Le Livre des milles nuits et une nuit/Tome 02/Histoire du jeune homme boiteux

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Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Eugène Fasquelle, éditeur (Tome 2p. 89-120).


HISTOIRE DU JEUNE HOMME BOITEUX AVEC
LE BARBIER DE BAGHDAD
[RACONTÉE PAR LE JEUNE HOMME BOITEUX ET RAPPORTÉE PAR LE TAILLEUR]


« Sachez donc, ô vous tous ici présents, que je suis né d’un père qui était l’un des principaux marchands de Baghdad, et, par la volonté d’Allah, mon père n’eut guère que moi pour enfant. Mon père, quoique fort riche et estimé de toute la ville, menait dans sa maison une vie paisible, calme et pleine de repos. Et il m’éleva dans cette voie, et, lorsque j’eus atteint l’âge d’homme, il me laissa toutes ses richesses, me rendit maître de tous ses serviteurs et de toute sa famille, et mourut dans la miséricorde d’Allah, à qui il alla rendre compte de la dette de sa vie. Et moi, je continuai, comme par le passé, à vivre largement, à me vêtir des habits les plus somptueux et à manger les mets les plus exquis. Mais je dois vous dire qu’Allah, qui est Tout-Puissant et Très-Glorieux, m’avait mis dans le cœur l’horreur de la femme, de toutes les femmes, et tellement que leur simple vue m’était un objet de souffrance et de désagrément. Je vivais donc sans me soucier d’elles, fort heureux d’ailleurs, et ne souhaitais rien de plus.

Un jour d’entre les jours, je marchais dans une des rues de Baghdad lorsque je vis venir de mon côté une troupe nombreuse de femmes. Aussitôt, pour les éviter, je pris vivement la fuite et me précipitai dans une ruelle, qui se terminait en cul-de-sac. Au fond de cette ruelle, il y avait un banc sur lequel je m’assis pour me reposer.

J’étais assis depuis déjà un certain temps, lorsque je vis en face de moi s’ouvrir une croisée, et une jeune femme y parut, qui tenait à la main un petit arrosoir, avec lequel elle se mit à arroser des fleurs placées dans des vases sur le bord de la croisée.

Seigneurs, je dois vous dire qu’à la vue de cette adolescente je sentis en moi se produire quelque chose que de ma vie je n’avais senti. Elle était, en effet, aussi belle que la lune dans son plein ; elle avait un bras aussi blanc et diaphane que le cristal, et elle arrosait ses fleurs avec une gentillesse qui me ravit l’âme. Aussi, à la minute même, mon cœur fut enflammé et complètement captif, ma tête et mes pensées ne travaillèrent qu’à son sujet, et toute mon horreur ancienne des femmes se transforma en un désir brûlant. Mais elle, une fois qu’elle eut arrosé ses plantes, elle regarda un peu distraitement à gauche, puis à droite, me vit et me lança un regard allongé qui me retira entièrement l’âme du corps. Puis elle referma la croisée et disparut. Et j’eus beau attendre là jusqu’au coucher du soleil, je ne la vis plus apparaître ; et j’étais comme un somnambule ou comme quelqu’un qui n’est plus de ce monde.

Pendant que j’étais assis dans cet état, voici venir et descendre de sa mule, près de la porte de la maison, le kâdi lui-même de la ville, précédé de ses nègres et suivi de ses serviteurs. Le kâdi entra alors dans la maison à la fenêtre de laquelle j’avais vu l’adolescente, et je compris qu’il devait être son père.

Je revins alors chez moi dans un état d’esprit déplorable, et, tout plein de chagrins et de soucis, je me laissai tomber sur mon lit. Et alors vinrent à moi toutes les femmes de ma maison, mes parents et mes serviteurs, et tous s’assirent en rond autour de moi et se mirent à me questionner et à m’importuner sur la cause de mon état. Mais je ne voulus leur rien dire à ce sujet et ne leur fis aucune réponse. Mais mon chagrin augmenta tellement, de jour en jour, que je tombai sérieusement malade et fus tout le temps l’objet des soins et des visites de tous mes parents et amis.

Un jour, je vis entrer chez moi une vieille femme qui, au lieu de gémir sur mon état et de me plaindre, vint s’asseoir au chevet de mon lit et se mit à me dire des paroles fort douces pour me calmer ; puis elle me regarda attentivement, m’examina longuement, et dit en particulier à tous mes gens de me laisser seul avec elle. Alors elle me dit : « Mon enfant, je sais la cause de ta maladie, mais il faut que tu me donnes des détails ! » Alors je lui donnai tous les détails de la chose, et elle me dit : « En effet, mon enfant, cette adolescente est la fille du kâdi de Baghdad, et cette maison est bien sa maison. Mais sache que le kâdi n’habite pas au même étage que sa fille, mais à l’étage situé plus bas ; et, tout de même, cette jeune femme, quoique habitant seule, est très grandement surveillée et bien gardée. Mais sache aussi que je suis une habituée de cette maison, dont je suis l’amie ; tu peux donc être sûr que tu ne pourras arriver à tes fins que par mon entremise. Hardi donc ! et prends courage ! »

Ces paroles m’armèrent de fermeté et me donnèrent du courage ; et aussitôt je me levai et me sentis le corps tout à fait dispos et revenu complètement à la santé. Et, à cette vue, tous mes parents furent dans la joie. Et là-dessus la vieille femme me quitta, en me promettant de revenir le lendemain me rendre compte de l’entrevue qu’elle allait avoir avec l’adolescente, fille du kâdi de Baghdad.

En effet, le lendemain elle revint. Mais, à la seule vue de son visage, je compris que la nouvelle n’était pas bonne. La vieille femme me dit : « Mon enfant, ne me questionne pas sur ce qui vient de m’arriver ! J’en suis encore toute émue. Imagine-toi qu’à peine lui avais-je glissé à l’oreille l’objet de ma visite qu’elle se leva toute droite et me dit avec la plus grande colère : « Si tout de suite tu ne te tais pas, ô vieille de malheur, et ne cesse tes propositions malséantes, je vais te faire punir comme tu le mérites. » Alors moi, mon enfant, je ne dis plus rien ; mais je me promis de revenir à la charge une seconde fois. Car il ne sera pas dit que j’aie entrepris en vain un projet comme celui-là, où je suis experte comme pas une au monde ! » Puis elle me quitta et partit.

Mais moi, je retombai encore plus gravement malade, et je cessai de boire et de manger.

Cependant la vieille femme, comme elle me l’avait promis, au bout de quelques jours revint chez moi, et son visage était éclairé, et elle me dit en souriant : « Allons ! mon enfant, donne-moi la gratification de ma bonne nouvelle ! » À ces paroles, je sentis de joie mon âme revenir dans mon corps, et je dis à la vieille : « Certes, ma bonne mère, je te suis redevable de tout bienfait ! » Alors elle me dit : « Je suis retournée hier chez l’adolescente en question ; lorsqu’elle vit que j’avais l’air tout à fait humble et abattu, et les yeux tout en larmes, elle me dit : « Ma pauvre tante, je te vois la poitrine bien oppressée ! Qu’as-tu donc ? » Alors je me mis à pleurer encore davantage et je lui dis : « Ô ma fille et ma maîtresse, ne te rappelles-tu point que je suis venue te parler d’un jeune homme passionnément épris de tes charmes ? Eh bien ! aujourd’hui ce jeune homme est juste sur le point de mourir à cause de toi. » Elle me répondit, avec le cœur pris de compassion et adouci extrêmement : « Mais qui est donc exactement ce jeune homme dont tu me parles ? » Je lui dis : « C’est mon propre fils, le fruit de mes entrailles. Il t’a vue, il y a quelques jours, à ta croisée, au moment où tu arrosais les fleurs, et il a pu voir un instant les traits de ton visage, et aussitôt, lui qui, jusqu’à ce jour, se refusait à voir n’importe quelle femme et avait horreur du commerce des femmes, s’est senti éperdu d’amour pour toi. Aussi lorsque, il y a quelques jours, je lui annonçai le mauvais accueil que tu m’avais fait, il retomba encore dans un état pire de maladie. Et maintenant je viens de le laisser étendu sur les coussins du lit, prêt à rendre son dernier souffle à son Créateur ! Et je pense même qu’il n’y a plus aucun espoir de le sauver ! » À ces paroles, l’adolescente devint toute pâle et me dit : « Et tout cela à cause de moi ? » Je répondis : « Mais oui, par Allah ! Aussi que comptes-tu faire à présent ? Je suis ta servante et tes ordres sont sur ma tête et sur mon œil ! » Elle dit : « Va au plus vite auprès de lui, et transmets-lui le salut de ma part, et dis-lui que j’ai beaucoup de peine de sa peine. Et ensuite tu lui diras que demain, vendredi, avant la prière, je l’attends ici même. Qu’il vienne donc chez moi, et je dirai à mes gens : « Ouvrez-lui la porte », et je le ferai monter dans mon appartement et nous passerons ensemble une heure entière. Mais il faudra qu’il s’en aille tout de suite après, avant que mon père revienne de la prière ! »

Lorsque j’eus entendu les paroles de la vieille, je sentis les forces me revenir et s’évanouir toutes mes souffrances et se reposer mon cœur. Et je tirai de ma robe une bourse remplie de dinars et je priai la vieille de l’accepter. Elle me dit alors : « Maintenant raffermis ton cœur et sois content ! » Je lui répondis : « En vérité, c’est bien fini ! » Et, en effet, mes parents s’aperçurent vite de ma guérison, et furent au comble de la joie, ainsi que mes amis.

J’attendis donc de la sorte le jour du vendredi, et je vis arriver la vieille, qui me demanda des nouvelles de ma santé, et je lui dis que j’étais dans le bonheur et la bonne santé. Et nous nous mîmes à causer jusqu’à l’heure où tout le monde devait aller à la prière. Alors je me levai et je mis mes plus beaux habits et me parfumai à l’essence de roses, et j’allais courir chez l’adolescente lorsque la vieille me dit : « Tu as encore largement le temps. Il vaut donc beaucoup mieux, en attendant, aller d’abord au hammam prendre un bon bain et te faire masser et te faire raser et épiler, surtout maintenant que tu relèves de maladie. Et tu ne t’en trouveras que mieux ! » Je répondis : « En vérité, c’est là une idée excellente et pleine de justesse. Mais il vaut mieux d’abord que je fasse appeler ici-même un barbier pour qu’il me rase la tête ; et ensuite j’irai au hammam prendre le bain. »

J’ordonnai alors à un de mes jeunes serviteurs d’aller me chercher un barbier, en lui disant : « Va vite au souk, et cherche-moi un barbier qui ait la main légère, mais qui soit surtout un homme sage, discret, modique de paroles et de curiosité, et qui ne me fende pas la tête de ses paroles et de sa loquacité, comme le font la plupart des individus de sa corporation ! » Et mon serviteur courut à la hâte et me revint bientôt en m’amenant un vieux barbier.

Et ce barbier, c’est ce maudit-là que vous voyez tous là devant vous, ô mes seigneurs !

Lorsqu’il fut entré, il me souhaita la paix, et je lui rendis son souhait de paix. Et il me dit : «  Qu’Allah dissipe loin de toi tout chagrin, toute peine, tout souci, tout deuil et toute adversité ! » Je répondis : « Puisse Allah exaucer tes bons souhaits ! » Il continua : « Voici que je t’annonce la bonne nouvelle, ô mon maître, et le retour de tes forces et de ta santé. Et maintenant que dois-je faire ? Te raser ou te tirer du sang ? Car tu n’ignores pas que notre grand Ibn-Abbas a dit : « Celui qui se fait raccourcir les poils le jour du vendredi se rend favorable Allah, qui éloigne de lui soixante-dix sortes de calamités ! » Et c’est le même Ibn-Abbas qui a dit également : « Mais celui qui se fait tirer du sang le jour du vendredi ou, ce jour-là, se fait appliquer des ventouses scarifiées, risque de perdre la vue et court la chance de s’attirer toutes les maladies ! » Alors je lui répondis : « Ô cheikh, assez user de telles plaisanteries, et lève-toi sur l’heure me raser la tête, et fais vite, car je suis faible et je ne dois ni parler beaucoup ni attendre. »

Il se leva alors, et prit un paquet entouré par un mouchoir, où il devait y avoir son bassin, ses rasoirs et ses ciseaux ; il l’ouvrit et en tira, non point un rasoir, mais un astrolabe à sept faces. Il le prit, s’en alla au milieu de la cour de ma maison, leva gravement la tête vers le soleil, le regarda avec attention, examina l’astrolabe et revint et me dit : « Tu dois savoir que ce jour de vendredi est le dixième du mois de Safar, de l’an sept cent soixante-trois de l’Hégire de notre saint Prophète (que soient sur lui la meilleure des prières et la paix !). Or, ce que je sais de la science des nombres m’apprend que ce jour de vendredi coïncide exactement avec le moment précis où se fait la conjonction de la planète Mirrikh et de la planète Houtared, et cela par sept degrés et six minutes. Or, cela démontre que l’action de se raser la tête aujourd’hui même est une action faste et tout à fait excellente. Cela m’indique aussi clairement qu’aujourd’hui tu as l’intention d’avoir une entrevue avec une personne, dont le sort m’est démontré heureux. J’aurais encore à te raconter des choses qui doivent l’arriver, mais ce sont des choses que je dois taire ! »

Je répondis : « Par Allah ! tu m’étouffes avec tous tes discours et tu me fais sortir l’âme. Et, de plus, tu as l’air d’augurer des choses désagréables. Or, je ne t’ai fait venir ici que pour me raser la tête. Lève-toi donc et rase-moi la tête sans allonger davantage ton discours ! » Il répondit : « Par Allah ! si tu savais la vérité de la chose, tu me demanderais encore bien plus de détails et de démonstrations. En tout cas, il faut que tu saches que si je suis un barbier, je ne suis pas seulement barbier. En effet, quoique je sois le barbier le plus réputé de Baghdad, outre l’art de la médecine, des plantes et des médicaments, je connais admirablement la science des astres, les règles de notre langue, l’art des strophes et des vers, l’éloquence, la science des nombres, la géométrie, l’algèbre, la philosophie, l’architecture, l’histoire et les traditions de tous les peuples de la terre. Donc c’est avec raison que je te conseille, mon seigneur, de faire exactement ce que t’ordonne l’horoscope que je viens de prendre, grâce à ma science et à l’examen des calculs astraux. Rends donc grâces à Allah qui m’a fait venir chez toi, et ne me désobéis pas, car je te conseille le bien et c’est par intérêt pour toi que je le parle. Et, d’ailleurs, je ne demande qu’à te servir et à rester à ton service, même une année entière, et cela sans aucune rémunération ! Mais aussi faut-il reconnaître que je suis un homme de quelque mérite et me rendre cette justice !»

À ces paroles, je lui dis : Tu es un véritable assassin et, il n’y a pas à dire, tu as résolu de me faire mourir d’impatience et de folie ! »

— Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit s’approcher le matin et, discrète, arrêta son récit.


ET LORSQUE FUT
LA VINGT-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que lorsque le jeune homme dit au barbier : « Tu as résolu de me faire mourir d’impatience et de folie », le barbier répondit : « Sache pourtant, ô mon maître, que je suis cet homme que tout le monde connaît sous le nom d’El-Sâmet[1], à cause de mon peu de loquacité. Aussi tu ne me rends point justice en me croyant un bavard, surtout si tu veux bien une minute prendre la peine de me comparer à mes frères ! Car sache que j’ai six frères qui, eux, certainement, sont bien bavards ; et, pour te les faire connaître, voici que je vais te dire leurs noms. Le plus grand s’appelle El-Bacbouk ou Celui qui, en bavardant, produit un glouglou comme une cruche ; le second, El-Haddâr ou Celui qui mugit coup sur coup comme un chameau ; le troisième, Bacbac ou le Gloussour enflé ; le quatrième, El-Kouz El-Assouani ou le Cruchon incassable d’Assouan ; le cinquième, El-Aschâr ou la Chamelle enceinte ou le Grand Chaudron ; le sixième, Schakâlik ou le Pot fêlé ; et le septième, El-Sâmet ou le Silencieux. Et ce silencieux, c’est moi, ton serviteur ! »

Lorsque j’entendis toutes ces paroles volubiles du barbier, je sentis d’impatience éclater ma poche à fiel congestionnée, et je m’écriai en m’adressant à l’un de mes jeunes serviteurs : « Donne vite un quart de dinar à cet homme et fais-le déguerpir loin de moi, pour le respect d’Allah ! Car je renonce absolument à me faire raser la tête ! » Lorsque le barbier entendit cet ordre, il dit : « Ô mon maître, quelles paroles dures je viens d’entendre ! Par Allah ! sache bien que c’est sans aucune rétribution que je veux avoir l’honneur de te servir ; et il me faut absolument te servir, car cela m’est un devoir d’être entièrement à ton service et d’exécuter toutes tes volontés. Et je me croirais déshonoré pour toujours si j’acceptais ce que généreusement tu veux me donner. Car si, toi, tu n’as aucune idée de ma valeur, moi, par contre, j’ai ta valeur en très haute estime, et je suis sûr que tu es le digne fils de ton défunt père (qu’Allah l’ait en sa compassion !) ; car ton père était mon créancier pour tous les bienfaits dont il me comblait ; c’était un homme plein de générosité et de grandeur, et il me tenait en très haute estime, et tellement qu’un jour il envoya me mander ; et c’était un jour aussi béni que celui-ci. Lorsque j’arrivai chez lui, je le trouvai entouré de beaucoup de visiteurs ; il les quitta aussitôt pour se lever et venir à ma rencontre, et me dit : « Je te prie de me tirer un peu de sang. « Alors je pris mon astrolabe, je mesurai la hauteur du soleil, j’examinai attentivement les calculs et je découvris que l’heure était néfaste et que l’action de tirer le sang était ce jour-là fort difficile. Et je fis part aussitôt de mes appréhensions à ton défunt père, qui se soumit docilement à mes paroles et prit patience jusqu’à ce que fût venue l’heure faste et propice pour l’opération. Je lui tirai alors une bonne mesure de sang ; et il se laissa docilement faire et me remercia très chaudement ; et me remercièrent aussi tous les assistants. Et pour me rémunérer du sang que je venais de lui tirer, ton défunt père me donna sur l’heure cent dinars d’or. »

À ces paroles, je dis au barbier : « Puisse Allah n’avoir jamais en sa compassion mon défunt père qui a été assez aveugle pour avoir recours à un barbier tel que toi ! » Et le barbier, en entendant cela, se mit à rire en hochant la tête et dit : « Il n’y a point d’autre Dieu qu’Allah, et Mahomet est l’Envoyé d’Allah ! Béni soit le nom de Celui qui transforme et ne se transforme point ! Or, moi, ô jeune homme, je te croyais doué de raison, et maintenant je constate que la maladie que tu as eue t’a complètement tourné la raison et t’a fait devenir un radoteur. Mais, cela ne m’étonne point trop, car je connais les Paroles Saintes qu’Allah a dites dans notre Saint et Précieux Livre dans le verset qui commence par ces mots : « Ceux qui compriment leur colère et font grâce aux hommes coupables… » Donc je veux bien oublier tes torts à mon égard et tes manquements, et je t’excuse pour toute chose ! Mais, vraiment, je ne comprends rien à ton impatience et à sa cause. Ne sais-tu point que ton père n’entreprenait jamais rien sans me consulter, et qu’en cela il suivait le proverbe qui dit : « L’homme qui prend conseil se met à l’abri. » Et moi, sois-en bien sûr, je suis un homme fort précieux, et tu ne trouveras jamais un homme d’aussi bon conseil que moi ni plus versé dans les préceptes de la sagesse et dans l’art de conduire habilement les affaires. Me voici donc debout sur mes deux pieds et attendant tes ordres et tout entier dévoué à ton service. Mais, dis-moi, comment se fait-il donc que, moi, je ne sois point ennuyé de toi, et que, toi, tu sois tellement ennuyé et furieux ? Il est vrai que si, moi, j’use vis-à-vis de toi de tant de patience, c’est uniquement par égard pour la mémoire de ton père, à qui je suis redevable de tant de bienfaits. » Alors je lui répondis : « Par Allah ! c’en est trop, vraiment ! Tu viens de me tuer avec ta volubilité et ton bavardage. Je te répète donc que je ne t’ai fait venir ici que pour que tu me rases la tête et t’en ailles ensuite au plus vite ! »

Et, en lui disant ces paroles, je me levai fort en colère et voulus le chasser et m’en aller, bien qu’il m’eût déjà mouillé le crâne et savonné. Alors il me dit sans s’émouvoir : « En vérité, je m’aperçois maintenant fort clairement que je t’ai causé un ennui insurmontable. Mais je ne t’en veux nullement pour cela, car je vois fort bien que tu as une intelligence faible et que tu es encore bien jeune, et il n’y a pas fort longtemps que je te portais encore, enfant, à cheval sur mon épaule, et que je te transportais de la sorte à l’école où tu ne voulais pas aller ! » Je lui répondis : « Voyons ! mon frère, par Allah, je te conjure, et par sa sainte vérité, de t’en aller d’ici pour me laisser vaquer à mes occupations ! Va-t-en donc en l’état de ton chemin ! » Et, en disant ces mots, je fus pris d’une telle crise d’impatience que je me déchirai les habits et me mis à pousser des cris inarticulés, comme un fou.

Lorsque le barbier me vit agir de la sorte, il se décida à prendre son rasoir et à le repasser sur le cuir qui était attaché à sa ceinture. Mais il mit tant de temps à repasser et à repasser ce rasoir sur le cuir que je fus sur le point de sentir mon âme sortir de mon corps. Enfin il finit par s’approcher de ma tête, commença à me raser sur un côté et m’enleva, en effet, quelques poils. Puis il s’arrêta, releva sa main et me dit : « Ô mon jeune maître l’emportement est une tentation du Cheïtane. » Et il me récita ces strophes :

« Ô sage ! tu dois longtemps mûrir ton projet, et ne jamais te hâter dans tes résolutions l Et surtout quand tu es choisi pour être un juge de la terre.

Ô juge ! ne juge point avec dureté, et tu trouveras pour toi la miséricorde lors de ton tour fatal.

Et n’oublie point qu’il n’y a point sur la terre de si puissante main qui ne puisse être abaissée par la main d’Allah qui la domine.

Et n’oublie point que l’homme impie et tyrannique trouvera toujours un tyran qui l’opprimera. »

Puis il me dit : « Ô mon maître, je vois fort bien que tu n’as aucune considération pour mes mérites et mes talents. Et pourtant c’est cette même main, qui te rase aujourd’hui, qui touche aussi et caresse la tête des rois, des émirs, des vizirs, des gouverneurs et de tous les gens nobles et illustres. Et c’est à mon intention, ou en l’honneur de quelqu’un qui me ressemblait fort, que le poète a dit :

« Tous les métiers je les considère comme des colliers précieux, mais ce barbier est lui-même la plus belle perle du collier.

Il dépasse en sagesse et en grandeur d’âme les plus sages et les plus grands ; et sa main tient sous elle la tête des rois. »

En réplique à toutes ces paroles, je dis au barbier : « Veux-tu enfin t’occuper de ton métier, ou non ? En vérité tu m’as rétréci la poitrine et complètement abîmé la cervelle ! » Alors il me dit : « Je finis par croire que tu es un peu pressé d’en finir. » Et je m’écriai : « Mais oui, certes ! mais oui, certes ! mais oui, certes ! » Il dit : « Apprends donc un peu à ton âme la patience et la modération, car la hâte est une suggestion du Tentateur, et elle ne peut que procurer le repentir et tous les échecs, de fortune ! Et d’ailleurs notre suzerain Mohammad (que sur lui soient la prière et la paix !) a dit : « La plus belle chose au monde est celle faite avec lenteur et toute mûre ! » Mais ce que tu viens de me dire excite grandement mon intérêt, et je te prie de m’expliquer le motif qui te rend si impatient et pour lequel tu es si pressé. J’espère pour loi que c’est un motif agréable, et j’aurais bien de la peine s’il en était autrement. Mais vraiment il faut que je m’interrompe un peu, car il ne me reste plus que quelques heures de soleil favorable. » Alors il laissa le rasoir de côté, et prit son astrolabe et s’en alla au soleil et resta un bon moment dans la cour, et mesura la hauteur du soleil, mais toutefois sans me perdre de vue et en m’adressant de temps à autre quelque question. Puis il revint vers moi et me dit : « Si c’est pour la prière de midi que tu es si pressé, en vérité tu peux attendre tranquillement, car il nous reste encore trois bonnes heures ni plus ni moins. Je ne me trompe jamais dans mes calculs. » Je lui dis : Par Allah sur toi ! épargne-moi tous ces discours, car tu m’as mis le foie en miettes ! »

Alors il reprit son rasoir, et se mit à le repasser comme il avait fait auparavant, et recommença à me raser un peu la tête ; mais il ne put s’empêcher de continuer de parler et me dit : « Je suis bien peiné de ton impatience ; et si tu voulais m’en révéler la cause, cela le serait un bien et un profit. Car tu sais maintenant combien ton défunt père me tenait en estime, et qu’il n’entreprenait jamais rien sans me consulter. » Je vis alors qu’il n’y avait plus pour moi de moyen de délivrance et je pensai en mon âme : « Voici qu’approche déjà le temps de la prière, et il faut que je sois chez la jeune femme, sinon ce sera trop tard et à peine serai je là que les gens auront terminé la prière et sortiront des mosquées. El tout alors serait perdu pour moi ! » Je dis donc au barbier : « Abrège enfin, et loin de toi toutes ces paroles vaines et cette curiosité indiscrète ! Je suis, si tu veux absolument le savoir, obligé de me rendre auprès d’un de mes amis pour une pressante invitation à un festin ! »

À ces mots d’invitation et de festin, le barbier me dit : « Qu’Allah te bénisse ! et que ce jour te soit plein de prospérité ! car justement tu viens de me faire souvenir que j’ai invité chez moi, pour aujourd’hui, plusieurs de mes amis, et que j’ai complètement oublié de leur préparer le repas. J’y pense seulement en ce moment où c’est déjà trop tard ! » Alors je lui dis : « Ne te préoccupe point de ce retard, j’y vais remédier tout de suite. Du moment que je ne mange point moi-même à la maison et que je suis invité à un festin, je veux bien te donner tout ce que j’ai chez moi de mets, de vivres et de boissons, mais à la condition que tout de suite tu mettes un terme à toute cette affaire et que tu achèves vite de me raser la tête ! » Il me répondit : « Puisse Allah te combler de ses dons, et qu’il te le rende un jour en bénédictions ! Mais, ô mon maître, aie la bonté de m’énumérer un peu les choses dont tu veux me gratifier, pour que je les connaisse ! » Je lui dis : « J’ai à ta disposition cinq marmites remplies de toutes sortes de choses délicieuses : aubergines et courges farcies, feuilles de vigne farcies et assaisonnées au citron, boulettes soufflées au blé concassé et à la viande écrasée, du riz aux tomates avec des petits morceaux de filet de mouton, du ragoût aux petits oignons ; de plus j’ai dix poulets rôtis, et un mouton grillé ; puis deux grands plateaux, l’un de kenafa[2] et l’autre de pâtisserie au fromage doux et au miel ; des fruits de toutes sortes : des concombres, des melons, des pommes, des limons et des dattes fraîches, et bien d’autres encore ! » Il me dit alors : « Fais donc apporter tout cela en ma présence, que je voie ! » Et moi, je fis apporter toutes ces choses, et il les examina et goûta à chaque chose, et il me dit : « Ta générosité est une grande générosité. Mais il manque les boissons ! » Je lui dis : « J’ai cela ! » Il me dit : « Fais apporter cela ! » Et je fis apporter six pots remplis de six espèces de boissons, et il goûta à chacune et me dit : « Puisse Allah te munir de toutes ses grâces ! Que ton âme est généreuse ! Mais il manque l’encens, le benjoin et les parfums à brûler dans la salle, et aussi l’eau de roses et l’eau de fleurs d’oranger pour en asperger mes hôtes. » Je lui fis alors apporter une cassette remplie d’ambre gris, de bois d’aloès, de nadd, de musc, d’encens et de benjoin, le tout valant plus de cinquante dinars d’or ; et je n’oubliai pas non plus les essences aromatiques et les aspersoirs d’argent contenant les eaux de senteur. Et comme le temps était devenu aussi étroit que l’était ma poitrine, je dis au barbier : « Prends tout cela ! mais finis de me raser toute la tête, par la vie de Mohammad, — que sur lui soient la prière et la paix d’Allah ! » Le barbier me dit alors : « Par Allah ! je ne prendrai point cette cassette avant de l’ouvrir et d’en voir tout le contenu ! » Alors j’ordonnai à mon jeune serviteur d’ouvrir la cassette, et le barbier laissa de côté son astrolabe, et s’accroupit par terre et se mit à manipuler tous les parfums, encens, benjoin, musc, ambre gris, bois d’aloès qui étaient dans la cassette, et il les reniflait l’un après l’autre et avec tant de lenteur et de temporisation que je sentis mon âme sur le point de délaisser mon corps. Après cela il se leva et me remercia et prit son rasoir et se mit en demeure de continuer à me raser la tête. Mais à peine avait-il commencé qu’il s’arrêta net et me dit :

« Par Allah ! ô mon enfant, je ne sais trop qui de vous deux je dois bénir et louer aujourd’hui, de toi ou de ton défunt père ! Car, en vérité, le festin que je dois donner chez moi est tout entier dû à ton initiative généreuse et à tes dons magnanimes. Mais te le dirais-je ? Je n’ai vraiment chez moi comme invités que des personnes peu dignes de tout ce festin somptueux, car ce sont comme moi des gens des différents métiers. Mais ils sont délicieux et pleins d’intérêt par leur personne. Et, s’il faut te les énumérer, ce sont : d’abord l’admirable Zeïtoun, le masseur du hammam ; le gai et plaisant Salih, vendeur de pois chiches torréfiés et concassés ; Hâoukal, le vendeur de fèves fermentées ; Hakraschat, le vendeur de légumes ; Hamid, le balayeur de fumier ; et enfin, Hakaresch, le vendeur de lait caillé !

« Tous ces amis que j’ai invités, pas plus que moi, ton serviteur, ne sont ni des bavards, ni d’indiscrets curieux ; mais ce sont de fort bons vivants qui chassent toute mélancolie. Le moindre d’entre eux a plus de valeur, à mes yeux, que le roi le plus puissant. Sache, en effet, que chacun d’eux est réputé dans toute la ville de Baghdad pour une danse et une chanson différente. Et, si cela te fait plaisir, je vais te danser et chanter la danse et la chanson de chacun d’eux.

« Ainsi regarde-moi et vois bien ! Voici la danse de mon ami Zeïtoun, le masseur ! La voilà ! » Quant à sa chanson, la voici :

« Elle est gentille, mon amie, et l’agneau le plus doux n’égale en rien sa douceur ! Je l’aime avec brûlure ! Et elle aussi ! Et tellement m’aime-t-elle qu’à peine loin d’elle pour un instant, je la vois accourir et se jeter sur ma couche !

Elle est gentille, mon amie, et l’agneau le plus doux n’égale en rien sa douceur ! »

« Mais, ô mon maître, continua le barbier, pour ce qui est de mon ami Hamid le balayeur d’ordures, voici sa danse !… Tu vois comme elle est suggestive et pleine de science et de gaieté ! Mais quant à sa chanson, la voici :

« Ma femme ! elle est avare ! et, à l’écouter, je mourrais de faim !

Ma femme ! elle est laide ! et, à l’écouter, dans ma maison pour toujours je m’enfermerais !

Ma femme ! le pain, elle le cache dans l’armoire ! Mais si je ne mange point de pain, et comme elle est laide à faire fuir un nègre au nez aplati, il me faudra bientôt me châtrer pour toujours ! »

Puis le barbier, sans me donner le temps de faire un signe de protestation, imita toutes les danses de ses amis, et chanta toutes leurs chansons. Puis il me dit : « Voici ce que peuvent faire mes amis à moi. Si donc tu voulais bien rire, je te conseille dans ton intérêt et pour notre plaisir à tous, de venir chez moi faire partie de notre compagnie, et de laisser là les amis chez lesquels tu m’as dit avoir l’intention de te rendre. Car je vois que tu as encore sur la figure des traces de fatigue, et tu relèves de maladie ; et il est possible que tu rencontres parmi les amis des individus amateurs de vains discours et ennuyeux parleurs et indiscrets curieux ; et ils te feront retomber dans une maladie bien plus grave que la première ! »

Alors je dis au barbier : « Pour aujourd’hui il ne m’est guère possible d’accepter ton invitation, mais ce sera pour un autre jour ! » Il me répondit : « La chose qui est la plus avantageuse pour toi, je te le répète, est de hâter le moment de la visite chez moi, et de venir sans retard goûter toute l’urbanité de mes amis et profiter de leurs admirables qualités. Et ainsi tu agiras selon le dire du poète :

« Ami, ne diffère jamais de profiter de la jouissance qui s’offre, et ne remets jamais au lendemain la volupté qui passe ! Car la volupté ne passe pas tous les jours et la jouissance à tes lèvres tous les jours n’offre point ses lèvres. Sache que la fortune est femme et, comme la femme, varie ! »

Alors, devant toutes ces harangues et tous ces bavardages, je ne pus m’empêcher de rire mais, avec le cœur tout bourré de pesante fureur ; puis je lui dis : « Maintenant je t’ordonne de terminer l’opération pour laquelle je t’ai fait venir, et de me laisser m’en aller sur la voie d’Allah et sous sa sainte protection ; et de ton côté tu t’en iras retrouver tes amis qui, à l’heure actuelle, doivent t’attendre avec impatience ! » Il me répondit : « Mais pourquoi refuses-tu ? En vérité, je ne te demande qu’une chose : me laisser te faire faire la connaissance de mes amis, ces délicieux compagnons, qui sont loin d’être des gens indiscrets, car je t’assure qu’une fois que tu les auras vus tu ne voudras plus en fréquenter d’autres, et tu délaisseras tes amis de l’heure actuelle ! » Je lui dis : « Qu’Allah augmente encore davantage le bonheur que tu éprouves de leur amitié ! Et, d’ailleurs, je te promets qu’un jour je les inviterai moi-même à venir à un festin que je donnerai spécialement pour eux ! »

Alors ce maudit barbier consentit à être de mon avis, mais me dit : « Du moment que je vois que tu préfères tout de même pour aujourd’hui le festin de tes amis et leur société à la société de mes amis, aie donc assez de patience pour attendre que je coure porter chez moi tous ces vivres que je dois à ta générosité ; je les mettrai sur la nappe devant mes invités, et, comme mes amis n’auront point la sottise de se scandaliser si je les laisse seuls faire honneur à ma nappe, je leur dirai de n’avoir ni à compter sur moi ni à attendre mon retour ; et tout de suite je reviendrai te rejoindre, et je t’accompagnerai où que tu désires aller ! » — Alors je m’écriai : « Oh ! il n’y a de recours ni de pouvoir qu’en Allah le Très-Haut le Tout-Puissant ! Ô homme, va donc enfin retrouver tes amis et réjouis-toi avec eux dans l’épanouissement, et laisse-moi m’en aller retrouver mes amis qui doivent attendre mon arrivée pour justement cette heure-ci ! » Et le barbier me dit : « Ah non ! jamais je ne consentirai à te laisser aller seul ! » Je lui répondis, en faisant de grands efforts sur moi-même pour ne pas l’insulter : « Mais sache enfin que l’endroit où je vais ne peut être visité que par moi tout seul ! » Il me dit : « Alors je comprends ! je pense que tu as un rendez-vous avec une femme ! Car, sans cela, tu me prendrais avec toi. Et pourtant sache que je mérite cet honneur plus que n’importe qui au monde, et qu’en plus je te serai d’une très grande aide pour tout ce que tu voudras faire. Et puis j’ai bien peur que cette femme ne soit une perfide étrangère. Alors, malheur à toi si tu es tout seul ! Tu y laisseras certes ton âme ! Car cette ville de Baghdad ne se prête guère à ces sortes de rendez-vous, oh ! pas du tout ! Et surtout depuis que nous avons ce nouveau gouverneur qui est d’une terrible rigueur pour ces sortes de choses ; car on dit qu’il est sans zebb ni œufs, et que c’est par haine et jalousie qu’il punit si sévèrement ces sortes d’aventures ! »

À ces paroles je ne pus plus tenir en place, et je m’écriai avec violence : « Ô toi le plus maudit d’entre les perfides et les bourreaux ! vas-tu, oui ou non, mettre un terme à tous ces bavardages dont tu m’assommes ?… » Alors le barbier consentit à se taire un bon moment pendant lequel il reprit son rasoir et enfin acheva de me raser toute la tête. Mais tout cela avait fait que le temps de la prière de midi était venu ; et même la prière devait être déjà assez avancée et on devait être au sermon.

Alors je lui dis, pour pouvoir le faire déguerpir : « Va chez tes amis leur porter tous ces mets et toutes ces boissons ; et moi, je te promets d’attendre ton retour pour que tu puisses m’accompagner à ce rendez-vous ! » Et j’insistai beaucoup pour le décider. Alors il me dit : « Je vois bien que tu veux me circonvenir pour te débarrasser de moi et t’en aller seul. Mais je te préviens que, ce faisant, tu te jettes dans des calamités dont tu ne pourras plus trouver l’issue ni te délivrer. Je te conjure donc, dans ton intérêt, de ne point quitter cet endroit avant que je ne revienne te prendre et t’accompagner pour savoir comment va se terminer ton aventure ! » Je lui dis : « Oui ! mais, par Allah ! ne sois pas trop lent à revenir ! »

Alors le barbier me pria de l’aider à mettre sur son dos toutes les choses que je lui avais données, et sur sa tête les deux grands plateaux de pâtisseries, et, tout chargé, il sortit de chez moi. Mais, le maudit ! à peine était-il dehors qu’il appela deux portefaix, leur remit sa charge, leur dit de porter le tout chez lui à tel endroit ; et lui-même s’embusqua dans une ruelle obscure, à attendre ma sortie.

Quant à moi, immédiatement je me levai, je me lavai le plus vite possible, et je m’habillai de mes plus beaux habits et je sortis de ma maison. Et à l’instant même j’entendis la voix des muezzins sur

les minarets qui appelaient les croyants à la prière de midi en ce jour saint du vendredi :

Bismillahi’rrahmani’rrahim ! Au nom d’Allah, le Clément-sans-bornes, le Miséricordieux !

La louange à Allah, Maître des humains, le Clément, le Miséricordieux !

Suprême souverain, Arbitre absolu au jour de la Rétribution,

C’est toi que nous adorons, c’est toi dont nous implorons le secours !

Dirige-nous dans le sentier droit,

Dans le sentier de ceux que tu as comblés de tes bienfaits.

Non pas de ceux qui ont encouru la colère, ni de ceux qui sont dans l’égarement !

Une fois hors de chez moi, je me dirigeai en toute hâte vers la maison de l’adolescente. Lorsque je fus arrivé à la porte du kâdi, je me retournai par hasard et je vis le maudit barbier à l’entrée de la ruelle. Alors, comme la porte de la maison était entr’ouverte pour moi, je me précipitai à l’intérieur et fermai vivement la porte. Et je vis dans la cour la vieille femme, qui me conduisit aussitôt à l’étage supérieur, où se trouvait l’adolescente.

Mais à peine étais-je entré que nous entendîmes des gens arriver dans la rue : c’était le kâdi, père de la jeune femme, et sa suite, qui revenaient de la prière. Et je vis, dans la rue, le barbier qui était debout et qui m’attendait. Quant au kâdi, la jeune femme me tranquillisa et me dit que son père ne la visitait que rarement, et que, d’ailleurs, il y avait toujours pour moi un moyen de ne pas être aperçu.

Mais, pour mon malheur, Allah voulut qu’il se produisit un incident qui me devait être fatal. En effet, il y eut cette coïncidence que justement ce jour-là une des jeunes esclaves du kâdi avait mérité un châtiment. Et le kâdi, à peine entré, se mit à donner la bastonnade à cette jeune esclave, et il devait lui fouetter très fort le derrière, car elle se mit à pousser des hurlements de travers ; et alors l’un des nègres de la maison entra pour essayer d’intercéder pour elle, et le kâdi furieux lui tomba dessus à coups de verges ; et ce nègre se mit aussi à hurler. Il y eut alors un tel tumulte que toute la rue fut mise en émoi, et le barbier de malheur crut que c’était moi qui étais pris et châtié et qui poussais ces cris. Alors il se mit à pousser des cris lugubres, à déchirer ses vêtements, à se couvrir la tête de poussière, et à implorer le secours des passants qui commençaient à se rassembler autour de lui. Et il pleurait et disait : « On vient d’assassiner mon maître dans la maison du kâdi ! » Puis, tout en criant, il courut chez moi suivi de toute une foule et prévint de la chose tous les gens de ma maison et mes serviteurs, qui aussitôt s’armèrent de bâtons et accoururent vers la maison du kâdi en vociférant et en s’excitant mutuellement. Et ils arrivèrent tous, et le barbier à leur tête, qui continuait à se déchirer les habits et à crier à tue-tête, devant la porte du kâdi, là où j’étais moi-même. Lorsque le kâdi entendit tout ce tumulte devant sa maison, il regarda par la fenêtre et vit tout ce monde d’énergumènes qui frappaient contre la porte avec leurs bâtons. Alors, trouvant que la chose était par trop grave, il descendit et ouvrit la porte et s’écria : « Ô bonnes gens, qu’y a-t-il donc ? » Et mes serviteurs lui crièrent : « C’est toi qui as tué notre naître ! » Il leur dit : « Mais qui donc est votre maître et qu’a-t-il donc commis pour que je l’aie tué ?… »

Mais, à ce moment de sa narration Schahrazade vit apparaître le matin, et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TRENTIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le kâdi, étonné, leur dit : « Et qu’a-t-il donc commis, votre maître, pour que je l’aie tué ? Et que vient-il faire au milieu de vous, ce barbier qui crie et qui se démène comme un âne ? » Alors le barbier s’écria : « C’est bien toi qui, il y a un moment, avais assommé mon maître à coups de bâton, alors que j’étais dans la rue et que j’entendais ses cris ! » Le kâdi répondit : « Mais qui donc est-il, ton maître ? D’où vient-il ? Où va-t-il ? Qui a pu l’introduire ici ? Et qu’a-t-il fait pour mériter les coups de bâton ? » Le barbier dit : « Ô kâdi de malheur, ne fais donc pas le rusé, car je connais toute l’histoire, la cause de l’entrée de mon maître dans ta maison et tous les détails de la chose. Je sais, en effet, et je veux maintenant que tout le monde le sache, que ta fille est éprise de mon maître et que mon maître le lui rend bien ! Et je l’ai accompagné moi-même jusqu’ici. Et alors, toi, tu l’as surpris dans le lit avec ta fille et tu l’as assommé à coups de bâton, aidé de tes serviteurs. Or, de ce pas je vais t’obliger à venir avec moi chez notre seul juge, le khalifat, à moins que tu ne préfères nous rendre sur-le-champ notre maître, et le dédommager des mauvais traitements que tu lui as fait subir, et nous le livrer sain et sauf, à moi et à ses parents. Sans quoi, je vais être forcé d’entrer dans ta maison par la force et de le délivrer moi-même. Hâte-toi donc de nous le rendre ! »

À ces paroles, le kâdi fut interloqué et plein de confusion et accablé de honte devant tous les assistants qui écoutaient. Mais il dit tout de même au barbier : « Si tu n’es point un menteur, tu n’as qu’à entrer toi-même dans ma maison, je te le permets, et à le chercher partout pour le délivrer ! » Alors le barbier se précipita dans la maison.

Quant à moi, qui assistais de la fenêtre, derrière le treillis de bois, à cette scène, lorsque je vis que le barbier s’était précipité dans la maison à ma recherche, je voulus m’enfuir. Mais j’eus beau chercher une issue, il n’y en avait pas à ma portée qui pût ne pas être aperçue par les gens de la maison ou qui ne fût pas à la portée du barbier. Je trouvai alors, dans une des chambres où je cherchais une issue, un grand coffre vide en bois, et je me hâtai d’y entrer me cacher, et je refermai le couvercle sur moi, et je coupai ma respiration.

Pour le barbier, lorsqu’il eut fureté dans toute la maison, il finit par entrer dans la chambre, dut regarder à droite et à gauche et apercevoir le coffre. Alors, le maudit, sans rien dire, comprit que j’étais là-dedans, prit le coffre, le chargea sur sa tête et l’emporta ; et il gagna la sortie au plus vite, pendant que je me sentais mourir d’épouvante. Mais, par la force de la fatalité, pendant qu’il me portait, la populace amassée voulut voir ce qu’il y avait dans le coffre, et tout à coup le couvercle fut enlevé. Alors ne pouvant souffrir la honte et les huées, je me levai précipitamment et je sautai à terre, mais si vite que je me cassai la jambe, Et c’est depuis ce temps que je suis boiteux. Mais, pour le moment, je ne songeais qu’à fuir et à me cacher ; et, comme je trouvais là une foule extraordinaire, je me mis à lui lancer des poignées d’or ; et je profitai de l’empressement de tous ces gens à ramasser l’or pour me dérober et courir à toute vitesse. Je me mis ainsi à parcourir une grande partie des rues les plus obscures de Baghdad. Mais combien ne fus-je point terrifié lorsque je vis soudain le barbier derrière moi et que je l’entendis crier à haute voix : « Ô bonnes gens ! grâce à Allah, j’ai retrouvé mon maître ! On a voulu me frapper dans mon affection pour mon maître ! Mais Allah n’a point permis le triomphe des méchants et me les a fait vaincre et m’a désigné pour le sauver d’entre leurs mains ! » Puis il me dit en courant derrière moi : « Ô mon maître, tu vois maintenant combien tu as mal fait d’agir avec impatience, et de ne point écouter mes conseils. Et sans le secours d’Allah, qui m’a suscité pour ta délivrance, tu aurais subi le pire traitement, et on t’aurait abîmé pour toujours ! Demande donc à Allah de me conserver pour que je sois toute ma vie à ton service, et que je sois pour toi un guide perspicace ; car, tu l’as constaté, tu as l’esprit faible, emporté, et tu es un peu sot ! Mais, seigneur, où cours-tu ainsi ? Attends-moi ! » Alors, moi, ne sachant plus comment me sauver de ce barbier, si ce n’est par la mort, je m’arrêtai et lui dis : « Ô barbier, ne t’a-t-il point suffi de me réduire en l’état où je suis ! Veux-tu donc ma mort ? »

Mais, comme je finissais de lui parler, je vis juste en face de moi, dans le souk, la boutique ouverte d’un marchand que je connaissais. Je me précipitai dans l’intérieur de la boutique et priai le propriétaire d’empêcher ce maudit d’entrer derrière moi. Et il put l’en empêcher en lui montrant un énorme gourdin et en lui faisant des yeux terribles. Mais le barbier ne partit qu’en maudissant le marchand, le père et le grand-père du marchand, et en lui disant toutes les injures qu’il connaissait.

Le marchand alors me questionna, et je lui racontai mon histoire avec ce barbier, et le priai de me laisser dans la boutique jusqu’à la guérison de ma jambe ; car je ne voulais plus retourner dans ma maison, de peur d’être hanté tout le temps par le barbier dont la figure m’était plus insupportable que la pire calamité. Puis, immédiatement après ma guérison, je pris tout l’argent que je possédais ; puis je fis venir les témoins et fis un testament par lequel je léguais à mes parents tout le restant de ma fortune, mes biens et mes propriétés, mais à leur revenir seulement après ma mort ; et je nommai un homme sûr comme intendant pour veiller sur tout cela, et le chargeai de bien traiter tous les miens, grands et petits. Et, pour en finir définitivement avec ce barbier, je résolus de quitter Baghdad, ma ville, et d’aller dans un endroit où je ne risquerais plus de me trouver face à face avec mon ennemi.

Je partis donc de Baghdad et ne cessai de voyager jusqu’à ce que je fusse arrivé dans ce pays-ci, où je crus avoir réussi à me débarrasser de mon persécuteur. Mais ce fut peine perdue, puisque je viens, ô mes seigneurs, de le trouver ici au milieu de vous autres, à ce festin où vous m’aviez invité !

Aussi vous pensez bien que je ne puis plus avoir de tranquillité avant que j’aie quitté ce pays comme je quittai l’autre, et tout cela à cause de ce maudit, de ce pervers, de ce barbier assassin qu’Allah confonde, lui, sa famille et toute sa postérité ! »


— Lorsque le jeune boiteux, continua le tailleur devant le roi de la Chine, eut prononcé ces mots, il se leva tout jaune de teint, nous souhaita la paix et sortit sans que nous eussions pu l’en empêcher.

Quant à nous tous, à cette histoire surprenante, nous regardâmes le barbier, qui se tenait silencieux et les yeux baissés, et nous lui dîmes : « Mais trouves-tu que le jeune homme ait dit la vérité ? Et, dans ce cas, pourquoi donc as-tu agi de la sorte et lui as-tu occasionné tous ces malheurs ? » Alors le barbier leva la tête et nous dit : « Par Allah ! c’est bien en connaissance de cause que j’ai agi, et je l’ai fait pour lui éviter de pires calamités. Car, sans moi, il était indubitablement perdu. Il n’a donc qu’à remercier Allah et à me remercier de ce qu’il ait perdu seulement l’usage de sa jambe au lieu de se perdre entièrement. Quant à vous autres, mes seigneurs, pour que vous ayez la preuve que je ne suis ni un bavard, ni un indiscret, ni semblable d’aucune manière à l’un quelconque de mes six frères, et pour vous démontrer que je suis un homme utile et bien avisé, et surtout très silencieux, je vais vous raconter mon histoire, et vous jugerez ! »

Sur ces paroles, nous tous, continua le tailleur, nous écoutâmes en silence cette histoire du barbier :


Notes
  1. El-Sâmet : le Silencieux.
  2. Kenafa : pour la description de cette pâtisserie fameuse en Orient, voir, au tome Ier, l’histoire de Hassan Badreddine.