Le Livre des milles nuits et une nuit/Tome 01/06

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Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Eugène Fasquelle, éditeur (Tome 1p. 3-17).


HISTOIRE DU ROI SCHAHRIAR
ET DE SON FRÈRE, LE ROI SCHAHZAMAN


Il est raconté — mais Allah est plus savant et plus sage et plus puissant et plus bienfaisant — qu’il y avait — dans ce qui s’écoula et se présenta en l’antiquité du temps et le passé de l’âge et du moment — un roi d’entre les rois de Sassan, dans les îles de l’Inde et de la Chine[1]. Il était maître d’armées, d’auxiliaires, de serviteurs et d’une nombreuse suite. Et il avait deux enfants, l’un d’eux grand et le dernier petit. Tous les deux étaient d’héroïques cavaliers ; mais le grand était meilleur cavalier que le petit. Ce grand régna sur les pays et gouverna avec justice entre les humains ; aussi l’aimèrent les habitants du pays et du royaume. Son nom était le roi Schahriar[2]. Quant à son frère le petit, son nom était le roi Schahzaman[3], et il était roi de Samarkand Al-Ajam. Cet état de choses ne cessant point, ils résidèrent dans leur pays ; et chacun d’eux fut, dans son royaume, gouverneur juste de ses ouailles durant l’espace de vingt années. Et ils furent tous deux à la limite de la dilatation et de l’épanouissement.

Et ils ne cessèrent d’être ainsi, jusqu’à ce que le roi le grand eût l’ardent désir de voir son frère le petit. Alors il ordonna à son vizir de partir, et de revenir avec lui. Le vizir lui répondit : « J’écoute et j’obéis ! »

Puis il partit et arriva en toute sécurité par la grâce d’Allah : il entra chez le frère, lui transmit la paix[4] et lui apprit que le roi Schahriar désirait ardemment le voir, et que le but de ce voyage était de l’inviter à aller visiter son frère. Le roi Schahzaman lui répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Puis il fit faire ses préparatifs de départ et sortir ses tentes, ses chameaux, ses mulets, ses serviteurs et ses auxiliaires. Ensuite il éleva son propre vizir gouverneur du pays, et sortit demandant les contrées de son frère.

Mais, vers le milieu de la nuit, il se rappela une chose oubliée au palais, et revint et entra dans le palais. Et il trouva son épouse étendue sur sa couche et accolée par un esclave noir d’entre les esclaves. À cette vue, le monde noircit sur son visage. Et il dit en son âme : « Si telle aventure est survenue alors que je viens à peine de quitter ma ville, quelle serait la conduite de cette débauchée si je m’absentais quelque temps chez mon frère ? » Sur ce, il tira son épée et, frappant les deux, les tua sur les tapis de la couche. Puis il s’en retourna au moment même et à l’heure même, et ordonna le départ du campement. Et il voyagea la nuit jusqu’à ce qu’il fût arrivé à la ville de son frère.

Alors se réjouit son frère de son approche, et sortit vers lui et, en le recevant, lui souhaita la paix ; et il se réjouit à la limite de la joie, et décora pour lui la ville, et se mit à lui parler avec expansion. Mais le roi Schahzaman se souvenait de l’aventure de son épouse, et un nuage de chagrin lui voilait la face ; et jaune était devenu son teint et faible son corps. Aussi, lorsque le roi Schahriar le vit dans cet état, il pensa en son âme que cela était dû à l’éloignement du roi Schahzaman hors de son pays et de son royaume et, ne lui demandant plus rien à ce sujet, il le laissa à sa voie. Mais, un de ces jours, il lui dit : « Ô mon frère, je ne sais ! mais je vois ton corps maigrir et ton teint jaunir ! Il répondit : « Ô mon frère, j’ai en mon être intime une plaie vive. » Mais il ne lui révéla pas ce qu’il avait vu faire à son épouse. Le roi Schahriar lui dit : « Je désire fort que tu partes avec moi à la chasse à pied et à courre, car peut-être ainsi se dilatera ta poitrine. » Mais le roi Schahzaman ne voulut point accepter ; et son frère partit seul à la chasse.

Or, il y avait, dans le palais du Roi, des fenêtres ayant vue sur le jardin, et, comme le roi Schahzaman s’y était accoudé pour regarder, la porte du palais s’ouvrit et en sortirent vingt esclaves femmes et vingt esclaves hommes ; et la femme du Roi, son frère, était au milieu d’eux qui se promenait dans toute son éclatante beauté. Arrivés à un bassin, ils se dévêtirent tous et se mêlèrent entre eux. Et soudain la femme du Roi s’écria : « Ô Massaoud ! Ya Massaoud ! » Et aussitôt accourut vers elle un solide nègre noir qui l’accola ; et elle aussi l’accola. Alors le nègre la renversa sur le dos et la chargea. À ce signal, tous les autres esclaves hommes firent de même avec les femmes. Et tous continuèrent longtemps ainsi et ne mirent fin à leurs baisers, accolades, copulations et autres choses semblables qu’avec l’approche du jour.

À cette vue, le frère du Roi dit en son âme : « Par Allah ! ma calamité est bien plus légère que cette calamité-ci ! » Et aussitôt il laissa s’évanouir son affliction et son chagrin, en se disant : « En vérité, cela est plus énorme que tout ce qui m’advint ! » Et, dès ce moment, il se reprit à boire et à manger sans discontinuer.

Sur ces entrefaites le Roi, son frère, revint de voyage, et tous deux se souhaitèrent mutuellement la paix. Puis le roi Schahriar se mit à observer son frère le roi Schahzaman ; et il vit que ses couleurs et son teint étaient revenus et que son visage s’était revivifié ; que, de plus, il mangeait de toute son âme après avoir été si longtemps modique de nourriture. Et il s’en étonna et dit : « Ô mon frère, je te voyais naguère jaune de teint et de visage, et maintenant voici que les couleurs te sont revenues ! Raconte-moi donc ton état. » Il lui répondit : « Je te mentionnerai la cause de ma pâleur première ; mais dispense-moi de te narrer pourquoi les couleurs me sont revenues ! » Le Roi lui dit : « Raconte-moi donc premièrement, pour que je t’entende, la cause de ton changement de teint et de ton affaiblissement. » Il répondit : « Ô mon frère, sache que lorsque tu as envoyé ton vizir vers moi requérir ma présence entre tes mains, je fis mes préparatifs de départ, et je sortis de ma ville. Mais ensuite je me rappelai le joyau que je te destinais et que je t’ai donné au palais : aussi je revins sur mes pas et je trouvai mon épouse couchée avec un esclave noir endormis sur les tapis de mon lit ! Je les tuai tous deux, et je vins vers toi, et j’étais bien torturé à la pensée de cette aventure ; et c’est là le motif de ma pâleur première et de mon amaigrissement. Quant au retour de mon teint, dispense-moi de te le mentionner ! »

Lorsque son frère entendit ces paroles, il lui dit : « Par Allah ! je t’adjure de me raconter la cause du retour de ton teint ! » Alors le roi Schahzaman lui répéta tout ce qu’il avait vu. Et le roi Schahriar dit : « Il me faut avant tout voir cela de mon propre œil ! » Son frère lui dit : « Alors fais semblant de partir à la chasse à pied et à courre ; mais cache-toi chez moi, et tu seras témoin du spectacle et tu le vérifieras par la vue ! »

À l’heure même, le Roi fit proclamer le départ par le crieur public ; et les soldats sortirent avec les tentes en dehors de la ville ; et le Roi sortit aussi et s’établit sous les tentes, et dit à ses jeunes esclaves : « Qu’il n’entre chez moi personne ! » Ensuite il se déguisa et sortit en cachette et se dirigea vers le palais, là où était son frère ; et, en arrivant, il se mit à la fenêtre qui avait vue sur le jardin. Une heure s’était à peine écoulée que les esclaves femmes, entourant leur maîtresse, entrèrent ainsi que les esclaves hommes : et ils firent tout ce qu’avait dit Schahzaman, et ils passèrent le temps dans ces ébats jusqu’à l’asr[5].

Lorsque le roi Schahriar vit cet état de choses, sa raison s’envola de sa tête ; et il dit à son frère Schahzaman : « Allons-nous-en et partons voir l’état de notre destinée sur le chemin d’Allah ; car nous ne devons avoir plus rien de commun avec la royauté et cela jusqu’à ce que nous puissions trouver quelqu’un qui ait éprouvé une aventure pareille à la nôtre : sinon notre mort serait, en vérité, préférable à notre vie ! » À cela, son frère fit la réponse qu’il fallait. Puis tous deux sortirent par une porte secrète du palais. Et ils ne cessèrent de voyager jour et nuit jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés enfin à un arbre au milieu d’une prairie solitaire, près de la mer salée. Dans cette prairie, il y avait un œil d’eau douce[6] : ils burent à cet œil et s’assirent se reposer.

Une heure s’était à peine écoulée de la journée que la mer se mit à s’agiter, et, tout à coup, il en sortit une colonne de fumée noire qui monta vers le ciel et se dirigea vers cette prairie. À cette vue, ils furent effrayés et montèrent au plus haut de l’arbre qui était haut, et se mirent à regarder ce que pouvait bien être l’affaire. Or, voici que cette colonne se changea en un genni[7] de haute taille, de forte carrure et de large poitrine, et qui portait sur sa tête une caisse. Il mit pied à terre et vint vers l’arbre sur lequel ils étaient et se tint au-dessous. Il enleva alors le couvercle de la caisse et en tira une grande boîte qu’il ouvrit, et aussitôt apparut une jeune fille désirable, éclatante de beauté, lumineuse à l’égal du soleil, — comme dit le poète :

Flambeau dans les ténèbres, elle apparaît, et c’est le jour ! Elle apparaît et de sa lumière s’illuminent les aurores.

Les soleils s’irradient de sa clarté et les lunes du sourire de ses yeux !

Que les voiles de son mystère se déchirent, et aussitôt les créatures à ses pieds se prosternent ravies :

Et devant les doux éclairs de son regard, l’humidité des larmes passionnées mouille les coins de toute paupière !

Lorsque le genni eut bien regardé la belle adolescente, il lui dit : « Ô souveraine des soieries ! ô toi que j’ai ravie le jour même de tes noces ! je voudrais bien dormir un peu ! » Et le genni, posant la tête sur les genoux de la jeune fille, s’endormit.

Alors l’adolescente leva la tête vers le sommet de l’arbre et vit les deux rois cachés dans l’arbre. Aussitôt elle souleva la tête du genni de dessus ses genoux, la posa par terre et, se tenant debout au-dessous de l’arbre, elle leur dit par signes : « Descendez et n’ayez pas peur de cet éfrit[8]. » Ils lui répondirent par signes : « Oh ! par Allah sur toi ! dispense-nous de cette dangereuse affaire-là ! » Elle leur dit : « Par Allah sur vous deux ! descendez au plus vite, sinon je vais prévenir l’éfrit et il vous fera mourir de la pire mort ! » Alors ils eurent peur et descendirent près d’elle ; et elle se leva pour les recevoir et leur dit aussitôt : « Allons ! Percez-moi de la lance un percement violent et dur ! Sinon je vais aviser l’éfrit !» La frayeur fit que Schahriar dit à Schahzaman : « Ô mon frère, toi le premier fais ce qu’elle ordonne ! » Il répondit : « Oh ! je n’en ferai rien avant que tu ne me donnes l’exemple, toi, mon aîné ! » Et tous deux se mirent à s’inviter mutuellement en se faisant avec les yeux des signes de copulation. Alors elle leur dit : « Pourquoi vous vois-je ainsi cligner des yeux ? Si tout de suite vous n’avancez pas et ne me le faites pas, je préviens immédiatement l’éfrit ! » — Alors, à cause de leur peur du genni, ils firent d’elle tous deux ce qu’elle leur avait ordonné. Quand ils se furent bien vidés, elle leur dit : « Que vous êtes vraiment experts ! » Puis elle sortit de sa poche un petit sac et en tira un collier composé de cinq cent soixante-dix sceaux, et leur dit : « Savez-vous ce que c’est ? » Ils lui dirent : « Nous ne savons pas. » Alors elle leur dit : « Les propriétaires de ces sceaux tous ont copulé avec moi sur les insensibles cornes de cet éfrit. Ainsi donc, vous les deux frères, donnez-moi les vôtres. » Alors ils lui donnèrent, les sortant de leurs mains, deux sceaux. Elle leur dit alors : « Sachez que cet éfrit m’enleva la nuit de mes noces, me plaça dans une boîte et, mettant la boîte dans la caisse, fixa sur la caisse sept cadenas, et me mit alors au fond de la mer mugissante qui se heurte et s’entrechoque avec les vagues. Mais il ne savait point que lorsqu’une femme d’entre nous désire quelque chose, rien ne saurait la vaincre. Et le poète dit, d’ailleurs :

Ami ! ne te fie point aux femmes et souris à leurs promesses ! car leur bonne ou mauvaise humeur dépend du caprice de leur vulve !

Elles prodiguent l’amour mensonger, alors que la perfidie les emplit et forme la bourre de leurs vêtements.

Souviens-toi avec respect des Paroles de Youssouf. Et n’oublie point qu’Eblis fit expulser Adam à cause de la Femme.

Cesse aussi ton blâme, ami. Il ne sert ! car demain, chez celui que tu blâmes, à l’amour simple succèdera la passion folle.

Et ne dis point : « Si je suis amoureux, j’éviterai les folies des amoureux ! » Ne le dis point. Ce serait un prodige unique, en vérité, de voir un homme se tirer sain et sauf de la séduction des femmes. »

— À ces paroles, les deux frères s’émerveillèrent à la limite de l’émerveillement, et ils se dirent l’un à l’autre : « Si celui-là est un éfrit, et qu’en dépit de sa puissance il lui soit arrivé des choses bien plus énormes qu’à nous, c’est là une aventure qui doit nous consoler ! »

Alors ils quittèrent, à l’heure même, la jeune femme, et retournèrent chacun vers sa ville.

Quand le roi Schahriar entra dans son palais, il fit couper le cou à son épouse, et de la même façon le cou des esclaves femmes et des esclaves hommes. Puis il ordonna à son vizir de lui amener chaque nuit une jeune fille vierge. Et chaque nuit, il prenait ainsi une jeune fille vierge et lui ravissait sa virginité. Et, la nuit écoulée, il la tuait. Et il ne cessa d’agir de la sorte durant la longueur de trois années. Aussi les humains furent dans les cris de douleur et le tumulte de la terreur, et ils s’enfuirent avec ce qui leur restait de filles. Et il ne resta dans la ville aucune fille en état de servir à l’assaut du monteur.

Sur ces entrefaites, le Roi ordonna au vizir de lui amener une jeune fille, comme d’habitude. Et le vizir sortit et chercha, mais ne trouva point de fille ; et, tout triste, tout affligé, il revint vers sa demeure, l’âme pleine de terreur à cause du Roi.

Or, ce vizir avait lui-même deux filles pleines de beauté, de charmes, d’éclat, de perfection, et d’un goût délicieux. Le nom de l’aînée était Schahrazade[9], et le nom de la petite était Doniazade[10]. L’aînée, Schahrazade, avait lu les livres, les annales, les légendes des rois anciens et les histoires des peuples passés. On dit aussi qu’elle possédait mille livres d’histoires ayant trait aux peuples des âges passés et aux rois de l’antiquité et aux poètes. Et elle était fort éloquente et très agréable à écouter.

À la vue de son père, elle dit : « Pourquoi vous vois-je ainsi changé, portant le fardeau des chagrins et des afflictions ? Car sache, ô père, que le poète dit : « Ô toi qui te chagrines, console-toi ! Rien ne saurait durer : toute joie s’évanouit et tout chagrin s’oublie ! »

Lorsque le vizir entendit ces paroles, il raconta à sa fille tout ce qui était arrivé, depuis le commencement jusqu’à la fin, concernant le Roi. Alors Schahrazade lui dit : « Par Allah ! ô père, marie-moi avec ce Roi, car, ou je vivrai, ou je serai une rançon pour les filles des Mousslemine[11] et la cause de leur délivrance d’entre les mains du Roi ! » Alors il lui dit : « Par Allah sur toi ! ne t’expose pas ainsi au péril jamais ! » Elle lui dit : « Il faut absolument faire cela ! » Alors il dit : « Prends garde qu’il ne t’arrive ce qui arriva à l’âne et au bœuf avec le maître du labour ! Écoute donc :

FABLE DE L’ÂNE ET DU BŒUF ET DU MAÎTRE DE LABOUR

« Sache, ô ma fille, qu’il y avait un commerçant, maître de grandes richesses et de bétail, marié et, père d’enfants. Allah Très-Haut lui donna aussi la connaissance des langues des animaux et des oiseaux. Or, le lieu d’habitation de ce commerçant était un pays fertile sur le bord d’un fleuve. Dans la demeure de ce commerçant, il y avait aussi un âne et un bœuf.

Un jour, le bœuf arriva à l’endroit occupé par l’âne, et trouva cet endroit balayé, arrosé ; dans l’auge il y avait de l’orge bien criblée et de la paille bien criblée ; et l’âne était couché bien au repos ; ou bien quand son maître le montait, c’était seulement pour une petite course qui par hasard était urgente ; et l’âne revenait bien vite à son repos. Or, ce jour-là, le commerçant entendit le bœuf qui disait à l’âne : « Mange avec délices ! et que cela te soit sain, profitable et de bonne digestion ! Moi, je suis fatigué, et toi, reposé ; tu manges l’orge bien criblée et tu es servi ! Et si, des fois parmi les moments, ton maître te monte, il te ramène bien vite ! Quant à moi, je ne sers qu’au labour et au travail du moulin ! » Alors l’âne lui dit : « Lorsque tu sortiras au champ et qu’on te mettra le joug sur le cou, jette-toi à terre et ne te lève point, même si on te frappait ; et quand tu te seras levé, vite recouche-toi pour la seconde fois. Et si alors on te fait retourner à l’étable et qu’on te présente les fèves, n’en mange point, tout comme si tu étais malade. Ainsi, efforce-toi de ne pas manger ni boire durant un jour ou deux ou trois. De cette façon-là, tu te reposeras de la fatigue et de la peine ! »

Or, le commerçant était là, qui entendait leurs paroles.

Lorsque le meneur du bétail vint près du bœuf pour lui donner le fourrage, il le vit manger très peu de chose ; et quand, le matin, il le prit au labour, il le trouva malade. Alors le commerçant dit au meneur du bétail : « Prends l’âne et fais-le labourer à la place du bœuf durant toute la journée ! » Et l’homme revint et prit l’âne à la place du bœuf, et le fit labourer durant tout le jour.

Lorsque l’âne retourna à l’étable à la fin du jour, le bœuf le remercia pour sa bienveillance et pour l’avoir laissé se reposer de la fatigue durant ce jour.

Mais l’âne ne lui répondit aucune réponse, et se repentit le plus fort repentir.

Le lendemain le semeur vint et prit l’âne et le fit labourer jusqu’à la fin du jour. Et l’âne ne retourna que le cou écorché et exténué de fatigue. Et le bœuf, l’ayant vu dans cet état, se mit à le remercier avec effusion et à le glorifier de louanges. Alors l’âne lui dit : « J’étais bien tranquille auparavant : or, rien ne me nuisit que mes bienfaits. » Puis il ajouta : « Pourtant il faut que tu saches que je vais te donner un bon conseil ; j’ai entendu notre maître qui disait : « Si le bœuf ne se lève pas de sa place, il faut le donner à l’égorgeur pour qu’il l’immole et qu’il fasse de sa peau un cuir pour la table ! » Et moi j’ai bien peur pour toi, et je t’avise du salut ! »

Lorsque le bœuf entendit les paroles de l’âne, il le remercia et dit : « Demain j’irai librement avec eux vaquer à mes occupations. » Là-dessus, il se mit à manger et avala tout le fourrage et même il lécha le boisseau avec la langue.

Tout cela ! et leur maître écoutait leurs paroles.

Lorsque parut le jour, le commerçant sortit avec son épouse vers l’habitation des bœufs et des vaches et tous deux s’assirent. Alors le conducteur vint, et prit le bœuf et sortit. À la vue de son maître, le bœuf se mit à agiter la queue, à péter avec bruit et à galoper follement en tous sens. Alors le commerçant fut pris d’un tel rire qu’il se renversa sur le derrière. Alors son épouse lui dit : « De quelle chose ris-tu ? » Il lui dit « D’une chose que j’ai vue et entendue, et que je ne puis divulguer sans mourir. » Elle lui dit : « Il faut absolument que tu me la racontes et que tu me dises la raison de ton rire, même si tu devais en mourir ! » Il lui dit : « Je ne puis te divulguer cela à cause de ma peur de la mort. » Elle lui dit : « Mais alors tu ne ris que de moi ! » Puis elle ne cessa de se quereller avec lui et de le harceler de paroles avec opiniâtreté, tant, qu’à la fin il fut dans une grande perplexité. Alors il fit venir ses enfants en sa présence, et envoya mander le kadi[12] et les témoins. Puis il voulut faire son testament avant de révéler le secret à sa femme et de mourir : car il aimait sa femme d’un amour considérable, vu qu’elle était la fille de son oncle paternel et la mère des enfants, et qu’il avait déjà vécu avec elle cent vingt années de son âge. De plus, il envoya quérir tous les parents de sa femme et les habitants du quartier, et il raconta à tous son histoire et qu’à l’instant même où il dirait son secret il mourrait ! Alors tous les gens qui étaient là dirent à la femme : « Par Allah sur toi ! laisse de côté cette affaire de peur que ne meure ton mari, le père de tes enfants ! » Mais elle leur dit : « Je ne lui laisserai la paix qu’il ne m’ait dit son secret, même dût-il en mourir ! » Alors ils cessèrent de lui parler. Et le marchand se leva de près d’eux et se dirigea du côté de l’étable, dans le jardin, pour faire d’abord ses ablutions, et retourner ensuite dire son secret et mourir.

Or, il avait un vaillant coq capable de satisfaire cinquante poules, et il avait aussi un chien ; et il entendit le chien qui appelait le coq et l’injuriait et lui disait : « N’as-tu pas honte d’être joyeux alors que notre maître va mourir ! » Alors le coq dit au chien : « Mais comment cela ? » Alors le chien répéta l’histoire, et le coq lui dit : « Par Allah ! notre maître est bien pauvre d’intelligence ! Moi, j’ai cinquante épouses, et je sais me tirer d’affaire en contentant l’une et en grondant l’autre ! Et lui n’a qu’une seule épouse et il ne sait ni le bon moyen ni la façon dont il faut la prendre ! Or, c’est bien simple ! il n’a qu’à couper à son intention quelques bonnes tiges de mûrier, et entrer brusquement dans son appartement réservé et la frapper jusqu’à ce qu’elle meure ou se repente : et elle ne recommencera plus à l’importuner de questions sur quoi que ce soit ! » Il dit. Lorsque le commerçant eut entendu les paroles du coq discourant avec le chien, la lumière revint à sa raison et il résolut de battre sa femme. »

Ici le vizir s’arrêta dans son récit et dit à sa fille Schahrazade : « Il est possible que le Roi fasse de toi comme a fait le commerçant de son épouse ! » Elle lui dit : « Et que fit-il ? » Le vizir continua :


« Le commerçant entra dans la chambre réservée de sa femme, après avoir coupé à son intention les tiges de mûrier et les avoir cachées, et il lui dit en l’appelant : « Viens dans la chambre réservée pour que je te dise mon secret et que personne ne puisse me voir ; et puis je mourrai ! » Alors elle entra avec lui, et il ferma la porte de la chambre réservée sur eux deux, et il lui tomba dessus à coups redoublés jusqu’à la faire s’évanouir. Alors elle lui dit : « Je me repens ! je me repens ! » Puis elle se mit à embrasser les deux mains et les deux pieds de son mari, et elle se repentit vraiment. Et alors, elle sortit avec lui. Aussi toute l’assistance se réjouit, et se réjouirent aussi tous les parents. Et tout le monde fut dans l’état le plus heureux et le plus fortuné jusqu’à la mort. »


Il dit. Et lorsque Schahrazade, la fille du vizir, eut entendu ce récit de son père, elle dit : « Ô père, je veux tout de même que tu fasses ce que je te demande ! » Alors le vizir, sans plus insister, fit préparer le trousseau de sa fille Schahrazade, puis monta prévenir le roi Schahriar.

Pendant ce temps, Schahrazade fit des recommandations à sa jeune sœur et lui dit : « Lorsque je serai près du Roi, je t’enverrai mander ; et lorsque tu seras venue et que tu auras vu le Roi terminer sa chose avec moi, tu me diras : « Ô ma sœur, raconte-moi des contes merveilleux qui nous fassent passer la soirée ! » Alors, moi, je te raconterai des contes qui, si Allah le veut, seront la cause de la délivrance des filles des Mousslemine ! »

Après quoi, son père le vizir vint la prendre et monta avec elle chez le Roi. Et le Roi fut tout heureux et dit au vizir : « C’est bien là ce qu’il faut ? » Et le vizir dit respectueusement : « Oui ! »

Lorsque le Roi voulut prendre la jeune fille, elle se mit à pleurer, et le Roi lui dit : « Qu’as-tu ? » Elle dit : « Ô Roi ! j’ai une petite sœur à qui je désire faire mes adieux. » Alors le Roi envoya chercher la petite sœur qui vint et se jeta au cou de Schahrazade, et finit par se blottir auprès du lit.

Alors le Roi se leva, et, prenant la vierge Schahrazade, il lui ravit sa virginité.

Puis on se mit à causer.

Alors Doniazade dit à Schahrazade : « Par Allah sur toi ! ô ma sœur, raconte-nous un conte qui nous fasse passer la nuit ! » Et Schahrazade lui répondit : « De tout cœur et comme un devoir d’hommages dûs ! Si toutefois veut bien me le permettre ce Roi bien élevé et doué de bonnes manières ! » Lorsque le Roi entendit ces paroles, et comme d’ailleurs il avait de l’insomnie, il ne fut pas fâché d’entendre le conte de Schahrazade.


Et Schahrazade, cette première nuit, commença le conte suivant :


Notes
  1. Le vague des noms propres et de la géographie, dans les Mille nuits et une nuit est une chose admirable. Inutile donc d’approfondir.
  2. Schahriar : le Maître de la Ville. Mot persan.
  3. Schahzaman : le Maître du Siècle ou du Temps. Mot persan.
  4. « Que la paix (ou le salut) soit avec toi ! » est le salut usité chez les musulmans.
  5. asr, partie du jour où le soleil commence à décliner.
  6. C’est-à dire une source d’eau.
  7. Genni. D’où le mot génie.
  8. Éfrit : le rusé. Synonyme de genni.
  9. Schahrazade : la Fille de la Cité.
  10. Doniazade : la Fille du Monde.
  11. Musulmans.
  12. Le juge.