Le Livre des milles nuits et une nuit/Tome 02/Histoire de Ghanem Ben-Ayoub

La bibliothèque libre.
Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Eugène Fasquelle, éditeur (Tome 2p. 295-366).


HISTOIRE DE GHANEM BEN-AYOUB
ET DE SA SŒUR FETNAH


Et Schahrazade dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait, en l’antiquité du temps et le passé des siècles et des âges, un marchand d’entre les marchands, très riche et père de deux enfants. Il s’appelait Ayoub. Le fils s’appelait Ghanem ben-Ayoub, connu depuis sous le surnom d’El-Molim El-Massloub[1], et il était aussi beau que la pleine lune durant les nuits, et doué d’une merveilleuse éloquence et d’une délicieuse diction. La fille, sœur de Ghanem, s’appelait Fetnah[2], tant elle avait en elle de charme et de beauté.

À sa mort, leur père, Ayoub, leur laissa de très grandes richesses…

— Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin st se tut discrètement.


MAIS LORSQUE FUT
LA TRENTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

Le marchand Ayoub, leur père, à sa mort, leur laissa de très grandes richesses. Entre autres choses, il leur laissa : cent charges de soieries, de brocarts et d’étoffes précieuses, et cent vases remplis de vessies de musc pur. Les charges étaient toutes emballées, et sur chaque balle il était écrit en gros caractères bien faits : à destination de Baghdad ; car le marchand Ayoub ne pensait pas mourir si tôt et avait l’intention de se rendre lui-même à Baghdad vendre ses précieuses marchandises.

Mais, une fois qu’Allah eut appelé le marchand Ayoub en son infinie miséricorde et que les jours de deuil furent passés, le jeune Ghanem songea à partir lui-même pour Baghdad à la place de son père. Il fit donc ses adieux à sa mère, à sa sœur Fetnah, à ses proches et à tous les habitants de son quartier et du voisinage ; puis il alla au souk, où il loua les chameaux nécessaires, chargea toutes ses balles sur les chameaux et profita du départ d’autres marchands pour Baghdad pour faire route avec eux ; et il sortit après avoir remis son sort entre les mains d’Allah Très-Haut. Et Allah lui écrivit la sécurité si bien que Ghanem ne tarda pas à arriver à Baghdad sain et sauf, avec toutes ses marchandises.

À peine arrivé à Baghdad, il se hâta de louer une fort belle maison, qu’il meubla somptueusement ; il y étendit partout de magnifiques tapis, des divans et des coussins, et n’oublia pas les rideaux aux portes et aux fenêtres ; puis il y fit décharger toutes les marchandises de sur le dos des chameaux et des mulets ; et il resta s’y reposer des fatigues du voyage et attendit tranquillement que tous les marchands de Baghdad et les notables fussent venus, les uns après les autres, lui souhaiter la paix et la bienvenue.

Il songea alors à aller au souk commencer la vente de ses marchandises. Il fit un paquet de dix pièces d’étoffes très belles et de fines soieries qui portaient chacune sur une étiquette le prix déterminé, et se dirigea vers le souk des grands marchands. Aussitôt il fut reçu avec empressement par tous les marchands, qui vinrent au-devant de lui et lui souhaitèrent la paix et l’invitèrent à accepter des rafraîchissements et le reçurent avec une très grande cordialité. Puis ils le conduisirent chez le cheikh du souk qui aussitôt, à la seule inspection des marchandises, les lui acheta séance tenante. Et Ghanem ben-Ayoub fit ainsi un gain de deux dinars d’or pour chaque dinar de marchandise. Et il fut fort content de ce gain, et continua ainsi à vendre tous les jours quelques pièces d’étoffe et quelques vessies de musc, avec un gain de deux pour un, et cela durant l’espace d’une année entière.

Un jour, au commencement de la seconde année, il alla au souk selon son habitude. Mais il trouva toutes les boutiques fermées, et la grande porte du souk fermée également. Et, comme ce n’était point une fête, il fut étonné et en demanda la raison. On lui répondit que l’un des principaux marchands venait de mourir et que tous les marchands étaient allés assister à ses funérailles ; et l’un des passants lui dit : « Tu feras bien d’y aller aussi, et d’accompagner le convoi, car cela te sera méritoire. » Et Ghanem répondit : « Mais certainement ! Seulement, Je voudrais savoir où se font les funérailles. » Alors on le lui indiqua ; et il entra aussitôt dans une cour de mosquée près de là, fit ses ablutions minutieusement avec l’eau du bassin, et se dirigea en toute hâte vers l’endroit indiqué. Il se mêla alors à la foule des marchands et les accompagna à la grande mosquée où l’on fit les prières d’usage sur le corps du défunt. Puis le convoi prit le chemin du cimetière qui était situé en dehors des portes de Baghdad. On entra dans le cimetière et on marcha à travers les tombes jusqu’à ce qu’on fût arrivé à l’édifice en dôme où l’on devait déposer le défunt.

Les parents du défunt avaient déjà tendu une immense tente au-dessus du tombeau, et y avaient suspendu les lustres, les flambeaux et les lanternes. Et tous les assistants purent entrer se mettre à couvert sous la tente. Alors on ouvrit le tombeau, on y déposa le corps, et on referma le couvercle. Puis les imans et les autres ministres du culte et les lecteurs du Koran commencèrent à réciter sur la tombe les versets sacrés du Livre et des chapitres prescrits. Et tous les marchands, ainsi que tous les parents du mort, s’assirent en rond sur les tapis étendus sous la tente et écoutèrent religieusement les saintes Paroles. Et Ghanem ben-Ayoub, quoique pressé de rentrer chez lui, ne voulut point, par égard pour les parents, s’en aller tout seul, et il resta à écouter avec les autres.

Les cérémonies religieuses ne prirent fin qu’avec le jour. Alors les esclaves arrivèrent chargés de grands plateaux couverts de mets et de douceurs, et les distribuèrent largement à tous les assistants, qui mangèrent et burent jusqu’à satiété, comme il est d’usage en tout enterrement ; puis on leur passa les, aiguières et les cuvettes et ils se lavèrent les mains, et s’assirent en rond silencieusement, comme d’usage.

Mais, au bout d’un certain temps, comme la séance ne devait être levée que le lendemain matin, Ghanem commença à s’inquiéter fort, à cause des marchandises qu’il avait laissées à la maison sans gardien, et il eut peur des voleurs, et se dit en lui-même : « Je suis un étranger, et je passe pour être un homme fort riche. Aussi, si je passais une nuit loin de ma maison, les voleurs la pilleraient entièrement et emporteraient tout mon argent et le restant de mes marchandises. » Et comme ses craintes ne faisaient qu’augmenter, il se décida à se lever et s’excusa auprès des assistants en leur disant qu’il allait satisfaire un besoin très pressant, et sortit au plus vite. Il se mit à marcher en suivant, dans l’obscurité, les traces du sentier jusqu’à ce qu’il fût arrivé à la porte de la ville. Mais comme c’était déjà minuit, il trouva la porte de la ville fermée, et ne vit aucun passant s’en approcher ou s’en éloigner, et ne put entendre d’autre voix que les aboiements des chiens et les glapissements lointains des chacals mêlés aux hurlements des loups. Alors il s’écria, désappointé et effrayé : « Il n’y a de force et de puissance qu’en Allah ! Auparavant c’était pour mon bien que j’avais peur, et maintenant c’est pour ma vie ! » Alors il revint sur ses pas et se mit à la recherche de quelque gîte pour y passer la nuit à l’abri jusqu’au matin. Il trouva bientôt une turbeh, non loin de là, entourée de quatre murs, et où il y avait un palmier. Cette turbeh avait une porte de granit qui était ouverte. Et Ghanem entra dans la turbeh et s’y étendit pour dormir ; mais le sommeil ne vint pas, et la terreur l’envahit d’être ainsi tout seul au milieu des tombeaux. Alors il se leva debout sur ses deux pieds, et ouvrit la porte et regarda au dehors. Et il vit une lumière qui brillait dans le loin, du côté de la porte de la ville. Il se mit à se diriger vers cette lumière, mais il vit qu’elle s’approchait elle-même sur le chemin qui conduisait à la turbeh où il était. Alors Ghanem eut peur et revint précipitamment, et entra de nouveau dans la turbeh et prit soin de refermer soigneusement la lourde porte et de repousser le loquet. Puis il n’eut de repos qu’il n’eût grimpé au haut du palmier et ne se fût bien blotti entre les branchages. De là, il remarqua que la lumière se rapprochait, et il finit par apercevoir trois nègres, dont deux portaient une grande caisse et le troisième tenait à la main une lanterne et des pioches. Lorsqu’ils furent tout près de la turbeh, l’un des porteurs vit que son compagnon à la lanterne s’était arrêté surpris, et il lui dit : « Qu’arrive-t-il donc, ô Saouâb ? » Saouâb répondit : « Ne vois-tu pas ? » L’autre dit : « Quoi donc ? » Saouâb répondit : « Ô Kâfour, ne vois-tu pis que la porte de la turbeh, qui nous avions laissée ouverte le soir, est maintenant fermée et bien cadenassée de l’intérieur ? » Alors le troisième nègre, qui s’appelait Bakhita, leur dit : « Quel petit esprit vous avez ! Ne savez-vous donc pas que les propriétaires des champs sortent tous les jours de la ville et viennent ici, après avoir visité leurs plantations, pour s’y reposer ? Ils entrent et prennent soin de refermer la porte sur eux, le soir venu, de crainte d’être surpris par des nègres comme nous, qu’ils redoutent énormément ; car ils savent bien que nous les prenons pour les rôtir et nous régaler de leur chair de blancs. » Alors Kâfour et Saouâb dirent au nègre Bakhita : « En vérité, ô Bakhita, s’il y a quelqu’un parmi nous qui soit modique d’esprit, c’est bien toi ! » Mais Bakhita répondit : « Je vois bien que vous ne croirez à mes paroles que lorsque nous serons entrés dans la turbeh et que nous y aurons vu quelque personne. Et je vous annonce même d’avance que si, en ce moment, il y a quelqu’un dans la turbeh, ce quelqu’un, à la vue de notre lumière qui s’approchait, aura grimpé, terrifié, au plus haut du palmier. Et ce n’est que là que nous le trouverons ! »

À ces paroles du nègre Bakhita, l’effaré Ghanem se dit en lui-même : « Quel nègre plein de malice ! Qu’Allah confonde tous les Soudaniens pour ce qu’ils ont en eux de perfidie et de malice ! » Puis, de plus en plus terrifié, il dit : « Il n’y a de force et de puissance qu’en Allah le Très-Haut l’Omnipotent ! Qui va maintenant pouvoir me délivrer de cet abîme ? »

Après cela, les deux nègres porteurs de la caisse dirent au nègre porteur de la lanterne et des pioches : « Ô Saouâb ! grimpe sur le mur et saute dans la turbeh et ouvre-nous cette porte qui est fermée de l’intérieur ; car nous sommes bien fatigués du poids de cette caisse contre notre cou et sur nos épaules. Et nous te promettons, si tu nous ouvres cette porte, de te réserver le plus gros et le plus dodu des individus que nous attraperons là-dedans, et nous te le ferons cuire une cuisson bien à point, à lui bien dorer toute la peau, et nous nous engageons à ne pas laisser perdre inutilement une seule gouttelette de sa graisse ! » Mais Saouâb répondit : « Moi, comme je suis fort modique d’intelligence, voici ce que je crois plutôt préférable de faire : comme cette caisse nous a été confiée, le mieux est de nous en débarrasser en la jetant dans la turbeh par-dessus la muraille, puisqu’on nous a donné l’ordre de la déposer dans cette turbeh ! » Mais les deux autres nègres dirent : « Si nous jetons ainsi cette caisse par-dessus la muraille, sûrement elle se cassera ! « Saouâb dit : « Oui ! mais aussi, si nous entrons dans cette turbeh-là, j’aurai bien peur des brigands qui doivent y être cachés pour assassiner les passants et dévaliser les voyageurs ! Car c’est dans cette turbeh que se donnent, le soir, rendez-vous tous les brigands, pour faire entre eux le partage du butin. » Mais les deux nègres porteurs de la caisse lui répondirent ; « Homme de peu d’esprit ! es-tu donc assez idiot pour ajouter foi à de pareilles insanités ! »

Et, là-dessus, les deux nègres déposèrent la caisse à terre, escaladèrent le mur et sautèrent dans la turbeh pour courir ouvrir la porte, pendant que le troisième leur tenait la lumière. Ils firent tous les trois entrer la caisse, refermèrent sur eux la porte de granit, et s’assirent se reposer dans la turbeh. Et l’un d’eux dit : « En vérité, ô mes frères, nous voici bien las de cette longue marche et bien fatigués de tout ce mouvement que nous nous sommes donné pour escalader des murs et ouvrir des portes, et voici que c’est minuit. Reposons-nous donc tranquillement quelques heures avant de travailler à creuser la fosse où l’on nous a commandé d’enfouir cette caisse dont nous ignorons le contenu. Une fois bien reposés nous nous mettrons au travail. Or, voici ce que je vous propose : pour passer agréablement ces quelques instants de repos, que chacun de nous, les trois eunuques noirs, raconte à tour de rôle le motif qui l’a obligé à devenir eunuque et la raison qui l’a fait châtrer ! Et qu’il raconte les détails de son histoire depuis le commencement jusqu’à la fin ! De la sorte, nous passerons cette nuit fort agréablement. »

Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.


MAIS LORSQUE FUT
LA TRENTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que lorsque l’un des nègres soudaniens eut proposé qu’ils se racontassent mutuellement la cause de leur eunuquat, le nègre Saouâb, qui portait la lanterne et les instruments, prit le premier la parole et dit : « Voulez-vous que je vous raconte, le premier, le motif de ma castration ? » Les deux autres répondirent : «  Certainement ! hâte-toi de parler ! »

Alors l’eunuque soudanien Saouâb dit :


HISTOIRE DU NÈGRE SAOUÂB, LE PREMIER

EUNUQUE SOUDANIEN


« Sachez donc, ô mes frères, que j’avais à peine cinq ans d’âge lorsque le marchand d’esclaves me prit et m’emmena de mon pays pour me conduire ici, à Baghdad. Il me vendit à un homme d’armes du palais. Cet homme avait une fillette qui, à ce moment, était âgée de trois ans. Je fus donc élevé avec elle ; et j’étais l’amusement de tous les gens de la maison lorsque je faisais jouer la petite fille, que je dansais pour elle des danses d’une grande drôlerie, et que je lui chantais les chansons que je connaissais ; et tout le monde aimait le petit négrillon.

Nous grandîmes ensemble de la sorte et nous atteignîmes, moi, l’âge de douze ans et, la petite, l’âge de dix ans. Et on continuait à nous laisser jouer ensemble, sans nous séparer. Aussi, un jour d’entre les jours, comme je la trouvai assise seule dans un endroit retiré, je m’approchai d’elle, selon mon habitude.

Or, à ce moment justement, la fillette venait de prendre un bain complet dans le hammam de la maison, car elle sentait bon de fort loin, et elle était délicieuse et parfumée et toute lustrale ; quant à sa figure, elle était comme la lune dans sa quatorzième nuit. Me voyant, elle courut à moi et nous nous mîmes à jouer, à nous ébattre et à faire mille petites folies ; et elle me mordait et je l’égratignais, et elle me pinçait et moi également, si bien qu’au bout de quelques instants mon petit zebb s’érigea et se gonfla et devint comme une clef énorme et saillit considérablement sous ma robe. Alors la petite se mit à rire et s’élança sur moi et me renversa par terre sur mon dos et vint se mettre à califourchon sur mon ventre ; et, là, elle se mit à se frotter et à me frotter et finit par mettre mon zebb à découvert. À la vue de mon zebb qui s’érigeait turgescent, elle le prit avec sa main et se mit à s’en frotter et à s’en chatouiller les petites lèvres de sa vulve, mais seulement par dessus le caleçon qu’elle portait. Mais ce manège fit que ma chaleur s’intensifia et devint telle que j’accolai la petite fille, et elle m’accola et se suspendit à mon cou et me serra de toutes ses forces. Et voilà que soudain, je ne sais comment, mon zebb devenu comme le fer perça le caleçon de la fillette et pénétra entre ses lèvres, et, du coup, lui enleva sa virginité.

Une fois notre chose finie, la fillette se reprit à rire et se mit à m’embrasser et à me cajoler ; mais moi, je fus terrifié de ce que je venais de ravir et, sans plus m’attarder, je m’échappai des mains de ma petite maîtresse et me mis à courir et allai me cacher chez un jeune nègre de mes amis.

Pour la petite fille, elle ne tarda pas à rentrer à la maison ; et bientôt sa mère, à la vue de sa robe fourragée et de son caleçon transpercé d’outre en outre, jeta un grand cri et examina la chose située entre les cuisses de la fillette ; et elle vit ce qu’elle vit ! Et elle tomba à la renverse et s’évanouit d’émotion et de colère. Mais elle revint à elle-même et, comme, en somme, la chose était irréparable, elle ne tarda pas à se calmer et prit toutes les précautions pour arranger l’affaire et cacher surtout l’incident à son époux, le père de la fillette. Et elle y réussit et patienta ainsi pendant deux mois, durant, lesquels ils avaient fini par me découvrir et ne cessaient de me cajoler et de me faire de petits cadeaux pour m’obliger à rentrer à la maison de mon maître. Et, une fois rentré, ils continuèrent à ne parler jamais de cette affaire-là et à la cacher soigneusement au père, qui m’aurait certainement tué ; et ni la mère ni personne ne me désiraient tant de mal, car ils m’aimaient beaucoup.

Au bout de ces deux mois, la mère réussit à fiancer la fillette à un jeune barbier, qui était le barbier du père et qui venait souvent à la maison à ce titre. Et elle lui constitua une dot sur son propre argent et lui fit le trousseau et y consacra tous ses efforts. Puis on songea à célébrer les noces. Et c’est alors qu’on fit venir le jeune barbier avec ses instruments ; et on me saisit, et le barbier me lia les bourses et me coupa mes deux œufs et, du coup, fit de moi un eunuque. Et la cérémonie du mariage eut lieu ; et on fit de moi l’eunuque de ma jeune maîtresse, et désormais je dus marcher devant elle partout où elle allait, qu’elle se rendît au souk ou en visite ou à la maison paternelle. Et la mère fit les choses si discrètement que nul ne sut rien de l’histoire, pas plus le nouveau marié que les parents et amis. Et, pour faire croire aux invités à la virginité de la fillette, la mère égorgea un pigeon et teignit de son sang la chemise de la nouvelle mariée et, selon l’usage, elle fit circuler la chemise vers la fin de la nuit, dans la salle de réunion, devant toutes les femmes invitées, qui pleurèrent d’émotion.

Et, depuis ce temps, j’habitai, avec ma jeune maîtresse, dans la maison du barbier, son époux. Et je pus, de la sorte, impunément, me délecter tout à mon aise et dans la mesure de mes forces à sa beauté et aux perfections de son corps délicieux. Car mes œufs étaient partis, il est vrai, mais mon zebb me restait. Je pouvais donc, sans risque et insoupçonné, continuer à baiser et à embrasser ma petite maîtresse, jusqu’à ce qu’elle fût morte, elle et son mari, et sa mère et son père. Alors je devins, de droit, la propriété du Trésor, et je devins l’un des eunuques du Palais. Et cela fit que je devins votre compagnon, ô mes frères nègres !

Et tel est la cause de ma castration et de mon eunuquat. Et maintenant que la paix soit sur vous ! »

— Sur ces paroles le nègre Saouâb se tut, et le second nègre Kâfour prit la parole et dit :


HISTOIRE DU NÈGRE KÂFOUR, LE SECOND

EUNUQUE SOUDANIEN


« Sachez donc, ô mes frères, que j’avais huit ans d’âge au commencement de mon histoire. Mais déjà j’étais fort expérimenté dans l’art de mentir ; et, chaque année, une fois par an seulement, je faisais au marchand d’esclaves un mensonge tel que son cul se rétractait et qu’il en tombait à la renverse. Aussi le marchand d’esclaves finit par vouloir se débarrasser de moi au plus vite, et il me mit entre les mains du crieur public et lui dit de me crier au souk en disant : « Qui veut acheter un négrillon avec son vice ? » Et le crieur se mit à parcourir avec moi tous les souks en criant la chose. Et bientôt un brave homme d’entre les marchands du souk s’approcha et demanda au crieur : « Mais quel est le vice de ce petit nègre ? » Il répondit : « C’est de mentir chaque année un seul mensonge, sans plus ! » Le marchand demanda : « Et quel prix a-t-on déjà proposé pour ce nègre avec son vice ? » Il répondit : « Six cents drachmes seulement. » Le marchand dit : « Je le prends. Et pour toi, vingt drachmes de courtage ! » Et, séance tenante, on assembla les témoins de vente, et l’achat fut conclu entre le crieur et le marchand du souk. Alors le crieur me mena à la maison de mon nouveau maître, prit l’argent et le courtage, et s’en alla.

Mon maître ne manqua pas de m’habiller proprement et d’une façon qui m’allait bien ; et je restai ainsi chez lui le reste de l’année, sans aucun incident. Mais vint la nouvelle année, et elle s’annonça comme une année bénie, pleine de promesses pour la récolte, la fertilité et les fruits. Aussi les marchands ne manquèrent pas de se donner mutuellement des festins dans les jardins ; et chacun à son tour se mit à faire les frais de l’invitation jusqu’à ce que vînt le tour de mon maître. Alors mon maître invita les marchands à un jardin situé en dehors de la ville, et y fit porter tout ce dont on pouvait avoir besoin en fait de nourriture et de boisson ; et tout le monde s’assit à boire et à manger depuis le matin jusqu’à midi. À ce moment, mon maître eut besoin d’une chose qu’il avait oubliée à la maison et me dit : « Ô esclave, monte sur ma mule et va vite à la maison demander à ta maîtresse telle chose, et fais diligence pour revenir ! » Et moi j’obéis à cet ordre et je me dirigeai en toute hâte vers la maison.

Lorsque je fus près de la maison, je me mis à jeter de grands cris et à répandre de grosses gouttes de larmes ; et aussitôt je fus entouré par un grand rassemblement de tous les habitants de la rue et du quartier, grands et petits. Et les femmes mirent la tête aux portes et aux fenêtres, et la femme de mon maître entendit mes cris et vint m’ouvrir, suivie de ses filles ; et toutes me demandèrent la cause qui m’amenait ainsi. Je répondis en pleurant : « Mon maître, qui était au jardin avec les invités, s’était absenté un moment pour aller, contre un mur, satisfaire un besoin. Et soudain le mur s’écroula et mon maître disparut sous les décombres. Alors, affolé, je sautai sur la mule et je vins en toute hâte vous mettre au courant de la situation. » Lorsque la femme et les filles eurent entendu mes paroles, elles se prirent à lancer de grands cris, à déchirer leurs habits et à se frapper le visage et la tête ; et tous les voisins accoururent et les entourèrent. Puis la femme de mon maître, en signe de grand deuil, comme cela se pratique d’ordinaire à la mort inattendue du chef de la maison, se mit à bouleverser la maison, à détruire et casser les étagères et les meubles, à les lancer par les fenêtres, à briser tout ce qui pouvait être brisé, et à enlever les portes et les fenêtres. Puis elle fit peindre tous les murs extérieurs en bleu et y fit coller de la boue par plaques Et elle me cria : « Misérable Kâfour, voilà que tu restes immobile ! viens donc m’aider à casser ces armoires, à détruire tous ces ustensiles et à mettre en morceaux toutes ces porcelaines ! » Alors, moi, sans avoir besoin d’un second appel, je m’élançai de tout cœur, et me mis à tout briser et à tout abîmer, les armoires, les meubles précieux, les porcelaines ; je brûlai les tapis, les lits, les rideaux, les étoffes précieuses et les coussins ; cela fait, je m’en pris à la maison elle-même et j’attaquai les plafonds et les murs, et je détruisis le tout de fond en comble. Et pendant tout ce temps je ne cessais de me lamenter et de clamer : « Ô mon pauvre maître ! ô mon malheureux maître ! »

Après cela, ma maîtresse et ses filles enlevèrent leurs voiles et, le visage découvert et les cheveux dénoués, sortirent dans la rue et me dirent : « Ô Kâfour, marche devant nous pour nous montrer le chemin, et conduis-nous à l’endroit où ton maître a été enterré sous les décombres. Car il nous faut le retrouver pour le mettre dans le cercueil et le ramener à la maison, et de là lui faire les funérailles qui lui sont dues ! » Alors je marchai devant elles en continuant à crier : « Ô mon pauvre maître ! » Et tout le monde me suivait, les femmes le visage découvert et les cheveux en désordre, avec des cris et des gémissements. Et peu à peu notre cortège grossit de tous les habitants de toutes les rues que nous traversions, hommes, femmes, enfants, jeunes filles et vieilles femmes ; et tous se frappaient le visage et pleuraient extrêmement. Et moi, je pris plaisir à leur faire faire ainsi tout le tour de la ville et je leur fis traverser toutes les rues ; et tous les passants s’informaient de la cause de tout cela, et on leur racontait ce qu’on m’avait entendu dire, et ils s’écriaient alors : « Il n’y a de force et de puissance qu’en Allah le Très-Haut l’Omnipotent ! »

Pendant ce temps quelques-uns conseillèrent à la femme de mon maître d’aller d’abord trouver le wali et de lui raconter le malheur. Et tous allèrent chez le wali, tandis que, moi, je leur disais que j’allais les précéder au jardin sur les ruines qui avaient enterré mon maître.

Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.


MAIS LORSQUE FUT
LA TRENTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que l’eunuque Kâfour continua ainsi le récit de son histoire :

« Alors, moi, je courus au jardin ; et les femmes, avec tous les autres, se rendirent chez le wali et lui racontèrent la chose. Alors le wali se leva et monta à cheval et prit avec lui des ouvriers terrassiers chargés d’instruments, de sacs et de cordes ; et tout le monde prit le chemin du jardin en suivant les indications que j’avais données.

Moi, de mon côté, je me couvris les cheveux de terre, je me mis à me frapper le visage, et j’arrivai au jardin en criant : « Oh ! ma pauvre maîtresse ! ah ! mes pauvres petites maîtresses ! ah ! mes pauvres maîtres ! » Et j’entrai de la sorte au milieu des invités. Lorsque mon maître me vit ainsi, la tête couverte de terre et me frappant le visage et criant : « Ah ! qui va désormais me recueillir ? Ah ! quelle femme pourra jamais être aussi bonne que ma pauvre maîtresse ! » il changea de couleur et devint jaune de teint et me dit : « Qu’as-tu donc, ô Kâfour ? Et qu’est-il arrivé, dis ? » Je lui dis : « ô mon maître, lorsque tu m’eus donné l’ordre d’aller chez ma maîtresse chercher la chose demandée, j’arrivai et je trouvai que la maison s’était effondrée et avait enseveli sous ses ruines ma maîtresse et ses enfants ! » Il s’écria alors : « Ta maîtresse n’a-t-elle pas pu se sauver ? » Je dis : « Hélas ! non. Personne n’a pu se sauver ; et la première qui fut atteinte, c’est ma maîtresse la grande ! » Il me dit : « Mais ta maîtresse la petite, la plus jeune de mes filles, n’a-t-elle pu échapper ? » Je dis : « Hé ! non. » Il me dit : « Et la mule, n’a-t-elle pas pu être sauvée, la mule, celle que je monte d’ordinaire ? » Je répondis : « Non, ô mon maître, car les murs de la maison et les murs de l’étable se sont effondrés sur tout ce qu’il y avait de vivant dans la maison, même sur les moutons, les oies et les poules ! Et tout cela devint une masse de chair informe et disparut sous les décombres. Et il ne reste plus personne. » Il me dit : « Et même pas ton maître le grand, l’aîné de mes fils ? » Je dis : « Hélas ! non. Il n’y a plus personne de vivant. Et il n’y a plus ni maison ni habitants. Et il n’y a même plus trace de tout cela. Quant aux moutons, aux oies et aux poules, ils doivent être en ce moment la proie des chats et des chiens. »

Lorsque mon maître eut entendu mes paroles, la lumière se changea à ses yeux en ténèbres ; il perdit tout sentiment et toute volonté ; et il flageola sur ses jambes ; et ses muscles se paralysèrent ; et son dos se cassa. Puis il se mit à se déchirer les habits, à s’arracher la barbe, et à se frapper la figure, et à arracher son turban de dessus sa tête. Et il ne cessa d’agir de la sorte et de se frapper qu’en voyant toute sa figure en sang. Et il s’écriait : « Ah ! mes enfants ! ma femme ! Ah ! quelle calamité ! Ah ! quel malheur semblable au mien ? » Puis tous les marchands, ses compagnons, se mirent également à se lamenter et à pleurer avec lui pour lui exprimer leur compassion et déchirèrent leurs habits également.

Après cela, mon maître, suivi de tous les invités, sortit du jardin en continuant à se donner de grands coups, la plupart sur le visage. Et il devint comme un homme ivre. Mais à peine avait-il franchi la porte du jardin qu’il vit une grande poussière et entendit de grands cris lamentables. Et bientôt il vit poindre le wali avec tous ses gens et suivi des femmes de la maison, de tous les habitants du quartier et de tous les passants qui s’étaient joints à eux en cours de route, par curiosité. Et tout le monde était dans les pleurs et les lamentations.

La première personne avec laquelle mon maître se rencontra face à face fut ma maîtresse, son épouse, et, derrière elle, ses enfants. À leur vue, mon maître resta interdit et sentit sa raison s’envoler ; puis il se mit à rire et tous se jetèrent dans ses bras et se suspendirent à son cou en pleurant et en disant : « Ô notre père ! qu’Allah soit béni pour ta délivrance ! » Il leur dit : « Mais comment allez-vous, vous autres, et que vous est-il arrivé dans la maison ? » Son épouse dit : « Qu’Allah soit béni, qui nous fait revoir ton visage en toute sécurité ! Mais comment as-tu fait pour te sauver et te tirer seul des décombres ? Car, pour nous, comme tu le vois, nous sommes saufs et en bonne santé. Et sans la terrible nouvelle que Kâfour est venu nous annoncer, il ne serait rien arrivé, non plus, à la maison ! » Il s’écria : « Quelle nouvelle ? » Elle dit ; « Kâfour est arrivé à la maison, la tête découverte, les habits déchirés, et il criait : « Ô mon pauvre maître ! ô mon malheureux maître ! » Nous lui dîmes : « Qu’y a-t-il donc, ô Kâfour ? » Il dit : « Mon maître s’était accroupi contre un mur pour satisfaire un besoin, quand soudain le mur s’écroula et l’enterra vivant ! »

Alors mon maître, à son tour, leur dit : « Par Allah ! mais Kâfour est venu à l’instant même me trouver en criant : « Ô ma maîtresse ! ô les pauvres enfants de mon maître ! » Je lui dis : « Qu’y a-t-il donc, ô Kâfour ? » Il me dit : « Ma maîtresse vient de mourir, elle et tous les enfants, sous les ruines de la maison ! »

Là-dessus, mon maître se tourna de mon côté et vit que je continuais à répandre la poussière sur mes cheveux et à me lamenter et à déchirer mes habits et à jeter au loin mon turban. Alors il me lança un cri terrible pour me dire de m’approcher. Et je m’approchai et il me dit : « Ah ! misérable esclave ! nègre de mauvais augure, fils de putain et de mille chiens ! Ah ! maudit de race maudite ! Pourquoi nous avoir causé tous ces tourments et occasionné tous ces troubles ? Mais, par Allah ! je vais te punir selon ton crime, je vais séparer ta peau de ta chair et ta chair de tes os ! » Alors, moi, sans crainte, je lui dis : « Par Allah ! je te défie de me faire le moindre mal, car tu m’as acheté avec mon vice et cela par devant témoins, et les témoins témoigneront que tu m’as acheté en connaissance de cause. Tu savais donc que mon vice est de faire un mensonge tous les ans ; et c’est ainsi, d’ailleurs, que l’ont crié les crieurs. Or, je dois même t’aviser que tout ce que je viens de faire n’est qu’un demi-mensonge, et que je me réserve, avant la fin de l’année, d’accomplir la seconde moitié du mensonge entier que je dois accomplir ! » À ces paroles mon maître s’écria : « Ô le plus vil et le plus maudit d’entre les nègres, comment ! tout ce que tu viens de faire n’est seulement que la moitié d’un mensonge ? En vérité, quelle calamité énorme ! Va t’en, ô chien fils de chien, je te chasse ! Tu es libre désormais de tout esclavage ! » Je lui répondis : « Par Allah ! si, toi, tu me lâches, moi, pas du tout ! Car je ne veux point te lâcher, avant que l’année ne soit finie et que je n’aie accompli l’autre moitié de mon mensonge ! Alors seulement tu devras me conduire au souk et me vendre au même prix que tu m’as acheté, avec mon vice. Et d’ici-là, tu ne peux m’abandonner, car je n’ai point de métier pour en vivre. Et tout ce que je te dis là est chose légale, et légalement reconnue par les juges lors de mon achat ! »

Pendant que nous parlions de la sorte, tous les habitants, qui étaient venus là pour assister aux funérailles, s’informèrent de ce qui arrivait. Alors on leur expliqua, ainsi qu’au wali et à tous les marchands et à tous les amis, le mensonge qui était mon œuvre et on leur dit : « Mais tout cela n’est seulement que la moitié d’un mensonge ! » À cette explication, tous les assistants furent au comble de la stupéfaction et trouvèrent que cette moitié-là était déjà bien énorme. Et ils me maudirent et me lancèrent toutes sortes d’injures plus fortes les unes que les autres. Mais moi, je restais debout à rire et à dire : « Comment peut-on me faire des reproches, puisque l’on m’a acheté avec mon vice ? »

Nous arrivâmes bientôt dans la rue où habitait mon maître ; et il constata que sa maison n’était plus qu’un monceau de ruines, et il apprit que c’était moi qui avais le plus contribué à la destruction et qui avais cassé les choses qui valaient beaucoup d’argent car son épouse lui dit : « C’est Kâfour qui a cassé les meubles et les vases et les porcelaines, et qui a tout saccagé ! » Et la fureur de mon maître ne fit qu’en augmenter ; et il dit : « De ma vie je n’ai vu un fils de putain, un adultérin comme ce misérable nègre ! Et il prétend que tout cela n’est qu’un demi-mensonge ! Que serait-ce alors si c’était un mensonge complet ? Dans ce cas, ce serait la destruction, au moins, de toute une ville ou de deux villes ! » Là-dessus, il m’emmena de force chez le wali, qui me fit appliquer une bastonnade soignée et telle que je perdis connaissance et tombai évanoui.

Comme j’étais dans cet état, on fit venir un barbier avec ses instruments, qui me châtra complètement et cautérisa ensuite ma blessure au fer chaud. Et, à mon réveil, je constatai que je n’avais plus d’œufs et que j’étais devenu eunuque pour le reste de ma vie. Alors mon maître me dit : « De même que tu as brûlé mon cœur en essayant de lui ravir ce qu’il avait de plus cher, de même, à mon tour, je te brûle le cœur en le ravissant ce que tu as de plus cher ! » Puis il me prit avec lui au souk et me vendit pour un prix bien plus fort que celui qu’il avait payé, vu que j’étais devenu plus cher, parce que devenu eunuque.

Depuis lors, je ne cessai de jeter la discorde et le trouble dans toutes les maisons qui me prirent comme eunuque ; et j’allai, tout le temps, d’un maître à un autre, d’un émir à un émir, d’un notable à un notable, selon la vente et l’achat, jusqu’à ce qu’un jour je fusse devenu la propriété du palais de l’émir des Croyants en personne. Mais déjà j’avais beaucoup baissé, et mes forces avaient diminué avec la perte de mes œufs.

Et telle est, ô frères, la cause de ma castration et de mon eunuquat. J’ai fini ! Ouassalam ! »

— Lorsque les deux nègres eurent entendu ce récit de leur compagnon Kâfour, ils se mirent à rire et a se moquer de lui et lui dirent : « Tu es un malicieux coquin, fils de coquin. Et ton mensonge a été un épouvantable mensonge ! »

Puis le troisième nègre, qui s’appelait Bakhita, prit la parole à son tour et, s’adressant à ses deux compagnons, leur dit :


HISTOIRE DU NÈGRE BAKHITA, LE TROISIÈME

EUNUQUE SOUDANIEN


« Sachez, ô fils de mon oncle, que tout ce que nous venons d’entendre là est ridicule et vain. Moi, je vais vous raconter la cause de l’enlèvement de mes œufs et le motif de mon eunuquat, et vous verrez que j’ai mérité encore bien pis ! Car, moi, j’ai baisé ma maîtresse et j’ai forniqué avec l’enfant, fils de ma maîtresse.

Mais les détails de cette fornication sont tellement extraordinaires et tellement riches en incidents qu’il serait, pour l’instant, trop long de vous les raconter. Car, ô mes cousins, voici le matin qui s’approche et la lumière va nous surprendre avant que nous ayons eu le temps de creuser la fosse et d’y enfouir cette caisse que nous avons portée jusqu’ici ; et peut-être alors serons-nous compromis gravement et risquerons-nous de perdre nos âmes. Faisons donc le travail pour lequel nous avons été envoyés ici ; après quoi, je ne manquerai pas de vous raconter les détails de ma fornication et de mon eunuquat. »

— Sur ces paroles, le nègre Bakhita se leva et les deux autres se levèrent, bien reposés, et tous trois, à la lumière de la lanterne, commencèrent à creuser la terre pour faire une fosse de la largeur de la caisse ; et Kâfour et Bakhita piochaient et Saouâb ramassait la terre dans les couffes et la jetait au dehors ; et ils continuèrent de la sorte jusqu’à ce qu’ils eussent creusé une fosse profonde d’une demi longueur d’homme, et ils y déposèrent la caisse et la recouvrirent de terre, et égalisèrent le sol. Après quoi, ils reprirent leurs instruments et leur lanterne, sortirent de la turbeh, refermèrent la porte et s’éloignèrent rapidement.

Tout cela ! et Ghanem ben-Ayoub, toujours caché au haut du palmier, avait entendu toutes ces paroles et avait vu disparaître les eunuques. Lorsqu’il se fut assuré qu’il était bien seul, il commença à se préoccuper fort du contenu de la caisse et se dit : « Qui sait ce qu’il peut bien y avoir dans cette caisse-là ! » Mais il ne put encore se résoudre à descendre du palmier, par peur de la nuit, et il attendit qu’apparussent les premières lueurs de l’aube matinale. Il descendit alors du palmier, et se mit à creuser la terre avec ses mains et ne cessa que lorsqu’il eut mis la caisse à découvert et qu’il l’eut tirée de la fosse.

Ghanem prit alors un caillou et se mit à frapper sur le cadenas qui fermait le couvercle de la caisse et finit par le casser. Et il leva le couvercle. Et il trouva dans la caisse une adolescente, non point morte, mais endormie, car sa respiration montait et descendait d’une façon douce et réglée, et elle devait être seulement sous l’effet du banj.

Cette adolescente était d’une beauté sans pareille et d’un teint délicat et doux et délicieux. Elle était couverte de bijoux, de pierreries et de toutes sortes de joyaux ; elle avait au cou un collier d’or incrusté de gemmes précieuses, aux oreilles des pendeloques d’une seule pierre merveilleuse, et aux chevilles et aux poignets des bracelets d’or et de diamants ; et cela devait valoir un prix bien plus élevé que tout le royaume du sultan.

Lorsque Ghanem ben-Ayoub eut bien regardé la belle adolescente et constaté qu’elle n’avait subi aucune violence de la part des eunuques lubriques qui l’avaient portée jusque-là et avaient voulu l’enterrer vivante, il se pencha vers elle et la prit dans ses bras et l’étendit doucement par terre sur son derrière. Lorsque l’adolescente eut respiré l’air vif qui lui pénétrait dans les narines, son teint se revivifia et elle poussa un grand soupir et toussa et éternua : et, à ce mouvement, tomba de sa bouche un gros morceau de banj capable d’endormir un éléphant d’une nuit à l’autre nuit. Alors elle entr’ouvrit les yeux et quels yeux ! et, encore sous l’effet du banj, elle tourna ses regards adorables vers Ghanem ben-Ayoub et dit d’une voix murmurante et d’une façon de prononcer gentille et savoureuse : « Où es-tu donc, ma petite Riha ? tu vois bien que j’ai soif ! Hâte-toi de me rafraîchir ! Et toi, où es-tu, Zahra ? et toi Sabiha ? et toi, Schagarat Al-Dorr ? et toi, Nour Al-Hada ? et toi, Nagma ? et toi, Soubhia ? et toi surtout, ma petite Nozha, ô douce, ô gentille Nozha ? Où donc êtes-vous toutes, que vous ne répondez pas ?[3] » Et, comme personne ne répondait, l’adolescente finit pas ouvrir les yeux complètement et regarda tout autour d’elle et, épouvantée, elle s’écria : « Malheur à moi ! voici que je suis seule au milieu des tombeaux ! Oh ! qui a pu m’enlever, et m’arracher de mon palais et de mon intérieur aux beaux rideaux et aux belles tapisseries pour me jeter ici entre les pierres des tombeaux ? Mais quelle créature peut jamais savoir ce qu’il y a de caché au fond des cœurs ! Ô Toi qui connais les secrets les plus fermés, ô Rétributeur, tu sauras reconnaître les bons et les mauvais au jour de la Résurrection, au jour de ton Jugement ! »

Tout cela ! et Ghanem demeurait immobile sur ses deux pieds. Alors il s’avança et dit : « Ô souveraine de beauté, toi dont le nom doit être plus doux que le jus de la datte et dont la taille est plus pliante que le rameau du palmier, je suis Ghanem ben-Ayoub ; et ici il n’y a, en vérité, ni palais avec des rideaux ni tombeaux avec des morts, mais il y a ton esclave envoyé spécialement par le Maître Omniscient et Omniprésent pour te mettre à l’abri de tout désagrément, te garder de toute affliction et te faire parvenir à tes fins ! Et alors peut-être m’accorderas-tu aussi tes bonnes grâces, ô désirable ! » Puis il se tut.

Lorsque l’adolescente se fut bien assurée de la réalité de ce qu’elle voyait, elle dit : « Je témoigne qu’il n’y a d’autre Dieu qu’Allah ! Et je témoigne que Mohammad est l’Envoyé d’Allah ! » Puis elle se tourna vers Ghanem, le regarda de ses yeux brillants, se posa la main sur le cœur et dit de sa voix délicieuse : « Ô jeune homme béni, voici que je me réveille dans l’inconnu ! Peux-tu me dire qui m’a portée ici ? » Il répondit : « Ô ma maîtresse, ce sont trois nègres eunuques qui t’ont portée ici dans une caisse. » Puis Ghanem raconta à l’adolescente toute l’histoire, et comment il avait été surpris par la nuit hors de la ville, comment il était devenu la cause de sa délivrance à elle hors de la caisse, et comment, sans lui, elle serait morte étouffée sous terre. Puis il la pria de lui raconter son histoire et le motif de cette aventure. Mais elle lui répondit : « Ô jeune homme, qu’Allah soit glorifié qui m’a jetée entre les mains d’un homme comme toi ! Je te prie donc, pour le moment, de te lever et de me remettre dans la caisse ; puis tu iras chercher sur la route quelque muletier ou quelque loueur de bêtes de somme qui puisse se charger de cette caisse ; puis tu me feras porter dans ta maison. Alors seulement tu verras combien cela te sera profitable et tu éprouveras, grâce à moi, toutes sortes de délices et de bonheur ! Et je pourrai ensuite te raconter mon histoire et te mettre au courant de mes aventures. »

À ces paroles, Ghanem fut fort heureux et courut tout de suite à la recherche de quelque muletier ; et, comme le jour s’était déjà levé et que le soleil brillait de tout son éclat, la chose ne fut pas difficile : au bout de quelques instants, Ghanem revint avec un muletier, et, comme il avait déjà pris soin de remettre l’adolescente dans la caisse, il l’aida à mettre la caisse sur le dos du mulet, et l’on prit en hâte le chemin de la maison. Et, pendant la route, Ghanem sentit que l’amour de l’adolescente lui avait pénétré le cœur ; et il fut au comble du bonheur en songeant qu’elle allait lui appartenir bientôt, cette adolescente qui, esclave aux enchères du souk, eût bien valu dix mille dinars d’or, qui avait sur elle, en fait de bijoux, de pierreries et d’habits en étoffes précieuses, qui sait quelles richesses ! Et, tout à ses pensées joyeuses, il lui tardait d’arriver enfin à sa maison. Il finit, suivi du muletier, par y arriver en toute sécurité, et il aida le muletier à descendre la caisse et à la porter à l’intérieur de la maison.

Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin, et, discrète, cessa les paroles permises.


MAIS LORSQUE FUT
LA QUARANTIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que Ghanem ben-Ayoub arriva en toute sécurité à sa maison avec la caisse, qu’il ouvrit et d’où il fit sortir l’adolescente. L’adolescente examina la maison et vit que c’était une fort belle maison, toute tendue de tapis aux couleurs vives et joyeuses et toute tapissée d’étoffes et de tentures aux mille couleurs et reposantes à la vue ; et des meubles précieux et bien d’autres choses ; et elle vit de grandes balles de marchandises et d’étoffes de prix, et des charges de soieries et de brocarts, et des vases remplis de vessies de musc. Elle comprit alors que Ghanem était un grand marchand, maître de nombreuses richesses. Elle enleva alors le petit voile dont elle avait pris soin de se couvrir le visage et regarda attentivement cette fois le jeune Ghanem ; et elle vit qu’il était beau et très près des cœurs, et elle l’aima et lui dit : « Ô Ghanem, tu vois que devant toi je ne me couvre point le visage ! Mais j’ai bien faim, et je te prie de m’apporter vite de quoi manger. » Et Ghanem répondit : « Sur ma tête et sur mon œil ! »

Ghanem courut alors au souk et acheta un agneau cuit au four, un plateau de pâtisseries de la meilleure qualité qu’il prit chez le marchand de douceurs Hadj Soleiman, le plus illustre des marchands de douceurs de Baghdad, un plateau de halaoua, des amandes, des pistaches et des fruits de toutes sortes, des cruches pleines de vin vieux, et enfin des fleurs de toutes les variétés. Et il porta le tout à la maison et rangea les fruits dans les grandes coupes de porcelaine et les fleurs dans les vases précieux et plaça le tout devant l’adolescente. Alors elle lui sourit, et se serra contre lui, et lui jeta les bras autour du cou, et se mit à l’embrasser et à le cajoler et à lui dire mille choses pleines de délices. Et Ghanem sentit l’amour s’incruster bien plus dans sa peau et dans son cœur. Puis tous deux se mirent à manger et à boire jusqu’à la tombée de la nuit ; et, pendant ce temps, ils eurent tout loisir pour s’habituer l’un à l’autre et s’aimer, vu qu’ils étaient tous deux du même âge et d’égale beauté. Lorsque vint la nuit, Ghanem ben-Ayoub se leva et alluma les lustres et les flambeaux ; et la salle fut encore bien plus illuminée par l’éclat de leurs visages que par la lumière des chandelles. Puis Ghanem apporta les instruments de plaisir, et vint s’asseoir à côté de l’adolescente, et continua à boire et à lui verser à boire, à lui remplir des coupes et à boire avec elle, puis à jouer avec elle mille jeux fort agréables et à rire et à chanter les chansons les plus brûlantes et les vers les plus harmonieux. Et cela ne fit qu’augmenter encore en eux la passion qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre. Aussi béni soit et glorifié Celui qui unit les cœurs et joint les amoureux !

Ghanem et l’adolescente ne cessèrent leurs ébats et leur festin qu’à l’apparition de l’aube matinale. Et, comme le sommeil avait fini par peser sur leurs paupières, ils s’endormirent dans les bras l’un de l’autre, mais sans rien accomplir, ce jour-là, de définitif.

À peine réveillé, Ghanem ne voulut pas être en retard de bonnes manières, et courut au souk acheter tout ce dont on pouvait avoir besoin pour la journée, en fait de viandes, de légumes, de fruits, de fleurs et de vins ; et il apporta le tout à la maison, et s’assit à côté de l’adolescente ; et tous deux se mirent à manger avec plaisir jusqu’à ce qu’ils en eussent assez ; après quoi, Ghanem apporta les boissons, et tous deux se mirent à boire et à s’ébattre jusqu’à ce que leur visage se fût enflammé, que leurs joues se fussent colorées et que leurs yeux fussent devenus plus noirs et plus brillants. Alors l’âme de Ghanem ben-Ayoub désira avec ardeur baiser l’adolescente et coucher avec elle. Et Ghanem dit : « Ô ma souveraine, permets-moi de t’embrasser sur la bouche, afin que ce baiser rafraîchisse le feu de mes entrailles ! » Elle répondit : « Ô Ghanem, attends encore un peu que je devienne ivre et que je perde toute retenue et toute notion ; et alors je te permettrai, en secret, de prendre ce baiser sur ma bouche, puisque alors je, ne pourrai plus sentir tes lèvres me sucer ! » Elle dit et, comme elle commençait à devenir un peu ivre, elle se leva debout sur ses deux pieds, et se débarrassa de toutes ses robes et ne laissa sur son corps que la chemise fine et sur ses cheveux que le léger voile de soie blanche aux paillettes d’or.

À cette vue, le désir se mouvementa chez Ghanem, qui dit : « Ô ma maîtresse, me permets-tu maintenant de goûter ta bouche ? » L’adolescente répondit : « Par Allah ! c’est là une chose que je ne puis vraiment te permettre, ô Ghanem que j’aime, car il y a une chose fort contrariante qui est écrite là sur le cordon de mon caleçon ! Et je ne puis maintenant te la montrer. » Alors Ghanem, à cause de cette difficulté même à réaliser ce qu’il ardait si fort de faire, sentit son cœur déborder de passion, et il chanta, en s’accompagnant sur le luth, ces strophes improvisées :

« J’implorai un baiser de sa bouche, sa bouche tourment de mon cœur, un baiser qui me guérît de la maladie !

Elle me dit : « Oh, non ! oh, non ! pas ça ! jamais ! » Je lui dis : « Que si ! que si ! »

Elle me dit : « Un baiser ! mais cela doit se donner de bon cœur ! Et toi, prendrais-tu, contre mon désir, un baiser sur mes lèvres souriantes ? »

Je lui dis : « Mais un baiser pris par force, ô naïve, ne manque point de volupté ! » Elle me dit : « Que non ! que non ! pas moi ! pas moi ! Un baiser par force n’est bon, ô ravisseur, que sur la bouche des bergères dans les montagnes ! »

Ghanem, après ce chant, sentit encore augmenter l’intensité de sa folie et de ses élans, et les feux étinceler dans ses entrailles. Tout cela ! et l’adolescente ne lui accordait rien, quoiqu’elle continuât à lui montrer toutes les marques d’une passion partagée. Et ils continuèrent de la sorte, lui allumé considérablement et elle ne donnant rien, jusqu’à la tombée de la nuit. Alors Ghanem se leva et alluma les flambeaux et éclaira les lustres et fit flamboyer toute la salle. Puis il alla se jeter aux pieds de l’adolescente et colla sa bouche contre ces pieds merveilleux ; et il trouva qu’ils étaient comme du lait et tendres et fondants comme du beurre frais ; et il enfouit sa tête entre ces pieds et l’enfonça encore jusqu’aux jambes et plus haut, rapidement, entre les cuisses et se mit à manger toute cette chair savoureuse et tiède et parfumée au musc, à la rose et au jasmin. Et elle frémissait de toutes ses ailes, comme frémit la poule docile. Et Ghanem, affolé, s’écria : « Ô ma maîtresse, prends en pitié l’esclave de ton amour et le vaincu de tes yeux et le tué de ta chair ! Sans toi et ta venue, je serais dans le calme et le repos ! » Puis Ghanem sentit les larmes lui mouiller de passion les coins des paupières. Alors l’adolescente lui dit : « Par Allah ! ô mon maître, ô lumière de mes yeux, moi, je le le jure, je suis toute éprise de ton amour et te suis attachée de toute la pulpe de ma chair ! Mais, sache-le bien, jamais je ne me donnerai à toi ! et je ne te laisserai jamais m’approcher profondément ! » Ghanem s’écria : « Mais quel en est donc l’empêchement ? » Elle lui dit : « Cette nuit même, je t’en dirai le motif, et peut-être m’excuseras-tu alors ! » À ces mots, elle se laissa aller contre lui, et lui fit un collier de ses bras, et se mit à l’embrasser et à le cajoler et à lui promettre mille folies ! Et ils ne mirent fin à leurs jeux et à leurs ébats qu’à l’approche du matin, et sans que l’adolescente eût dit à Ghanem le motif qui l’empêchait de se donner à lui.

Et ils ne cessèrent de faire la même chose incomplète chaque jour et chaque nuit, et cela durant un mois entier. Et leur amour l’un pour l’autre n’avait fait que s’aiguiser et se nourrir. Mais une nuit d’entre les nuits, comme Ghanem était étendu tout de son long contre l’adolescente, et que tous deux étaient ivres de vin et d’excitation insatisfaite, Ghanem allongea la main sous la chemise fine, et tout doucement la glissa sur le ventre de l’adolescente et se mit à caresser la peau lisse qui frémissait ; et lentement il fit descendre sa main jusqu’au nombril qui s’ouvrait comme une coupe de cristal, et du doigt il en chatouilla les plis harmonieux. À cet attouchement, l’adolescente frissonna et se redressa dégrisée et porta vivement la main à son caleçon et vit qu’il était toujours bien attaché avec le cordon à glands d’or. Cela la tranquillisa, et elle se laissa retomber dans son demi-sommeil. Alors Ghanem de nouveau glissa sa main le long du ventre adolescent de cette merveille de chair, et arriva au cordon du caleçon et le tira soudain pour le délier et faire tomber le caleçon qui emprisonnait ce jardin de délices. Alors l’adolescente se réveilla tout à fait et s’assit sur son séant et dit à Ghanem : « Que veux-tu donc faire, ô Ghanem de mes entrailles ? » Il répondit : « Te posséder enfin et t’aimer complètement et te voir partager mes délices ! » Alors l’adolescente dit : « Ô Ghanem, écoute-moi ! Je vais enfin t’expliquer ma situation et te faire connaître mon secret. Et peut-être qu’alors tu admettras mes excuses et le motif qui m’a toujours empochée de me laisser délicieusement pénétrer de ta virilité ! » Ghanem dit : « Certes, j’écoute ! » Alors l’adolescente souleva le coin de sa chemise et prit en main le cordon de son caleçon et dit : « Ô mon maître Ghanem, lis ce qu’il y a d’écrit sur le bout de ce cordon ! » Et Ghanem prit le bout du cordon et vit qu’il y avait, brodés dans la trame même en lettres d’or, ces mots d’écriture : Je suis à toi et tu es à moi, ô descendant de l’oncle du Prophète !

Lorsque Ghanem eut lu ces mots d’écriture d’or sur le bout du cordon, il retira vivement la main et, point rassuré, dit à l’adolescente : « Hâte-toi de me révéler le sens de tout cela ! » Et l’adolescente dit :

« Sache, ô Ghanem, que je suis la favorite du khalifat Haroun Al-Rachid ; et ces mots écrits sur le cordon de mon caleçon te prouvent que je suis la propriété de l’émir des Croyants, et que je dois lui réserver le goût de mes lèvres et le mystère de ma chair. Mon nom, ô Ghanem, est Koual Al-Kouloub[4]. Et, dès mon enfance, je fus élevée dans le palais du khalifat, et je grandis, et je devins si belle que le khalifat me remarqua et vit ce qu’il avait en moi de qualités, de perfections et de dons dus à la générosité de mon Seigneur. Et ma beauté l’impressionna si vivement qu’il ressentit pour moi un très grand amour, et il me prit, et me donna, dans le palais, à moi seule, un appartement réservé et mit à mes ordres dix jeunes esclaves agréables et gentilles et au visage de bon augure. Puis il me fit présent de tous ces bijoux, de tous ces joyaux et de toutes ces belles choses dont tu m’as vue couverte dans la caisse. Et il me préféra à toutes les femmes du palais et négligea même pour moi son épouse favorite El Sett-Zobéida, sa parente. Aussi Sett-Zobéida conçut pour moi une haine qui ne tarda pas à montrer ses effets.

« Comme le khalifat s’était un jour absenté pour aller faire la guerre à l’un de ses lieutenants qui s’était révolté, Sett-Zobéida en profita pour combiner son plan contre moi. Elle réussit à corrompre l’une de mes servantes et la fit appeler un jour chez elle et lui dit : « Lorsque dormira ta maîtresse Kouat Al-Kouloub, tu lui mettras dans la bouche ce morceau de banj, après lui en avoir d’abord mis dans sa boisson. Et moi je t’en récompenserai et je te donnerai la richesse et la liberté ! » Et la jeune esclave, qui avait primitivement été l’esclave de Zobéida, répondit : « Je le ferai, certes, parce que je te suis dévouée et aimante ! » Et, toute joyeuse à l’idée des récompenses qui l’attendaient, elle vint chez moi et me donna à boire une boisson mélangée de banj. Et à peine cette boisson était-elle descendue dans mon intérieur que je tombai à terre comme une masse et mon corps entra en convulsions et mes talons arrivèrent à mon front, et je me sentis aller dans un autre monde. Lorsqu’elle me vit endormie, l’esclave alla chercher Sett-Zobéida qui vint et me mit dans cette caisse-là. Puis secrètement elle fit venir les trois eunuques en question et les gratifia avec beaucoup de générosité, eux et les portiers du palais, et me fit enlever de nuit, chargée sur les épaules des eunuques, et porter dans la turbeh où, pour ma délivrance, ô Ghanem, Allah t’avait conduit et t’avait placé au haut du palmier ! Car c’est bien à toi, ô Ghanem de mes yeux, que je dois d’avoir échappé à la mort par étouffement dans la fosse de la turbeh. Et c’est grâce à toi également que je suis maintenant en toute sécurité dans ta maison généreuse !

« Mais ce qui me préoccupe et jette le trouble dans mes esprits, c’est de ne point savoir ce que le khalifat a dû penser et faire, à son retour au palais, en ne me voyant plus. C’est également, ô Ghanem, de ne pouvoir, liée que je suis par le cordon de mon caleçon, me donner entièrement et te sentir palpiter dans mes entrailles !

« Et telle est mon histoire. Et je ne te demande que la discrétion et le secret. »

Lorsque Ghanem ben-Ayoub eut écouté cette histoire de Kouat Al-Kouloub et appris quels liens l’unissaient à l’émir des Croyants et su qu’elle était sa favorite et sa propriété, il se recula au fond de la salle par respect pour le nom du khalifat, et n’osa plus lever ses regards vers l’adolescente, tant elle lui était devenue chose sacrée, et il alla s’asseoir seul dans un coin et se mit à se faire mille reproches et à penser combien il avait failli être criminel et combien déjà il avait été audacieux en touchant seulement la peau royale de l’adolescente. Et il vit combien sa passion était malheureuse et son sort affligeant. Et il reprocha à la destinée ses coups injustes et ses calamités imméritées. Pourtant il ne manqua pas de tout rapporter à Allah et de dire : « Glorifié soit Celui qui a ses raisons pour faire travailler dans la douleur les cœurs nobles et pour éloigner toute affliction du cœur des méchants et des hommes vils ! » Puis il récita ces vers du poète :

« Jamais le cœur de l’amoureux ne peut goûter la joie du repos, tant que l’amour le tient dans sa main. Jamais la raison de l’amoureux ne se peut garder intacte, tant que la beauté reste cachée sous un aspect de femme.

Un ami m’a demandé : « Qu’est-ce que l’amour ? » Je lui dis : « L’amour est une douceur dont le jus est savoureux et la pâte amère. »

Alors l’adolescente s’approcha de Ghanem et le pressa contre son sein et l’embrassa et lui fit un collier de ses bras ; et elle essaya de tous les moyens, excepté un, pour le consoler ; mais Ghanem n’osait plus répondre aux caresses de la favorite de l’émir des Croyants, et se laissait faire, sans protester, mais sans rendre baiser pour baiser et accolade pour accolade. Et la favorite, qui ne s’attendait pas à ce changement si rapide de la part de Ghanem, tout à l’heure si allumé et maintenant si respectueux, redoubla de caresses et de cajoleries, et de la main voulut l’inciter à répondre plus vivement à la chaleur de la passion qui venait de s’attiser chez elle par le refus de Ghanem. Mais Ghanem, une heure durant, ne voulut rien entendre de pareil et, comme le matin les avait déjà surpris dans cet état de passion allumée et contenue, Ghanem se hâta de sortir un moment pour aller au souk acheter les provisions de la journée, et resta dehors une heure de temps pour faire toutes sortes d’emplettes encore plus abondantes que les autres jours, maintenant qu’il savait le rang de son invitée. Il acheta toutes les fleurs des marchands de fleurs, les plus beaux moutons rôtis des rôtisseurs, les pâtisseries les plus fraîches et les douceurs les plus juteuses, les plus soufflés et dorés des pains de froment pur, des crèmes délicieuses et des fruits en quantité, et porta le tout et le mit entre les mains de l’adolescente. Mais à peine était-il entré que l’adolescente s’approcha de lui et se frotta contre lui langoureusement et avec des yeux noirs de passion et humides de désir, et lui sourit avec un sourire de ses lèvres et lui dit : « Par Allah ! comme tu as tardé loin de moi, ô mon chéri, ô le désiré de mon cœur ! Par Allah ! ce n’est point pendant une heure, mais une année, que tu viens de t’absenter ! je sens bien maintenant que je ne saurais plus me retenir ! ma passion se fait extrême et intolérable, et j’en suis toute consumée ! Ô Ghanem ! tiens ! prends-moi ! prends-moi ! Ô Ghanem ! je meurs ! » Mais Ghanem la repoussa doucement et dit : « Ô ma maîtresse Kouat Al-Kouloub ! qu’Allah m’en préserve ! Cela, jamais ! Comment le chien pourrait-il usurper la place du lion ? Car ce qui est au maître ne saurait appartenir à l’esclave ! » Puis il s’échappa de ses mains et alla s’accroupir dans un coin, tout triste et tout soucieux. Mais elle alla le prendre par la main et le conduisit sur le tapis et l’obligea à s’asseoir à côté d’elle et à boire avec elle et manger. Et elle se mit à lui donner à boire tellement qu’il s’enivra ; et elle se jeta sur lui et se colla contre lui, et qui sait ce qu’elle fit de lui à son insu ! Puis elle prit son luth et chanta ces strophes :

« Il est broyé mon cœur d’amoureuse et émietté ! Insatisfaite et repoussée, pourrai-je ainsi longtemps demeurer ?

Ô toi, mon ami, ô gazelle qui m’évites sans délit de ma part et sans motif, ignores-tu que la gazelle se retourne quelquefois pour regarder.

Absence ! éloignement ! amour extrême ! tout s’est uni contre moi ! Mon cœur saura-t-il porter longtemps encore le poids de tant d’infortunes ? »

À ces vers, Ghanem ben-Ayoub revint à lui et pleura d’émotion ; et elle, le voyant pleurer, se prit également à pleurer. Mais ils ne tardèrent pas à se remettre à boire et à réciter des poèmes jusqu’à la tombée de la nuit.

Alors Ghanem se leva et, comme il faisait tous les soirs, tira les matelas des grandes étagères du mur et s’apprêta à les étendre par terre pour le lit. Mais au lieu de faire un lit, comme tous les soirs, il prit soin d’en faire deux, à distance l’un de l’autre. Et Kouat Al-Kouloub, fort contrariée, lui dit : « Pour qui ce second lit ? » Il répondit : » Un lit est pour moi et un autre pour toi. Et dès cette nuit nous devons dormir de cette façon ; car ce qui est au maître ne peut appartenir à l’esclave, ô Kouat Al-Kouloub ! » Mais elle reprit : « Ô mon maître chéri, loin de nous cette morale surannée ! Jouissons de la volupté qui passe, car demain elle sera déjà loin ! Et, d’ailleurs, tout ce qui doit arriver arrivera, et ce qui est écrit par le destin ne peut que s’accomplir ! » Mais Ghanem ne voulut point. Et elle n’en fut que plus passionnée et plus ardente et s’écria : « Par Allah ! cette nuit ne se passera point que nous n’ayons couché ensemble ! » Mais il dit : « Qu’Allah nous en préserve ! » Elle reprit : « Viens, ô Ghanem, voici que je m’ouvre à toi de toute ma chair ; et mon désir t’appelle et crie vers toi ! Ô Ghanem de mes entrailles, prends cette bouche fleurie et ce corps mûri par ton désir ! » Ghanem dit : « Qu’Allah m’en préserve ! » Elle s’écria : « Ô Ghanem, voici que toute ma peau se fait moite de ton désir, et ma nudité s’offre à tes baisers ! Ô Ghanem, l’odeur de ma peau est plus odorante que le jasmin ! Touche et sens, et tu t’enivreras ! » Mais Ghanem dit : « Ô Kouat Al-Kouloub, ce qui est au maître ne peut appartenir à l’esclave ! » Alors l’adolescente pleura de ses yeux et prit son luth et chanta :

« Je suis belle et élancée. Pourquoi me fuis-tu ? Je suis belle en tous sens, vois ! et pleine de merveilles ! Pourquoi me délaisser ?

J’ai brûlé tous les cœurs de ma passion, et j’ai ravi le sommeil de toutes les paupières ! Et, fleur de feu, nid ne m’a cueillie !

Je suis un rameau, et les rameaux sont faits pour être cueillis, les rameaux pliants et doux et fleuris ! Je suis la branche douce et pliante et fleurie ! Ne veux-tu pas me cueillir ?

Je suis la gazelle, et les gazelles sont faites pour la chasse, les gazelles fines et amoureuses. Je suis la gazelle fine et amoureuse, ô chasseur ! faite pour tes filets ! Pourquoi ne me prends-tu pas dans tes filets ?

Je suis la fleur, et les fleurs aromatiques sont faites pour être senties, les fleurs délicates et aromatiques. Et je suis la fleur aromatique et délicate ! Ah ! pourquoi ne veux-tu point me sentir ? »

Mais Ghanem, quoique plus amoureux que jamais, ne voulut point manquer au respect dû au khalifat et, malgré tous les désirs de l’adolescente, continua de la sorte pendant encore un mois entier. Voilà pour Ghanem et Kouat Al-Kouloub, la favorite de l’émir des Croyants !

Mais, pour ce qui est de Zobéida, voici ! Lorsque le khalifat se fut absenté à la guerre, et qu’elle eut fait de sa rivale ce qui fut fait, elle ne manqua pas de tomber bientôt dans une grande perplexité et se dit en elle-même : « Que dirai-je au khalifat, à son retour, lorsqu’il me demandera des nouvelles de Kouat Al-Kouloub, et de quel visage le recevrai-je ? » Elle se décida alors à faire venir une vieille femme qu’elle connaissait depuis son enfance et dont les bons conseils lui inspiraient une grande confiance ; et elle lui révéla son secret et lui dit : « Que vais-je faire, maintenant qu’il est arrivé à Kouat Al-Kouloub ce qui est arrivé ? » La vieille répondit : « J’ai tout compris, ô ma maîtresse. Mais le temps presse, car le khalifat est sur le point de revenir. Aussi il y a beaucoup de moyens que je pourrais t’indiquer pour lui tout cacher, mais je vais te donner le plus facile, le plus rapide et le plus sûr. Fais vite venir un menuisier et donne-lui l’ordre de tailler dans une grande pièce de bois un mannequin de la forme d’un mort. On mettra ce mannequin au tombeau en grande cérémonie ; on allumera les flambeaux et les cierges tout autour ; tu donneras l’ordre à tout le palais, à toutes les esclaves et aux esclaves de Kouat Al-Kouloub de revêtir les habits de deuil et de se mettre tout en noir ; et tu leur ordonneras, ainsi qu’à tous les eunuques, dès avant l’arrivée du khalifat, de tendre de noir tout le palais et tous les corridors. Et lorsque le khalifat, étonné, en demandera le motif, on lui dira : « Ô notre seigneur, votre maîtresse Kouat Al-Kouloub est morte en la miséricorde d’Allah ! Puisses-tu vivre les longs jours qu’elle n’a pas vécus ! D’ailleurs notre maîtresse Zobéida lui a rendu tous les honneurs de funérailles dignes d’elle et de notre maître, et l’a fait enterrer dans le palais même, sous une coupole construite spécialement ! » Alors le khalifat sera très touché de les bontés et pleurera et t’en saura beaucoup de gré. Puis il ne manquera pas de faire venir les lecteurs du Koran et de les faire veiller sur le tombeau en récitant les versets des funérailles. Mais si, au contraire, le khalifat, qui sait que tu n’aimais pas Kouat Al-Kouloub, venait à te soupçonner et à se dire en lui-même : « Qui sait si la fille de mon oncle, Zobéida, n’a pas œuvré pour perdre Kouat Al-Kouloub ! », et si le soupçon augmentait en lui et le poussait à faire ouvrir le tombeau pour constater de quelle mort était morte la favorite, toi, ô ma maîtresse, tu ne devrais pas avoir de crainte à ce sujet. Car, lorsqu’ils auront creusé la fosse et fait sortir le mannequin enterré et qui a été fait à l’image d’un fils d’Adam, et qu’ils auront vu ce mannequin habillé des étoiles les plus précieuses et recouvert du linceul somptueux, alors, si le khalifat voulait soulever le linceul et les étoffes pour voir la favorite une dernière fois, toi, ô ma maîtresse, tu ne manqueras pas de l’en empêcher et tout le monde aussi l’en empêchera en lui disant : « Ô émir des Croyants, il n’est point licite de voir une femme morte dont tout le bassin est à nu ! » Et le khalifat finira alors par être persuadé de la mort réelle de sa favorite, et il la fera enterrer de nouveau, et il te saura gré de ton action ! Et toi, de cette façon, tu seras délivrée de ce souci, si Allah veut ! »

À ces paroles de la vieille, Sett-Zobéida vit qu’elle venait d’entendre là un excellent avis, et tout de suite elle fit de riches présents à la vieille et lui donna une très belle robe d’honneur et beaucoup d’argent et lui dit de se charger elle-même de l’exécution du projet. Et la vieille mit une grande diligence à faire exécuter le mannequin par le menuisier, et elle porta le mannequin à Sett-Zobéida ; et toutes deux habillèrent le mannequin avec les habits somptueux de Kouat Al-Kouloub et le mirent dans un linceul fort riche, et lui firent de très belles funérailles, et le mirent dans un tombeau en coupole construit à grands frais, et allumèrent les flambeaux et les lustres et les cierges, et étendirent les tapis tout autour du tombeau pour les prières et les cérémonies d’usage. Puis Zobéida tendit tout le palais de noir et ordonna à toutes les esclaves de mettre les habits noirs du deuil. Et la nouvelle de la mort de Kouat Al-Kouloub se répandit dans tout le palais, et tout le monde, y compris Massrour et tous les eunuques, crut réellement à la chose.

Sur ces entrefaites, le khalifat revint de son voyage lointain et entra dans son palais et se dirigea en toute hâte vers l’appartement de Kouat Al-Kouloub, qui seule occupait sa pensée. Et il vit les serviteurs et les esclaves et les suivantes de la favorite vêtus du noir des deuils, et il commença à trembler d’appréhension ; et bientôt il vit arriver au-devant de lui Sett-Zobéida également vêtue des habits de deuil. Et, comme il demandait la raison de tout cela, on lui répondit que Kouat Al-Kouloub était morte. À cette nouvelle le khalifat tomba évanoui. Et lorsqu’il revint à lui, il demanda où était le tombeau pour aller le visiter. Alors Sett-Zobéida lui dit : « Sache, ô émir des Croyants, qu’à cause de mon affection pour Kouat Al-Kouloub je voulus l’enterrer dans mon propre palais ! » Alors le khalifat, encore en habits de voyage, se dirigea vers l’endroit du palais où était situé le tombeau de Kouat Al-Kouloub. Et il vit les flambeaux et les cierges allumés, et les tapis étendus tout autour. À cette vue, le khalifat remercia et loua Zobéida pour son action méritoire et revint au palais.

Mais le khalifat, qui de sa nature était enclin au soupçon, ne tarda pas à avoir des doutes et à s’inquiéter ; et, pour couper court à ces soupçons qui le tourmentaient, il donna l’ordre de faire creuser la fosse du tombeau et d’en exhumer le corps de sa favorite. Ce qui fut fait aussitôt. Et le khalifat, grâce au stratagème de Zobéida, vit la forme en bois couverte du linceul et crut que c’était sa favorite. Et il la fit inhumer de nouveau et fit tout de suite venir les ministres de la religion et les lecteurs du Koran, qui se mirent à réciter sur le tombeau les versets des funérailles, tandis que lui-même se tenait assis sur le tapis à pleurer toutes ses larmes, et tellement qu’il finit par tomber évanoui de faiblesse et de douleur.

Et le khalifat ne cessa pendant un mois entier de faire venir les ministres de la religion et les lecteurs du Koran et de se rendre auprès du tombeau de sa favorite, où il se mettait à pleurer amèrement.

— Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, cessa les paroles permises.


MAIS LORSQUE FUT
LA QUARANTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le khalifat ne cessa, pendant un mois entier, de se rendre au tombeau de sa favorite. Et le dernier jour du mois, les prières et la lecture du Koran durèrent depuis l’aube jusqu’à l’aube suivante ; et alors seulement chacun put rentrer chez soi. Et le khalifat, épuisé de larmes et de fatigue, rentra dans le palais et ne voulut voir personne, pas même son vizir Giafar ni son épouse et parente Zobéida, et tomba bientôt dans un lourd sommeil entre deux des esclaves femmes du palais qui veillaient à tour de rôle sur le sommeil du khalifat. L’une des femmes était assise près de la tête du khalifat et l’autre à ses pieds. Au bout d’une heure, comme le khalifat ne dormait plus profondément, il entendit la femme qui était assise près de sa tête dire à la femme qui était à ses pieds : « Quel malheur, ô mon amie Soubhia ! » Soubhia répondit : « Qu’y a-t-il donc, ô mon amie Nozha ? » Nozha dit : « Notre maître doit tout ignorer de l’affaire, lui qui passe ses nuits à veiller sur un tombeau où il n’y a qu’un morceau de bois charpenté, un mannequin travaillé par le menuisier. » Soubhia dit : « Comment, ô ma sœur Nozha ! Mais alors qu’est devenue Kouat Al-Kouloub ? et quel malheur l’a donc atteinte ? » Nozha dit : « Sache, ô Soubhia, que j’ai tout appris de notre sœur l’esclave aimée de Zobéida, notre maîtresse. Et Sett-Zobéida a fait venir l’esclave et lui a remis du banj pour endormir Kouat Al-Kouloub ; et l’esclave a donné le banj à Kouat Al-Kouloub, qui s’endormit aussitôt. Alors notre maîtresse l’a fait mettre dans une caisse qu’elle a remise aux eunuques Saouâb, Kâfour et Bakhita en leur donnant l’ordre de l’enterrer au loin dans une fosse. » Alors Soubhia, les larmes aux yeux, dit : « Ô Nozha, de grâce ! dis-moi vite si notre douce maîtresse Kouat Al-Kouloub est morte de cette horrible mort ! » Nozha répondit : « Qu’Allah préserve sa jeunesse de la mort ! Mais non, ô Soubhia ! Car j’ai entendu Sett-Zobéida dire à son esclave préférée : « J’ai appris, ô Zahra, que Kouat Al-Kouloub a pu s’échapper de la fosse et qu’elle est maintenant dans la maison d’un jeune marchand de Damas, nommé Ghanem ben-Ayoub El-Motim El-Massloub ; et cela depuis déjà quatre mois ! » Tu vois donc, ô Soubhia, combien notre maître le khalifat est malheureux d’ignorer l’existence de sa favorite, lui qui continue à veiller les nuits sur un tombeau où il n’y a point de mort ! » Et les deux esclaves continuèrent à s’entretenir de cette façon pendant encore quelque temps, et le khalifat entendait leurs paroles.

Lorsqu’elles eurent fini de parler et que le khalifat n’eut plus rien à apprendre, soudain il se leva sur son séant, et cria d’une voix terrible qui fit s’enfuir les petites esclaves terrifiées, et entra dans une colère effroyable en pensant que sa favorite se trouvait chez un jeune homme nommé Ghanem ben-Ayoub et cela depuis déjà quatre mois. Et il se leva et fit mander en sa présence les émirs et les notables, et aussi son vizir Giafar Al-Barmaki, qui arriva en toute hâte et baisa la terre entre ses mains. Et le khalifat lui dit avec une grande colère : « Ô Giafar, prends avec toi des gardes et informe-toi de la maison d’un jeune marchand de Damas, nommé Ghanem ben-Ayoub El-Motim El-Massloub. Et alors, toi et ta troupe, vous assaillerez sa maison, vous en arracherez ma favorite Kouat Al-Kouloub, et vous m’amènerez ce jeune insolent que je me réserve de mettre à la torture ! » Et Giafar répondit par l’ouïe et l’obéissance. Et il descendit avec une troupe de gardes et prit soin d’emmener le wali de la ville avec ses gens, et tous ensemble ne cessèrent de marcher et de faire des perquisitions qu’en trouvant la maison de Ghanem ben-Ayoub.

À ce moment, Ghanem venait de rentrer du souk après avoir acheté les provisions de la journée, et il était assis à côté de Kouat Al-Kouloub, et devant eux était un très beau mouton rôti et farci et bien d’autres mets, et ils en mangeaient avec leurs doigts de toute leur âme. Au bruit qui se faisait au dehors, Kouat Al-Kouloub regarda par la fenêtre et d’un seul coup d’œil se rendit compte du malheur qui s’abattait sur la maison ; elle vit toute la maison cernée par les gardes, les porte-glaives, les mamalik et les chefs de la troupe, et elle vit à leur tête le wali de la ville et le vizir Giafar. Et tous tournaient autour de la maison comme le noir de l’œil tourne autour des paupières. Et elle ne douta plus que le khalifat n’eût appris toute l’histoire ; mais elle devina également qu’il devait être fort jaloux de Ghanem qui la tenait depuis quatre mois dans sa maison. À cette pensée, son teint jaunit et ses beaux traits changèrent et, toute épouvantée, elle se tourna vers Ghanem et lui dit : « Ô mon chéri, avant tout, songe à te sauver ! Lève-toi donc et échappe-toi ! » Il répondit : « Ô mon amie, ô lumière de mes yeux, comment pourrai-je sortir et comment m’échapper d’une maison toute cernée par les ennemis ? » Elle lui dit : « Sois sans crainte ! » Et aussitôt elle le déshabilla complètement et le vêtit d’une vieille robe usée et râpée qui lui descendait jusqu’aux genoux, et prit une grande marmite à viande et la lui mit sur la tête et mit sur la marmite un plateau avec du pain et des porcelaines remplies des restes du repas, et lui dit : « Sors maintenant en cet état, et on te prendra pour le serviteur du traiteur et nul ne te fera de mal.

Et sois sans crainte pour tout le reste, car je saurai bien arranger la chose et je connais le pouvoir que j’ai en mains sur le khalifat ! » À ces paroles de Kouat Al-Kouloub, Ghanem, sans avoir le temps de faire ses adieux, se hâta de sortir et traversa les rangs des gardes et des mamalik en portant la charge de la cuisine sur la tête, et il ne lui arriva aucun mal, car il était sous la protection du Protecteur qui seul sait délivrer les hommes bien intentionnés des dangers et de toute malechance !

Mais bientôt le vizir Giafar descendit de cheval, et entra dans la maison, et arriva dans l’appartement réservé, et vit aussitôt au milieu de la salle toute remplie de balles de marchandises et de soieries, la belle Kouat Al-Kouloub, qui avait eu le temps de se faire encore plus belle et de mettre ses habits les plus riches et de s’orner de tous ses bijoux et de devenir brillante comme les plus brillantes, et qui avait eu le temps de rassembler dans une grande caisse ses effets les plus précieux, ses joyaux, ses pierreries et toutes les choses de valeur. Aussi à peine Giafar avait-il pénétré dans l’appartement, qu’elle se leva debout sur ses deux pieds et s’inclina et baisa la terre entre ses mains et lui dit : « Ô mon maître Giafar, voici que le calam a écrit ce qui devait être écrit par l’ordre d’Allah. Je me remets donc entre tes mains ! » Mais Giafar répondit : « Par Allah ! ô ma maîtresse, le khalifat m’a donné l’ordre de me saisir seulement de Ghanem ben-Ayoub ! Dis-nous donc où il est ! » Elle lui dit : « Ô Giafar, Ghanem ben-Ayoub, après avoir emballé la plus grande partie de ses marchandises, est parti, il y a quelques jours, pour sa ville, Damas, revoir sa mère et sa sœur Fetnah. Et je ne sais rien de plus et ne puis t’en dire davantage. Mais pour ce qui est de ma caisse à moi, que tu vois ici et où j’ai mis mes effets les plus précieux, je veux que tu me la gardes bien et que tu me la fasses transporter au palais de l’émir des Croyants ! » Et Giafar répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Puis il prit la caisse et ordonna à ses hommes de la porter, et, après avoir comblé Kouat Al-Kouloub de prévenances, de soins et d’honneurs, il la pria de l’accompagner chez l’émir des Croyants ; et tous sortirent, toutefois après avoir, selon l’ordre du khalifat, complètement pillé et mis à sac la maison de Ghanem ben-Ayoub El-Motim El-Massloub.

Lorsque Giafar se fut présenté entre les mains du khalifat, il lui raconta ce qu’il avait fait et le départ de Ghanem pour Damas et l’arrivée au palais de sa favorite Kouat Al-Kouloub. Et le khalifat, qui était persuadé que Ghanem avait fait à Kouat Al-Kouloub tout ce qu’il était possible de faire à une jeune femme belle et appartenant à autrui, entra dans une terrible colère et ne voulut même pas voir Kouat Al-Kouloub et ordonna à Massrour de la faire enfermer dans une chambre obscure et de la mettre sous la garde d’une vieille femme chargée ordinairement de ces fonctions.

Mais pour ce qui est de Ghanem, le khalifat le fit rechercher partout par les cavaliers ; et de plus il voulut écrire de sa propre main une lettre au sultan de Damas, son vicaire, Mohammad ben-Soleiman El-Zeini ; et il prit le calam, l’écritoire et une feuille et écrivit la lettre suivante :

« À sa seigneurie le sultan Mohammad ben-Soleiman El-Zeini, vicaire de Damas, de la part de l’émir des Croyants Haroun Al-Rachid, le cinquième khalifat de la descendance glorieuse des Bani-Abbas.

« Au nom d’Allah le Clément-sans-bornes le Miséricordieux.

« Après la demande des nouvelles de ta santé qui nous est chère, et après notre prière à Allah de te conserver de longs jours dans la dilatation et l’épanouissement !…

« Et ensuite !

« Ô notre vicaire, tu sauras qu’un jeune marchand de ta ville, nommé Ghanem ben-Ayoub, est venu à Baghdad et a séduit et violenté une esclave de mes esclaves, et a fait d’elle ce qu’il a fait. Et il a fui ma vengeance et ma colère et s’est réfugié dans ta ville, où il doit être en ce moment avec sa mère et sa sœur.

« Tu te saisiras de lui et tu le lieras et tu lui donneras cinq cents coups de lanières. Ensuite tu le traîneras par toutes les rues de ta ville, et un crieur marchera devant le chameau qui le portera, et criera : « Voilà le châtiment de l’esclave qui ravit le bien de son maître ! » Et puis tu me l’enverras pour que je le fasse mettre à la torture et lui fasse ce qui est à faire.

« Ensuite ! Tu pilleras sa maison et tu la ruineras du faîte aux fondements et tu feras disparaître jusqu’aux traces de son existence.

« Et ensuite ! comme Ghanem ben-Ayoub a une mère et une jeune sœur, tu les prendras, tu les mettras toutes nues et tu les chasseras, après les avoir exposées durant trois jours aux yeux de tous les habitants de ta ville.

« Et porte une grande diligence et un grand zèle à exécuter notre ordre !

« Ouassalam ! »

Et immédiatement, sur l’ordre du khalifat, un courrier partit pour Damas et marcha si vite qu’il y arriva au bout de huit jours, et non de vingt et plus.

Aussi lorsque le sultan Mohammad eut entre ses mains la lettre du khalifat, il la porta à ses lèvres et à son front, et, après lecture, mit immédiatement l’ordre du khalifat à exécution. Il fit donc parcourir toute la ville par les crieurs publics, qui criaient : « Que ceux qui veulent piller, se rendent à la maison de Ghanem ben-Ayoub et la pillent à leur guise ! »

Et aussitôt il se dirigea lui-même avec ses gardes vers la maison d’Ayoub, et frappa à la porte, et la jeune sœur de Ghanem, Fetnah, accourut ouvrir et dit : « Qui est là ? » Il répondit : « C’est moi ! » Alors elle ouvrit la porte et, comme elle n’avait jamais vu le sultan Mohammad, elle se couvrit immédiatement le visage du coin de son voile de tête, et courut prévenir la mère de Ghanem.

La mère de Ghanem, à ce moment, était assise sous la coupole du tombeau qu’elle avait fait construire en souvenir de son fils Ghanem qu’elle croyait mort, depuis un an qu’elle n’avait plus entendu parler de lui. Et elle était toute en larmes et ne mangeait plus et ne buvait plus. Elle dit donc à sa fille Fetnah de faire entrer, et le roi Mohammad entra dans la maison et arriva au tombeau et vit la mère de Ghanem qui pleurait et lui dit : « Je viens pour voir ton fils Ghanem et l’envoyer au khalifat ! » Elle répondit : « Malheureuse que je suis ! mon fils Ghanem, le fruit de mes entrailles, nous a quittées, moi et sa sœur, depuis plus d’un an, et nous ne savons ce qu’il est devenu ! » Alors le roi Mohammad, qui était un homme plein de générosité, ne put qu’exécuter l’ordre du khalifat ; il fit immédiatement piller toute la maison et prendre les tapis, les vases, les porcelaines et les choses précieuses ; puis il ruina toute la maison et en fit transporter toutes les pierres loin de la ville. Puis, quoique la chose lui répugnât fort, il fit mettre nues la mère de Ghanem et la belle et jeune Fetnah, sa sœur, et les fit exposer durant trois jours dans la ville avec défense de les couvrir d’une chemise sans manches, et les chassa de Damas. Et c’est ainsi que Fetnah et sa mère, grâce au ressentiment du khalifat, furent chassées de Damas.

Quant à Ghanem ben-Ayoub El-Motim El-Massloub, une fois sorti de Baghdad, il se mit à marcher et à pleurer jusqu’à ce que son cœur se fût émietté ; et il continua de la sorte, sans manger et sans boire, jusqu’à la fin de la journée ; et la faim et la douleur l’avaient affaibli. Il arriva enfin, mort de fatigue, à un village, et il alla à la mosquée du village et entra dans la cour et alla tomber épuisé sur une natte et appuya son dos contre un mur. Il resta de la sorte, sans connaissance, et le cœur battant d’une façon désordonnée, jusqu’au matin, et sans avoir eu la force de faire un mouvement pour demander quelque chose. Le matin, les habitants du village vinrent à la mosquée pour la prière, et le virent étendu sans vie ; comprenant qu’il était affamé et altéré, ils lui portèrent un pot de miel et deux pains et le firent manger et boire ; puis ils lui donnèrent, pour s’habiller, une chemise sans manches, il est vrai, et toute rapiécée et pleine de poux. Puis ils lui demandèrent : « Qui es-tu et d’où viens-tu, ô étranger ? » Et Ghanem ouvrit les yeux et regarda, mais ne put articuler un mot ni faire une réponse ; et il se mit seulement à pleurer. Alors ils restèrent autour de lui pendant un certain temps et finirent par s’en aller chacun à son travail.

Ghanem, par la force de ses chagrins et les privations, tomba malade et continua à rester couché sur la vieille natte de la mosquée pendant encore un mois ; et il devint faible de corps et bien changé quant au teint ; et son corps fut dévoré par les puces et les punaises ; et il fut réduit à un état si misérable que les fidèles de la mosquée se concertèrent un jour entre eux pour le porter à l’hôpital de Baghdad, vu qu’il n’y avait guère d’hôpital que là. Ils allèrent donc chercher un chamelier avec son chameau et lui dirent : « Tu vas mettre ce jeune homme malade sur le dos de ton chameau et tu le porteras à Baghdad et tu le déposeras à la porte de l’hôpital ; de cette façon, le changement d’air et les soins à l’hôpital le guériront certainement. Quant à toi, ô chamelier, c’est à nous que tu reviendras réclamer ce qui te sera dû pour le voyage et pour le chameau ! » Et le chamelier répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Puis, aidé des assistants, il prit Ghanem avec la natte sur laquelle il était couché, et le hissa sur le dos du chameau et l’y consolida.

Au moment même où le chamelier allait partir et où Ghanem pleurait sa misère, deux femmes très pauvrement vêtues, mêlées à la foule qui regardait, virent le malade et dirent : « Comme ce pauvre malade ressemble à notre fils Ghanem ! Mais il n’est guère possible que ce soit lui, ce jeune homme réduit à l’état d’ombre ! » Et ces deux femmes, qui étaient couvertes de poussière et venaient d’arriver dans la localité, se mirent à pleurer en songeant à Ghanem. Car c’étaient justement la mère de Ghanem et sa sœur Fetnah, qui avaient fui Damas et continuaient maintenant leur route vers Baghdad.

Quant au chamelier, il ne tarda pas à monter sur son âne et, prenant le chameau par le licou, s’achemina vers Baghdad. Il y arriva bientôt et alla droit à l’hôpital et fit descendre Ghanem de sur le dos du chameau et, comme c’était de très bon matin et que l’hôpital n’était pas ouvert, il le déposa sur la marche de la porte et s’en retourna à son village.

Ghanem resta ainsi étendu à la porte jusqu’à ce que les habitants fussent sortis de leurs maisons : et ils le virent ainsi couché sur la natte et réduit à l’état d’ombre, et ils l’entourèrent et se mirent à faire mille suppositions. Pendant qu’ils se communiquaient mutuellement leurs réflexions, vint à passer le cheikh principal du souk, qui aussitôt écarta la foule et s’approcha et vit ce jeune homme malade et se dit en lui-même : « Par Allah ! si ce jeune homme entre à l’hôpital, il est d’avance perdu faute de bons soins et c’est certainement un homme condamné à mort ! Je vais donc le prendre moi-même dans ma maison, et Allah m’en récompensera dans son Jardin des Délices ! » Alors le cheikh du souk ordonna à ses jeunes esclaves de prendre le jeune homme et de le transporter à la maison ; et il les y accompagna lui-même, et, à peine arrivé, il lui dressa un lit tout neuf avec de bons matelas et un oreiller tout neuf et bien propre ; puis il appela son épouse et lui dit : « Ô femme, voici un hôte qu’Allah nous envoie. Tu vas le servir avec beaucoup de soin. » Elle répondit : « Certes ! et il sera mis sur ma tête et sur mes yeux ! » Puis elle retroussa aussitôt ses manches, et fit chauffer l’eau dans le grand chaudron, et lui lava les pieds, les mains et tout le corps ; ensuite elle le revêtit des propres habits de son époux, et lui porta un verre de délicieux sorbet, et lui aspergea la figure d’eau de roses. Alors Ghanem commença à respirer plus librement ; et les forces peu à peu commencèrent à lui revenir, et avec elles le souvenir de son passé et de son amie Kouat Al-Kouloub. Et voilà pour Ghanem ben-Ayoub El-Molim El-Massloub.

Mais pour ce qui est de Kouat Al-Kouloub, lorsque le khalifat se fut mis tellement en colère contre elle…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, cessa les paroles permises.


MAIS LORSQUE FUT
LA QUARANTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que pour ce qui est de Kouat Al-Kouloub, lorsque le khalifat se fut mis tellement en colère contre elle et qu’il l’eut fait enfermer dans une chambre obscure sous la surveillance d’une vieille femme du palais, elle resta en cet état pendant quatre-vingts jours, sans communiquer avec qui que ce fût au palais. Et le khalifat avait fini par l’oublier complètement, lorsqu’un jour d’entre les jours, comme il passait près de la chambre de Kouat Al-Kouloub, il l’entendit chanter tristement les vers des poètes, puis s’interrompre pour se parler à voix haute et se dire : « Ô mon ami, ô Ghanem ben-Ayoub, quelle belle âme tu étais et quel généreux et chaste cœur ! Tu as été grand vis-à-vis de qui t’a opprimé, et respectueux à l’égard de la femme de celui qui a ravi les femmes de ta maison, et tu as sauvé de l’opprobre la femme de celui qui a jeté la honte sur les tiens et sur toi ! Mais il viendra un jour où, toi et le khalifat, vous vous tiendrez debout devant le Seul Juge, le Seul Juste ; et tu sortiras du conflit victorieux de ton oppresseur, avec Allah pour médiateur et les anges pour témoins ! »

Lorsque le khalifat eut entendu ses paroles et compris le sens de sa plainte, alors que personne n’était là pour l’écouter, il sut qu’il avait été injuste à son égard et à l’égard de Ghanem. Il se hâta donc de rentrer dans le palais et chargea l’eunuque en chef d’aller lui chercher Kouat Al-Kouloub. Et Kouat Al-Kouloub se présenta entre ses mains et se tint la tête baissée, les yeux pleins de larmes et le cœur bien triste ; et le khalifat lui dit : « Ô Kouat Al-Kouloub, je t’ai entendue m’accuser d’injustice et me reprocher l’oppression ; et tu as prétendu que j’avais mal agi envers celui qui m’avait fait le bien ! Qui donc est-il, celui-là qui a respecté une femme m’appartenant et dont j’ai compromis les femmes, en retour ? celui-là, qui a protégé mes femmes et dont j’ai déshonoré les femmes ? » Kouat Al-Kouloub répondit : « C’est Ghanem ben-Ayoub El-Motim El-Massloub ! Je te jure, ô khalifat, par tes grâces et tes bienfaits, que jamais Ghanem n’a essayé de me violenter ; et il est loin d’avoir commis sur moi des abominations ! Oh ! loin de lui, l’impudeur et la brutalité ! » Alors le khalifat, ne doutant plus, s’écria : « Quel malheur, ô Kouat Al-Kouloub ! En vérité, il n’y a de sagesse et de puissance qu’en Allah le Très-Haut l’Omniscient ! Aussi, ô Kouat Al-Kouloub, demande, et tous tes souhaits seront satisfaits ! » Alors Kouat Al-Kouloub s’écria : « Ô émir des Croyants, alors je te demande Ghanem ben-Ayoub ! » Et le khalifat, malgré tout l’amour qu’il continuait à ressentir pour sa favorite préférée, lui dit : « Cela sera fait, si Allah veut ! Je te le promets d’un cœur généreux qui ne revient jamais sur ce qu’il a donné ! Et il sera comblé d’honneurs ! » Kouat Al-Kouloub dit : « Ô émir des Croyants, je te demande, lorsque Ghanem sera de retour, de me donner à lui en cadeau pour que je sois son épouse aimante ! » Le khalifat répondit : « À son retour, Ghanem te sera accordé et tu deviendras sa propriété et son épouse ! » Alors Kouat Al-Kouloub dit : « Ô émir des Croyants, nul ne sait où se trouve Ghanem ; et le sultan de Damas lui-même t’a dit qu’on ne savait ce qu’il était devenu. Permets-moi donc de faire moi-même les recherches nécessaires, dans l’espoir qu’Allah daignera me le faire retrouver ! Le khalifat répondit : « Tu as la permission de faire ce que bon te semble ! »

À ces paroles, Kouat Al-Kouloub sentit sa poitrine se dilater de joie et son cœur s’épanouir, et elle se hâta de sortir du palais, après s’être munie d’une bourse contenant mille dinars d’or.

Le premier jour, elle parcourut toute la ville de Baghdad et alla trouver les cheikhs des quartiers et les chefs des rues, et elle les interrogea sans pouvoir arriver à un résultat.

Le second jour, elle alla au souk des marchands et visita toutes les boutiques et alla voir le cheikh principal du souk ; elle lui exposa la situation et lui remit une grande quantité de dinars, en le priant de les distribuer aux pauvres étrangers, à son intention.

Le troisième jour, comme elle était allée au souk des orfèvres et au souk des bijoutiers après avoir pris avec elle mille autres dinars, et comme elle avait fait appeler le cheikh des orfèvres et des bijoutiers et lui avait remis de l’or à distribuer aux pauvres étrangers le cheikh du souk, à ces mots de pauvres étrangers, lui dit : « Ô ma maîtresse, j’ai justement recueilli dans ma maison un jeune homme étranger et malade, dont j’ignore le nom et la qualité. (Or, c’était justement Ghanem ben-Ayoub ; mais le cheikh du souk ne le savait pas.) Mais ce doit être le fils d’un très grand marchand et de nobles parents. Car il est, quoique comme une ombre, d’un très beau visage et doué de toutes les qualités aimables et toutes les perfections. Il doit certainement avoir été réduit à cet état, soit par de grandes dettes qu’il n’aura pu payer, soit par un amour malheureux et l’absence de l’objet aimé. » À ces paroles, Kouat Al-Kouloub, sentit son cœur battre en mouvements désordonnés et ses entrailles remuer d’émotion, et elle dit au cheikh du souk des orfèvres et des bijoutiers : « Ô cheikh, comme tu ne peux quitter le souk à cette heure, fais-moi conduire par quelqu’un à ta maison ! » Et le cheikh des orfèvres dit : « Sur ma tête et sur mes yeux ! » Et il lui donna un petit enfant du souk, qui connaissait la maison et à qui il dit : « Vite ! ô Felfel, conduis ta maîtresse à la maison ! » Et le petit Felfel du souk marcha devant Kouat Al-Kouloub et la conduisit à la maison du cheikh du souk, où se trouvait l’étranger malade.

Lorsque Kouat Al-Kouloub entra dans la maison, elle salua l’épouse du cheikh. Et l’épouse du cheikh la reconnut, car elle connaissait toutes les nobles dames de Baghdad, qu’elle visitait souvent, et se leva et s’inclina et baisa la terre entre ses mains. Alors Kouat Al-Kouloub, après les salutations d’usage, lui demanda : « Ma bonne mère, peux-tu maintenant me dire où se trouve le jeune étranger malade que vous avez recueilli dans votre maison ? » Alors l’épouse du cheikh se mit à pleurer et lui montra du doigt un lit qui se trouvait là et lui dit : « Le voici sur le lit. C’est un jeune homme certainement de noble race, car tout son maintien l’indique. » Alors Kouat Al-Kouloub se tourna vers le lit sur lequel était étendu le jeune étranger, et le regarda avec attention, et elle vit un jeune homme faible et amaigri et comme une ombre ; et elle fut loin de deviner que c’était Ghanem ; mais, tout de même, elle fut prise pour lui d’une grande compassion et se mit à pleurer et à dire : « Oh ! qu’ils sont malheureux les étrangers, même s’ils sont émirs dans leur pays ! » Puis elle remit les mille dinars d’or à l’épouse du cheikh des orfèvres et lui recommanda de ne rien épargner pour le bien-être du jeune malade ; puis elle donna de sa propre main les remèdes prescrits au malade et les lui fit boire, puis, après être restée plus d’une heure près de sa tête, elle souhaita la paix à l’épouse du cheikh du souk, et remonta sur sa mule et retourna au palais.

Et tous les jours elle allait dans les différents souks et passait son temps en recherches continuelles, quand un jour le cheikh vint la trouver et lui dit : « Ô ma maîtresse Kouat Al-Kouloub, comme tu m’as recommandé de t’amener tous les étrangers de passage à Baghdad, je viens conduire aujourd’hui entre tes mains généreuses deux femmes, l’une mariée et l’autre jeune fille, et toutes deux probablement d’un très haut rang, car leur maintien et leur visage me l’indiquent ; mais elles sont misérablement habillées de vêtements de poils de chèvre et portent chacune une besace au cou, comme les mendiants. Et leurs yeux sont pleins de larmes et leur cœur bien affligé. Et voici que je te les amène, car toi seule, ô souveraine des bienfaits, tu sauras les consoler et les fortifier et leur éviter la honte et l’opprobre des questions indiscrètes ; car sûrement ce ne sont pas des personnes qu’on peut soumettre aux questions indiscrètes. De mon côté, j’espère que, grâce au bien que nous leur ferons, Allah nous réservera, au jour de la Rétribution, une place dans le Jardin des Délices ! » Kouat Al-Kouloub répondit : « Par Allah ! ô mon maître, tu me fais souhaiter ardemment de les voir ! Où sont-elles donc ? » Alors le cheikh sortit et alla les chercher derrière la porte et les amena entre les mains de Kouat Al-Kouloub.

Lorsque la jeune Fetnah et sa mère furent entrées chez Kouat Al-Kouloub, elle les regarda et, voyant leur beauté et leur noblesse et les haillons dont elles étaient vêtues, elle se mit à pleurer et s’écria : « Par Allah ! ce sont des femmes de noble naissance et point habituées à la misère. Car je vois bien à leur visage qu’elles sont nées dans les honneurs et la richesse ! » Et le cheikh du souk répondit : « Certes ! ô ma maîtresse, tu dis vrai ! Le malheur a dû s’abattre sur leur maison et la tyrannie les opprimer et leur ravir leurs biens. Venons à leur aide, puisque nous aimons les pauvres et les misérables, pour mériter les grâces d’Allah le Miséricordieux ! » À ces paroles, la mère et la fille se mirent à pleurer et à penser à Ghanem ben-Ayoub El-Motim El-Massloub. Et en les voyant pleurer, Kouat Al-Kouloub se mit à pleurer avec elles. Alors la mère de Ghanem lui dit : « Ô maîtresse pleine de générosité, fasse Allah que nous puissions retrouver ce que nous cherchons d’un cœur douloureux ! Celui que nous cherchons est le fils de nos entrailles et la flamme de notre cœur, notre fils Ghanem ben-Ayoub El-Motim El-Massloub ! »

À ce nom de Ghanem ben-Ayoub El-Motim El-Massloub, l’adolescente poussa un grand cri, car elle venait de comprendre que c’étaient là la mère de Ghanem et la sœur de Ghanem, et tomba évanouie. Et lorsqu’elle revint à elle, elle se jeta tout en pleurs dans leurs bras, et leur dit : « Espérez en Allah et en moi, ô mes sœurs, car ce jour sera le premier jour de votre bonheur et le dernier de vos malheurs ! Cessez donc toute affliction ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, cessa les paroles permises.


MAIS LORSQUE FUT
LA QUARANTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que Kouat Al-Kouloub dit à la mère et à la sœur de Ghanem : « Cessez donc toute affliction ! » Puis elle se tourna vers le cheikh du souk des orfèvres et des bijoutiers et lui donna mille dinars d’or et lui dit : « Ô cheikh, tu vas maintenant les conduire à ta maison et dire à ton épouse de les prendre au hammam et de leur donner ensuite de très beaux habits ; et qu’elle les comble de soins et de prévenances, sans rien épargner pour leur bien-être ! »

Le lendemain Kouat Al-Kouloub ne manqua pas d’aller elle-même à la maison du cheikh du souk vérifier par ses propres yeux si tout avait été exécuté d’après ses instructions. À peine était-elle entrée que l’épouse du cheikh vint au-devant d’elle et lui baisa les mains et la remercia de ses générosités ; puis elle fit venir la mère et la sœur de Ghanem qui avaient été au hammam et en étaient sorties toutes transformées et le visage rayonnant de noblesse et de beauté. Et Kouat Al-Kouloub se mit à leur parler fort gentiment pendant une heure de temps ; puis elle demanda à l’épouse du cheikh des nouvelles de leur malade. Et l’épouse du cheikh répondit : « Il est toujours dans le même état. » Alors Kouat Al-Kouloub dit ; « Allons toutes le visiter et essayer de l’encourager ! » Et elle prit les deux femmes qui, retirées dans l’appartement des femmes, n’avaient pu voir le malade couché dans la salle de réunion, et toutes entrèrent chez le jeune homme, et le regardèrent avec beaucoup de tendresse et de pitié, et s’assirent autour de lui à causer ; et, dans la conversation, le nom de Kouat Al-Kouloub fut prononcé. À peine le jeune malade eut-il entendu prononcer ce nom de Kouat Al-Kouloub qu’aussitôt son teint pâle se colora, son corps amaigri se fortifia et son âme lui revint ; et il releva la tête, les yeux pleins de vie, et s’écria : « Où es-tu, ô Kouat Al-Kouloub ? »

Lorsque Kouat Al-Kouloub eut entendu le jeune homme l’appeler par son nom, en ouvrant les lèvres pour la première fois, elle reconnut la voix de Ghanem ben-Ayoub et se pencha vivement vers lui et lui dit : « Ô mon chéri ! tu es Ghanem ben-Ayoub ! » Il lui dit : « Oui ! c’est moi Ghanem ! » À ces mots, l’adolescente tomba à la renverse, évanouie. Quant à la mère de Ghanem et à sa sœur Fetnah, en entendant ces paroles, elles poussèrent un cri et tombèrent à la renverse, évanouies.

Au bout d’un certain temps, elles finirent par revenir à elles, et se jetèrent sur Ghanem, et il arriva ce qui arriva en fait de pleurs, de cris de joie et de baisers.

Puis Kouat Al-Kouloub, enfin plus calme, lui dit : « Gloire et louanges à Allah qui a permis enfin notre réunion toutes ensemble, moi, ta mère et ta sœur ! » Puis elle lui raconta toute l’histoire et ajouta : « Le khalifat, après tout cela, a cru à ma parole et t’a accordé ses bonnes grâces et m’a exprimé le désir de te voir ; de plus, il me donne à toi en cadeau ! » À ces paroles, Ghanem fut au comble de l’épanouissement et continua à baiser la main de Kouat Al-Kouloub qui lui baisait la tête et les yeux. Puis Kouat Al-Kouloub leur dit à tous : « Attendez-moi ici. Je vais revenir ! » Et elle alla en toute hâte au palais et ouvrit la caisse où il y avait ses choses précieuses, en tira beaucoup de dinars et alla au souk les donner au cheikh du souk en lui disant : « Achète pour chacune d’elles et pour Ghanem quatre costumes complets de la plus belle étoffe et vingt mouchoirs et dix ceintures et dix choses de chaque pièce d’habillement ! » Et elle retourna à la maison où étaient Ghanem et les autres et les conduisit tous au hammam. Puis elle leur prépara des poulets et des viandes bouillies et de bon vin purifié, et pendant trois jours leur donna ainsi elle-même à boire et à manger, en sa présence ; et au bout de ces trois jours d’un régime si réconfortant, ils sentirent la vie leur revenir et leur âme retourner à sa place. Puis Kouat Al-Kouloub les mena encore une fois au hammam et les fit changer de vêtements et les ramena à la maison du cheikh du souk. Quant à elle, elle songea alors à aller trouver le khalifat et elle se présenta entre ses mains et s’inclina jusqu’à terre et lui apprit le retour de Ghanem ben-Ayoub et de sa mère et de sa sœur Fetnah ; et elle ne manqua pas de lui dire combien la jeune Fetnah était jolie et toute neuve et pleine de beauté. Alors le khalifat dit à un esclave : « Va vite me chercher Giafar ! » Et Giafar vint et le khalifat lui dit : « Va vite me chercher Ghanem ben-Ayoub. » Et Giafar partit pour la maison du cheikh, où déjà Kouat Al-Kouloub l’avait précédé et avait informé Ghanem de son arrivée et lui avait dit : « Ô Ghanem, c’est maintenant surtout qu’il faut montrer au khalifat, qui charge Giafar de t’amener en sa présence, ton éloquence de langage et ta fermeté de cœur et la pureté de tes paroles ! » Puis elle l’habilla de la plus somptueuse de toutes les robes neuves achetées au souk et lui donna beaucoup de dinars et lui dit : « Ne manque de jeter l’or par poignées en arrivant au palais et en traversant le rang des eunuques et des serviteurs ! »

Sur ces entrefaites Giafar arriva à la maison, monté sur sa mule ; et Ghanem se hâta d’aller à sa rencontre, et lui souhaita la bienvenue et baisa la terre entre ses mains ; et il était maintenant devenu le beau Ghanem d’autrefois, au glorieux visage et à l’aspect si attirant ! Et Giafar le pria de l’accompagner et le conduisit entre les mains du khalifat. Et Ghanem vit l’émir des Croyants entouré de ses vizirs, de ses chambellans, de ses vicaires, des principaux personnages de son royaume et des chefs de ses gardes et de ses armées. Or, Ghanem était éloquent de langage, ferme de cœur, conteur agréable, diseur attachant, improvisateur admirable. Il s’arrêta donc entre les mains du khalifat, regarda un instant le sol d’un air réfléchi, leva ensuite la tête vers le khalifat et improvisa ces strophes ;

« Ô roi du temps, un œil de bonté a regardé la terre et l’a fécondée, et nous sommes les enfants de sa fécondité heureuse, sous ton règne plein de gloire.

Voici que les sultans et les émirs se prosternent à ton seuil, la barbe dans la poussière, et déposent en offrande à ta grandeur leurs couronnes de pierreries.

Voici que la terre n’est plus assez vaste ni la planète assez large pour contenir la masse formidable de tes armées ! Ô roi du temps, plante tes tentes sur les terres planétaires de l’espace tournoyant.

Et que les étoiles dociles et les astres nombreux s’attellent à ton triomphe et accompagnent ton cortège, ô chef spirituel !

Et que le jour de ta justice éclaire le monde et arrête les méfaits des criminels et récompense les actions pures de tes féaux ! »

Le khalifat était charmé de la beauté des vers, de leur rythme nombreux, de leur pureté de langue et de l’éloquence de l’auteur.

— Mais à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, ne prolongea pas les paroles permises.


ET LORSQUE FUT
LA QUARANTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, Ô Roi fortuné, que lorsque Ghanem ben-Ayoub eut ainsi charmé le khalifat Haroun Al-Rachid, le khalifat lui dit de s’approcher de son trône ; et Ghanem s’approcha du trône, et le khalifat lui dit : « Raconte-moi tous les détails de ton histoire, sans rien me cacher de la vérité ! » Alors Ghanem s’assit et raconta au khalifat toute son histoire depuis le commencement jusqu’à la fin. Mais il n’y a aucun profit à la répéter. Et le khalifat fut complètement persuadé de l’innocence de Ghanem et de la pureté de ses intentions, surtout lorsqu’il vit le respect de Ghanem pour les mots écrits sur le caleçon de la favorite et il lui dit : « Je te prie de libérer ma conscience de l’injustice commise à ton égard ! » Et Ghanem lui dit : « Ô émir des Croyants, je te libère ! Car tout ce qui appartient à l’esclave est la propriété du maître ! »

Le khalifat ne manqua pas, dans son contentement, d’élever Ghanem aux plus grandes charges du royaume ; il lui donna un palais et des émoluments somptueux et des esclaves hommes et des esclaves femmes en quantité considérable. Et Ghanem se hâta de prendre avec lui, dans son nouveau palais, sa mère et sa sœur Fetnah et son amie Kouat Al-Kouloub. Puis le khalifat, qui avait appris que Ghanem avait une sœur merveilleuse et vierge encore et toute jeune, nommée Fetnah, la demanda à Ghanem qui répondit : « Elle est ta servante et je suis ton esclave ! » Le khalifat ne manqua pas de l’en remercier et lui donna cent mille dinars d’or ; puis il fit venir le kadi et les témoins et écrire le contrat de Fetnah. Et ce fut le même jour et à la même heure que le khalifat, d’une part, et Ghanem, de l’autre, entrèrent chacun chez sa femme, Fetnah pour le khalifat, et Kouat Al-Kouloub pour Ghanem ben-Ayoub El-Molim El-Massloub.

Et le khalifat, le matin, à son réveil, fut si satisfait de la nuit qu’il venait de passer dans les bras de la vierge Fetnah et du résultat obtenu, qu’il fit venir les scribes doués de la plus belle écriture, et leur fit écrire l’histoire de Ghanem depuis le commencement jusqu’à la fin, pour qu’elle fût conservée dans l’armoire des papiers et pût servir aux générations futures et fît l’étonnement et les délices des sages qui seraient appelés à la lire avec respect et à admirer l’œuvre du Créateur du jour et de la nuit.

Mais, continua Schahrazade, en s’adressant au roi Schahriar, ne crois point, ô Roi des siècles, que cette histoire merveilleuse soit plus agréable ou plus étonnante que l’histoire guerrière et héroïque d’Omar Al-Némân et de ses fils Scharkân et El-Makân ! » Et le roi Schahriar dit : « Tu peux, certes ! la raconter, cette histoire guerrière, que je ne connais point ! »

  1. El-Molim El-Massloub, c’est-à-dire : Celui qui est réduit en esclavage par l’amour ravisseur.
  2. Fetnah, c’est-à-dire : Charmante séduction. — C’est également le nom d’une fleur jaune très odorante, la cassie (Acacia farnesiana).
  3. C’est-à-dire : Brise, Fleur du jardin, Aube du matin, Branche de perles, Lumière de la route, Étoile de la nuit, Étoile du matin, Délices du jardin.
  4. Kouat Al-Kouloub : Force des cœurs.