Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 16/Les Lucarnes du savoir et de l’histoire

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LES LUCARNES DU SAVOIR ET DE
L’HISTOIRE


On raconte qu’il y avait dans la ville d’El-Iskandaria un adolescent qui, à la mort de son père, était devenu possesseur de richesses immenses et de grands biens, tant en terres irrigables qu’en bâtisses solidement construites. Et cet adolescent, né sous la bénédiction, était doué d’un esprit tourné vers la voie de la rectitude. Et comme il n’ignorait point les préceptes du Saint Livre, qui prescrivent l’aumône et recommandent la générosité, il hésitait sur le choix du meilleur moyen de faire le bien. Et, dans sa perplexité, il se décida à aller consulter à ce sujet un vénérable cheikh, ami de son défunt père. Et il le mit au courant de ses scrupules et de ses hésitations, et lui demanda conseil. Et le cheikh réfléchit pendant une heure de temps. Puis, relevant la tête, il lui dit : « Ô fils d’Abderrahmân — qu’Allah comble le défunt de Ses grâces ! — sache que distribuer à pleines mains l’or et l’argent, à ceux qui sont dans le besoin, est, sans aucun doute, une action des plus méritoires devant l’œil du Très-Haut. Mais une telle action, ô mon enfant, est à la portée du premier riche venu. Et il n’est point nécessaire d’avoir une vertu bien grande pour donner le surplus de ce que l’on possède. Mais il est une générosité qui est autrement parfumée et agréable au Maître des créatures, et c’est, ô mon enfant, la générosité de l’esprit. Car celui qui peut répandre les bienfaits de son esprit sur les êtres dénués de savoir, celui-là est le plus grand méritant. Et pour répandre les bienfaits de ce genre, il faut avoir un esprit hautement cultivé. Et pour avoir un esprit de cette marque, un seul moyen est entre nos mains, la lecture des écrits des gens hautement cultivés, et la méditation sur ces écrits. Donc, ô fils de mon ami Abderrahmân, cultive ton esprit, et sois généreux dans la voie de l’esprit. Et tel est mon conseil, ouassalam ! »

Et l’adolescent riche eût bien voulu demander au cheikh des explications complémentaires. Mais le cheikh n’avait plus rien à lui dire. Aussi se retira-t-il avec ce conseil, fermement résolu à le mettre en pratique, et, se laissant aller à son inspiration, il prit le chemin du souk des libraires. Et il assembla tous les marchands de livres, dont quelques-uns avaient des livres qui provenaient du palais des livres que les Roums chrétiens avaient brûlé lors de l’entrée d’Amrou ben El-Ass à El-Iskandaria. Et il leur commanda de transporter dans sa maison tous les livres de valeur qui étaient en leur possession. Et il les rétribua au delà même de leurs prétentions, sans marchandage ni hésitation. Mais il ne se contenta point de ces achats. Et il envoya des émissaires au Caire, à Damas, à Baghdad, en Perse, au Maghreb, dans l’Inde et même dans les pays des Roums acheter les livres les plus réputés de ces diverses contrées, avec mission de ne point lésiner sur le prix de l’achat. Et les émissaires, au bout d’un certain temps, revinrent les uns après les autres, avec des ballots chargés de manuscrits précieux. Et l’adolescent fit ranger le tout, en bon ordre, dans les armoires d’une magnifique coupole qu’il avait fait bâtir dans cette intention, et qui portait, inscrits en grandes lettres d’or et d’azur, sur le fronton de son entrée principale, ces simples mots : « Coupole du Livre. »

Et, cela fait, l’adolescent se mit à l’œuvre…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SOIXANTE-DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et, cela fait, l’adolescent se mit à l’œuvre. Et il se consacra à lire avec méthode, lenteur et méditation les livres de sa merveilleuse coupole. Et, comme il était né sous la bénédiction, et que ses pas étaient marqués par le succès et la félicité, il retenait en sa mémoire heureuse tout ce qu’il lisait et notait. Aussi, en peu de temps, arriva-t-il à la limite extrême de l’instruction et du savoir, et son esprit s’enrichit-il de dons plus abondants que tous les biens qui lui étaient échus en héritage. Et il songea alors, avec sagesse, à faire bénéficier ceux qui l’entouraient des dons dont il était le possesseur. Et, dans ce but, il donna, sous la coupole du livre un grand festin auquel il convia tous ses amis, ses familiers, ses parents proches et éloignés, ses esclaves, ses palefreniers même, et jusqu’aux pauvres et mendiants coutumiers de son seuil. Et, lorsqu’ils eurent mangé et bu et remercié le Rétributeur, l’adolescent riche se leva debout au milieu du cercle attentif de ses invités, et leur dit : « Ô mes hôtes, cette nuit, au lieu des chanteurs et des musiciens, que l’intelligence préside notre assemblée ! Car le sage a dit : « Parle et tire de ton esprit ce que tu sais, pour que l’oreille de celui qui t’écoute s’en nourrisse. Et quiconque a obtenu la science, a obtenu un bien immense. Et le Rétributeur donne la sagesse à qui il veut, et l’esprit a été créé par son ordre ; mais il n’y a qu’un petit nombre d’entre les fils des hommes qui soit en possession des dons spirituels. » Aussi Allah Très-Haut, par la bouche de Son Prophète béni — sur Lui la prière et la paix ! — a-t-il dit : « Ô Croyants ! faites l’aumône des meilleures choses que vous ayez acquises, car vous n’atteindrez à la perfection que lorsque vous aurez fait l’aumône de ce que vous chérissez le plus. Mais ne le faites point par ostentation ; sinon vous serez semblables à ces collines rocailleuses couvertes à peine d’un peu de terre : qu’une averse tombe sur ces collines, et elle n’y laissera qu’une roche dénudée. De pareils hommes n’auront aucun profit de leurs œuvres. Mais ceux qui se montrent généreux, en vue de l’affermissement de leurs âmes, ressemblent à un jardin planté sur un coteau qu’arrosent les pluies abondantes du ciel, et dont les fruits sont portés au double. Si la pluie n’y tombe pas, ce sera la rosée. Et ils entreront dans les jardins d’Éden. »

« C’est pourquoi, ô mes hôtes, je vous ai assemblés ce soir. Car ne voulant pas, comme l’avare, garder pour moi seul les fruits de la science, je désire que vous en goûtiez avec moi, pour que nous marchions ensemble dans la voie de l’intelligence. »

Et il ajouta :

« Promenons donc nos regards par les lucarnes du savoir et de l’histoire, et assistons, par là, au défilé du cortège merveilleux des figures anciennes, afin que, de leur passage, notre esprit s’éclaire, et s’achemine, illuminé, vers sa perfection. Amin ! »

Et tous les invités de l’adolescent riche portèrent les deux mains à leur visage, en répondant : « Amîn ! »

Alors il s’assit au milieu de leur cercle silencieux, et dit : « Ô mes amis, je ne saurais mieux commencer la distribution des choses admirables, qu’en faisant bénéficier votre entendement du récit de quelques traits de la vie de nos pères arabes de la gentilité, les vrais Arabes des sables, dont les merveilleux poètes ne savaient ni lire ni écrire, chez qui l’inspiration était un don véhément, et qui formèrent, sans encre ni calam ni censeurs, cette langue arabe qui est la nôtre, la langue par excellence, celle dont le Très-Haut s’est servi, de préférence sur toutes les autres, pour dicter Ses paroles à Son Envoyé — sur Lui la prière, la paix et les plus choisies des bénédictions. Amin ! »

Et, les invités ayant répondu de nouveau : « Amîn ! » il dit :

« Voici donc, de ces temps héroïques de la gentilité, une histoire entre mille :