Le Livre des milles nuits et une nuit/Tome 01/Histoire du Portefaix

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Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Eugène Fasquelle, éditeur (Tome 1p. 93-122).


HISTOIRE DU PORTEFAIX AVEC
LES JEUNES FILLES


Il y avait, dans la ville de Baghdad, un homme qui était célibataire et aussi portefaix.

Un jour d’entre les jours, pendant qu’il était dans le souk, nonchalamment appuyé sur sa hotte, voici que devant lui s’arrêta une femme enveloppée de son ample voile en étoffe de Mossoul, en soie parsemée de paillettes d’or et doublée de brocart. Elle souleva un peu son petit voile de visage, et, d’en dessous, alors, apparurent des yeux noirs avec de longs cils et quelles paupières ! Et elle était svelte et fine d’extrémités, parfaite de qualités. Puis elle dit avec la douceur de sa prononciation : « Ô portefaix, prends ta hotte et suis-moi ! » Et le portefaix, tout saisi, ne pouvait croire aux paroles entendues ; pourtant il prit sa hotte et suivit la jeune femme, qui enfin s’arrêta devant la porte d’une maison. Elle frappa à la porte, et tout de suite un homme nousrani[1] descendit et lui donna, pour un dinar, une mesure d’olives qu’elle mit dans la hotte, en disant au portefaix : « Porte cela et suis-moi ! » Et le portefaix s’écria : « Par Allah ! quel jour béni ! » Et il porta la hotte et suivit la jeune femme. Elle s’arrêta devant la boutique d’un fruitier et acheta des pommes de Syrie, des coings osmani, des pêches d’Oman, des jasmins d’Alep, des nénuphars de Damas, des concombres du Nil, des limons d’Égypte, des cédrats sultani, des baies de myrthe, des fleurs de henné, des anémones rouge-sang, des violettes, des fleurs de grenadier et des narcisses. Et elle mit le tout dans la hotte du portefaix et lui dit : « Porte ! » et il porta et la suivit jusqu’à ce qu’elle fût arrivée devant un boucher auquel elle dit : « Coupe dix artal[2] de viande. » Il coupa les dix artal ; et elle les enveloppa avec des feuilles de bananier, les mit dans la hotte, et dit : « Porte, ô portefaix ! » Il porta et la suivit pour s’arrêter devant le vendeur d’amandes, chez qui elle prit de toutes les espèces d’amandes, et dit : « Porte et suis-moi ! » Et il porta la hotte et la suivit jusque devant la boutique du marchand de douceurs ; là elle acheta un plateau et le couvrit de tout ce qu’il y avait chez le marchand : des entrelacs de sucre au beurre, des pâtes veloutées parfumées au musc et farcies délicieusement, des biscuits appelés saboun, des petits pâtés, des tourtes au limon, des confitures savoureuses, des sucreries appelées mouchabac, des petites bouchées soufflées appelées loucmet-el-kadi, et d’autres appelées assabih-zeinab, faites au beurre, au miel et au lait. Puis elle mit toutes ces variétés de friandises sur le plateau et mit le plateau sur la hotte. Alors le portefaix dit : « Si tu m’avais averti, je serais venu avec un mulet pour charger toutes ces choses ! » Et elle sourit à ces paroles. Puis elle s’arrêta chez le distillateur, et lui acheta dix sortes d’eaux : de l’eau de roses, de l’eau de fleurs d’oranger, et bien d’autres aussi ; elle prit aussi une mesure de boissons enivrantes ; elle acheta également un aspersoir d’eau de roses musquée, des grains d’encens mâle, du bois d’aloès, de l’ambre gris et du musc ; elle prit enfin des chandelles en cire d’Alexandrie. Elle mit le tout dans la hotte et dit : « Porte la hotte et suis-moi ! » Et il porta la hotte et suivit tout en portant la hotte, jusqu’à ce que la jeune dame fût arrivée à un palais magnifique ayant sur le jardin de derrière une cour spacieuse ; il était très élevé, de forme carrée, et imposant ; le portail avait deux battants en ébène, lamés de lames d’or rouge.

Alors l’adolescente s’arrêta à la porte et sonna d’une façon de sonner gentille ; et la porte s’ouvrit avec ses deux battants. Le portefaix regarda alors celle qui lui avait ouvert la porte, et il trouva que c’était une jeune fille de taille élégante et gracieuse, un vrai modèle pour les seins arrondis et saillants, pour sa joliesse, son élégance, sa beauté, et toutes les perfections de sa taille et de son maintien ; son front était blanc comme la première lueur de la nouvelle lune, ses yeux comme les yeux des gazelles, ses sourcils comme le croissant du mois de Ramadan, ses joues comme l’anémone, sa bouche comme le sceau de Soleïman, son visage comme la pleine lune à son lever, ses deux seins comme deux grenades jumelles ; quant à son jeune ventre élastique et pliant, il se cachait sous les vêtements comme une lettre précieuse sous le rouleau qui l’enveloppe.

Aussi, à sa vue, le portefaix sentit sa raison s’envoler et la hotte tomber de dessus sa tête, et il se dit : « Par Allah ! de ma vie je n’ai eu un jour plus béni que ce jour-ci ! »

Alors cette jeune portière, tout en restant à l’intérieur, dit à sa sœur la pourvoyeuse et au portefaix : « Entrez ! Et que l’accueil ici vous soit large et bon ! »

Alors ils entrèrent et finirent par arriver dans une salle spacieuse donnant sur la cour centrale, toute ornée de brocarts de soie et d’or, et pleine de meubles bien exécutés et incrustés de parcelles d’or, et aussi de vases et de sièges sculptés, et de rideaux et de garde-robes soigneusement fermés. Au milieu de la salle, il y avait un lit de marbre incrusté de perles éclatantes et de pierreries ; au-dessus de ce lit était tendue une moustiquaire de satin rouge, et sur le lit il y avait une jeune fille merveilleuse, avec des yeux babyloniens, une taille droite comme la lettre aleph, et un visage si beau qu’il remplissait de confusion le soleil lumineux. Elle était comme une d’entre les brillantes étoiles, et vraiment comme une noble femme d’Arabie, d’après le dire du poète :

Celui qui mesure ta taille, ô jeune fille, et la compare à la délicatesse du rameau pliant, ne dit point toute la vérité, et juge avec erreur, malgré son talent. Car ta taille n’a point d’égale, ni ton corps un frère !

Car le rameau n’est joli que sur l’arbre et tout nu ; mais toi ! De toutes façons, tu es belle, et les habits qui te cachent ne sont qu’un délice de plus !

Alors la jeune fille se leva de dessus le lit, fit quelques pas pour être au milieu de la salle près de ses deux sœurs, et leur dit : « Pourquoi restez-vous ainsi immobiles ? Enlevez le fardeau de dessus la tête du portefaix. » Alors la pourvoyeuse vint devant le portefaix, la portière se mit derrière lui, et, aidées de leur troisième sœur, elles le soulagèrent du fardeau. Ensuite elles enlevèrent tout ce qui était dans la hotte, rangèrent chaque chose à sa place, donnèrent deux dinars au portefaix et lui dirent : « Tourne ton visage et va-t’en, ô portefaix ! » Mais le portefaix regarda les jeunes filles et se mit à admirer toute leur beauté et leurs perfections, et il pensa qu’il n’avait jamais rien vu de pareil. Pourtant il remarqua qu’il n’y avait chez elles aucun homme. Ensuite il vit tout ce qu’il y avait là de boissons, de fruits, de fleurs odorantes et d’autres bonnes choses, et il s’émerveilla à la limite de l’émerveillement, et n’eut plus aucune envie de s’en aller.

Alors l’aînée des jeunes filles lui dit : « Mais qu’as-tu ainsi à ne pas bouger ? Trouverais-tu modique ton salaire ? » Et elle se tourna vers sa sœur, la pourvoyeuse, et lui dit : « Donne-lui encore un troisième dinar. » Mais le portefaix dit : « Par Allah, ô mes maîtresses, mon salaire ordinaire n’est seulement que deux demi-dinars ! Et je n’ai point trouvé modique ce salaire-ci. Mais mon cœur et mon être intime travaillent à votre sujet. Et je me demande quelle peut être votre vie, puisque vous habitez seules et que vous n’avez ici aucun homme qui vous tienne compagnie humaine. Ne savez-vous pas qu’un minaret n’est vraiment bien qu’à la condition d’être l’un des quatre minarets de la mosquée ? Or, ô mes maîtresses, vous n’êtes que trois et il vous manque un quatrième ! Or, vous savez que le bonheur des femmes ne devient parfait qu’avec les hommes ! Et, comme dit le poète, un accord ne saurait être harmonieux à moins de quatre instruments réunis : une harpe, un luth, une cithare et un flageolet ! Or, ô mes maîtresses, vous n’êtes que trois, et il vous manque le quatrième instrument, le flageolet, qui serait un homme sage, plein de cœur et d’intelligence, artiste habile et sachant garder un secret ! »

Et les jeunes filles lui dirent : « Mais, ô portefaix, ne sais-tu pas que nous sommes vierges ? Aussi avons-nous bien peur de nous confier à un indiscret. Et nous avons lu les poètes qui disent : Méfie-toi de toute confidence, car un secret révélé est aussitôt perdu ! »

À ces paroles, le portefaix s’écria : « Je le jure sur votre vie, ô mes maîtresses ! Je suis un homme sage, sûr et fidèle, qui a lu les livres et étudié les annales ! Je ne raconte que des choses agréables, et je garde soigneusement, sans en parler, toutes les choses tristes. En toute occasion j’agis d’après le dire du poète :

Seul l’homme bien doué sait taire le secret. Seuls savent tenir une promesse les meilleurs des humains.

Chez moi le secret est enfermé dans une maison aux solides cadenas dont la clef est perdue et la porte scellée ! »

En entendant les vers du portefaix, et toutes les strophes qu’il leur récita et ses créations de rythmes, elles s’adoucirent beaucoup ; mais, pour faire semblant seulement, elles lui dirent : « Tu sais, ô portefaix, que nous avons dépensé pour ce palais une très forte somme d’argent. As-tu donc sur toi de quoi nous en dédommager ? Car nous ne t’inviterons à t’asseoir avec nous qu’à la condition, pour toi, de dépenser de l’or. Ton désir n’est-il pas de rester chez nous, de devenir notre compagnon de boisson, et surtout de nous faire veiller toute la nuit jusqu’à l’apparition de l’aurore sur nos visages ? » Puis l’aînée des jeunes filles, maîtresse de la maison, ajouta : « Un amour sans argent ne peut, dans le plateau de la balance, servir de bon contre-poids ! » Et la portière dit : « Si tu n’as rien, va-t’en sans rien ! » Mais, à ce moment, la pourvoyeuse intervint, et elle dit : « Ô mes sœurs, cessons ! car, par Allah ! ce garçon n’a en rien diminué notre journée ! D’ailleurs, aurait-il été un autre qu’il n’aurait pas eu cette patience à notre égard. D’ailleurs, tout ce qui lui reviendra comme dépense, je me charge de le payer à sa place. »

Alors le portefaix se réjouit extrêmement et dit à la pourvoyeuse : « Par Allah ! le premier gain de la journée, c’est à toi seule que je le dois ! » Alors toutes les trois lui dirent : « Ô brave portefaix, reste donc ici, et sois certain que tu seras sur notre tête et dans notre œil ! » Aussitôt la pourvoyeuse se leva et se serra la taille. Puis elle rangea les flacons, clarifia le vin en le décantant, prépara la place de réunion tout près de la pièce d’eau, et apporta en leur présence tout ce dont ils pouvaient avoir besoin. Puis elle offrit le vin, et tout le monde s’assit ; et le portefaix, au milieu d’elles, s’imaginait qu’il rêvait dans le sommeil.

Alors la pourvoyeuse offrit le flacon de vin : et on remplit la coupe et on la but, et une deuxième fois, et une troisième fois. Puis la pourvoyeuse la remplit de nouveau et la présenta à ses sœurs, puis au portefaix. Et le portefaix dit quelques vers :

Bois ce vin ! Il est la cause de toute allégresse. Il rend son buveur possesseur des forces et de la santé. Il est pour tous les maux le seul remède guérisseur !

Nul ne boit le vin, cause de toute allégresse, sans en être agréablement ému ! Seule l’ivresse est capable de nous saturer de volupté !

Puis il baisa les mains des trois jeunes filles, et vida la coupe. Puis il alla auprès de la maîtresse de la maison et lui dit : « Ô ma maîtresse, je suis ton esclave, ta chose et ta propriété ! » et récita en son honneur un vers du poète :

À ta porte, un esclave de tes yeux est debout, le moindre de tes esclaves peut-être !

Mais il connaît sa maîtresse ! Il est au courant de sa générosité et de ses bienfaits. Et surtout il sait les remercîments qui lui sont dus.

Alors elle lui dit : « Bois, ô mon ami ! et que cette boisson te soit saine et de délicieuse digestion ! Et qu’elle te donne les forces dans le chemin de la vraie santé ! »

Alors le portefaix prit la coupe, baisa la main de la jeune femme et, d’une voix douce et modulée, en sourdine, il chanta ces vers du poète :

J’offris à mon amie[3] un vin resplendissant à l’égal de ses joues, ses joues si lumineuses que la clarté seule d’une flamme pourrait en rendre l’éclatante vie !

Elle daigna l’accepter, mais elle me dit toute rieuse :

Comment veux-tu me faire boire mes propres joues ?…

Je lui dis : Bois, ô flamme de ce cœur ! Cette liqueur, c’est mes larmes précieuses, sa rougeur est mon sang, et son mélange dans la coupe est toute mon âme !

Alors l’adolescente prit du portefaix la coupe, la porta à ses lèvres, puis alla s’asseoir auprès de sa sœur. Et tous se mirent à danser, à chanter et à jouer avec les fleurs exquises ; et pendant tout ce temps le portefaix les prenait dans ses bras et les embrassait ; et l’une lui disait des plaisanteries, et l’autre l’attirait à elle, et la troisième le frappait avec des fleurs. Et ils continuèrent à boire jusqu’à ce que le ferment eût joué dans leur raison. Lorsque le vin régna tout à fait, la jeune portière se leva, se dépouilla de tous ses vêtements et devint toute nue. Puis elle jeta son âme[4] dans la pièce d’eau et se mit à jouer avec l’eau ; puis elle prit l’eau dans sa bouche et en aspergea avec bruit le portefaix. Ensuite elle se lava tous les membres et fit courir l’eau entre ses jeunes cuisses. Puis elle sortit de l’eau et se jeta dans le sein du portefaix en s’étendant sur le dos et lui dit en faisant signe vers la chose située entre ses cuisses :

« Ô mon chéri, sais-tu le nom de ça ? » Et le portefaix répondit « Ha ! Ha ! d’ordinaire ça s’appelle la maison de la miséricorde ! » Alors elle s’écria : « Youh ! Youh ! N’as-tu pas honte ? » Et elle le prit par le cou et se mit à frapper dessus. Alors il dit : « Non ! Non ! ça s’appelle une vulve ! » Mais elle dit : « Autre chose ! » Et le portefaix dit : « Alors c’est ton morceau de derrière ! » Et elle répliqua : « Autre chose ! » Alors il dit : « C’est ton frelon ! » Elle se mit, à ces paroles, à le frapper si fort sur le cou qu’elle usa la peau. Alors il lui dit : « Dis-moi donc son nom ! » Et elle répondit : « Le basilic des ponts ! » Alors le portefaix s’écria : « Enfin ! la louange soit à Allah pour ton salut, ô mon basilic des ponts ! »

Après cela on fit circuler la coupe et la soucoupe. Puis la seconde jeune fille ôta ses vêtements et se jeta dans la pièce d’eau : elle fit comme sa sœur, puis sortit et alla se jeter dans le giron du portefaix. Là, faisant signe du doigt vers ses cuisses et la chose située entre ses cuisses, elle dit au portefaix : « Ô lumière de mon œil ! quel est le nom de ça ? » Il répondit : « Ta fissure ! » Elle s’écria : « Oh ! les paroles abominables de ce garçon-là ! » Et elle le frappa et le souffleta si fort que toute la salle en retentit. Et il dit : « Alors c’est le basilic des ponts ! » Elle répondit : « Non ! Non ! » et se remit à le frapper sur le cou. Alors il lui demanda : « Mais quel est son nom ? » Elle répondit : « Le sésame décortiqué ! »

La troisième jeune fille alors se leva, se déshabilla et descendit dans le bassin où elle fit comme ses deux sœurs ; puis elle remit ses vêtements et alla s’étendre sur les jambes du portefaix, et lui dit : « Devine son nom ! » en lui faisant signe vers ses parties délicates. Alors il se mit à lui dire : « Il s’appelle comme ceci, il s’appelle comme cela ! » et finit par lui demander, pour qu’elle cessât de le frapper : « Alors dis-moi son nom ! » Elle répondit : « Le khân[5] de Aby-Mansour ! »

Alors le portefaix se leva, ôta ses vêtements et descendit dans la pièce d’eau : et son glaive nageait à la surface de l’eau ! Il se lava tout le corps comme les jeunes filles s’étaient lavées ; puis il sortit du bassin et se jeta dans le giron de la portière et allongea ses deux pieds dans celui de la pourvoyeuse. Puis, d’un signe montrant son mâle, il dit à la maîtresse du logis : « Ô ma souveraine, quel est son nom ? » À ces paroles elles furent toutes les trois prises d’un tel rire qu’elles se renversèrent sur leur derrière, et s’écrièrent : « Ton zebb ! » Il dit : « Mais non ! » et prit de chacune d’elles une morsure. Elles dirent alors : « Ton outil ! » Il répondit : « Que non ! » et prit de chacune un pincement de sein. Et elles, étonnées, lui dirent : « Mais c’est bien ton outil, il est ardent ! c’est bien ton zebb, il est mouvementé ! » Et le portefaix chaque fois hochait la tête, puis les embrassait, les mordait, les pinçait et les serrait dans ses bras ; et elles riaient extrêmement. Elles finirent par lui demander : « Dis-nous donc son nom ! » Alors le portefaix réfléchit un instant, regarda entre ses cuisses, cligna de l’œil, et dit : « Ô mes maîtresses, voici les paroles que vient de me dire cet enfant qui est mon zebb :

« Mon nom est : le mulet puissant et non-châtré, qui broute et paît le basilic des ponts, se délecte à se rationner au sésame décortiqué, et se loge à l’auberge de mon père Mansour ! »

À ces paroles, elles se mirent à rire tellement qu’elles se renversèrent sur leur derrière. Puis on recommença à boire dans la même coupe jusqu’à l’approche de la nuit. Alors elles dirent au portefaix : « Maintenant tourne ton visage et va-t’en en nous faisant voir la largeur de tes épaules ! » Mais le portefaix s’écria : « Par Allah ! il est plus aisé à mon âme de sortir de mon corps qu’à moi de quitter votre maison, ô mes maîtresses ! Joignons cette nuit avec le jour qui vient de s’écouler, et demain chacun pourra s’en aller voir l’état de sa destinée sur le chemin d’Allah ! » Alors la jeune pourvoyeuse intervint et dit : « Par ma vie ! ô mes sœurs, invitons-le à passer la nuit chez nous : nous rirons beaucoup de lui, car c’est un mauvais sujet sans pudeur, et d’ailleurs tout plein de gentillesse ! » Alors elles dirent au portefaix : « Eh bien ! tu pourras loger, cette nuit, chez nous, à la condition d’entrer sous notre gouverne et de ne nous demander aucune explication sur ce que tu verras ou sur le motif de quoi que ce soit ! » Alors il dit : « Oui, certes ! ô mes maîtresses ! » Et elles lui dirent : « Lève-toi alors et lis ce qui est inscrit sur la porte ! » Et il se leva et trouva sur la porte ces paroles écrites avec la peinture d’or :

« Ne parle point de ce qui ne te concerne point, sinon tu entendras des choses qui ne t’agréeront pas ! »

Alors le portefaix dit : « Ô mes maîtresses, je vous prends à témoin que je ne parlerai point de ce qui ne me concerne pas ! »

À ce moment, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.


MAIS LORSQUE FUT
LA DIXIÈME NUIT

Doniazade lui dit : « Ô ma sœur, achève le récit ! » Et Schahrazade répondit : « Amicalement et comme un devoir de générosité ! » Et elle continua :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que, lorsque le portefaix eut fait cette promesse aux jeunes filles, la pourvoyeuse se leva et rangea les mets devant eux, et tous mangèrent avec délices. Après quoi, on alluma les chandelles, on brûla les bois odorants et l’encens ; puis tout le monde se remit à boire et à manger de toutes les friandises achetées au souk, surtout le portefaix, qui en même temps disait toujours des vers bien rythmés en fermant les yeux et hochant la tête. Et soudain on entendit des coups frappés à la porte ; mais cela ne les troubla pas dans leurs plaisirs ; pourtant la jeune portière se leva et se dirigea vers la porte, puis revint et leur dit : « Notre nappe va, en vérité, se trouver au complet cette nuit, car je viens de trouver à la porte trois Ahjam[6] à la barbe rasée et tous trois borgnes de l’œil gauche. Et, vraiment, c’est là une coïncidence étonnante ! J’ai vite vu que c’étaient des étrangers qui doivent venir du pays des Roum ; et chacun d’eux a une physionomie différente, mais tous les trois sont parfaitement réjouissants de figure, tant ils sont ridicules. Si donc nous les faisions entrer, nous nous amuserions bien à leurs dépens ! » Puis elle continua à dire des paroles persuasives à ses compagnes qui enfin lui dirent : « Dis-leur alors qu’ils peuvent entrer, mais pose-leur bien la condition en leur disant : « Ne parlez pas de ce qui ne vous concerne point, sinon vous entendrez des choses qui ne vous agréeront pas ! » Et la jeune fille courut toute joyeuse à la porte et revint en amenant les trois borgnes : et, en effet, ils avaient la barbe rasée, et, de plus, ils avaient des moustaches tordues et retroussées et tout en eux indiquait qu’ils appartenaient à la confrérie des mendiants appelés saâlik[7]. À peine entrés, ils souhaitèrent la paix à l’assistance en se reculant tour à tour. À leur vue, les jeunes filles se tinrent debout et les invitèrent à s’asseoir. Une fois assis, les trois hommes regardèrent le portefaix qui était en pleine ivresse et, quand ils l’eurent bien observé, ils supposèrent qu’il appartenait à leur confrérie et se dirent : « Oh ! mais c’est aussi un saâlouk comme nous ! il va donc pouvoir nous tenir compagnie amicalement ! » Mais le portefaix, qui avait entendu leur réflexion, se leva tout d’un coup, et leur fit de gros yeux et mit ses yeux de travers et leur dit : « Allez ! Allez ! restez donc tranquilles, car je n’ai que faire de vos bonnes grâces ! Et commencez par observer ce qui est écrit là, sur la porte ! » À ces paroles, les jeunes filles éclatèrent de rire et se dirent : « Nous allons bien nous amuser des saâlik et du portefaix ! » Puis elles offrirent à manger aux saâlik, qui mangèrent bien ! Puis la portière leur offrit à boire, et les saâlik se mirent à boire tour à tour et à se passer fréquemment la coupe des mains de la jeune portière. Lorsque la coupe fut en pleine circulation, le portefaix leur dit : « Hohé ! nos frères ! Avez-vous dans vos sacs quelque bonne histoire ou quelque aventure merveilleuse qui puisse nous amuser ? » À ces paroles ils furent fortement stimulés et chauffés, et demandèrent qu’on leur apportât les instruments de plaisir. Alors la portière leur apporta aussitôt un tambour de Mossoul garni de grelots, un luth d’Irak et un flageolet de Perse. Et les trois saâlik se tinrent debout : l’un prit le tambour à grelots, le second prit le luth et le troisième le flageolet. Et tous les trois commencèrent à jouer, et les jeunes filles les accompagnaient en chantant ; quant au portefaix, il se démenait de plaisir et disait : « Ha ! ya Allah ! » tant il était émerveillé de la voix magnifique et harmonieuse des exécutants.

Sur ces entrefaites on entendit de nouveau frapper à la porte. Et la portière se leva pour voir qui il y avait à la porte.

Or, voici quelle était la cause des coups frappés à la porte :

Cette nuit-là le khalifat Haroun Al-Rachid était descendu parcourir sa ville pour voir et entendre par lui-même les choses qui pouvaient se passer ; et il était accompagné de son vizir Giafar Al-Barmaki[8] et de son porte-glaive Massrour, l’exécuteur de ses vengeances. Car il avait pris l’habitude de se déguiser souvent en marchand.

Donc pendant qu’il se promenait cette nuit-là dans les rues de la ville, il trouva cette demeure sur sa route et il entendit le son des instruments et le bruit de la fête. Et le khalifat dit à Giafar : « Je veux que nous entrions dans cette demeure pour voir à qui appartiennent ces voix. » Mais Giafar répondit : « Ce doit être une troupe d’ivrognes. Aussi gardons-nous d’entrer de peur qu’il ne nous en arrive quelque mauvais tour. » Mais le khalifat dit : « Il faut absolument que nous entrions. Et je veux que tu trouves un expédient qui nous permette d’entrer et de les surprendre. » Et Giafar, à cet ordre, répondit : « J’écoute et j’obéis. » Alors Giafar s’avança et frappa à la porte. Et c’est en ce moment que la portière vint ouvrir.

La jeune portière ouvrit donc la porte, et Giafar lui dit : « Ô ma maîtresse ! nous sommes des marchands de Tabariat[9]. Il y a dix jours déjà que nous sommes venus à Baghdad avec de la marchandise, et nous logeons dans le khân des marchands. Aussi l’un des marchands du khân nous avait cette nuit invités chez lui et nous avait offert le repas. Après le repas, qui dura une heure et où il nous avait fait bien manger et bien boire, il nous laissa libres de nous en aller. Nous sortîmes donc ; mais il faisait nuit et nous étions des étrangers : aussi nous perdîmes le chemin du khân où nous logions. Et maintenant nous nous adressons avec ferveur à votre générosité pour que vous nous permettiez d’entrer et de passer la nuit chez vous. Et Allah vous tiendra compte de cette bonne œuvre ! »

Alors la portière les regarda et trouva qu’ils avaient bien la mine de marchands et aussi l’aspect fort respectable. Alors elle alla trouver ses deux compagnes et leur demanda leur avis. Elles lui dirent : « Fais-les entrer ! » Alors elle revint leur ouvrir la porte ; et ils lui demandèrent : « Pouvons-nous entrer, avec votre permission ? » Elle dit : « Entrez ! » Alors le khalifat et Giafar et Massrour entrèrent, et, à leur vue, les jeunes filles se tinrent debout et se mirent à leur service et leur dirent : « Soyez les bienvenus, et que l’accueil ici vous soit large et amical ! Prenez vos aises, ô nos convives ! Mais nous avons à vous poser une condition : « Ne parlez pas de ce qui ne vous concerne point, sinon vous entendrez des choses qui ne vous agréeront pas ! » Ils répondirent : « Oui, certes ! » Et ils s’assirent, et ils furent invités à boire et à faire circuler entre eux la coupe. Puis le khalifat regarda les trois saâlik et vit qu’ils étaient borgnes de l’œil gauche, et il s’en étonna fort. Il regarda ensuite les jeunes filles et vit toute leur beauté et leurs grâces, et il fut fort perplexe et surpris. Mais les jeunes filles continuèrent à s’entretenir avec les convives et à les inviter à boire avec eux ; puis elles présentèrent un vin exquis au khalifat ; mais il refusa en disant : « Je suis un bon hadj ![10] » Alors la portière se leva et plaça devant lui une petite table incrustée finement, sur laquelle elle mit une tasse en porcelaine de Chine : elle versa dans la tasse de l’eau de source qu’elle rafraîchit avec un morceau de neige, et mélangea le tout avec du sucre et de l’eau de roses, puis le présenta, au khalifat. Il l’accepta et remercia beaucoup la jeune fille, et se dit en lui-même : « Il faut que demain je la récompense pour son action et tout le bien qu’elle fait ! »

Les jeunes filles continuèrent à remplir leurs devoirs d’hospitalité et à servir à boire. Mais, lorsque le vin produisit ses effets, la maîtresse de la maison se leva, leur demanda encore leurs ordres, puis elle prit la pourvoyeuse par la main et lui dit : « Ô ma sœur, lève-toi, que nous accomplissions nos devoirs ! » Elle lui répliqua : « À tes ordres ! » Alors la portière se leva, dit aux saâlik de se lever du milieu de la salle et de se ranger contre les portes, enleva tout ce qu’il y avait au milieu de la salle et la nettoya. Quant aux deux autres jeunes filles, elles appelèrent le portefaix et lui dirent : « Allah ! que ton amitié est peu efficace ! Voyons ! tu n’es point un étranger ici, tu es de la maison ! » Alors le portefaix se leva, releva les pans de sa robe, se serra la taille, et dit : « Ordonnez et j’obéis ! » Et elles lui dirent : « Attends à ta place ! » Après quelques instants, la pourvoyeuse lui dit : « Suis-moi et viens m’aider ! » Et il la suivit hors de la salle, et il vit deux chiennes de l’espèce des chiens noirs, et qui avaient des chaînes passées autour du cou. Le portefaix les prit et les conduisit au milieu de la salle. Alors la maîtresse du logis s’approcha, releva ses manches, prit un fouet et dit au portefaix : « Amène ici l’une des chiennes ! » Et il entraîna une des chiennes en la tirant par sa chaîne et la fit s’approcher et la chienne se mit à pleurer et à lever la tête vers la jeune fille. Mais la jeune fille, sans en tenir compte, lui tomba dessus en la frappant avec le fouet sur la tête, et la chienne criait et pleurait ; et la jeune fille ne cessa de la frapper que lorsque ses bras furent las. Alors elle jeta le fouet de sa main, et prit la chienne dans ses bras, la serra contre sa poitrine, essuya ses larmes, et lui embrassa la tête en la tenant entre ses deux mains. Puis elle dit au portefaix : « Remmène-là, et amène-moi la seconde ! » Et le portefaix fit s’approcher la chienne : et la jeune fille la traita comme elle avait traité la première.

Alors le khalifat sentit son cœur se remplir de pitié et sa poitrine se rétrécir de tristesse, et il cligna de l’œil à Giafar pour lui signifier d’interroger la jeune fille à ce sujet. Mais Giafar lui répondit par signes qu’il était préférable de se taire.

Ensuite la maîtresse du logis se tourna vers ses sœurs et leur dit : « Allons ! faisons ce que nous avons l’habitude de faire. » Elles répondirent : « Nous obéissons. » Alors la maîtresse du logis monta sur son lit de marbre lamé d’or et d’argent et dit à la portière et à la pourvoyeuse : « Faites-nous voir maintenant ce que vous savez. » Alors la portière se leva et monta sur le lit à côté de sa sœur, et la pourvoyeuse sortit, alla dans son appartement et en rapporta un sac de satin entouré de franges en soie verte ; elle s’arrêta devant les jeunes filles, ouvrit le sac et en tira un luth. Elle le tendit à la portière qui l’accorda et, le pinçant, chanta des strophes sur l’amour et ses tristesses :

« De grâce ! rendez à mes paupières le sommeil qui s’est enfui, et dites-moi où ma raison s’en est allée !

Lorsque je consentis à loger l’amour dans ma demeure, le sommeil alors se fâcha contre moi et me délaissa ! »

Ils me répondirent : « Qu’as-tu fait, notre ami, toi, que nous savions être de ceux qui marchent dans la voie droite et sûre ? Dis-nous qui a pu ainsi t’égarer. »

Je leur dis : « Ce n’est point moi, mais elle qui vous éclairera ! Moi, je vous répondrai toujours que mon sang, tout mon sang, lui appartient. Je vous répondrai toujours que je préfère de beaucoup le répandre pour elle que le garder en moi dans sa lourdeur !

J’ai choisi une femme pour, en elle, mettre mes pensées, mes pensées qui reflètent son image même ! Aussi, si je chassais cette image, je mettrais le feu à mes entrailles, le feu dévorateur.

Vous m’excuseriez en la voyant ! Car Allah lui-même a orfévré ce bijou, avec la liqueur de vie ; et, avec ce qui est resté de cette liqueur, il a formé la grenade et les perles ! »

Ils me dirent : « Trouves-tu vraiment, ô naïf, dans ton objet aimé, autre chose que des plaintes, des pleurs, des peines et de rares plaisirs ?

Ne sais-tu qu’en te regardant dans l’eau limpide, tu ne verrais plus que l’ombre de toi-même ! Tu bois à une source où l’on est rassasié avant d’avoir pu la goûter seulement. »

Je leur répondis : « Ne croyez point que c’est en la buvant que l’ivresse m’a tenu, mais c’est en la regardant seulement ! Et cela seul a chassé à jamais le sommeil de mes yeux !

Et ce ne sont point les choses passées qui m’ont ainsi consumé, mais seulement son passé à elle ! Et ce ne sont point les choses aimées dont je me suis séparé qui m’ont mis dans cet état, mais seulement sa séparation d’avec moi.

Et maintenant, tourner mes regards vers une autre, le pourrais-je ? moi, dont toute l’âme est attachée à son corps parfumé, aux parfumé d’ambre et de musc de son corps ! »

Lorsqu’elle eut fini son chant, sa sœur lui dit : « Puisse Allah te consoler, ô ma sœur ! » Mais la jeune portière fut prise d’une telle affliction qu’elle déchira ses vêtements et tomba par terre tout-à-fait évanouie.

Mais, par ce mouvement, comme son corps était mis à nu, le khalifat s’aperçut que ce corps portait l’empreinte de coups de fouet et de coups de verges, et il fut étonné à la limite de l’étonnement. Mais la pourvoyeuse s’approcha et jeta un peu d’eau sur le visage de sa sœur évanouie qui recouvra ses sens ; puis elle lui porta une nouvelle robe et l’en revêtit.

Alors le khalifat dit à Giafar : « Tu n’as pas l’air de t’émouvoir ! Ne vois-tu pas l’empreinte des coups sur cette femme ? Quant à moi, je ne puis plus garder le silence, et je n’aurai de repos que je n’aie découvert la vérité sur tout cela et aussi sur l’incident des deux chiennes ! » Et Giafar répondit : « Ô seigneur et maître, rappelle-toi la condition imposée : — Ne parle point de ce qui te concerne pas, sinon tu entendras des choses qui ne t’agréeront point ! »

Sur ces entrefaites, la pourvoyeuse se leva et prit le luth : elle l’appuya sur son sein arrondi, le pinça du bout des doigts et chanta :

Si l’on venait se plaindre à nous de l’amour, que répondrions-nous ? Si nous-mêmes nous étions abîmés par l’amour, que ferions-nous ?

Car, si nous chargeons un interprète de répondre pour nous, l’interprète, en vérité, ne saura point rendre toutes les plaintes d’un cœur amoureux.

Et, si nous patientons et souffrons en silence la fuite du bien-aimé, la douleur aura bientôt fait de nous mettre à deux doigts de la mort !

Ô douleur ! Il n’y a plus pour nous que les regrets, le deuil, et les larmes ruisselantes sur les joues.

Et toi, cher absent, qui as fui les regards de mes yeux et coupé les liens qui t’attachaient à mes entrailles,

Dis ! as-tu, du moins, gardé en toi une trace de notre amour passé, une petite trace qui durerait en dépit du temps ?

Ou as-tu oublié, grâce à l’absence, la cause qui a épuisé toutes mes forces, et, par toi, m’a mis dans cet état de maigreur et de faiblesse ?

Si donc l’exil doit ainsi être mon partage, je demanderai un jour compte à Dieu, notre Seigneur, de toutes mes souffrances !

À ce chant triste, la maîtresse du logis déchira ses habits, comme sa première sœur, pleura et tomba évanouie. Et la pourvoyeuse se leva et l’habilla d’une seconde robe, après avoir pris soin de lui jeter de l’eau sur la figure et de la faire revenir à elle-même. Alors la maîtresse du logis, remise un peu, s’assit sur le lit et dit à la pourvoyeuse : « Je t’en prie, chante encore pour que nous puissions payer nos dettes ! Encore une fois seulement ! » Alors la pourvoyeuse accorda de nouveau le luth et chanta ces strophes :

Jusques à quand cet éloignement et cet abandon si dur ? Ne sais-tu que mes yeux n’ont plus de larmes à répandre ?

Tu me délaisses ! Mais penses-tu ainsi déserter longtemps encore l’ancienne amitié ? Oh ! si ton but n’était qu’allumer en moi la jalousie, tu as réussi !

Si le destin perfide devait toujours favoriser les hommes amoureux, les pauvres femmes ne trouveraient plus un seul jour pour faire leurs reproches aux amants infidèles !

Mais moi, hélas ! à qui dois-je me plaindre pour me décharger un peu de mes malheurs, de mes malheurs par ta main, ô meurtrier de ce cœur !… Hélas ! hélas ! quelle déception n’attend-elle pas le plaignant qui aurait perdu la preuve écrite de sa créance ou d’une dette payée !

Et la tristesse de mon cœur endolori ne fait qu’augmenter de la folie de ton désir ! Je te désire ! Tu m’as promis ! Mais où es-tu ?

Ô frères, musulmans ! je vous laisse le soin de me venger de l’infidèle ! Qu’il éprouve d’égales souffrances ! Qu’à peine son œil va-t-il se fermer pour le repos, qu’aussitôt l’insomnie le rouvre largement !

Il m’a fait atteindre, par l’amour, aux pires humiliations ! Aussi je souhaite qu’un autre, à ma place, éprouve les plus grandes satisfactions, à ses dépens !

C’est moi jusqu’ici qui me suis dépensé pour son amour ! Mais c’est à lui, demain, à lui qui me blâme, de souffrir !

Alors de nouveau la portière tomba évanouie, et son corps mis à nu parut tout couvert de l’empreinte des fouets et des verges.

À cette vue les trois saâlik se dirent les uns aux autres : « Comme il aurait mieux valu pour nous ne pas entrer dans cette maison, même au risque de passer toute la nuit couchés sur les tas de terre, car ce spectacle vient de nous chagriner à nous démolir l’épine dorsale ! » Alors le khalifat se tourna vers eux et leur dit : « Et pourquoi cela ? » Ils répondirent : « C’est que nous sommes si intimement préoccupés de ce qui vient de se passer ! » Alors le khalifat leur demanda : « Alors, vous autres, n’êtes-vous donc pas de la maison ? » Ils répondirent : « Mais non ! Aussi pensons-nous que cette maison appartient à cet homme qui est là à côté de toi ! » Alors le portefaix s’écria : « Ha ! par Allah ! c’est pour la première fois, cette nuit même, que je suis entré dans cette demeure ! Comme il aurait été préférable pour moi d’avoir couché sur les monceaux de terre des décombres plutôt que dans cette maison ! »

Alors tous se concertèrent et dirent : « Nous sommes ici sept hommes, et elles ne sont en tout que trois femmes, pas une de plus ! Demandons-leur l’explication de cet état de choses. Si elles ne veulent pas nous répondre de bonne grâce, elles nous répondront de force ! » Et là-dessus tous tombèrent d’accord, excepté Giafar qui dit : « Trouvez-vous que ce soit là une idée juste et honnête ? Songez que nous sommes leurs hôtes, et qu’elles nous ont fait leurs conditions que nous devons suivre avec droiture ! D’ailleurs voici la nuit qui va finir, et chacun de nous va s’en aller voir l’état de sa destinée sur le chemin d’Allah ! » Puis il cligna de l’œil au khalifat et, le prenant à part, lui dit : « Nous n’avons plus qu’une heure à passer ici. Et je te promets que demain je les amènerai entre tes mains, et nous leur demanderons leur histoire ! » Mais le khalifat refusa et dit : « Je n’ai plus la patience d’attendre jusqu’à demain ! » Puis comme ils continuaient leur dialogue en disant : comme ceci et comme cela ! ils finirent tout de même par se demander : « Mais qui d’entre nous leur posera la question ? » Et quelques-uns opinèrent que cela revenait au portefaix.

Sur ces entrefaites, les jeunes filles leur demandèrent : « Ô bonnes gens, de quoi parlez-vous ? » Alors le portefaix se leva, se tint devant la maîtresse de la maison et lui dit ; « Ô ma souveraine, je te demande et te conjure au nom d’Allah, de la part de tous ces convives, de nous dire l’histoire de ces deux chiennes, et pourquoi tu les as ainsi châtiées pour ensuite pleurer sur elles et les embrasser ! Et dis-nous aussi, pour que nous l’entendions, la cause de l’empreinte des coups de fouet et de verges sur le corps de ta sœur ! Et telle est notre demande ! Et maintenant que la paix soit avec toi ! »

Alors la maîtresse de la maison demanda à tous ceux qui étaient réunis : « Est-ce vrai ce que le portefaix dit en votre nom ? » Et tous, à l’exception de Giafar, répondirent : « Oui, c’est vrai ! » Et Giafar ne dit pas un mot.

Alors la jeune fille, en entendant leur réponse, dit : « Par Allah ! ô nos hôtes, voici que vous venez de commettre à notre égard la pire des offenses et la plus criminelle ! Or, précédemment, nous vous avions posé la condition que si quelqu’un parlait de ce qui ne le regardait pas, il entendrait des choses qui ne lui agréeraient point ! Et ne vous a-t-il pas suffi d’être entrés dans notre maison et d’avoir mangé de nos provisions ? Mais ce n’est point de votre faute, mais de la faute de notre sœur qui vous a amenés chez nous ! »

À ces paroles, elle retroussa ses manches sur ses poignets, frappa le sol trois fois de son pied et s’écria : « Hé ! Accourez vite ! » Et aussitôt s’ouvrit la porte d’une des garde-robes sur lesquelles étaient abaissés les rideaux, et en sortirent sept nègres solides brandissant à la main des glaives aiguisés. Et elle leur dit : « Attachez les bras de ces gens à langue trop longue, et liez-les les uns aux autres ! » Et les nègres exécutèrent l’ordre, et dirent : « Ô notre maîtresse, ô fleur cachée loin du regard des hommes, nous permets-tu de leur trancher la tête ? » Elle répondit : « Patientez encore une heure sur eux ! car je veux, avant de leur couper le cou, les interroger pour savoir qui ils sont ! »

Alors le portefaix s’écria : « Par Allah ! ô ma maîtresse, ne me tue pas pour le crime fait par d’autres ! Eux tous ici ont failli et commis un vrai crime, mais pas moi ! Oh, par Allah ! quelle nuit heureuse et agréable nous aurions passée si nous avions été indemnes de la vue de ces saâlik de malheur ! car ces saâlik de mauvais augure mettraient en ruine, par leur seule présence, la ville la plus florissante rien qu’en y entrant ! » Et là-dessus il récita une strophe :

Qu’il est beau le pardon de la part du fort, qu’il est beau, surtout accordé à un être sans défense !…

Et toi, je te conjure, par l’amitié inviolable qui est entre nous, ne tue point l’innocent à cause du coupable !

Lorsque le portefaix eut fini de parler, la jeune fille se mit à rire.

À ce moment, Schahrazade vit approcher le matin, et elle se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA ONZIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que lorsque la jeune fille se mit à rire après s’être mise en colère, elle s’approcha de la compagnie et dit : « Racontez-moi tout ce qu’il faut me raconter, car vous n’avez plus qu’une heure à vivre ! D’ailleurs, si je patiente ainsi, c’est que vous êtes de pauvres gens ; car si vous étiez parmi les plus considérés ou les plus grands de votre tribu, ou si vous étiez des gouvernants, il est certain que je vous aurais expédiés plus vite encore pour vous punir ! »

Alors le khalifat dit à Giafar : « Malheur à nous, ô Giafar ! Révèle-lui qui nous sommes, sinon elle va nous tuer ! » Et Giafar répondit : « Nous n’avons que ce que nous avons mérité ! » Mais le khalifat lui dit : « Il ne faut pas faire de plaisanterie au moment où il faut être sérieux, car chaque chose a son temps ! »

Alors la jeune fille s’approcha des saâlik et leur dit : « Êtes-vous frères ? » Ils lui répondirent : « Non, par Allah ! Nous ne sommes que les plus pauvres des pauvres, et nous vivons de notre métier en posant des ventouses et en faisant des scarifications ! » Alors elle s’adressa à chacun d’eux et lui demanda : « Es-tu né borgne ? » Il répondit : « Non, par Allah ! mais l’histoire de la perte de mon œil est une histoire tellement étonnante que, si elle était écrite avec l’aiguille sur le coin de l’œil, elle serait une leçon à qui la lirait avec respect ! » Et le second et le troisième lui firent la même réponse. Puis tous ensemble lui dirent : « Chacun de nous est d’un pays différent et nos histoires sont étonnantes et nos aventures prodigieusement étranges ! » Alors la jeune fille se tourna vers eux et leur dit : « Que chacun de vous raconte son histoire et la cause de sa venue à notre maison. Et ensuite que chacun de vous porte la main à son front pour nous remercier et qu’il s’en aille à sa destinée ! »

Alors le premier qui s’avança fut le portefaix, qui dit : « Ô ma maîtresse, moi, de mon état d’homme, je suis portefaix, rien de plus ! La pourvoyeuse que voici me fit porter une charge et vint ici avec moi. Et il m’est arrivé avec vous autres ce que vous savez fort bien, et que je ne veux pas répéter ici, vous comprenez pourquoi. Et telle est toute mon histoire, car je n’ajouterai pas un mot de plus. Et je vous souhaite la paix ! »

Alors la jeune fille lui dit : « Allons ! porte un peu la main à ta tête pour voir si elle est bien à sa place, lisse tes cheveux et va-t’en ! » Mais le portefaix dit : « Non, par Allah ! je ne m’en irai que lorsque j’aurai entendu le récit de mes compagnons que voici. »

Alors le premier saâlouk d’entre les saâlik s’avança pour raconter son histoire, et dit :


Notes
  1. Nousrani, c’est-à-dire nazaréen. C’est le nom que les musulmans donnent aux chrétiens.
  2. Artal, pluriel de ratl, poids variant, selon les contrées, entre deux et douze onces.
  3. Dans le texte original : « mon ami ». Les poètes arabes emploient presque toujours, par euphémisme, le genre masculin pour parler de leurs amoureuses.
  4. En arabe on emploie ce mot d’âme pour les mots lui-même, soi-même, eux-mêmes, etc.
  5. Khân, auberge.
  6. Ahjam, pluriel de Ajami. Ce mot désigne tous les peuples partant une langue étrangère à l’arabe, et particulièrement les Persans et, en général, tous ceux qui parlent mal l’arabe. Mais le plus souvent on ne se sert de ce mot que pour désigner les Persans.
  7. Les Persans les appellent des kalendars ou calenders. Le mot saâlouk donne au pluriel saâlik.
  8. Al-Barmaki ou le Barmécide.
  9. Tibériade.
  10. Hadj, pèlerin de la Mecque.