Le Livre des milles nuits et une nuit/Tome 01/03

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Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Eugène Fasquelle, éditeur (Tome 1p. xvii-xxiii).


UN MOT DU TRADUCTEUR
À
SES AMIS


J’OFFRE,
toutes nues, vierges, intactes, naïves,
pour mes délices et le plaisir de mes amis,
ces nuits arabes
vécues, rêvées et traduites sur leur terre natale et sur l’eau.


Elles me furent douces durant les loisirs des longues mers, sous le ciel du loin.

C’est pourquoi je les donne.

Naïves elles sont, et souriantes, et pleines d’ingénuité, à l’égal de la musulmane Schahrazade, leur succulente mère, qui les enfanta dans le mystère en fermentant avec émoi dans le sein d’un prince sublime — lubrique et farouche — sous l’œil attendri d’Allah Clément et Miséricordieux.

Dès leur venue elles furent délicatement dorlotées par les mains de la lustrale Doniazade, leur tante, qui grava leurs noms sur des feuilles d’or colorées d’humides pierreries, et les soigna sous le velours de ses prunelles jusqu’à l’adolescence dure, pour les épandre, voluptueuses et libres, sur le Monde Oriental éternisé de leur sourire.

Je les juge et les donne telles, en leur fraîcheur de chair et de roche.

Car… une méthode, seule, existe, honnête et logique, de traduction : la littéralité, impersonnelle, à peine atténuée pour juste le rapide pli de paupière et savourer longuement… Elle produit, suggestive, la plus grande puissance littéraire. Elle fait le plaisir évocatoire. Elle recrée en indiquant. Elle est le plus sûr garant de vérité. Elle plonge, ferme, en sa nudité de pierre. Elle fleure l’arome primitif et le cristallise. Elle dévide et délie… Elle fixe.

Certes, si la littéralité enchaîne l’esprit divaguant et le dompte, elle arrête l’infernale facilité de la plume. Je ne m’en plaindrai pas. Car où trouver chez un traducteur le génie simple, anonyme ! et libéré de la niaise manie de son nom ?… Mais pour les difficultés du terroir originel, si dures au professionnel en thème, elles ne sauraient, aux doigts de l’amoureux de l’oriental babil, se concentrer en plus de spires qu’il ne faut à la joie de les dénouer.

Quant à l’accueil… L’Occident maniéré, pâli dans l’étouffoir des conventions verbales, peut-être simulera-t-il l’ahurissement à l’audition du franc langage — gazouillant et simple et sonore de tout le rire — de ces brunes filles saines, natives des tentes abolies.

Or

Elles n’y entendent point malice, les houris !

Et les peuples primitifs, dit le Sage, appellent les choses par leur nom, — et ne trouvent guère condamnable ce qui est naturel, ni licencieuse l’expression du naturel. (J’entends par peuples primitifs ceux sans encore nulle tare en la chair ou l’esprit, et nés au monde sous le sourire de la Beauté…)

D’ailleurs, il est totalement ignoré de la littérature arabe, ce produit hideux de la vieillesse spirituelle : l’intention pornographique. Les Arabes voient toute chose sous l’aspect hilarant. Leur sens érotique ne mène qu’à la gaîté. Et ils rient de tout cœur, là où le puritain palperait du scandale.

Quiconque, artiste, a vagabondé et connu les voyages et cultivé amoureusement les bancs ajourés des adorables cafés populaires dans les vraies villes musulmanes et arabes, le vieux Caire aux rues pleines d’ombre et si fraîches, les souks de Damas, Sana du Yémen, Mascale ou Baghdad ; dormi sur la natte immaculée du Bédouin de Palmyre ; rompu le pain et goûté le sel fraternellement, dans la gloire du désert, avec Ibn-Rachid somptueux, ce type net de l’Arabe authentique ; savouré tout l’exquis d’une causerie de simplicité antique avec le pur descendant du Prophète, le chérif Hussein ben Ali ben Aouri, émir de la Mecque Sainte, — a pu noter l’expression des physionomies pittoresques réunies. Unique, un sentiment tient toute l’assistance ; une hilarité folle. Elle flambe par saccades vitales aux sorties les plus libres de l’héroïque conteur public gesticulant, mimant, sautant et bondissant entre les spectateurs épanouis… Et la griserie vous saisit, suscitée par les mots, par les sons, par la fumée ou l’aphrodisie de l’air, par la subodeur discrète du haschich, don dernier d’Allah !… Et l’on est navigateur aérien dans la nuit…

Là, on n’applaudit point : ce geste barbare, inharmonique et féroce, ce vestige indéniable des races caraïbes ancestrales dansant autour du poteau de couleurs, et dont l’Europe a fait le symbole de l’horrible jouissance bourgeoise tassée sous le gaz, est essentiellement inconnu.

L’Arabe — à une musique, notes de roseaux et de flûtes, à une plainte de kânoun ou d’oûd, à un rythme de darabouka profonde, à un chant de muezzin ou d’almée, à un conte coloré, à un poème d’allitérations en cascades, à une odeur subtile de jasmin, à une danse de fleur ou vol d’oiseau, à la nudité d’ambre ou de perle d’une solide courtisane onduleuse aux yeux étoilés — répond en sourdine ou de toute la voix par un A — hah !… long, savant, modulé, extatique, architectural.

C’est que : l’Arabe est un instinctif, mais affiné et exquis. Il aime la ligne pure et la devine, irréalisée.

Mais… il étreint, sans paroles, infiniment…

Et maintenant,

Je puis promettre, sans crainte de mentir, que le rideau ne se relèvera que sur la plus étonnante, la plus compliquée et la plus splendide vision qu’ait jamais allumée, sur la neige du papier, le fragile outil du conteur.

Dr J. C. MARDRUS.