’il en est encore temps, de nous dire quelque chose qui lui ressemble. » Et Schahrazade sourit et dit : « Oui, et ce que je veux raconter est bien plus admirable, ô petite ! Mais certainement je ne le dirai pas avant que me le permette notre maître le Roi. » Et Schahriar dit : « Doutes-tu donc de mon plaisir, ô Schahrazade ! Et pourrais-je désormais passer une nuit sans tes paroles à mes oreilles et sans ta vue sur mes yeux ? » Et Schahrazade remercia du sourire, et dit : « En ce cas, je raconterai l’Histoire du gâteau échevelé au miel d’abeilles et de l’épouse calamiteuse du savetier. »

Et elle dit :