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Le Livre des milles nuits et une nuit/Tome 03/Histoire du roi Omar Al Néman

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Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 3p. 5-125).


… LA QUARANTE_QUATRIÈME NUIT


HISTOIRE DU ROI OMAR AL-NÉMÂN ET DE SES DEUX FILS MERVEILLEUX SCHARKÂN ET DAOUL’MAKÂN


Alors Schahrazade dit au roi Schahriar :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait dans la ville de Baghdad, après le règne de bien des khalifats et avant celui de bien d’autres, un roi qui s’appelait Omar Al-Némân[1]. Il était formidable de puissance et avait vaincu tous les Chosroès possibles et subjugué tous les Césars imaginables. Il était ardent et tel ! que le feu qui réchauffe lui était chose inutile, et tel ! que nul ne le pouvait égaler aux luttes de valeur sur le champ de course, et tel ! que s’il entrait en fureur ses narines jetaient des flammes étincelantes. Il avait conquis toutes les contrées et étendu sa domination sur toutes les villes et les capitales. Il avait, avec l’aide d’Allah, soumis toutes les créatures et fait pénétrer ses armées victorieuses dans les terres les plus reculées. Il avait sous sa suzeraineté l’Orient et l’Occident et, entre autres pays, l’Inde, le Sindh, la Chine, l’Yémen, le Hedjaz, l’Abyssinie, le Soudan, la Syrie, la Grèce, les provinces de Diarbekr, ainsi que toutes les îles de la mer et ce qu’il y a sur la terre de fleuves illustres, tels que Seihoun et Djihân, le Nil et l’Euphrate. Il avait envoyé des courriers aux extrêmes limites de la terre pour la mettre au courant de la vérité des faits et des nouvelles de son empire ; et tous les courriers étaient revenus lui annoncer que le monde entier était dans la soumission et que les dominateurs reconnaissaient avec respect sa suprématie. De son côté, il avait étendu, sur eux tous, les bienfaits de sa générosité et les avait noyés dans les flots de sa magnanimité ; et il avait fait régner parmi eux la concorde douce et la sécurité : car magnanime il était et d’âme élevée, en vérité.

Aussi de tous les côtés affluaient vers son trône les cadeaux et les présents, ainsi que tous les tributs de la terre en large et en long. Car juste il était et aimé très fort, en vérité.

Or, le roi Omar Al-Némân avait un fils appelé Scharkân. Et Scharkân ainsi s’appelait-il parce qu’il se révélait comme un prodige d’entre les prodiges de ce temps-là, et qu’il surpassait en valeur les héros les plus courageux par lui terrassés dans les tournois, et qu’il maniait merveilleusement la lance, le glaive et le carquois. Aussi son père l’aimait-il d’un amour indépassable et sans égal et le désignait-il comme son successeur sur le trône du royaume. C’était chose certaine, en effet, qu’à peine arrivé à l’âge d’homme cet étonnant Scharkân de vingt ans avait vu, avec l’aide d’Allah, s’incliner toutes les têtes devant sa gloire, tant il avait en lui d’héroïsme et de témérité, et tant il illuminait par l’éclat de ses exploits. Car il avait déjà pris d’assaut bien des places fortes et réduit bien des contrées, et étendu sa renommée sur toute la surface de l’univers ; et il grandissait sans cesse en belle fierté et en puissance.

Mais le roi Omar Al-Némân n’avait point d’autre enfant que Scharkân. Il est vrai qu’il avait, comme le permettent le Livre et la Sunnat[2], quatre femmes légitimes ; mais l’une d’elles seulement avait été féconde et les trois autres étaient restées stériles. Et pourtant, outre ces quatre femmes légitimes qui habitaient le palais même, le roi Omar avait trois cent soixante concubines, à l’égal des jours de l’année cophte ; et chacune de ces femmes était de race différente. Il avait donné à chacune d’elles un appartement réservé et indépendant; et ces différents appartements étaient groupés en douze bâtisses, comme les mois de l’année, et tous construits dans l’enceinte même du palais ; et chacune de ces douze bâtisses contenait trente concubines, chacune dans son appartement réservé ; de la sorte il y avait trois cent soixante appartements réservés. Or, le roi Omar avait, en toute justice, consacré une nuit de l’année à chacune de ses concubines à tour de rôle ; et il couchait ainsi une seule nuit par an avec chaque concubine, qu’il ne revoyait plus que l’année suivante. Et le roi Omar ne cessa d’agir de la sorte durant un grand espace de temps ; et, d’ailleurs, durant toute sa vie. C’est pourquoi il fut réputé pour sa sagesse admirable et sa virilité.

Or, un jour, avec la permission de l’Ordonnateur de toutes choses, l’une des concubines du roi Omar devint enceinte, et sa grossesse fut bientôt connue de tout le palais, et la nouvelle en arriva au roi qui se réjouit à la limite de la joie et s’écria : « Puisse Allah faire que toute ma postérité et ma descendance soient formées seulement par des enfants mâles ! » Puis il fit inscrire sur un registre la date de la grossesse, et se mit à combler sa concubine de toutes sortes d’égards et de cadeaux.

Sur ces entrefaites, Scharkân, le fils du roi…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit s’approcher le matin, et, discrète, remit son récit au lendemain.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUARANTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

Sur ces entrefaites, Scharkân, le fils du roi, apprit également la nouvelle de la grossesse de la concubine et fut dans un chagrin considérable, surtout en pensant que le nouveau venu pourrait lui disputer la succession au trône ; et il résolut en lui-même de supprimer sans faute l’enfant de la concubine, au cas où ce serait un enfant mâle. Voilà pour Scharkân !

Mais, pour ce qui est de la concubine, c’était une jeune esclave grecque qui s’appelait Safîa[3]. Elle avait été envoyée en présent au roi Omar par le roi des Grecs de Kaïssaria[4], avec une quantité de choses somptueuses. De toutes les jeunes esclaves du palais, c’était elle qui était de beaucoup la plus belle certainement et la plus jolie de visage et la plus fine de taille et la plus forte de cuisses et d’épaules. Avec cela elle était douée d’une intelligence fort rare et de qualités peu communes ; et elle savait, durant les nuits que le roi Omar passait maintenant avec elle, lui dire des paroles fort douces qui lui charmaient les sens et le flattaient beaucoup, des paroles mousseuses et pénétrantes, fort douces et pénétrantes. Et elle ne cessa de la sorte jusqu’à ce que fût venu le terme de sa grossesse. Elle s’assit alors sur la chaise de l’accouchement, en proie aux douleurs de l’enfantement, et se mit à implorer Allah dévotement, et Allah l’écouta sans aucun doute et à l’instant[5].

De son côté, le roi Omar chargea un eunuque de venir lui annoncer sans retard la naissance de l’enfant et son sexe ; et Scharkân, de son côté, ne manqua pas de charger un autre eunuque de ce soin. À peine Safîa eut-elle accouché, que les sages-femmes reçurent l’enfant et l’examinèrent et, ayant vu que c’était une fille, se hâtèrent de l’annoncer à toutes les assistantes et aux eunuques, disant : « C’est une fille ! Et son visage est plus brillant que la lune ! » Alors l’eunuque du roi se hâta d’aller rapporter la chose à son maître ; et l’eunuque de Scharkân courut également annoncer la nouvelle : et Scharkân s’en réjouit extrêmement.

Mais à peine les eunuques étaient-ils partis, que Safîa dit aux sages-femmes : « Oh ! attendez ! je sens que mes entrailles contiennent autre chose encore ! » Puis elle fut prise de nouveau par les « ah ! » les « ouh ! » et les douleurs de l’enfantement ; puis, avec l’aide d’Allah, elle finit par accoucher d’un second enfant. Et les sages-femmes se penchèrent vivement et examinèrent l’enfant : et c’était un enfant mâle qui ressemblait à la pleine lune, avec un front éclatant de blancheur, et des joues roses fleuries. Aussi se réjouirent fort les esclaves, les suivantes et toutes les invitées ; et, aussitôt après la délivrance de Safîa, toutes les femmes, à l’unisson, remplirent le palais de cris perçants de joie sur la note la plus aiguë, et de façon telle que toutes les autres concubines entendirent et comprirent et en séchèrent d’envie et de malaise.

Quant au roi Omar Al-Némân, à peine eut-il appris la nouvelle, qu’il en remercia Allah dans sa joie, et se leva et courut à l’appartement de Safîa, et s’approcha d’elle et lui prit la tête dans ses mains et l’embrassa sur le front. Puis il se pencha sur le nouveau-né et l’embrassa : et aussitôt toutes les esclaves frappèrent rythmiquement sur les tambours, et les joueuses d’instruments pincèrent les cordes harmonieuses, et les chanteuses chantèrent les chants de circonstance.

Cela fait, le roi ordonna de nommer le nouveau-né Daoul’makân et la fille Nôzhatou’zamân[6]. Et tous s’inclinèrent et répondirent par l’ouïe et l’obéissance.

Puis le roi choisit les nourrices et les servantes pour les deux nourrissons, ainsi que les esclaves et les suivantes ; puis il fit porter à tout le monde du palais les vins, les boissons et les parfums, et tant d’autres choses que la langue serait incapable de les énumérer.

Lorsque les habitants de Baghdad eurent appris la nouvelle de cette double naissance, ils décorèrent et illuminèrent la ville et firent de grandes démonstrations de contentement. Puis vinrent les émirs, les vizirs et les grands du royaume et ils présentèrent leurs hommages et félicitations au roi Omar Al-Némân pour la naissance de son fils Daoul’makân et de sa fille Nôzhatou. Et le roi les en remercia et leur fit présent de robes d’honneur et les combla de faveurs et de grâces, et fit à tous les assistants de grandes largesses, aussi bien aux notables qu’au commun du peuple. Et il ne cessa de la sorte jusqu’à ce que quatre années se fussent écoulées. Et pendant tout ce temps, il ne laissait pas passer un seul jour sans envoyer prendre des nouvelles de Safîa et des enfants ; et il ne manqua pas d’envoyer à Safîa une quantité prodigieuse de bijoux, d’orfèvreries, de robes et de soieries ; et de l’or et de l’argent, et des merveilles ; et il prit bien soin de confier l’éducation des enfants et leur garde aux plus dévoués et aux plus avisés d’entre ses serviteurs.

Tout cela ! et Scharkân, qui était au loin à guerroyer et à combattre, à prendre des villes et à s’illustrer dans les batailles, à lutter et à vaincre les héros les plus valeureux, n’avait seulement appris que la naissance de sa sœur Nôzhatou, par la bouche de l’eunuque ! Mais, quant à la naissance de son frère Daoul’makân, survenue après le départ de l’eunuque, nul n’avait songé à lui en faire part.

Un jour d’entre les jours, comme le roi Omar Al-Némân était assis sur son trône, les chambellans du palais entrèrent et baisèrent la terre entre ses mains et dirent : « Ô roi, voici que nous arrivent des envoyés du roi Aphridonios, souverain des Roum et de Constantinia la Grande[7]. Et ils souhaitent être reçus par toi en audience et présenter leurs hommages entre tes mains. Si donc tu veux leur en donner la permission, nous les ferons entrer ; sinon, ton refus pour eux sera sans réplique ! » Et le roi donna la permission.

Lorsque les envoyés entrèrent, le roi les reçut avec bonté, les fit s’approcher, leur demanda des nouvelles de leur santé et les interrogea sur le motif de leur venue. Alors ils baisèrent la terre entre ses mains et dirent :

« Ô roi grand et vénérable, à l’âme haut placée et généreuse infiniment, sache que celui qui vers toi nous a envoyés est le roi Aphridonios, maître du pays de Grèce et d’Ionie et de toutes les armées des contrées chrétiennes, et dont le siège est sur le trône de Constantinia. Il nous charge de t’aviser qu’il vient d’entreprendre une guerre terrible contre un tyran féroce, le roi Hardobios, maître de Kaïssaria.

« La cause de cette guerre est la suivante : un chef de tribus arabes avait trouvé, dans un pays nouvellement conquis, un trésor des âges reculés, du temps d’El-Iskandar aux Deux Cornes[8] ; ce trésor contenait des richesses incalculables et dont l’estimation même nous serait impossible ; mais, entre autres merveilles, il contenait trois gemmes arrondies, aussi grosses que des œufs d’autruche, arrondies et blanches, pierreries sans tare et sans défaut et défiant en beauté et en valeur toutes les pierreries de la terre et de l’eau. Ces trois gemmes précieuses étaient percées en leur milieu pour être enfilées à un cordon et servir de collier. Elles portaient, gravées en caractères ioniens, des inscriptions mystérieuses ; mais on savait qu’elles avaient en elles de très nombreuses vertus dont l’un des moindres effets était de préserver toute personne qui porterait l’une d’elles au cou de toutes les maladies et notamment de la fièvre et des échauffements. Les nouveau-nés surtout étaient sensibles à ces vertus.

« Aussi, lorsque le chef arabe se fut rendu compte de ces effets merveilleux, et qu’il eut soupçonné toutes les autres vertus mystérieuses, il pensa que c’était là pour lui la meilleure occasion de gagner les bonnes grâces de notre roi, et il se disposa immédiatement à lui envoyer en cadeau les trois gemmes précieuses ainsi qu’une grande partie du merveilleux trésor. Il fit donc préparer deux navires, l’un chargé des richesses et des trois gemmes précieuses destinées en cadeau à notre roi Aphridonios, et l’autre chargé des hommes destinés à escorter ce précieux trésor et à le préserver des attaques des voleurs ou des ennemis. Pourtant le chef arabe était sûr que personne n’oserait s’attaquer soit à lui directement soit aux choses envoyées par lui, et destinées à notre puissant roi Aphridonios, d’autant plus que la route que devaient suivre les navires était dans la mer au bout de laquelle se trouvait Constantinia.

« Aussi, à peine les deux navires furent-ils prêts qu’ils partirent, et mirent à la voile de notre côté. Mais un jour qu’ils avaient relâché dans une rade, non loin de notre pays, soudain des soldats grecs de notre vassal, le roi Hardobios de Kaïssaria, les assaillirent et en enlevèrent tout ce qu’il y avait de richesses, de trésors accumulés et de merveilleuses choses, et, entre autres, les trois gemmes précieuses ; puis ils tuèrent tous les hommes et s’emparèrent des navires.

« Lorsque cet acte fut parvenu à la connaissance de notre roi, il envoya immédiatement contre le roi Hardobios un corps d’armée qui fut anéanti ; il envoya alors un second corps qui fut également anéanti. Alors notre roi Aphridonios entra dans une grande fureur et jura qu’il se mettrait lui-même à la tête de toutes ses armées réunies et qu’il ne s’en retournerait qu’après avoir détruit la ville de Kaïssaria, ravagé tout le royaume de Hardobios et ruiné de fond en comble tous les bourgs sous sa dépendance.

« Or maintenant, ô sultan plein de gloire, nous venons réclamer ton assistance et solliciter ton efficace et puissante alliance ! Et en nous aidant de tes forces et de tes soldats, tu ne peux qu’augmenter en gloire et t’illustrer en exploits.

« Et voici que notre roi nous a chargés de pesants cadeaux de toutes les espèces en hommage à ta générosité, et qu’il te prie instamment de lui accorder la faveur de les voir de bon œil et de les accepter d’un cœur magnanime ! »

À ces paroles, les envoyés se turent et se prosternèrent et baisèrent la terre entre les mains du roi Omar Al-Némân.

Et voici en quoi consistaient ces présents du roi Aphridonios, maître de Constantinia…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit poindre le matin, et, discrètement, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUARANTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

Et voici en quoi consistaient ces présents du roi Aphridonios, maître de Constantinia.

Il y avait cinquante jeunes filles vierges, belles d’entre les plus belles des filles de la Grèce. Il y avait cinquante jeunes garçons choisis d’entre les mieux faits du pays des Roum ; et chacun de ces merveilleux garçons était vêtu d’une ample robe aux larges manches, toute en soie à dessins d’or avec des figures en couleur, et une ceinture d’or à ciselures d’argent où venait s’attacher une double jupe inégale de brocart et de velours ; chacun d’eux avait à ses oreilles un anneau d’or d’où pendait une blanche perle ronde valant plus de mille poids titrés d’or. Et les jeunes filles, d’ailleurs, portaient également sur elles d’incalculables somptuosités.

Voilà pour les deux présents principaux. Mais il y avait d’autres cadeaux d’une grande richesse qui ne déparaient en rien les cadeaux énumérés.

Aussi le roi Omar les accepta-t-il, non sans plaisir, et ordonna-t-il de rendre aux envoyés tous les égards dûs. Puis il fit assembler ses vizirs pour avoir leur avis sur la demande de secours du roi Aphridonios de Constantinia. Alors d’entre les vizirs se leva un vieillard vénérable, respecté de tous et aimé également ; et il était le grand-vizir et se nommait Dandân.

Donc le grand-vizir Dandân dit :

« Il est vrai, ô sultan de gloire, que ce roi Aphridonios, maître de Constantinia la Grande, est un chrétien, mécréant et infidèle à la loi d’Allah et de son Prophète (que sur lui soient la prière et la paix !) et que son peuple est un peuple de mécréants. Et celui contre lequel il nous demande secours est également un infidèle et un mécréant. Aussi leurs affaires ne regardent qu’eux seuls et ne sauraient intéresser et toucher les Croyants ! Mais, tout de même, je t’engage à accorder ton alliance au roi Aphridonios et à lui envoyer une armée nombreuse à la tête de laquelle tu mettrais ton fils Scharkân, qui justement vient de rentrer de ses expéditions glorieuses. Et cette idée que je te propose est bonne pour deux raisons : la première est que le roi des Roum vient de t’envoyer ses ambassadeurs chargés de cadeaux que tu as acceptés, et il te demande aide et protection ; la seconde est que, comme nous n’avons rien à craindre de ce petit roi de Kaïssaria, en aidant le roi Aphridonios à vaincre son ennemi tu retireras de cette action d’excellents résultats et tu seras considéré comme le véritable vainqueur. Et cet exploit sera connu de tous les pays et parviendra jusqu’en Occident. Et alors les rois de l’Occident rechercheront ton amitié et t’enverront des porteurs nombreux de présents de toutes sortes et de cadeaux extraordinaires. »

Lorsque le sultan Omar Al-Némân eut entendu les paroles de son grand-vizir Dandân, il en exprima un grand contentement, les trouva grandement dignes d’approbation et lui donna une robe d’honneur en lui disant : « Tu es bien fait, en vérité, pour être l’inspirateur et le conseil des rois ! Aussi ta présence est-elle de toute nécessité à la tête de l’armée, à l’avant-garde ; et, quant à mon fils Scharkân, il commandera seulement l’arrière-garde. »

Là-dessus, le roi Omar fit venir son fils Scharkân, lui soumit toute la question, lui raconta ce qu’avaient dit les envoyés et ce qu’avait proposé le grand-vizir Dandân, et lui recommanda de faire ses préparatifs de départ et de ne pas oublier de distribuer aux soldats les largesses ordinaires et les donations, après avoir choisi ces soldats un à un d’entre les meilleurs de toute l’armée, et constitué de la sorte un corps de dix mille cavaliers au harnachement complet et durs aux privations et aux fatigues. Et Scharkân se soumit avec respect aux paroles de son père Omar Al-Némân, et se leva aussitôt et choisit d’entre ses soldats dix mille cavaliers pleins de superbe, auxquels il distribua largement de l’or et des richesses, et il leur dit : « Maintenant, je vous donne trois jours entiers de repos et de liberté ! » Et les dix mille cavaliers baisèrent la terre entre ses mains, en soumission à sa volonté, et sortirent, comblés de largesses, se restaurer et s’équiper élégamment pour le départ.

Scharkân entra alors dans la salle où se trouvaient les coffres du trésor et les réserves d’armes et de munitions, et choisit les plus belles armes aux niellures d’or et aux inscriptions sur ivoire et sur ébène, et prit tout ce qui tentait son goût et sa préférence. Puis il se dirigea vers les écuries du palais, où se trouvaient réunis les plus beaux chevaux du Nedjed et de l’Arabie, qui portaient chacun sa généalogie attachée à son cou, dans un sachet de cuir ouvragé de soie et d’or et ornementé de pierres de turquoise. Là, il choisit les chevaux appartenant aux races les plus fameuses, et, pour lui-même, il prit un cheval bai brun à la robe lustrée, aux yeux à fleur de tête, aux larges sabots, à la queue haute superbement et aux oreilles fines comme celles de la gazelle. Et ce cheval était un cadeau fait à Omar Al-Némân par un cheikh d’une puissante tribu arabe ; et c’était un cheval de race seglaoui-jedrân[9].

Et lorsque les trois jours furent écoulés, les soldats s’assemblèrent en ordre hors de la ville ; et sortit également le roi Omar Al-Némân pour faire ses adieux à son fils Scharkân et à son grand-vizir Dandân. Et il s’approcha de Scharkân, qui baisa la terre entre ses mains, et il lui fit don de sept coffres entièrement remplis de monnaie, et lui recommanda de demander toujours conseil au sage vizir Dandân. Et Scharkân écouta respectueusement et promit la chose à son père. Alors le roi se tourna vers le vizir Dandân et lui recommanda beaucoup son fils Scharkân et les soldats de Scharkân. Et le vizir baisa la terre entre ses mains et répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Puis Scharkân, devant le roi et le vizir, monta son cheval seglaoui-jedrân, et fit défiler devant lui les principaux chefs de son armée et ses dix mille cavaliers. Puis il baisa la main du roi Omar Al-Némân, et, accompagné du vizir Dandân, il lança son cheval au galop. Et l’on poussa en avant, et l’on partit au milieu du roulement des tambours de guerre, du son des fifres et des clairons. Et au-dessus d’eux s’éployaient les étendards et les signaux, et battaient au vent les bannières et les drapeaux.

Et les envoyés servaient de guides. Et l’on se mit en marche et on continua de la sorte durant tout ce jour, puis tout le jour suivant et les autres jours, et cela pendant vingt jours. Et l’on ne s’arrêtait que la nuit, pour le repos. Et l’on finit par arriver à une large vallée couverte de forêts et pleine d’eau murmurante. Et, comme c’était la nuit, Scharkân donna l’ordre du campement et fit savoir que le repos serait de trois jours. Et descendirent les cavaliers et dressèrent les tentes et se dispersèrent de tous côtés, à droite et à gauche. Et le vizir Dandân fit placer sa tente au milieu même de la vallée, et tout près de lui les tentes des envoyés du roi Aphridonios de Constantinia.

Quant à Scharkân, il attendit que tous les soldats fussent partis, et ordonna à ses gardes de le laisser seul et d’aller auprès du vizir Dandân. Puis il lâcha les rênes en toute liberté à son coursier, et voulut reconnaître lui-même toute la vallée et mettre ainsi en pratique les conseils de son père, qui lui avait soigneusement recommandé de prendre toutes les précautions en approchant du pays des Roum, ennemis ou amis. Et il ne cessa, toujours sur le dos de son cheval, de marcher tout autour de la vallée jusqu’à ce que le quart de la nuit fût écoulé. Alors le sommeil lui tomba pesamment sur les paupières, et il fut dans l’impossibilité d’aller au galop. Et, comme il avait l’habitude de dormir sur le dos de son cheval, il laissa son cheval aller au pas et s’endormit.

Le cheval se mit ainsi à marcher jusqu’à minuit, et soudain, au milieu d’une solitude boisée, il s’arrêta et frappa violemment du sabot contre terre. Et Scharkân s’éveilla et se vit au milieu des arbres de la forêt, qui était en ce moment éclairée par la clarté de la lune. Et Scharkân fut extrêmement ému de se trouver au milieu de cet endroit solitaire ; mais il dit à haute voix la parole qui vivifie : « Il n’y a de puissance et de force qu’en Allah le Très-Haut ! » Et aussitôt il sentit son âme s’apaiser et ne plus craindre les bêtes sauvages de la forêt, alors qu’en face la lune miraculeuse argentait la clairière ; et si belle en devenait la clairière qu’elle semblait l’une d’entre les clairières du paradis. Et Scharkân entendit, comme près de lui, des paroles délicieuses à l’excès et une voix parfaitement belle et des rires. Et quels rires ! Les humains, à les entendre, en seraient devenus éperdus de délicate volupté, éperdus du désir de les boire sur la bouche même et de mourir.

Alors Scharkân sauta à bas de son cheval et s’enfonça entre les arbres à la recherche des voix ; et il marcha jusqu’à ce qu’il fût arrivé sur le bord d’une rivière blanche à l’eau joyeuse et courante et chantante ; et à ce chant de l’eau répondaient la voix naturelle des oiseaux et les plaintes ivres des gazelles et l’assentiment parlé de tous les animaux ; et tous ensemble formaient un chant d’harmonie plein d’épanouissement. Et l’endroit lui-même était brodé et semé de fleurs et de végétaux, comme dit le poète :

N’est belle la terre, ô ma folie, que colorée de ses fleurs, et n’est belle l’eau que mariée côte à côte avec les fleurs !

Gloire à celui qui créa la terre et les fleurs de la terre et les eaux de la terre, et te plaça, ô ma folie, près des fleurs et de l’eau sur la terre !

Et Scharkân regarda et vit sur la rive opposée s’élever la façade, éclairée par la lune, d’un monastère blanc dominé par une haute tour imposante qui s’élançait dans les airs. Et ce monastère rafraîchissait son pied dans les eaux vives de la rivière ; et, en face, une pelouse s’étendait, où étaient assises dix jeunes femmes qui en entouraient une onzième. Pour les dix femmes, elles étaient comme des lunes et vêtues légèrement de vêtements amples et doux, et toutes étaient vierges et merveilleuses, comme le disent d’ailleurs ces vers du poète :

Il luit ! Et voici que la pelouse luit ! Et c’est de tout ce qu’elle contient de blanches filles à la chair candide, de filles candides et blanches à la haute lueur ! Et la pelouse en tressaille et frémit !

De belles filles surnaturelles ! Une taille mince, pliante. Une démarche souple et savante et mélodieuse. Et la pelouse en tressaille et frémit.

Éparse la chevelure, retombante sur le col la chevelure, telle la grappe sur le cep. Blondes ou brunes, grappes blondes, grappes brunes ! ô chevelures !

Attrayantes filles, ô séductrices ! Et vos yeux ! La tentation de vos yeux, les flèches de vos yeux, et ma mort !

Quant à celle qu’entouraient les dix jeunes esclaves blanches, elle était comme la pleine lune, tout à fait. Ses sourcils étaient splendidement arqués, son front tel la première lueur du matin, ses paupières frangées de cils veloutés et recourbés, et les cheveux de ses tempes frisés en courbes délicieuses ; et elle était aussi parfaite de qualités que le dépeint le poète en ces vers :

Fière elle me regarde, mais quels regards admirables ! Et sa taille droite et dure ! Ô lances droites et dures, courbez-vous de confusion !

Elle s’avance ! La voici ! Vois ses joues, les fleurs roses de ses joues ! Je connais leur douceur et toute leur fraîcheur !

Vois de ses cheveux la boucle noire s’arrondir sur la candeur de son front ! C’est l’aile de la nuit qui se repose sur la sérénité du matin !

Et c’était celle dont Scharkân avait entendu la voix. Et elle parlait maintenant et elle disait en arabe, tout en riant, aux jeunes esclaves qui étaient entre ses mains : « Par le Messie ! ce que vous faites là, petites dévergondées, est chose pas jolie et horrible même ! Si l’une de vous recommence encore, je la lierai avec sa ceinture et je la battrai sur les fesses ! » Puis elle rit et dit : « Voyons, petites filles, qui de vous pourra me vaincre à la lutte ! Que celles d’entre vous qui veulent bien se lèvent et viennent avant le coucher de la lune et l’apparition du matin ! »

Alors l’une des jeunes filles se leva et voulut essayer de lutter avec sa maîtresse ; mais elle fut vite terrassée ; puis une deuxième et une troisième, et toutes également. Et comme la jeune femme triomphait et, pour prix de son triomphe, allait faire avec les jeunes filles ce qui devait être fait, soudain, de la forêt, sortit une vieille femme qui s’approcha du groupe gentil des jeunes lutteuses et s’adressa à la jeune victorieuse et lui dit : « Que vas-tu faire, ô libertine perverse, avec ces jeunes filles ? Et penses-tu donc avoir remporté un si beau triomphe en terrassant des jeunes filles sans force ? Si vraiment tu sais lutter, me voici devant toi ! Je suis vieille, mais je puis encore être ta maîtresse ! Viens donc ! à la lutte ! » Alors la jeune victorieuse, quoique devenue pleine de fureur, se contint et sourit et dit à la vieille : « Ô ma maîtresse Mère-des-Calamités, par le Messie ! veux-tu vraiment lutter avec moi, ou bien as-tu seulement voulu plaisanter ? » La vieille répondit : « Pas du tout ! c’est sérieux. »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUARANTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que la vieille Mère-des-Calamités dit : « Pas du tout ! c’est sérieux. » Alors la belle victorieuse dit : « Ô ma maîtresse Mère-des-Calamités, si tu es vraiment de force à lutter, mon bras t’éprouvera ! » Elle dit, et bondit vers la vieille que la colère étrangla à ces paroles, et dont tous les poils du corps se dressèrent comme les épines du hérisson. Et la vieille dit : « Par le Messie ! Nous ne lutterons ensemble que complètement nues ! » Et la vieille libertine se dévêtit promptement de tous ses habits et défit son caleçon qu’elle rejeta loin d’elle, et s’entoura seulement la taille d’un mouchoir, au-dessus du nombril ; et elle apparut ainsi dans toute l’horreur de sa laideur, et elle ressemblait à quelque serpent tacheté de noir et de blanc. Puis elle se tourna vers la jeune femme et lui dit : « Qu’attends-tu donc pour faire comme moi ? »

Alors la jeune femme lentement s’étira et un à un enleva délicatement ses habits, et en dernier lieu son caleçon de soie immaculée. Et alors, d’en dessous, moulées dans le marbre, ses cuisses apparurent dans leur gloire avec, au-dessus d’elles, de lait et de cristal, un monticule doux, éclatant, arrondi, cultivé, et un ventre aromatique aux fossettes roses et dégageant une délicatesse de musc, tel un parterre d’anémones ; et une gorge ornée de deux grenades jumelles, gonflées superbement et couronnées de leur bouton.

Et soudain les deux lutteuses s’enlacèrent en se courbant.

Tout cela ! et Scharkân regardait, d’une part, la laideur de la vieille, et il en riait ; et, de l’autre, les perfections de la jeune lutteuse aux membres d’harmonie. Et il leva la tête vers le ciel et demanda fervemment à Allah la victoire de la jeune sur la vieille.

Et voici que, du premier entrelacement, légère la jeune lutteuse se dégagea et de sa main gauche saisit la vieille par le cou et enfonça sa main droite dans la fente de ses cuisses, et la souleva en l’air et la rejeta à ses pieds par terre, où la vieille retomba lourdement sur le dos, en se tordant. Et du coup ses jambes furent projetées en l’air et découvrirent dans toute leur horreur risible les détails poilus de sa peau ridée. Alors la vieille lança deux terribles pets dont l’un souleva un nuage de poussière et dont l’autre monta en colonne fumante vers le ciel. Et la lune en haut éclairait toute la scène !

Alors Scharkân se mit à rire considérablement et en silence, et tellement qu’il tomba à la renverse. Mais il se releva et se dit : « Vraiment cette vieille mérite bien ce nom de Mère-des-Calamités ! C’est, je le vois, une chrétienne, comme, d’ailleurs, la jeune victorieuse et les dix autres femmes également. » Puis il s’approcha un peu plus de l’endroit de la lutte, et vit la jeune lutteuse jeter un grand voile de soie fine sur la nudité de la vieille et l’aider à remettre ses habits et lui dire : « Ô ma maîtresse, excuse-moi, car, si j’ai lutté avec toi, c’était pour déférer à ta demande ; mais tout ce qui s’en est suivi n’est pas de ma faute ; et si tu es tombée, c’est que tu m’as glissé des mains. Mais, grâce à Allah, tu n’as aucun mal. » Mais la vieille ne répondit rien, et, pleine de confusion, s’éloigna rapidement et disparut dans le monastère. Et sur la pelouse il n’y avait plus que le groupe des dix jeunes filles entourant leur jeune maîtresse.

Et Scharkân dit en son âme : « Quelle que soit la destinée, elle sert toujours à quelque chose ! Il était écrit que je devais m’endormir sur mon cheval et me réveiller ici-même, et cela pour ma bonne chance. Car j’espère bien que cette désirable lutteuse aux muscles parfaits et ses dix non moins enivrantes compagnes vont servir de pâture au feu de mon désir ! » Et il remonta sur son cheval seglaoui-jedrân et le poussa dans la direction de la pelouse ; et il tenait en l’air son sabre dégainé ; et le cheval partit rapide comme le trait lancé par l’arc bandé d’une puissante main. Et voici Scharkân sur la pelouse, s’écriant : « Allah est le seul grand ! »

À cette vue, la jeune femme vivement se leva, courut vers la rive du fleuve qui était large de six bras, et d’un bond agile fut sur la rive opposée, debout sur ses deux pieds. Et, d’une voix haute mais fine, elle s’écria : « Qui donc es-tu, toi qui oses ainsi venir troubler nos ébats solitaires et qui ne crains pas de fondre sur nous l’épée haute, comme un soldat d’entre les soldats ? Dis-nous tout de suite d’où tu viens et où tu vas ; et sois véridique dans tes paroles, car le mensonge te sera nuisible ; et sache bien que tu es dans un endroit d’où sortir sauf est pour toi une chose fort douteuse ; car il me suffit de jeter un seul cri pour que tout de suite accourent à notre aide quatre mille guerriers chrétiens, accompagnés de leurs chefs ! Dis-nous donc ce que tu veux. Et si tu es simplement égaré dans la forêt, nous te ferons retrouver ta route. Parle ! »

Lorsque Scharkân eut entendu les paroles de la belle lutteuse, il lui dit : « Je suis un homme étranger, un musulman d’entre les musulmans. Je ne me suis point égaré, au contraire ! Je suis simplement à la recherche de quelque butin de chair jeune capable de rafraîchir le feu de mon désir, cette nuit, à la clarté de la lune ! Et justement voici dix jeunes esclaves qui, par Allah ! me conviennent fort et que je satisferai bien, tout à fait ! Et si elles sont contentes, je les emmènerai avec moi près de mes amis. » Alors la jeune femme dit : « Insolent soldat ! sache que cette pâture dont tu parles n’est pas encore prête à et tomber entre les mains ! Et, d’ailleurs, tel n’a pas été ton but, et, malgré mon avis, tu viens de mentir ! » Il répondit : « Ô dame, heureux alors celui qui peut se contenter, pour tout bien, d’Allah seulement, et qui n’a point en lui d’autre désir ! » Elle dit : « Par le Messie ! je devrais appeler à moi les guerriers et te faire prendre par eux ! Mais j’aime compatir au sort des étrangers, surtout quand, comme toi, ils sont jeunes et attrayants. Tu parles de pâture à tes désirs, eh bien ! je consens ; mais à condition que tu descendes de ton cheval et que tu jures, par ta foi, que tu ne te serviras point de tes armes contre nous et que tu consentiras à engager un combat singulier avec moi. Si tu viens à me terrasser, moi et toutes ces jeunes filles nous t’appartiendrons, et tu pourras même m’emporter sur ton cheval. Mais si tu es le vaincu, tu seras un esclave à mes ordres, toi-même. Jure donc par ta religion ! »

Et Scharkân, en lui-même, pensa : « Ignore-t-elle donc, cette jeune fille, le degré de ma force, et que la lutte avec moi est inégale ? » Puis il lui dit : « Je te promets, ô jeune fille, que je ne toucherai point à mes armes, et que je ne lutterai avec toi que de la façon dont tu voudras lutter. Si je suis vaincu, j’ai assez d’argent pour payer ma rançon ; mais si je suis le vainqueur, alors, te posséder toi-même, quel butin digne d’un roi ! Je te le jure donc par les mérites du Prophète ! — que sur lui soient la prière et la paix d’Allah ! » Et la jeune fille dit : « Jure aussi par Celui qui a soufflé les âmes dans les corps et a donné ses lois aux humains ! » Et Scharkân fit le serment. Alors la jeune fille prit son élan, de nouveau, et, d’un bond agile, franchit le fleuve et revint sur la rive, près de la pelouse. Et toute rieuse, elle dit à Scharkân : « Vraiment je serai peinée de te voir partir, ô seigneur, mais c’est pour ton bien : pars donc ! car voici le matin qui s’avance et les guerriers vont venir et tu tomberas entre leurs mains. Car comment pourrais-tu résister à mes guerriers, toi qu’une seule de mes femmes ferait ployer et terrasserait ? » Et sur ces paroles, la jeune lutteuse voulut s’éloigner dans la direction du monastère, sans engager la lutte dont elle avait parlé.

Alors Scharkân fut à la limite de l’étonnement et voulut essayer de retenir la jeune femme, et lui dit : « Ô ma maîtresse, dédaigne, si tu veux, de lutter avec moi ; mais de grâce ! ne t’éloigne pas, et ne me laisse pas ici tout seul, moi l’étranger plein de cœur ! » Alors elle sourit et lui dit : « Et que veux-tu, ô jeune étranger ? Parle et ton souhait sera exaucé ! » Il répondit : « Comment, après avoir foulé ton sol, ô ma maîtresse, et m’être dulcifié de la douceur de ta gentillesse, m’éloigner sans avoir goûté les mets de ton hospitalité ! Et me voici devenu un esclave d’entre tes esclaves ! » Elle répondit, en appuyant du sourire : « Tu dis vrai, jeune étranger, il n’y a que le cœur dur et peu généreux qui refuse l’hospitalité ! Fais moi donc la grâce, seigneur, d’accepter la mienne, et ta place sera sur ma tête et dans mes yeux ! Remonte donc sur ton cheval et marche à côté de moi en suivant la rive du fleuve : dès ce moment, tu es mon hôte ! » Alors Scharkân fut plein de joie et remonta sur son cheval et se mit à marcher à côté de la jeune femme, suivi de toutes les autres, jusqu’à ce qu’ils fussent tous arrivés à un pont-levis en bois de peuplier, qui s’élevait et s’abaissait au moyen de chaînes et de poulies et était jeté sur le fleuve en face de la porte principale du monastère. Alors Scharkân descendit de cheval, et la jeune femme appela l’une de ses suivantes et lui dit dans le parler grec : « Prends le cheval et conduis-le aux écuries, et donne l’ordre de ne le laisser manquer de rien. » Alors Scharkân dit à la jeune femme : « Ô souveraine de beauté, voici que tu deviens pour moi une chose sacrée, et doublement sacrée à cause de ta beauté et à cause de ton hospitalité. Veux-tu, sans plus avancer, revenir sur tes pas et m’accompagner au pays des musulmans, dans ma ville, Baghdad, où tu verras bien des choses merveilleuses et tant d’admirables guerriers ! Et alors tu sauras qui je suis. Viens, jeune chrétienne, allons à Baghdad ! » À ces paroles de Scharkân, la belle lui dit : « Par le Messie ! je te croyais sensé, ô jeune homme ! C’est donc mon enlèvement que tu souhaites ? et c’est à Baghdad que tu veux m’emmener, dans cette ville où je tomberais entre les mains de ce terrible roi Omar Al-Némân qui a, pour son lit, trois cent soixante concubines qui habitent douze palais, juste selon le nombre des jours et des mois de l’année. Et je servirais une nuit à ses désirs, pour être ensuite délaissée ; et il jouirait ainsi farouchement de ma jeunesse ! Ce sont là des mœurs par vous autres admises, ô musulmans ! Ne parle donc point de la sorte, et n’espère point me persuader. Serais-tu Scharkân en personne, le fils du roi Omar Al-Némân, dont les armées sont, je le sais, sur notre territoire, que je ne t’écouterais pas ! Je sais, en effet, que dix mille cavaliers de Baghdad, ayant à leur tête Scharkân et le vizir Dandân, traversent en ce moment les frontières de notre pays pour aller rejoindre l’armée du roi Aphridonios de Constantinia. Et, si je le voulais, j’irais moi toute seule au milieu de leur camp, et de ma propre main je tuerais Scharkân et le vizir Dandân : car ce sont pour nous des ennemis. Et maintenant, viens avec moi, ô étranger ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUARANTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que la jeune femme dit à Scharkân, qu’elle était loin de connaître pour tel : « Et maintenant, viens avec moi, ô étranger ! » Et Scharkân, en entendant ces paroles, fut extrêmement mortifié d’apprendre l’inimitié vouée par cette jeune femme à lui, au vizir Dandân et à tous les siens. Et, certes, s’il n’avait écouté que sa mauvaise inspiration, il se serait fait connaître et se serait emparé de la jeune femme ; mais il en fut empêché par les devoirs de l’hospitalité et surtout par l’ensorcellement de sa beauté ; et il récita cette strophe :

« Tu commettrais tous les délits, que ta beauté, ô jeune fille, est là pour les effacer et en faire un délice de plus ! »

Alors elle traversa le pont-levis lentement et se dirigea vers le monastère. Et Scharkân marchait derrière elle, et la regardait ainsi de dos, et voyait sa croupe somptueuse monter et descendre comme des vagues de la mer. Et il regretta que le vizir Dandân ne fût pas là pour s’émerveiller avec lui de cette splendeur. Et il pensa à ces vers du poète qu’il se récita :

« Regarde la pureté de ses flancs argentés, et tu verras la pleine lune apparaître à tes yeux émerveillés.

Regarde la rondeur de sa croupe bénie, et tu verras, dans le ciel, deux croissants juxtaposés ! »

Et ils arrivèrent à un grand portail avec des arceaux en marbre transparent. Et ils entrèrent et arrivèrent à une longue galerie qui courait le long de dix arceaux soutenus par des colonnes d’albâtre. Et au milieu de chaque arceau était suspendue une lampe de cristal de roche, aussi éclatante que le soleil. Là, vinrent au-devant de leur maîtresse des jeunes suivantes qui tenaient des flambeaux allumés, d’où se dégageaient des odeurs aromatiques. Et elles avaient le front ceint de bandeaux de soie diadémés de pierreries de toutes les couleurs. Et elles ouvrirent la marche et conduisirent les deux jeunes gens jusque dans la salle principale du monastère. Et Scharkân vit de magnifiques coussins rangés en ordre contre les murs, tout autour de la salle ; et, aux portes et sur les murs, de grands rideaux surmontés chacun d’une couronne d’or ; et tout le sol était recouvert de précieux marbres de couleur finement découpés ; et au milieu de la salle il y avait un bassin où l’eau coulait par vingt-quatre embouchures d’or ; et l’eau tombait musicalement avec des scintillements de métal et d’argent. Au fond de la salle, il y avait un lit tout tendu de soie comme il n’en existe que dans le palais des rois.

Alors la jeune femme dit à Scharkân : « Monte, seigneur, sur ce lit, et laisse toi faire. » Et Scharkân monta sur le lit, tout disposé à se laisser faire. Et elle sortit de la salle et laissa Scharkân seul avec les jeunes esclaves au front diadémé de pierreries.

Mais comme elle tardait à revenir, Scharkân demanda aux jeunes filles où elle était allée. Elles répondirent : « Mais elle est allé dormir. Et nous voici devant toi pour te servir, selon ses ordres. » Et Scharkân ne sut que penser. Alors les jeunes filles lui apportèrent, sur de grands plateaux orfévrés, toutes sortes de mets admirables et de toutes les espèces ; et il en mangea bien, et jusqu’à satiété. Après cela, on lui présenta l’aiguière d’or et la cuvette d’or aux rehaussements d’argent ; et il laissa sur ses mains couler l’eau parfumée à la rose et aux fleurs d’oranger. Mais il commença aussi à se soucier de ses soldats, qu’il avait laissés seuls dans la vallée, et à se réprimander fort d’avoir oublié les conseils de son père ; et sa peine s’accroissait encore du fait qu’il ignorait tout de la jeune hôtesse du palais et du lieu où il se trouvait. Et il se récita alors ces strophes du poète :

« Si j’ai perdu ma fermeté et mon courage, ma faute est légère, car j’ai été trompé et trahi par tant de choses !

Délivrez-moi, ô mes amis, de ma douleur, de la douleur d’aimer qui m’a fait perdre ma force et toute ma gaîté !

Voici que mon cœur s’est égaré dans l’amour, s’est égaré et a fondu. Il a fondu, et je ne sais à qui jeter mon cri de détresse ! »

Lorsque Scharkân eut fini de réciter ces strophes, il s’endormit, et ne se réveilla que le matin. Et il vit entrer dans la salle une troupe de beauté, composée de vingt jeunes filles comme des lunes qui entouraient leur maîtresse ; et elle était au milieu d’elles, telle la lune entre les étoiles. Elle était vêtue d’étoffes de soie ornées de dessins et de figures, royalement ; sa taille paraissait encore plus fine et ses hanches plus somptueuses sous la ceinture qui les tenait captives ; et c’était une ceinture d’or filigrané, toute diamantée de pierreries ; et de la sorte, avec ces hanches et cette taille, elle était telle une masse de cristal diaphane où se ploierait en son milieu, délicatement, un fin rameau d’argent. Les seins étaient plus superbes et plus saillants. Quant à ses cheveux, ils étaient retenus par un filet de perles fines emmêlées de toutes les espèces de pierreries. Et, elle-même, entourée des vingt jeunes filles à sa droite et à sa gauche, qui soulevaient les traînes de sa robe, s’avançait, toute merveilleuse, en se balançant.

À cette vue, Scharkân sentit sa raison s’envoler d’émotion ; et il oublia et ses soldats et son vizir et les conseils de son père ; et il se leva debout sur ses deux pieds, aimanté par tant de charmes, et récita ces strophes :

« Lourde de hanches, penchée, balancée ; les membres souples et fuselés ; la gorge douce et glissante et dorée ;

Tu recèles, ô très belle, tes trésors du dedans ! Moi, j’ai des yeux aigus qui percent toute opacité. »

Alors la jeune femme vint tout près de lui et le regarda longuement, longuement. Puis soudain elle lui dit : « Tu es Scharkân ! Je n’en doute plus. Scharkân, fils d’Omar Al-Némân, ô héros, ô magnanime, voici que tu éclaires cette demeure et l’honores ! Dis, ô Scharkân, ta nuit a-t-elle été tranquille et bonne ? Parle-moi ! Et surtout ne feins plus, et laisse le mensonge aux maîtres du mensonge ; car la feinte et le mensonge ne sont point les attributs des rois, et surtout du plus grand d’entre les rois ! »

Lorsque Scharkân eut entendu ces paroles, il comprit qu’il ne lui servirait guère de nier, et répondit : « Ô toi, ô très douce, je suis Scharkân ibn-Omar Al-Némân. Je suis celui qui souffre de la destinée qui l’a jeté sans défense et tout meurtri entre tes mains ! Fais de moi selon ton gré et tes désirs, ô inconnue aux yeux noirs ! » Alors l’inconnue abaissa un instant ses yeux vers la terre, et réfléchit ; puis, regardant Scharkân elle lui dit : « Apaise ton âme et adoucis tes regards ! oublies-tu que tu es mon hôte et qu’entre nous il y eut le pain et le sel ? Et oublies-tu, en outre, qu’entre nous il y eut déjà mainte causerie amicale ? Tu es donc désormais sous ma protection et tu bénéficies de ma loyauté. Sois donc sans crainte, car, par le Messie ! si toute la terre se ruait contre toi, tu ne serais pas touché avant que mon âme fût sortie de mon corps, pour ta défense ! » Elle dit, et vint gentiment s’asseoir à ses côtés et se mit à causer avec un sourire très doux. Puis elle appela l’une de ses esclaves et lui parla en langue grecque ; et l’esclave sortit, pour revenir accompagnée de servantes qui portaient sur leur tête de grands plateaux chargés de mets de toutes les espèces, et d’autres qui portaient toutes sortes de flacons et des vases de boissons. Mais Scharkân hésita à toucher à ces mets ; et la jeune femme s’en aperçut et lui dit : « Tu hésites, ô Scharkân, et tu crois à la trahison. Ne sais-tu donc que j’aurais pu, dès hier, t’enlever la vie ? » Puis elle tendit, la première, sa main, et prit une bouchée de chaque plat. Et Scharkân eut honte de ses soupçons, et se mit à manger, et elle avec lui, et cela jusqu’à satiété. Puis, après s’être lavé les mains, ils firent apporter les fleurs et les boissons, dans de grands vases d’or, d’argent et de cristal ; et il y en avait de toutes les couleurs et des meilleures sortes. Alors la jeune femme remplit une coupe d’or et la but, la première ; puis elle la remplit de nouveau et la lui offrit ; et il la but. Elle lui dit : « Ô musulman, vois comme ainsi la vie est facile et pleine d’agrément ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUARANTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que la jeune inconnue dit à Scharkân : « Ô musulman, vois comme ainsi la vie est facile et pleine d’agrément ! » Puis tous deux continuèrent à boire de la sorte, jusqu’à ce que la fermentation eût joué dans leur raison, et que l’amour se fût bien incrusté dans le cœur de Scharkân. Alors la jeune femme dit à l’une de ses suivantes préférées, nommée Grain-de-Corail : « Ô Grain-de-Corail, hâte-toi de nous apporter les instruments de plaisir ! » Et Grain-de-Corail répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Elle s’absenta un instant, et revint accompagnée de jeunes filles qui portaient un luth de Damas, une harpe de Perse, une cithare de Tartarie et une guitare d’Égypte. Et la jeune femme prit le luth, en accorda savamment le jeu et, accompagnée des trois jeunes filles qui s’étaient assises sur les tapis, elle pinça un instant les cordes vibrantes et, d’une voix pleine de délices et plus douce que la brise et plus agréable et plus pure que l’eau de roche, elle chanta :

« Les victimes de tes yeux, ô dure bien-aimée, sais-tu leur nombre ? Les flèches détachées de tes regards, et qui répandent le sang vif des cœurs, sais-tu leur nombre ?

Mais ô bienheureux les cœurs qui souffrent de tes yeux ! et mille fois heureux tes esclaves d’amour ! »

Et le chant fini, elle se tut. Alors, d’une voix plus lente, l’une des jeunes filles qui jouaient des instruments continua en langue grecque par une chanson incomprise de Scharkân. Et sa jeune maîtresse répondait, de temps en temps, dans la même tonalité. Et qu’il était doux, ce chant alterné et plaintif qui semblait sortir des flancs mêmes des mandores ! Et la jeune femme dit à Scharkân : « Ô musulman, as-tu compris notre chanson ? » Il répondit : « En vérité ! je n’ai point compris ; mais le son seul et l’harmonie m’en ont ému extrêmement, et l’humidité des dents souriantes, et la légèreté des doigts sur les instruments m’ont ravi à l’infini ! » Elle sourit et dit : « Mais alors, ô Scharkân, si je te disais un chant arabe, que ferais-tu, que ferais-tu ? » Il répondit : « Je perdrais certainement ce qui me reste de raison ! » Alors elle changea le ton et la clef de son luth, le pinça un instant, et chanta ces paroles du poète :

« Le goût de la séparation est plein d’amertume. Aussi, est-il encore moyen de patienter ?

Trois choses à mon choix on a offertes : l’éloignement, la séparation et l’abandon, trois choses pleines d’effroi.

Comment choisir, moi qui suis tout liquéfié de l’amour d’un être beau qui m’a conquis et me soumet maintenant à de si dures épreuves ? »

Lorsque Scharkân eut entendu cette chanson, et comme aussi il avait bu considérablement, il fut tout à fait grisé et perdit tout sentiment. Et lorsqu’il fut revenu à lui, la jeune femme n’était plus là. Et Scharkân s’informa auprès des esclaves qui lui répondirent : « Elle a regagné son appartement pour dormir, car voici la nuit. » Et Scharkân, quoique fort contrarié, dit : « Qu’Allah l’ait sous sa protection ! » Mais le lendemain, la jeune esclave préférée, Grain-de-Corail, vint le prendre, dès son réveil, pour le conduire à l’appartement même de sa maîtresse. Et comme il franchissait le seuil, Scharkân fut reçu au son des instruments et aux chants des chanteuses qui, de la sorte, lui souhaitaient la bienvenue. Et il entra par une porte massive d’ivoire incrusté de perles et de pierreries ; et il vit une grande salle toute tendue de soie et de tapis du Khorassân ; et elle était éclairée par de hautes fenêtres qui avaient vue sur des jardins touffus et des cours d’eau ; et contre les murs, il y avait une rangée de statues habillées comme des vivants et qui mouvaient bras et jambes d’une façon étonnante, et dont l’intérieur était machiné avec un art tel, qu’elles chantaient et parlaient comme de vrais fils d’Adam.

Mais lorsque la maîtresse du logis vit Scharkân, elle se leva et vint à lui et le prit par la main et le fit s’asseoir à côté d’elle et lui demanda avec intérêt comment il avait passé la nuit, et lui fit d’autres questions aussi, auxquelles il fit la réponse qu’il fallait. Puis ils se mirent à causer et elle lui demanda : « Sais-tu des paroles de poètes sur les amoureux et les esclaves d’amour ? » Il dit : « Oui, ô ma maîtresse, j’en sais quelques-unes. » Elle dit : « Je voudrais les entendre. » Il lui dit : « Voici ce que l’éloquent et fin Kouçaïr disait au sujet de la parfaitement belle Izzat, qu’il aimait :

« Oh, non ! jamais d’Izzat je ne dévoilerai les charmes ; jamais pour Izzat je ne parlerai de mon amour ! D’ailleurs, elle m’a fait faire tant de serments et prêter tant de promesses ! Ah ! si l’on savait tous les charmes d’Izzat !

Les ascètes qui pleurent dans la poussière et se garent tant des peines d’amour, s’ils entendaient le gazouillement que je connais, ils accourraient, et devant Izzat s’agenouilleraient pour l’adorer ! Ah ! si l’on savait tous les charmes d’Izzat ! »

Et la jeune femme dit : « En vérité, l’éloquence lui était un don, à cet admirable Kouçaïr qui ajoutait que :

« Si Izzat, devant un juge digne d’elle et de sa beauté, se présentait avec le doux soleil matinal pour rival, certes elle serait la préférée !

Et pourtant, quelques femmes malignes ont osé devant moi critiquer les détails de la beauté d’Izzat. Puisse Allah les confondre et faire de leurs joues un tapis foulé par les semelles d’Izzat ! »

Et la jeune maîtresse du logis dit encore : « Qu’elle était aimée cette Izzat ! Et toi, prince Scharkân, si tu te rappelles les paroles que le beau Djamil disait à cette même Izzat, que tu serais gentil de nous les dire ! » Et Scharkân dit : « Vraiment, des paroles de Djamil à Izzat je ne me rappelle que cette seule strophe :

» Ô belle trompeuse, tu ne souhaites que ma mort, et tous tes désirs s’arrêtent là ! Et pourtant, malgré tout, c’est toi seule que je désire parmi toutes les filles de la tribu ! »

Et Scharkân ajouta : « Car, si tu ne le comprends pas, ô ma maîtresse, sache que je suis exactement dans la même situation que Djamil, et toi, comme Izzat pour Djamil, tu souhaites me faire mourir sous tes yeux ! » À ces paroles, la jeune femme sourit mais ne dit rien. Et l’on continua à boire jusqu’à l’apparition du matin. Alors elle se leva et disparut. Et Scharkân dut passer cette nuit encore, tout seul sur sa couche. Mais lorsque fut le matin, les servantes, comme d’habitude, vinrent le prendre au son des instruments et au rythme des doufouf, et, après avoir baisé la terre entre ses mains, lui dirent : « Fais-nous la grâce de venir avec nous chez notre maîtresse, qui t’attend ! » Alors Scharkân se leva, et sortit avec les esclaves qui jouaient des instruments et tapaient sur les doufouf, et arriva dans une seconde salle, bien plus merveilleuse que la première, et où il y avait des statues et des peintures figurant des animaux et des oiseaux, et beaucoup d’autres choses qui dépassaient toute description. Et Scharkân fut extrêmement charmé de tout ce qu’il voyait et ces strophes chantèrent sur ses lèvres :

« Je cueillerai l’étoile qui se lève parmi les fruits d’or de l’Archer aux Sept Étoiles.

Elle est la noble perle annonciatrice des aubes argentées ; elle est la goutte d’or de la constellation.

Elle est l’œil d’eau qui se fluidifie en tresses d’argent ; elle est la rose de chair des joues vivantes ; elle est une topaze brûlée, figure d’or !

Ses yeux ! C’est la couleur de la sombre violette, ses yeux cerclés de kohl bleu ! »

Alors la jeune femme se leva et vint prendre Scharkân par la main et le fit s’asseoir à ses côtés et lui dit : « Prince Scharkân, sans doute joues-tu aux échecs. » Il dit : « Certes, ô ma maîtresse, mais, de grâce ! ne sois point comme celle dont se plaint le poète :

« Je parle en vain ! Broyé par l’amour, que ne puis-je à sa bouche heureuse me désaltérer et, d’une gorgée à ses lèvres bue, respirer la vie !

Ce n’est point qu’elle me néglige ou ne soit point pour moi pleine d’attentions ; ce n’est point qu’elle diffère de faire porter le jeu d’échecs pour me distraire. Mais est-ce là la distraction ou le jeu dont a soif mon âme ?

Et d’ailleurs, pourrais-je lui tenir tête, moi qui suis fasciné par le jeu en coulisse de ses yeux, les regards de ses yeux qui pénètrent mon foie ! »

Mais la jeune femme, souriante, approcha les échecs et commença le jeu. Et Scharkân, chaque fois que c’était son tour, au lieu de faire attention à son jeu, la regardait au visage, et il jouait tout de travers, mettant le cheval à la place de l’éléphant et l’éléphant à la place du cheval. Alors elle se mit à rire et lui dit : « Par le Messie ! que ton jeu est savant ! » Il répondit : « Oh ! mais c’est la première partie. D’ordinaire ça ne compte pas ! » Et l’on rangea le jeu de nouveau. Mais elle le vainquit une seconde fois, et une troisième, quatrième, et cinquième fois. Puis elle lui dit : « Voici qu’en toutes choses tu es vaincu ! » Il répondit : « Ô ma souveraine, il sied d’être le vaincu d’une partenaire telle que toi ! » Alors elle fit tendre la nappe et l’on mangea et l’on se lava les mains ; puis on ne manqua pas de boire de toutes les boissons. Alors elle prit une harpe ; et, comme elle était fort habile sur la harpe, elle préluda par quelques notes lentes et déliées et chanta ces strophes :

« On n’échappe point à sa destinée, qu’elle soit cachée ou apparente, qu’elle ait le visage serein ou allongé. Oublie donc tout, ami, et

Bois à la beauté, si tu le peux, et à la vie. Je suis la beauté vivante que nul fils de la terre ne saurait regarder avec indifférence ! »

Elle se tut ; et seule la harpe résonna sous les fins doigts de cristal. Et Scharkân, ravi, se sentait perdu dans des désirs infinis. Alors, sur un prélude nouveau elle dit encore :

« Une amitié peu sincère pourrait seule supporter l’amertume de la séparation. Le soleil lui-même pâlit quand il doit quitter la terre. »

Mais à peine ce chant venait-il de cesser, que tous deux entendirent au dehors un tumulte énorme et des cris ; et ils regardèrent, et virent s’avancer une grande troupe de guerriers chrétiens armés de glaives nus et qui criaient : « Te voilà tombé entre nos mains, ô Scharkân. Et voici ton jour de perdition ! » Lorsque Scharkân entendit ces paroles, il pensa d’abord à une trahison, et ses soupçons se portèrent sur la jeune femme ; et comme il se tournait de son côté pour lui en faire le reproche, il la vit, toute pâle, s’élancer au dehors, et, parvenue en face des guerriers, leur dire : « Que voulez-vous ? » Alors leur chef s’avança et lui dit, après avoir baisé la terre entre ses mains : « Ô reine pleine de gloire, ô notre maîtresse Abriza, la perle la plus noble d’entre les perles des eaux, ignores-tu donc la présence de celui qui est dans ce monastère ? » Alors la reine Abriza leur dit : « Et de qui parlez-vous ? » Ils dirent : « Nous parlons de celui que l’on appelle le maître des héros, le destructeur des cités, le terrible Scharkân ibn-Omar Al-Némân, celui qui n’a pas laissé une tour sans la détruire, ni une forteresse sans l’abattre. Or, ô reine Abriza, le roi Hardobios, ton père et notre maître, a appris à Kaïssaria, sa ville, par la bouche même de la vieille Mère-des-Calamités, que le prince Scharkân était ici. Car Mère-des-Calamités a dit au roi avoir vu Scharkân, dans la forêt, se diriger vers le monastère. Aussi, ô notre reine, quel mérite est le tien d’avoir pris le lion dans tes filets et d’être ainsi la cause de notre victoire future sur l’armée des musulmans ! »

À ces paroles, la jeune reine Abriza, fille du roi Hardobios, maître de Kaïssaria, regarda avec colère le chef des guerriers et lui dit : « Quel est ton nom, toi ? » Il répondit : « Ton esclave le patrice Massoura ibn-Mossora ibn-Kacherda ! » Elle lui dit : « Comment se fait-il que tu aies osé, insolent Massoura, entrer dans ce monastère sans me prévenir et obtenir l’entrée ? » Il dit : « Ô ma souveraine, aucun des portiers ne m’a barré la route ; tous, au contraire, se sont levés et nous ont conduits près de la porte de ton appartement. Et maintenant, suivant les ordres du roi ton père, nous attendons que tu nous livres ce Scharkân, le guerrier le plus redoutable d’entre les musulmans ! » Alors la reine Abriza dit : « Que dis-tu là ? Ne sais-tu que la vieille Mère-des-Calamités est une menteuse pleine de perfidies. Par le Messie ! j’ai bien ici un homme, mais il est loin d’être le Scharkân dont tu parles ; c’est un étranger qui est venu nous demander l’hospitalité, et nous la lui avons aussitôt généreusement accordée. Et d’ailleurs, même au cas où cet étranger serait Scharkân, les devoirs de l’hospitalité ne me commandent-ils pas de le protéger contre toute la terre ? Il ne sera jamais dit qu’Abriza a trahi l’hôte, après qu’entre elle et lui il y eut le pain et le sel ! Il ne te reste donc, ô patrice Massoura, qu’à retourner auprès du roi mon père ; tu baiseras la terre entre ses mains et tu lui diras que la vieille Mère-des-Calamités en a menti et l’a trompé ! » Le patrice Massoura dit : « Reine Abriza, je ne puis m’en retourner auprès du roi Hardobios, ton père, qu’avec celui dont il nous a ordonné la prise. » Elle dit, pleine de colère : « De quoi te mêles-tu, soldat ? Tu n’as qu’à combattre, quand tu le peux, et puisque tu es payé pour combattre ; mais prends garde de te mêler d’affaires qui ne te concernent point ! D’ailleurs, si tu osais attaquer Scharkân, en admettant que cet étranger fût Scharkân, tu le payerais de ta vie et de la vie de tous les guerriers qui sont avec toi ! Et voici que je vais le faire venir ici, avec son glaive et son bouclier ! » Le patrice Massoura dit : « Malheur ! si j’échappais à ta colère, je ne saurais échapper au ressentiment du roi ! Aussi si ce Scharkân se présentait ici, je le ferais immédiatement arrêter par mes guerriers, qui le conduiraient, humble captif, entre les mains du roi de Kaïssaria, ton père ! » Alors Abriza dit : « Tu parles beaucoup pour un guerrier, ô patrice Massoura ! Et tes paroles sont pleines de prétention et d’insolence ! Oublies-tu donc que vous êtes ici cent guerriers contre un ? Si donc ton patriciat ne t’a pas enlevé jusqu’aux traces du courage, tu n’as qu’à le combattre, seul à seul. Et si tu es vaincu, un autre prendra ta place et le combattra, et cela jusqu’à ce que Scharkân tombe entre vos mains ! Et cela décidera qui de vous tous est le héros ! »

— Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQUANTIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que la jeune reine Abriza dit : « Et nous verrons qui de vous tous est le héros ! » Et le patrice Massoura dit : « Par le Messie ! tu dis vrai ! Aussi est-ce moi qui me présenterai le premier sur le terrain de lutte ! » Elle dit : « Attends alors que j’aille le prévenir et prendre sa réponse. S’il accepte, la chose est faite ; s’il refuse, il sera tout de même l’hôte honoré et protégé ! » Et Abriza se hâta d’aller trouver Scharkân et le mit au courant, mais sans lui dire qui elle était. Alors Scharkân comprit combien il avait mal pensé de la générosité de la jeune femme, et il se réprimanda fort, et doublement : pour avoir mal pensé de la jeune femme et pour s’être jeté inconsidérément au milieu du pays des Roum. Puis il dit : « Ô ma maîtresse, je n’ai point l’habitude de combattre ainsi contre un seul guerrier, mais contre dix guerriers à la fois ; aussi est-ce de la sorte que j’entends engager le combat ! » Il dit et sauta sur ses deux pieds et s’élança au-devant des guerriers chrétiens. Et il tenait à la main son glaive et son bouclier.

Lorsque le patrice Massoura eut vu Scharkân qui s’approchait, il bondit sur lui d’un bond et le chargea avec violence. Mais Scharkân para le coup porté, et s’élança comme un lion sur son adversaire et lui asséna sur l’épaule un coup si terrible que le glaive sortit en brillant par le flanc, après avoir traversé ventre et intestins.

À cette vue, la valeur de Scharkân augmenta considérablement aux yeux de la jeune reine, et elle se dit : « Voilà vraiment le héros avec lequel j’aurais pu lutter dans la forêt ! » Puis elle se tourna vers les guerriers et leur cria : « Qu’attendez-vous donc pour continuer le combat ! Ne songez-vous plus à venger la mort du patrice ? » Alors s’avança à grandes enjambées un géant à l’aspect redoutable et à la figure respirant l’énergie ; et il était le frère même du patrice Massoura ; mais Scharkân ne lui laissa pas le temps de parader, et lui asséna sur l’épaule un coup tel que le glaive sortit en brillant par le flanc, après avoir traversé ventre et intestins. Alors, un à un, d’autres guerriers s’avancèrent ; mais Scharkân leur faisait subir le même sort, et son glaive se faisait un jeu du vol de leurs têtes. Et de la sorte il en tua cinquante. Lorsque les cinquante qui restaient eurent vu le traitement infligé à leurs compagnons, ils se réunirent en une seule masse et se précipitèrent tous ensemble sur Scharkân ; mais c’en fut fait d’eux ! Ils furent reçus par Scharkân avec un cœur plus dur que la pierre, et battus comme sur l’aire les grains sont battus, et éparpillés, eux et leur âme, pour toujours !

Alors la reine Abriza cria à ses suivantes : « Y a-t-il encore d’autres hommes au monastère ? » Elles répondirent : « Il n’y a plus d’autres hommes que les portiers ! » Alors la reine Abriza s’avança au-devant de Scharkân, et le prit dans ses bras et l’embrassa avec ferveur ; puis elle compta le nombre des morts, et en trouva quatre-vingts ; quant aux vingt autres combattants, ils avaient pu, malgré leur état, s’échapper et disparaître. Et Scharkân songea alors à essuyer la lame sanglante de son glaive et, entraîné par Abriza, rentra au monastère en récitant ces strophes guerrières :

« Au jour de ma vaillance, pour me combattre, les bandes avec fureur se sont élancées !

J’ai jeté en pâture aux lions leurs fiers chevaux bai-brun, à mes frères les lions.

— Allons, jeunes gens ! soulagez-moi du poids de mes habits, si vous voulez ! —

Au jour de ma vaillance, je n’ai fait que passer, et voilà tous ces guerriers tout de leur long étendus sur la brûlante terre de mon désert ! »

Et comme ils étaient arrivés dans la grande salle du monastère, la jeune Abriza, toute souriante de plaisir, prit la main de Scharkân et la porta à ses lèvres ; puis elle releva sa robe, et en dessous apparurent une cotte de mailles aux mailles très serrées et une épée en acier fin de l’Inde ; et Scharkân, étonné, lui demanda : « Pourquoi, ô ma maîtresse, cette cotte de mailles et cette épée ? » Elle dit : « Ô Scharkân, dans le feu de ton combat je m’en étais vêtue à la hâte pour courir à ton secours ; mais mon bras ne t’a point été utile ! »

Puis la reine Abriza fit venir les portiers du monastère et leur dit : « Comment se fait-il que vous ayez laissé pénétrer ici les hommes du roi, sans ma permission ? » Ils dirent : « Ce n’est point encore l’habitude de demander un permis d’entrée pour les hommes du roi et surtout pour son grand patrice ! » Elle dit : « Je vous soupçonne fort d’avoir voulu me perdre et faire tuer mon hôte ! » Et elle pria Scharkân de leur couper la tête ; et Scharkân leur coupa la tête. Alors elle dit à ses autres esclaves : « Ils ont mérité bien pis que cela ! » Puis elle se tourna vers Scharkân et lui dit : « Voici, ô Scharkân, que je vais te dévoiler ce qui pour toi a été caché jusqu’à cette heure ! » Alors elle dit :

« Sache, ô Scharkân que je suis la fille unique du roi grec Hardobios, maître de Kaïssaria, et je m’appelle Abriza. Et j’ai pour ennemie inexorable la vieille Mère-des-Calamités, qui a été la nourrice de mon père et est très écoutée et crainte au palais. Et la cause de cette inimitié entre moi et elle est une cause que tu me dispenseras de te raconter, car il y a des jeunes filles mêlées à cette histoire dont tu connaîtras certes les détails avec le temps. Aussi je ne doute pas que Mère-des-Calamités ne fasse tout pour me perdre, maintenant surtout que j’ai été la cause de la mort du chef des patrices et des guerriers. Et elle dira à mon père que j’ai embrassé la cause des musulmans. Aussi, pour moi, le seul parti à prendre, tant que Mère-des-Calamités me persécute, est de m’en aller loin de mon pays et de mes parents. Et je te demande de m’aider à partir, et d’agir avec moi comme j’ai agi avec toi ; car tu es un peu la cause de ce qui vient d’arriver. »

À ces paroles, Scharkân sentit sa raison s’envoler de joie et sa poitrine s’élargir et tout son être s’épanouir, et il dit : « Par Allah ! et quel est celui qui osera t’approcher, tant que mon âme est dans mon corps ? Mais pourrais-tu vraiment supporter d’être éloignée de ton père et des tiens ? » Elle répondit : « Mais certainement ! » Alors Scharkân lui fit jurer qu’elle le pourrait, et elle fit le serment, puis ajouta : « Maintenant mon cœur s’est tranquillisé. Mais j’ai encore à te faire une demande. » Il dit : « Et quelle est-elle ? » Elle dit : « C’est que tu retournes à Baghdad, ton pays, avec tous tes soldats ! » Il dit : «  ma maîtresse, mon père Omar Al-Némân ne m’a envoyé dans le pays des Roum que pour combattre et vaincre ton père, contre lequel le roi Aphridonios de Constantinia nous a demandé secours. Car ton père a fait saisir un navire chargé de richesses, de jeunes esclaves et de trois gemmes précieuses auxquelles sont attachées d’admirables vertus ! » Alors Abriza répondit : « Calme ton âme et adoucis tes yeux ! Car voici que je vais te dire la véritable histoire de notre hostilité avec le roi Aphridonios :

« Sache que nous avons, nous autres Grecs, une fête annuelle qui est la fête de ce monastère-ci. Et chaque année, à pareille date, tous les rois chrétiens se réunissent ici de toutes les contrées, ainsi que tous les nobles et les grands commerçants ; et aussi ne manquent pas de venir les femmes et les filles des rois et des autres ; et cette fête dure sept jours entiers. Or, une année, je vins moi-même au nombre des visiteurs, et il y avait aussi la fille du roi Aphridonios de Constantinia, qui se nommait Safîa, et qui est maintenant la concubine de ton père Omar Al-Némân, et mère d’enfants. Mais à ce moment elle était encore jeune fille.

« Lorsque, la fête terminée, vint le septième jour, qui était le jour du départ, Safîa dit : « Je ne veux pas retourner à Constantinia par la voie de terre, mais par mer. » Alors on lui prépara un navire et elle y descendit, elle et ses compagnes, et y fit embarquer toutes les choses qui lui appartenaient ; et l’on déploya les voiles et l’on partit.

« Mais à peine le navire s’était-il éloigné que le vent contraire s’éleva et fit dévier le navire de sa route. Et la Providence voulut que justement il y eût, dans ces parages, un grand navire plein de guerriers chrétiens de l’île de Kâfour, au nombre de cinq cents Afrangi[10] ; et ils étaient tous armés et vêtus de fer ; et ils n’attendaient qu’une occasion comme celle-là pour faire du butin, depuis le temps qu’ils tenaient la mer. Aussi dès qu’ils virent le navire où était Safîa, ils l’abordèrent et y jetèrent leurs grappins et s’en emparèrent ; puis ils le traînèrent à la remorque et remirent à la voile. Mais une tempête s’éleva, furieuse, qui les jeta tous sur nos côtes, désemparés. Alors nos hommes se jetèrent sur eux, tuèrent les pirates et s’emparèrent à leur tour des soixante jeunes filles, au nombre desquelles se trouvait Safîa, et de toutes les richesses qui étaient accumulées dans les navires. Puis ils vinrent offrir les soixante jeunes filles en cadeau au roi de Kaïssaria, mon père, et gardèrent les richesses pour eux. Alors mon père choisit pour lui les dix plus belles jeunes filles et distribua le reste à sa suite. Puis, sur les dix, il tria les cinq les plus belles et les envoya en cadeau au roi Omar Al-Némân, ton père ; et parmi ces cinq il y avait justement Safîa, la fille du roi Aphridonios ; mais nous ne nous en doutions pas, car ni elle ni personne ne nous avait révélé sa condition ni son nom. Et c’est ainsi, ô Scharkân, que Safîa devint la concubine du roi Omar Al-Némân, ton père ; et elle lui fut d’ailleurs envoyée avec beaucoup d’autres choses telles que soieries, étoffes de laine et broderies de Grèce.

« Mais voici qu’au commencement de cette année le roi mon père reçut une lettre du père de Safîa, le roi Aphridonios. Et dans cette lettre il y avait des choses que je ne puis vraiment te répéter ; mais il y était dit ceci, en outre :

« Tu as, il y a deux ans, pris à des pirates soixante jeunes filles, dont ma fille Safîa ; et ce n’est que maintenant seulement que je l’apprends, car tu ne m’as rien fait savoir, ô roi Hardobios ! Et c’est là la plus grande offense et le plus grand opprobre pour moi, sur moi et autour de moi. Si donc tu ne veux pas devenir mon ennemi, tu dois, sitôt ma lettre reçue, me renvoyer ma fille Safîa, intacte et intégrale. Sinon, et si tu diffères son renvoi, tu seras traité comme tu le mérites, et des représailles terribles contre toi seront prises par ma colère et mon ressentiment. »

« Aussi, lorsque mon père eut lu cette lettre, il fut dans une grande perplexité et un grand émoi, puisque la jeune Safîa avait été envoyée en cadeau à ton père Omar Al-Némân, et qu’il n’y avait plus de chance qu’elle fût encore intacte et intégrale, puisqu’elle avait été déjà rendue mère par le roi Omar Al-Némân, en un instant d’ailleurs et sans difficultés de l’une ou de l’autre part.

« Et nous comprîmes alors que c’était là une grande calamité. Et mon père n’eut d’autre moyen de recours qu’une lettre au roi Aphridonios où il lui exposait la situation, en s’excusant beaucoup de l’ignorance où il avait été de l’identité de Safîa, et en lui faisant là-dessus mille serments.

« Au reçu de la lettre de mon père, le roi Aphridonios entra dans une fureur inexprimable ; il se leva, et s’assit, et s’agita, et écuma, et dit : « Est-il possible que ma fille, celle dont tous les rois chrétiens se disputent l’alliance et la main, soit devenue une esclave d’entre les esclaves d’un musulman, et qu’elle ait été ployée à ses désirs, et qu’elle ait servi à sa couche, sans contrat légal ! Mais, par le Messie ! je tirerai de ce musulman, monteur inassouvi de tant de femmes, une vengeance dont parleront longtemps l’Orient et l’Occident ! »

« Et c’est alors que le roi Aphridonios, ô Scharkân, songea à envoyer des ambassadeurs à ton père, avec de riches présents, et à lui faire croire qu’il était en guerre avec nous, et à lui demander son secours. Mais, en réalité, c’était seulement pour te faire tomber toi-même, ô Scharkân, et tes dix mille cavaliers, dans un guet-apens par quoi serait satisfaite sa vengeance préméditée.

« Maintenant, pour ce qui est des trois merveilleuses gemmes auxquelles tant de vertus sont attachées, elles existent. Elles étaient la propriété de Safîa, et tombèrent entre les mains des pirates et ensuite entre les mains de mon père, qui m’en a fait cadeau. Et c’est moi qui les ai ; et je te les montrerai. Mais pour le moment il te faut, avant tout, retourner près de tes cavaliers et reprendre avec eux le chemin de Baghdad, plutôt que de tomber dans les filets du roi de Constantinia et avant que toutes les communications ne soient, pour vous autres, coupées ! »

Lorsque Scharkân eut entendu ces paroles, il prit la main d’Abriza et la porta à ses lèvres, et dit : « Louange à Allah dans ses créatures ! Il t’a mise sur ma route pour que tu sois la cause de mon salut et du salut de mes compagnons. Mais, ô délicieuse et secourable reine, je ne puis plus me séparer de toi, et, surtout après tout ce qui s’est passé, je ne souffrirai point que tu restes toute seule ici, car je ne sais point ce qui peut t’arriver. Viens, Abriza, allons à Baghdad ! »

Mais Abriza, qui avait eu le temps de réfléchir, lui dit : « Ô Scharkân, hâte-toi de partir le premier et de te saisir des envoyés du roi Aphridonios qui sont au milieu de tes tentes, et tu les obligeras à t’avouer la vérité ; et, de la sorte, tu contrôleras mes paroles. Et moi, avant que trois jours ne soient écoulés, je te rejoindrai, et ensemble nous entrerons dans Baghdad. »

Puis elle se leva et s’approcha de lui, et prit sa tête dans ses mains et l’embrassa ; et Scharkân également. Et elle pleura des larmes abondantes, et des pleurs à faire fondre les pierres. Et Scharkân, en voyant ces yeux qui pleuraient, fut encore plus attendri et endolori, et pleura aussi beaucoup et récita ces deux strophes :

« Je lui fis mes adieux, et ma main droite séchait mes larmes et ma main gauche entourait son cou.

Elle me dit, peureuse : « Oh ! ne crains-tu pas de me compromettre aux yeux des femmes de ma tribu ? »

Je lui dis : « Que non ! car le jour des adieux n’est-il pas par lui-même la trahison des amoureux ? »

Et Scharkân quitta Abriza et sortit du monastère et remonta sur son coursier que deux jeunes filles tenaient par la bride, et s’en alla. Il passa le pont aux chaînes d’acier et s’engagea parmi les arbres de la forêt et finit par arriver à la clairière située au milieu de la forêt. Et à peine y était-il parvenu qu’il vit trois cavaliers en face de lui, arrêtés brusquement dans leur galop. Et il tira sa flamboyante épée et s’en couvrit, prêt au choc. Mais soudain il les reconnut et ils le reconnurent, car les trois cavaliers étaient le vizir Dandân et les deux principaux émirs de sa suite. Alors les trois cavaliers mirent vivement pied à terre et vinrent respectueusement souhaiter la paix au prince Scharkân, et lui exprimèrent toute l’angoisse où son absence avait jeté l’armée. Et Scharkân leur raconta l’histoire dans tous ses détails, depuis le commencement jusqu’à la fin, et la prochaine arrivée de la reine Abriza et la trahison projetée par les envoyés d’Aphridonios ; et il leur dit : « Il est probable qu’ils ont dû profiter de votre absence à vous trois pour s’échapper et aller prévenir leur roi de notre arrivée sur ses terres. Et maintenant, qui sait si leur armée n’a pas déjà détruit la nôtre ! Au plus vite, courons donc au milieu de nos soldats ! »

Et bientôt, au galop de leurs chevaux, ils arrivèrent dans la vallée où les tentes étaient dressées ; et l’ordre y régnait, mais les envoyés avaient disparu, en effet. Alors, en hâte, on leva le camp et l’on partit vers Baghdad. Et au bout de quelques jours on arriva aux premières frontières connues ; et l’on fut, par le fait, dans la sécurité. Et tous les habitants de la contrée s’empressèrent de venir leur apporter des provisions pour eux et des vivres pour les chevaux. Et l’on se reposa en cet endroit quelque temps, et l’on repartit. Mais Scharkân confia la direction de toute l’avant-garde au vizir Dandân, et ne garda pour lui, comme arrière-garde, que cent cavaliers qu’il choisit un à un parmi l’élite de tous les cavaliers. Et il laissa l’armée le devancer d’un jour entier ; après quoi il se mit lui-même en marche avec ses cent guerriers.

Et comme ils avaient déjà parcouru près de deux parasanges[11], ils finirent par arriver à un défilé fort étroit situé entre deux très hautes montagnes, et à peine y étaient-ils qu’ils virent à l’autre bout du défilé s’élever une poussière fort dense, qui se rapprocha rapidement et se dissipa pour laisser paraître cent cavaliers, aussi intrépides que des lions et disparaissant sous les cottes de mailles et les visières d’acier. Et lorsque ces cavaliers furent à portée de voix, ils s’écrièrent : « Descendez de vos chevaux, musulmans, et livrez-vous à discrétion en nous remettant vos armes et vos chevaux, sinon par Mariam et Youhanna ! vos âmes ne tarderont pas à s’envoler de vos corps ! »

À ces paroles, Scharkân vit le monde noircir à ses yeux, et ses yeux lancèrent des éclairs de colère et ses joues s’enflammèrent, et il s’écria : « Ô chiens de chrétiens, comment osez-vous nous menacer, après avoir déjà eu l’audace de franchir nos frontières et de fouler notre sol ! Et non seulement cela, mais encore vous venez de nous adresser de telles paroles ! Et pensez-vous, maintenant, pouvoir vous échapper intacts d’entre nos mains et revoir votre pays ? » Il dit ! et cria à ses guerriers : « Croyants, sus à ces chiens ! » Et, le premier, Scharkân fonça sur l’ennemi. Alors les cent cavaliers de Scharkân, au grand galop de leurs chevaux, fondirent sur les cent cavaliers afrangi, et les deux masses d’hommes se mêlèrent avec des cœurs plus durs que la roche ; et les aciers se heurtèrent aux aciers, et les épées aux épées, et les coups se mirent à pleuvoir en crépitant, et les corps s’enlacèrent aux corps, et les chevaux se cabrèrent et retombèrent pesamment sur les chevaux, et l’on n’entendit plus d’autre bruit que le cliquetis des armes et le choc tumultueux des métaux contre les métaux. Et le combat dura de la sorte jusqu’à l’approche de la nuit et des ténèbres de la nuit. Alors seulement les deux partis se séparèrent, et l’on put se compter. Et Scharkân, parmi ses hommes, n’en trouva pas un seul qui fût atteint de blessure grave. Alors il dit :

« Ô compagnons, vous savez que toute ma vie j’ai navigué sur la mer des batailles sonores où s’entrechoquent les flots des glaives et des lances ; et j’ai combattu bien des héros ; mais je n’ai encore jamais trouvé d’hommes aussi intrépides, de guerriers aussi valeureux, et de héros aussi virils que ces adversaires ! »

Alors ils lui répondirent : « Prince Scharkân, ta parole est la vérité ! Mais, en outre, sache qu’il y a, parmi ces guerriers chrétiens, leur chef qui est le plus admirable parmi eux tous, et le plus héroïque. Et, de plus, chaque fois que l’un de nous tombait entre ses mains, il se détournait pour ne pas le tuer, et le laissait échapper à la mort ! »

À ces paroles, Scharkân fut dans une grande perplexité ; puis il dit : « Au jour de demain nous nous alignerons et nous les attaquerons, car nous sommes cent contre cent. Et nous demanderons au Maître du ciel la victoire ! » Et, sur cette résolution, ils s’endormirent tous cette nuit-là.

Quant aux chrétiens, ils se réunirent autour de leur chef et lui dirent : « Nous n’avons vraiment pas pu, aujourd’hui, venir à bout de ceux-là ! » Et il leur dit : « Mais demain nous nous alignerons et nous les terrasserons l’un après l’autre ! » Et sur cette résolution, ils s’endormirent également.

Aussi dès que brilla le matin — et qu’il éclaira le monde de sa lumière et que se leva le soleil indifféremment sur le visage des pacifiques et des guerriers, et qu’il salua Mohammad ornement de toutes choses belles — le prince Scharkân monta sur son cheval, s’avança entre les deux rangs de ses cavaliers alignés et leur dit : « Voici que nos ennemis sont en ordre de bataille. Lançons-nous sur eux, mais un contre un. Et d’abord, que l’un de vous sorte du rang et, d’une voix haute, qu’il aille inviter l’un des guerriers chrétiens à un combat singulier. Puis chacun à son tour affrontera la lutte de la sorte. »

Alors, l’un des cavaliers de Scharkân sortit des rangs, et poussa son cheval vers l’ennemi et s’écria : « Ô vous tous ! parmi vous y a-t-il un combattant, y a-t-il un champion assez intrépide pour accepter aujourd’hui la lutte avec moi ? » À peine avait-il prononcé ces mots que, d’entre les chrétiens, sortit un cavalier entièrement couvert d’armes et de fer, et de soie et d’or ; et il était monté sur un cheval gris, et avait un visage rose aux joues vierges de poil. Et il poussa son cheval jusqu’au milieu de la lice, et, l’épée haute, il se précipita sur le champion musulman, et, rapide, d’un coup de lance, il le désarçonna et le força à se rendre et l’emmena, humble prisonnier, au milieu des cris de victoire et de joie des guerriers chrétiens. Et aussitôt un autre chrétien sortit des rangs et s’avança au milieu de la lice à la rencontre d’un autre musulman qui y était déjà et qui était le frère du captif. Et les deux champions engagèrent la lutte ; et elle ne tarda pas à se terminer par la victoire du chrétien ; car, profitant d’une faute du musulman, qui n’avait pas su parer, il lui asséna un coup de pommeau de lance qui le désarçonna ; et il l’emmena captif. Et l’on continua de la sorte à se mesurer, et chaque fois la lutte se terminait par la capture d’un musulman vaincu par le chrétien, et cela jusqu’à la tombée de la nuit et la capture de vingt guerriers d’entre les musulmans.

Lorsque Scharkân eut vu ce résultat, il en fut très affecté ; et il réunit ses compagnons et leur dit : « Ce qui vient de nous arriver n’est-il vraiment pas énormément extraordinaire ? Aussi vais-je, demain même, m’avancer seul en face de l’ennemi et provoquer au combat le chef de ces chrétiens. Et je verrai ensuite la raison qui l’a poussé à violer notre territoire et à nous attaquer. Et s’il refuse de s’expliquer, nous le tuerons ; et s’il accepte nos propositions, nous ferons avec lui la paix. » Et sur cette résolution, ils s’endormirent tous jusqu’au matin.

Alors Scharkân, déjà à cheval, s’avança tout seul vers les rangs des ennemis ; et il vit s’avancer, au milieu de cinquante guerriers descendus de leurs chevaux, un cavalier qui n’était autre que le chef des chrétiens en personne. Il portait, agrafée aux épaules, une chlamyde de satin bleu qui flottait au-dessus d’une cotte de mailles aux mailles très serrées ; et il brandissait une épée nue en acier indianisé ; et il montait un cheval noir qui avait le front étoilé d’une tache blanche, large comme un drachme d’argent. Et ce cavalier avait une figure fraîche d’enfant, aux joues roses et vierges de poil ; et il était aussi beau que la lune qui se lève glorieuse à l’horizon oriental.

Lorsqu’il fut au milieu de la lice, le jeune cavalier s’adressa à Scharkân en langue arabe, avec l’accent le plus pur, et lui dit : « Ô Scharkân, ô fils d’Omar Al-Némân qui règne sur les bourgs et les villes, les places fortes et les tours, prépare-toi à la lutte, car elle sera dure ! Et comme tu es le chef des tiens et moi le chef des miens, il est entre nous, dès maintenant, entendu que le vainqueur dans cette lutte s’emparera des soldats du vaincu, et sera le maître reconnu ! »

Mais déjà Scharkân, le cœur chargé de courroux, avait lancé son coursier contre le chrétien, semblable au lion en fureur. Et ils se heurtèrent l’un contre l’autre d’un heurt héroïque, et les coups crépitèrent ; et l’on aurait cru voir s’entrechoquer deux montagnes ou se mêler bruyamment deux mers soudain se rencontrant. Et ils ne cessèrent de combattre depuis le matin jusqu’à la nuit noire. Et alors ils se séparèrent et chacun retourna au milieu des siens.

Alors Scharkân dit à ses compagnons : « De ma vie je n’ai rencontré pareil combattant ! Mais ce que j’ai trouvé en lui de plus surprenant, c’est l’habitude qu’il a, chaque fois que son adversaire est à découvert, de ne le point blesser, mais seulement de le toucher légèrement, à l’endroit découvert, du pommeau de sa lance ; et je ne comprends plus rien à toute cette aventure. Mais il serait à souhaiter qu’il y eût beaucoup de nos guerriers doués d’une pareille intrépidité ! »

Et le lendemain on recommença une lutte identique, mais sans plus de résultat. Mais le troisième jour, voici ce qui arriva. Au milieu du combat, soudain le beau jeune homme chrétien lança son cheval au galop, et l’arrêta brusquement, et tira maladroitement sur les rênes ; alors le cheval se cabra, et le jeune homme se laissa désarçonner et tomba à terre, comme naturellement. Alors Scharkân sauta à bas de son cheval et, l’épée haute, se précipita sur son adversaire et voulut le transpercer. Et le beau chrétien s’écria : « Est-ce ainsi que se comportent les héros ? ou est-ce de la sorte que la galanterie commande les égards aux femmes ? » À ces mots, Scharkân, étonné, regarda attentivement le jeune cavalier et, l’ayant bien examiné, reconnut la reine Abriza. Car c’était bien la reine Abriza avec laquelle il lui était arrivé, dans le monastère, ce qui était arrivé !

Alors Scharkân jeta au loin son épée, et se prosterna devant la jeune fille et baisa la terre entre ses mains et lui dit : « Mais pourquoi donc, ô reine, tout cela ? » Elle lui dit : « J’ai voulu t’éprouver moi-même sur un champ de bataille, et voir ton degré d’endurance et de valeur ! Et sache que tous mes guerriers, les cent qui ont combattu les tiens, sont des jeunes filles, et vierges et miennes. Et quant à moi, n’eût été mon cheval, qui s’est cabré, tu aurais vu bien d’autres choses, ô Scharkân ! » Et Scharkân sourit et répondit : « Louange à Allah qui nous a réunis, ô reine Abriza, ô souveraine des temps ! » Et la reine aussitôt donna à ses compagnes l’ordre du départ et rendit à Scharkân les vingt prisonniers, l’un après l’autre. Et tous vinrent s’agenouiller devant elle et baisèrent la terre entre ses mains. Et Scharkân se tourna vers les belles adolescentes et leur dit : « Les rois seraient honorés de pouvoir compter sur une réserve de héros tels que vous autres ! »

Puis on leva les campements, et les deux cents cavaliers prirent ensemble la route de Baghdad et marchèrent de la sorte six jours entiers, au bout desquels ils virent, au loin, luire les glorieux minarets de la

Ville de paix.

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQUANTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

Ils virent, au loin, luire les glorieux minarets de la Ville de paix. Alors Scharkân pria la reine Abriza et ses compagnes d’enlever leurs armures guerrières et de les échanger contre de vrais habits de femmes grecques. Et elles le firent. Puis il envoya à Baghdad quelques-uns de ses compagnons le devancer et l’annoncer à son père Omar Al-Némân, lui et la reine Abriza, pour qu’un cortège somptueux fût envoyé à leur rencontre. Puis on mit, ce soir-là, pied à terre, et l’on dressa les tentes pour la nuit, et l’on s’endormit jusqu’au matin.

Aussi, dès le lever du jour, le prince Scharkân et ses cavaliers, la reine Abriza et ses guerrières remontèrent sur leurs coursiers et prirent le chemin de la ville. Et voici que sortit de la ville, venant à leur rencontre, le grand-vizir Dandân avec une suite de mille cavaliers ; et il s’approcha de la jeune fille et de Scharkân et baisa la terre entre leurs mains ; puis tous ensemble entrèrent dans la ville.

Et Scharkân le premier monta au palais voir son père, le roi Omar Al-Némân. Et le roi se leva pour lui et l’embrassa et lui demanda de ses nouvelles. Et Scharkân lui raconta toute son histoire avec la jeune Abriza, fille du roi Hardobios de Kaïssaria, et la perfidie du roi de Constantinia et son ressentiment à cause de Safîa, la concubine, qui n’était autre que la fille même du roi Aphridonios ; et il lui raconta l’hospitalité et les bons conseils d’Abriza et son dernier exploit, et toutes ses qualités de valeur et de beauté.

Lorsque le roi Omar Al-Némân eut entendu ces dernières paroles, il fut pris d’un grand désir de voir la jeune fille merveilleuse, et tout son être s’alluma aux détails entendus. Et il pensa en lui-même aux délices de sentir dans sa couche la solidité et la sveltesse harmonieuse d’un corps de fille ainsi aguerrie, et vierge de mâle, et tant aimée de ses compagnes guerrières. Et il ne dédaigna pas non plus ces compagnes elles-mêmes dont le visage, sous les habits de guerre, était celui d’un enfant aux joues fraîches et vierges de poil et de duvet. Car le roi Omar Al-Némân était un admirable vieillard aux muscles plus exercés que ceux des jeunes gens. Et il ne craignait point les luttes de la virilité, et il sortait toujours victorieux d’entre les bras de ses femmes les plus allumées.

Aussi comme Scharkân ne pouvait penser que son père eût des vues sur la jeune reine, il se hâta d’aller la chercher et vint la lui présenter. Et le roi était assis sur son trône, et avait congédié tous ses chambellans et tous ses esclaves, à l’exception des eunuques. Et la jeune Abriza arriva jusqu’à lui et baisa la terre entre ses mains, et lui tint un langage d’une pureté et d’une élégance délicieuses. Aussi le roi Omar Al-Némân fut-il à la limite de l’émerveillement et il la remercia et la glorifia pour tout ce qu’elle avait fait avec son fils, le prince Scharkân, et l’invita à s’asseoir. Et Abriza, alors, s’assit et enleva le petit voile qui lui couvrait le visage ; et ce fut un éblouissement ! Et tel, que le roi Omar Al-Némân faillit en perdre la raison. Et aussitôt il lui fit donner, dans le palais même, pour elle et pour ses compagnes, le plus somptueux des appartements réservés, et lui fixa un train de maison digne de son rang. Et, alors seulement, il l’interrogea au sujet des trois gemmes précieuses pleines de vertus.

Alors Abriza lui dit : « Ces trois blanches gemmes, ô roi du temps, c’est moi-même qui les ai et elles ne me quittent jamais. Et je vais te les montrer ! » Et elle fit apporter une caisse et l’ouvrit, et en tira une boîte dont elle enleva le couvercle, et tira de la boîte un écrin en or ciselé, qu’elle ouvrit. Et alors apparurent, rayonnantes, les trois gemmes précieuses, rayonnantes et blanches et arrondies. Et Abriza les prit et les porta à ses lèvres l’une après l’autre, et les offrit au roi Omar Al-Némân en cadeau pour l’hospitalité qu’il lui accordait. Et elle sortit.

Et le roi Omar Al-Némân sentit son cœur s’en aller avec elle : Mais, comme les gemmes étaient là qui brillaient, il fit venir son fils Scharkân et lui donna l’une d’elles en présent ; et Scharkân lui demanda ce qu’il allait faire des deux autres gemmes. Et le roi lui dit : « Mais je vais les donner, l’une, à ta sœur la petite Nôzhatou et, la seconde, à ton petit frère Daoul’makân. »

À ces mots relatifs à son frère Daoul’makân, dont il ignorait absolument l’existence, Scharkân fut désagréablement affecté, car il ne savait que la naissance de Nôzhatou. Aussi se tourna-t-il vers le roi Omar Al-Némân, en lui disant : « Ô père, as-tu donc un autre fils que moi ? » Il dit : « Mais certainement, âgé de six ans, le frère jumeau de Nôzhatou, et tous deux nés de mon esclave Safîa, la fille du roi de Constantinia ! » Alors Scharkân, bouleversé à cette nouvelle, ne put s’empêcher de secouer ses habits de dépit et de colère, mais il se contint tout de même et dit : « Puissent-ils tous deux être sous la bénédiction d’Allah le Très-Haut ! » Mais son père remarqua son agitation et son dépit et lui dit : « Ô mon fils, pourquoi donc te mettre dans un état pareil ? Ne sais-tu pas que c’est à toi seul que revient la succession au trône, à ma mort ? Et ne t’ai-je pas donné à toi, le premier, la plus belle d’entre les trois gemmes pleines de merveilles ? » Mais Scharkân ne se sentit point en état de répondre et, ne voulant pas contrarier ou peiner son père, il sortit, la tête basse, de la salle du trône. Et il se dirigea vers l’appartement réservé d’Abriza ; et Abriza aussitôt se leva pour le recevoir, le remercia gentiment de ce qu’il avait fait pour elle et le pria de s’asseoir à côté d’elle. Puis, comme elle le voyait le visage sombre et attristé, elle le questionna tendrement ; et Scharkân lui raconta le motif de sa peine et ajouta : « Mais ce qui me préoccupe surtout, ô Abriza, c’est que j’ai fini par remarquer chez mon père des intentions non douteuses à ton endroit, et j’ai vu ses yeux s’éclairer du désir de ta possession. Qu’en dis-tu donc, toi-même ? » Elle répondit : « Tu peux tranquilliser ton âme, ô Scharkân, car ton père ne me possédera que morte ! Ses trois cent soixante femmes et les autres ne peuvent-elles donc plus lui suffire, qu’il convoite ma virginité, qui n’est certes pas faite pour ses dents ! Sois donc en paix, ô Scharkân, et chasse tes soucis ! » Puis elle fit apporter à manger et à boire ; et tous deux mangèrent et burent, et Scharkân, toujours l’âme en peine, rentra chez lui dormir, cette nuit-là. Voilà pour Scharkân !

Mais pour ce qui est du roi Omar Al-Némân, une fois Scharkân sorti, il alla trouver sa concubine Safîa, dans son appartement ; et il tenait à la main les deux gemmes précieuses, suspendues chacune à une chaîne d’or. Et, en le voyant entrer, Safîa se leva debout sur ses deux pieds et ne s’assit qu’une fois le roi assis le premier. Et alors vinrent à lui les deux enfants, Nôzhatou la fillette et le petit Daoul’makân. Et le roi les embrassa et leur suspendit au cou, à chacun, l’une des précieuses gemmes. Et les deux enfants en furent très réjouis ; et leur mère souhaita au roi la prospérité et le bonheur. Alors le roi lui dit : « Ô Safîa, tu es la fille du roi Aphridonios de Constantinia, et tu ne m’en as jamais rien dit ! Pourquoi donc me cacher la chose et m’empêcher, de la sorte, d’avoir pour toi les égards dûs à ton rang et de te hausser en estime et en honneur ! » Et Safîa lui dit : « Ô roi généreux, et que pourrais-je souhaiter de plus, en vérité ? Tu m’as déjà comblée de tes dons et de les faveurs, et tu m’as rendue mère de deux enfants beaux comme des lunes ! » Alors le roi Omar Al-Némân fut très charmé de cette réponse qu’il trouva délicieuse et pleine de goût et de tact, de savoir-vivre et de délicatesse. Et il fit donner à Safia un palais encore bien plus beau que le premier, et augmenta considérablement son train de maison et ses frais de dépenses. Puis il rentra à son palais pour juger et destituer et nommer, selon la coutume.

Mais il restait toujours l’esprit et le cœur fort tourmentés à l’endroit de la jeune reine Abriza. Aussi passait-il chez elle toutes ses nuits à causer avec elle et à lui glisser des sous-entendus. Mais Abriza, chaque fois, pour toute réponse, lui disait : « Ô roi du temps, vraiment, je n’éprouve point de désirs pour les hommes ! » Mais cela ne faisait que l’exciter et le tourmenter davantage ; et il finit par en devenir malade. Et c’est alors qu’il fit venir son vizir Dandân, et lui découvrit tout l’amour qu’il avait dans le cœur pour l’admirable Abriza, et le peu de résultat obtenu, et son désespoir d’arriver jamais à la posséder.

Lorsque le vizir eut entendu ces paroles, il dit au roi : « Voici. À la tombée de la nuit, tu auras soin de prendre avec toi un morceau de ce soporifique sûr, le banj, et tu iras trouver Abriza et tu te mettras à boire un peu avec elle, et, dans la dernière coupe, tu glisseras le morceau de banj ; et elle ne sera pas plutôt arrivée à son lit que tu en seras le maître ; et tu pourras alors faire d’elle tout ce qui te semblera propre à satisfaire ton désir et à calmer ton ardeur. Et telle est mon idée. » Et le roi répondit : « Vraiment, ton conseil est excellent et le seul réalisable. »

Alors il se leva et alla à l’une de ses armoires, qu’il ouvrit, et prit un morceau de banj pur, et tellement fort que sa seule odeur eût jeté dans le sommeil, d’un bout de l’année à l’année suivante, même un éléphant. Et il mit ce morceau de banj dans sa poche et attendit que vînt la nuit. Alors il alla trouver la reine Abriza qui se leva pour le recevoir et ne s’assit qu’une fois le roi assis et la permission donnée. Et il se mit à causer avec elle et exprima le désir de boire ; et aussitôt elle fit apporter les boissons et tous les accessoires, tels que : fruits, amandes, noisettes, pistaches et le reste ; et le tout dans de grandes coupes d’or et de cristal. Et tous deux se mirent à boire, et à s’inviter jusqu’à ce que l’ivresse eût commencé à se consolider dans la tête d’Abriza. Ce que voyant, le roi sortit de sa poche le morceau de banj, et le cacha entre ses doigts ; puis il remplit une coupe et la but à moitié et, discrètement, y glissa le morceau de banj, et l’offrit à la jeune fille et lui dit : « Ô royale adolescente, prends cette coupe et bois cette boisson de mon désir ! » Et la reine Abriza, inconsciente, prit la coupe et, rieuse, la but. Elle la but et aussitôt le monde tourna devant ses yeux ; et elle n’eut que le temps de se traîner vers sa couche où, lourdement, elle tomba sur le dos, les bras étendus et les jambes écartées. Et deux grands flambeaux étaient placés l’un au chevet et l’autre au pied du lit.

Alors le roi Omar Al-Némân s’approcha d’Abriza et commença par lui délier les cordons de soie de son ample caleçon, et ne lui laissa sur la peau que la fine chemise légère. Et il souleva l’aile de la chemise et d’en-dessous apparut, entre les cuisses, éclairé en détail par la lumière des flambeaux, quelque chose qui lui ravit l’esprit et la raison. Mais il eut la force de se retenir pour avoir le temps d’enlever, lui aussi, sa robe et son caleçon. Et alors il put librement se laisser aller à l’extrême ardeur qui le poussait ; et il se jeta sur le jeune corps étendu, et le couvrit. Et qui sait la mesure de tout ce qui se passa ! Et c’est ainsi que disparut et s’effaça la virginité de la jeune reine Abriza.

Une fois sa chose faite, le roi Omar Al-Némân se releva et alla dans la chambre voisine trouver l’esclave préférée d’Abriza, la fidèle Grain-de-Corail, et lui dit : « Cours vite chez ta maîtresse qui a besoin de toi ! » Et Grain-de-Corail se hâta d’entrer chez sa maîtresse et la trouva étendue sur le dos et saccagée, et la chemise relevée et les cuisses toutes teintes de sang et la figure toute pâle. Et Grain-de-Corail comprit que les soins étaient urgents ; et aussitôt elle prit un mouchoir dont délicatement elle tamponna la chose honorable de sa maîtresse ; puis elle prit un second mouchoir dont elle lui essuya soigneusement le ventre et les cuisses ; ensuite elle lui lava le visage, les mains et les pieds, et l’aspergea avec de l’eau de roses, et lui lava les lèvres et la bouche avec de l’eau de fleurs d’oranger.

Alors la reine Abriza éternua ; puis elle ouvrit les yeux et se releva sur son séant. Et elle aperçut sa préférée, Grain-de-Corail, et lui dit : « Ô Grain-de-Corail, que m’est-il donc arrivé ? Dis le moi. Voici que je me sens défaillir. » Et Grain-de-Corail ne put que lui raconter l’état dans lequel elle l’avait trouvée, étendue sur le dos et le sang lui filtrant à travers les cuisses. Et Abriza comprit alors que le roi Omar Al-Némân avait satisfait sur elle ses désirs et avait consommé en elle la chose irréparable. Et sa douleur et son chagrin furent tels, qu’elle ordonna à Grain-de-Corail de refuser à toute personne l’entrée de son appartement, et lui recommanda de dire au roi Omar Al-Némân, quand il viendrait demander de ses nouvelles : « Ma maîtresse est malade et ne peut recevoir personne. »

Aussi lorsque le roi Omar Al-Némân eut appris la chose, il se mit à envoyer chaque jour à Abriza des esclaves chargés de grands plateaux remplis de mets de toutes sortes et de boissons, et des coupes pleines de fruits et de confitures, et aussi des bols de porcelaine remplis de crèmes et de douceurs. Mais elle continua à rester enfermée dans son appartement jusqu’à ce qu’un jour elle se fût aperçue que son ventre grossissait, que sa taille devenait épaisse, et qu’elle était certainement enceinte. Alors son chagrin augmenta considérablement et le monde se rétrécit devant son visage ; et elle ne voulut point écouter les paroles consolatrices de Grain-de-Corail ; puis elle lui dit : « Ô Grain-de-Corail, c’est moi seule qui me suis mise dans cet état, en me comportant mal vis-à-vis de moi-même, en quittant mon père et ma mère et mon royaume ! Et voici que maintenant je suis dégoûtée de moi-même et de la vie, et mon courage s’est évanoui et ma force en allée ! Avec ma virginité, j’ai perdu toute ma fermeté, et ma grossesse me rend incapable de résister au choc d’un enfant. Et je ne pourrais même plus tenir les rênes de mon coursier, moi Abriza, la jeune Abriza, jadis pleine de flamme et de vigueur ! Que faire désormais ? Si j’accouche dans ce palais, je serai un objet de risée pour toutes les musulmanes qui l’habitent et qui sauront la manière dont j’ai perdu ma virginité. Et si je retourne chez mon père, avec quelle figure oserai-je le regarder ! Oh ! comme elles sont vraies ces paroles du poète :

» Ami ! sache bien que, dans le malheur, tu ne trouveras plus ni parents, ni patrie, ni maison hospitalière ! »

Alors Grain de Corail lui dit : « Ô ma maîtresse, je suis, moi, ton esclave, et je reste tout entière à tes ordres et sous ton obéissance ! Ordonne ! » Elle répondit : « Alors, ô Grain-de-Corail, écoute bien ! Il faut absolument que je sorte de ce palais, sans que personne puisse s’en douter, et que je retourne chez mon père et chez ma mère, malgré tout ; car vois-tu, ô Grain-de-Corail, si le cadavre vient à sentir, il est à la charge des siens ! Et je ne suis plus qu’un corps sans vie. Mais ensuite, qu’Allah accomplisse sa volonté ! » Et Grain-de-Corail répondit : « Ô reine, ce que tu désires faire est le mieux ! » Pui6 elle se mit, dès l’instant, à commencer secrètement les préparatifs du départ. Mais elles durent attendre l’occasion favorable, qui bientôt se présenta, et ce fut le départ du roi pour la chasse et le départ de Scharkân pour les frontières de l’empire où il avait à inspecter les places fortes. Mais, tandis qu’elles subissaient ce retard le temps de l’accouchement était devenu plus proche et Abriza dit à Grain-de-Corail : « Il faut que nous partions cette nuit même ! Mais que faire contre la destinée qui m’a marquée au front et a écrit que, dans trois ou quatre jours, mon accouchement devait avoir lieu ! Partons tout de même, car je préfère tout, plutôt que d’accoucher dans ce palais. Il te faut donc nous trouver un homme qui veuille nous accompagner dans notre voyage, car je n’ai plus la force de tenir moi-même l’arme la plus légère. » Et Grain-de-Corail répondit : « Par Allah ! ô ma maîtresse, je ne connais qu’un seul homme capable de nous accompagner et de nous défendre, c’est le grand nègre Morose, l’un des nègres du roi Omar Al-Némân ; car je l’ai bien des fois obligé et bien des fois je lui ai donné des gratifications ; et de plus, il m’a dit qu’autrefois il avait été brigand et coupeur de grands chemins. Et comme c’est lui qui est le gardien de la porte de notre palais, j’irai le trouver et je lui donnerai de l’or et je lui dirai qu’arrivées dans notre pays nous lui ferons faire un très beau mariage avec la plus jolie Grecque de Kaïssaria ! » Alors Abriza dit : « Ô Grain-de-Corail, ne lui dis rien toi-même, mais conduis-le-moi ici et je lui parlerai moi-même. »

Alors Grain-de-Corail sortit et alla trouver le nègre et lui dit : « Ô Morose, voici que le jour de ta fortune s’est enfin présenté. Mais pour cela tu n’auras qu’à faire ce que va te dire ma maîtresse. Viens donc ! » Et elle le prit par la main et le conduisit chez la reine Abriza.

Lorsque le nègre Morose eut vu la jeune femme, il s’avança et lui baisa les mains. Mais elle sentit que son cœur le repoussait, et son aspect lui déplut grandement ; pourtant elle pensa en elle-même : « La nécessité crée des obligations ! » et, malgré toute l’horreur qu’elle ressentait, elle lui dit : « Ô Morose, te sens-tu capable de nous venir en aide et de nous assister dans les coups du temps et nos infortunes ? Et si je te révélais mon secret, serais-tu assez discret pour ne pas le divulguer ? »

Alors le nègre Morose, qui à la seule vue d’Abriza avait senti l’amour enflammer son cœur, dit : « Ô ma maîtresse, je ferai tout ce que tu me commanderas ! » Et Abriza dit : « Je te demande, dans ce cas, de nous préparer à l’instant deux mulets pour porter nos bagages, et deux chevaux pour nous, et de nous faire sortir d’ici, moi et mon esclave-ci, Grain-de-Corail. Et je te promets que, dès que nous serons arrivés tous les trois dans notre pays, je te marierai avec la plus belle d’entre les Grecques, avec celle que tu choisiras. Et nous te comblerons d’or et de richesses. Et, si tu désires ensuite retourner dans ton pays, nous te renverrons dans ton pays comblé de dons et de bienfaits. »

À ces paroles, le nègre Morose se dilata d’une considérable dilatation, et s’écria : « Ô ma maîtresse, je vous servirai toutes deux avec mes deux yeux ! Et je partirai avec vous, certes ! Et je vais tout de suite vous préparer les montures et tout ce qu’il faut ! » Puis il sortit en pensant en lui-même : « Quel butin et quelle chance ! Certes je vais me réjouir et me délecter de la chair de ces deux lunes ! Et si l’une d’elles me repoussait, je la tuerais ! Et je volerais toutes leurs richesses ! » Et, bien résolu à la chose, il fit tous les préparatifs nécessaires ; et tous les trois purent sortir sans être remarqués, et malgré l’état de la reine Abriza.

Mais la reine Abriza, qui souffrait des douleurs de l’enfantement, fut obligée, dès le quatrième jour, de s’arrêter dans le voyage. Et, ne pouvant plus en endurer davantage, elle dit au nègre : « Ô Morose, aide-moi à descendre de cheval, car mes douleurs deviennent intolérables, et c’est la fin ! » Et elle dit à Grain-de-Corail : « Ô Grain-de-Corail, descends de cheval, toi aussi, et viens te mettre au-dessous de moi pour m’aider à accoucher ! »

Mais, une fois tous trois descendus de cheval, le nègre Morose, à la vue des appâts de la reine, fut dans un extrême état d’excitation, et son outil s’érigea terriblement et souleva sa robe. Alors il ne put plus le retenir, et, le tirant en l’air, il s’approcha de la jeune femme qui faillit s’évanouir d’indignation et d’horreur. Et il lui dit : « Ô ma maîtresse, laisse-moi, de grâce, t’approcher ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète comme elle était, elle renvoya la suite du récit au lendemain.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQUANTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que l’horrible nègre Morose dit à la reine : « Ô ma maîtresse, de grâce, laisse-moi te posséder ! » Alors la reine Abriza dit : « Ô nègre, fils de nègre, ô fils des esclaves ! tu oses ainsi t’exhiber devant ma figure ! Quelle honte est la mienne d’être maintenant, sans défense, entre les mains du dernier d’entre les esclaves noirs ! Misérable ! qu’Allah seulement m’aide à me délivrer de l’état où je suis et à guérir mes parties féminines qui me rendent impuissante, et je punirai ton insolence de ma propre main ! Plutôt que de me voir toucher par toi, je préférerais me tuer moi-même et en finir avec mes souffrances et les malheurs de ma vie ! » Et elle récita ces strophes :

« Ô toi qui ne cesses de me poursuivre, quand donc finiras-tu ? Suffisamment, j’ai goûté à la dureté des épreuves suscitées par mon sort et mon destin. Mais j’espère que le Seigneur me délivrera du moins des brutes violatrices.

Pourquoi persistes-tu ? Ne t’ai-je point dit que je n’ai nulle envie ni penchant aucun pour la débauche basse ?… Assez donc me regarder avec cet œil avide de misérable affamé !

Et n’espère point me jamais toucher, à moins de me couper d’abord en morceaux avec le tranchant d’un glaive à la lame trempée dans l’Yaman.

Et n’oublie point que je suis une d’entre les pures, une d’entre les nobles et les plus sublimes de sang ! Comment donc, esclave, oses-tu vers moi lever les yeux, toi qui es loin d’appartenir à une race élégante et affinée ?… »

Lorsque le nègre Morose eut entendu ces vers, il entra dans une fureur très grande, et sa figure se congestionna de haine et ses traits se convulsèrent de dépit et ses narines s’enflèrent et ses grosses lèvres se contractèrent et tout son être trépida ; et il récita ses strophes :

« Ô femme ! ne me repousse point ainsi, victime de ton amour, massacré par tes regards triomphants ! Mon cœur déjà est morcelé de l’espérer ! Et mon corps entièrement épuisé avec ce qui restait en moi de patience.

Ta voix, seulement à l’entendre, m’ensorcelle et me captive. Et tandis que je suis tué par le désir, je m’aperçois que ma raison s’est envolée.

Mais je t’avise, ô implacable, que, couvrirais-tu même la terre de tes gardes et défenseurs, je saurais atteindre le but de mes désirs et boire l’eau dont je suis privé, l’eau naturelle qui me désaltérerait ! »

En entendant ces vers, Abriza se mit à pleurer de colère et s’écria : « Indécent esclave, ô nègre adultérin, penses-tu donc que toutes les femmes se ressemblent et oses-tu encore continuer à me parler de la sorte ? » Alors le nègre Morose, voyant qu’Abriza le repoussait absolument, ne put plus se contenir de fureur ; et il s’élança sur elle, l’épée à la main ; et il la saisit par les cheveux et lui passa son arme à travers le corps. Et ce fut de la main de ce nègre que mourut, de la sorte, la reine Abriza.

Alors le nègre Morose se hâta de s’emparer des mulets chargés des richesses et des biens d’Abriza, et, les poussant devant lui, s’enfuit à toute vitesse dans les montagnes.

Quant à la reine Abriza, elle avait, en expirant, accouché d’un fils entre les mains de la fidèle Grain-de-Corail qui, dans sa douleur, s’était couvert la tête de poussière et déchiré les habits et frappé les joues à en faire jaillir le sang ; et elle s’était écriée : « Ô ma maîtresse infortunée ! comment, toi la guerrière, la valeureuse, finir de cette manière sous les coups d’un misérable esclave noir ! »

Mais à peine Grain-de-Corail avait-elle cessé de se lamenter, qu’elle vit un nuage de poussière remplir le ciel et s’approcher rapidement ; et, soudain, il se dissipa et, d’en-dessous, apparurent des soldats et des cavaliers, et tous vêtus à la mode militaire de Kaïssaria. Or, c’était, en effet, l’armée du roi Hardobios de Kaïssaria, le père d’Abriza. Car des rumeurs étaient parvenues jusqu’au roi Hardobios, lui apprenant qu’Abriza s’était enfuie du monastère : il avait aussitôt rassemblé ses troupes, en avait pris lui-même le commandement et s’était mis en marche sur Baghdad ; et c’est ainsi qu’il arriva au lieu où venait de succomber sa fille Abriza.

À la vue du corps ensanglanté de sa fille, le roi se jeta à bas de son cheval et tomba évanoui en embrassant le corps étendu ; et Grain-de-Corail se remit à pleurer plus chaudement et à se lamenter. Puis, quand le roi fut revenu à lui, elle lui raconta toute l’histoire et lui dit : « Celui qui a tué ta fille est un nègre d’entre les nègres du roi Omar Al-Némân, ce roi plein de lubricité qui a fait ce qu’il a fait avec ta fille ! » Et le roi Hardobios, à ces paroles, vit le monde entier en noir, et résolut une vengeance terrible. Mais il se hâta de faire apporter une litière sur laquelle il plaça le corps de sa fille, et il fut obligé de retourner d’abord à Kaïssaria pour les devoirs de l’inhumation et les funérailles.

Lorsque le roi Hardobios fut arrivé à Kaïssaria, il entra dans son palais et fit venir sa nourrice, Mère-des-Calamités, et lui dit : « Nourrice, vois ce que les musulmans ont fait de ma fille ! Le roi a ravi sa virginité, et l’esclave l’a voulu violer et l’a tuée ! Et d’elle est né cet enfant que soigne Grain-de-Corail. Or, je jure par le Messie de venger ma fille et de laver l’opprobre dont on m’a couvert. Sinon je préférerais me tuer de ma propre main ! » Et il se mit à pleurer à chaudes larmes. Alors Mère-des-Calamités lui dit : « Pour ce qui est de la vengeance, ne t’en préoccupe pas, ô roi ! c’est moi seule qui ferai expier ses crimes à ce musulman. Car je le tuerai, lui et ses enfants, et d’une manière à faire longtemps l’objet des histoires que l’on racontera dans les temps futurs, dans toutes contrées de la terre. Mais il faut que tu écoutes bien ce que j’ai à te dire et que tu l’exécutes fidèlement. Voici. Il faut faire venir dans ton palais les cinq jeunes filles les plus belles de Kaïssaria, celles aux seins les plus beaux et à la virginité intacte. Et il faut faire venir, en même temps, les plus grands savants et les plus fins lettrés des contrées musulmanes qui avoisinent ton royaume. Et tu donneras l’ordre à ces savants musulmans d’élever les adolescentes d’après leur méthode. Et ils leur enseigneront ainsi la loi musulmane, l’histoire des Arabes, les annales des khalifes et tous les actes des rois musulmans ; de plus, ils leur enseigneront l’art de se conduire, la politesse, la façon de parler aux rois, la façon de leur tenir compagnie en leur servant à boire, les plus beaux vers et la plus gentille manière de les réciter, la manière de composer les poèmes et les discours, ainsi que l’art des chansons. Et il faut que cette éducation soit complète, même au risque de durer dix années ; car il nous faut prendre patience et savoir que les Arabes du désert disent : « La vengeance est encore réalisable même au bout de quarante ans. » Car la vengeance que je prémédite n’est réalisable que par cette éducation accomplie des adolescentes ; et, pour t’édifier, je te dirai que ce roi musulman a un grand faible pour la copulation avec ses esclaves et qu’il en a déjà trois cent soixante, outre les cent compagnes laissées par notre défunte reine Abriza et outre les cadeaux en femmes qui lui viennent en tribut de tous les côtés. C’est donc par son penchant que je le ferai périr ! »

À ces paroles, le roi Hardobios se réjouit d’une grande joie, et embrassa la tête de Mère-des-Calamités, et envoya immédiatement à la recherche des savants musulmans et des jeunes adolescentes aux seins arrondis et à l’intacte virginité.

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQUANTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le roi Hardobios envoya immédiatement à la recherche des savants musulmans et des jeunes adolescentes aux seins arrondis et à l’intacte virginité. Et il combla les savants de prévenances et de cadeaux, et les reçut avec une grande générosité ; puis il leur confia les belles adolescentes, choisies une à une, et leur recommanda de donner à ces adolescentes l’éducation musulmane la plus soignée. Et les savants lettrés obéirent et firent exactement ce que le roi leur avait ordonné. Voilà pour le roi Hardobios.

Mais pour ce qui est d’Omar Al-Némân, lorsqu’il fut de retour de la chasse et qu’il entra dans son palais et apprit la fuite d’Abriza et sa disparition, il fut très affecté et s’écria : « Comment se fait-il qu’une femme puisse sortir de mon palais sans que personne le sache ? Si mon royaume est aussi bien gardé que mon palais, c’est, en vérité, notre perte irrémédiable à tous ! Mais une autre fois que j’irai à la chasse, je saurai bien faire garder mes portes ! » Et pendant qu’il parlait de la sorte, voici que Scharkân revint aussi de son expédition et se présenta devant son père qui lui apprit la disparition d’Abriza. Aussi Scharkân, dès ce jour, ne put plus supporter la vue du palais de son père, d’autant plus que la petite Nôzhatou et le petit Daoul’makân étaient l’objet des soins les plus attentifs du roi. Et il s’attrista davantage de jour en jour et tellement, que le roi lui dit : « Qu’as-tu donc, ô mon fils, à jaunir de teint et à maigrir de corps ? » Et Scharkân lui dit : « Ô mon père, voici que, pour plusieurs raisons, le séjour de ce palais me devient intolérable. Je te demanderai donc, comme une faveur, de me nommer gouverneur d’une place forte quelconque d’entre les places fortes, où j’irai m’enterrer pour le restant de mes jours ! » Puis il récita ce vers du maître des proverbes :

« Pour moi, l’éloignement devient plus doux que le séjour ; mon œil ne verra plus ni mon oreille n’entendra les choses qui me rappellent la douce amie perdue ! »

Alors le roi Omar Al-Némân comprit les causes du chagrin de son fils Scharkân et se mit à le consoler et lui dit : « Ô mon enfant, que ton souhait soit satisfait ! Et comme le point le plus important de tout mon empire est la ville de Damas, voici que je te nomme gouverneur de Damas, à partir de ce moment ! » Et immédiatement il fit venir les scribes du palais et tous les grands du royaume et nomma, en leur présence, Scharkân gouverneur de la province de Damas. Et le décret de sa nomination fut écrit et promulgué séance tenante ; et aussitôt on prépara tout ce qu’il fallait pour le départ ; et Scharkân fit ses adieux à son père et à sa mère et au vizir Dandân auquel il fit ses dernières recommandations. Puis, après avoir accepté les hommages des émirs et des vizirs et des notables, il se mit à la tête de ses gardes et ne cessa de voyager qu’une fois arrivé à Damas. Et les habitants le reçurent au son des fifres et des cymbales, des trompettes et des clairons ; et ils ornèrent pour lui la ville et l’illuminèrent ; et ils allèrent tous en un grand cortège au-devant de lui, sur deux rangs bien distincts, les uns gardant bien la droite et les autres gardant bien la gauche. Et voilà pour Scharkân.

Mais pour ce qui est du roi Omar Al-Némân, quelque temps après le départ de Scharkân pour le gouvernement de Damas, il reçut la visite des savants qu’il avait chargés du soin et de l’éducation de ses deux enfants Nôzhatou et Daoul’makân. Et les savants dirent au roi : » Ô notre maître, nous venons enfin t’annoncer que tes enfants ont complètement fini d’apprendre et d’étudier, et ils savent bien les préceptes de la sagesse et de la politesse, les belles-lettres et la manière de se conduire. » À cette nouvelle, le roi Omar Al-Némân se dilata d’aise et de joie et fit de magnifiques cadeaux aux savants. Et il vit bien, en effet, que, surtout son fils Daoul’makân, âgé maintenant de quatorze ans, se faisait de plus en plus gracieux et beau et devenait un cavalier solide et admirable, en même temps qu’il était fort attaché aux pratiques religieuses et à la piété et aimait les pauvres et préférait sur toutes choses au monde la fréquentation des savants et des poètes, et la société des hommes versés dans la jurisprudence et le Koran. Et tous les habitants de Baghdad, hommes et femmes, l’aimaient et appelaient sur lui les bénédictions d’Allah.

Or, un jour arriva qui était le jour du passage à Baghdad des pèlerins venant de l’Irak pour se rendre à la Mecque, accomplir les devoirs du hadj annuel et ensuite aller à Médine visiter le tombeau du Prophète (que sur lui soient la prière et la paix d’Allah !)

Aussi lorsque Daoul’makân vit le saint cortège, sa piété s’attisa et il courut trouver le roi son père, et lui dit : « Je viens te trouver, ô père, pour prendre de toi la permission de faire le pèlerinage saint. » Mais le roi Omar Al-Némân essaya fort de l’en dissuader et lui refusa la permission et lui dit : « Tu es encore trop jeune, mon fils. Mais l’année prochaine, si Allah veut, j’irai moi-même au hadj et je te prendrai avec moi, sûrement ! »

Mais Daoul’makân, qui trouvait la chose future trop éloignée, courut chez sa sœur jumelle Nôzhatou et la trouva qui se disposait à faire la prière. Il la laissa donc achever la prière, puis il lui dit : «  Nôzhatou, je suis tué par le désir d’aller au hadj et visiter le tombeau du Prophète (que sur lui soient la prière et la paix !) et j’en ai demandé l’autorisation à notre père qui me l’a refusée. Or, mon but maintenant est de prendre quelque argent et de m’en aller secrètement en pèlerinage, et surtout sans en aviser notre père ! » Alors Nôzhatou, enthousiasmée elle aussi, s’écria : « Par Allah sur toi ! je te conjure de m’emmener avec toi et de ne pas me laisser ici et me priver de la visite au tombeau du Prophète (que sur lui soient la prière et la paix !) ô mon frère ! » Il lui dit : « Soit ! à la tombée de la nuit, tu viendras me trouver. Et surtout prends bien garde d’en parler à qui que ce soit ! »

Aussi, à minuit, Nôzhatou se leva, s’habilla d’habits d’homme, pour se déguiser, habits que lui avait donnés son frère, qui était de sa taille et de son âge, prit avec elle quelque argent et sortit, en se dirigeant directement vers la porte du palais. Là, elle trouva son frère Daoul’makân qui était à l’attendre avec deux chameaux. Alors Daoul’makân aida sa sœur à monter sur l’un des chameaux accroupis, et monta lui-même sur le second chameau ; et, les bêtes s’étant relevées et mises en marche, ils arrivèrent, à la faveur de la nuit, au milieu des pèlerins et se mêlèrent à eux sans que personne se fût aperçu de leur arrivée. Et toute la caravane de l’Irak prit la route de la Mecque et sortit de Baghdad.

Et Allah leur écrivit la sécurité. Aussi ne tardèrent-ils pas à arriver tous en paix à la Mecque Sainte.

Là, Daoul’makân et Nôzhatou furent à la limite de la joie en arrivant sur le mont Arafat et en accomplissant, d’après le rite, les obligations sacrées ; et quel ne fut pas leur bonheur en faisant le tour de la Kaâba !

Mais ils ne voulurent pas se contenter de la Mecque et poussèrent la dévotion jusqu’à aller à Médine vénérer la tombe du Prophète (que sur lui soient la prière et la paix !).

Alors, comme le retour des pèlerins dans leur pays allait avoir lieu ; Daoul’makân dit à Nôzhatou : «  ma sœur, je désire fort maintenant visiter en outre la ville sainte d’Abraham, l’ami d’Allah, celle que les juifs et les chrétiens nomment Jérusalem. » Et Nôzhatou dit : « Et moi aussi ! » Alors, après s’être bien mis d’accord à ce sujet, ils profitèrent du départ d’une petite caravane pour se mettre en route pour la ville sainte d’Abraham.

Après un voyage fort difficile, ils finirent par arriver à Jérusalem ; mais, en route, Daoul’makân et Nôzhatou eurent des accès de fièvre froide ; la jeune Nôzhatou, après quelques jours, finit par guérir ; mais Daoul’makân continua à être malade et son état ne fit que s’aggraver. Aussi, à Jérusalem, ils louèrent une petite chambre dans un des khâns, et Daoul’makân s’étendit dans un coin, en proie à la maladie ; et cette maladie empira d’une si grave façon que Daoul’makân finit par perdre entièrement connaissance et entra dans la période du délire. Et la bonne Nôzhatou ne le quittait pas un instant, et était fort soucieuse et fort chagrinée, ainsi seule dans un pays étranger, sans personne pour la consoler et l’aider.

Et comme la maladie ne s’éliminait pas et durait déjà depuis un temps assez long, Nôzhatou finit par épuiser ses dernières ressources, et n’eut plus un seul drachme entre les mains. Alors elle envoya au souk des crieurs publics le garçon qui servait les voyageurs au khân, après lui avoir donné un de ses propres vêtements pour qu’il le vendît et lui rapportât quelque argent. Et le garçon du khân le fit. Et Nôzhatou continua à agir de la sorte et à vendre tous les jours quelque chose de ses effets, pour soigner son frère, jusqu’à épuisement complet de tout ce qu’elle avait. Et il ne lui resta plus, pour tout bien, que les habits vieux dont elle était vêtue et la vieille natte en loques qui leur servait de couche, à elle et à son frère. Alors, se voyant dans ce dénûment, la pauvre Nôzhatou se prit à pleurer en silence.

Mais le soir même, Daoul’makân, par la volonté d’Allah, reprit connaissance et se sentit un peu mieux et, se tournant vers sa sœur, lui dit : « Ô Nôzhatou, voici que je sens les forces me revenir, et j’ai une bien grande envie de manger une brochette de petits morceaux de viande grillée de mouton. » Et Nôzhatou lui dit : « Par Allah ! ô mon frère, comment faire pour acheter la viande ? Je ne puis ne résoudre à aller demander l’aumône aux gens charitables ! Mais, sois tranquille, dès demain j’irai chez quelque riche notable et je m’engagerai chez lui, comme servante. Et de la sorte je pourrai gagner le nécessaire. Et, en tout cela, il n’y a qu’une seule chose qui me coûte, c’est d’être obligée de te laisser seul pendant la journée. Mais que faire ? Il n’y a de force et de puissance qu’en Allah le Très-Haut, ô mon frère ! et Lui seul peut nous faire retourner dans notre pays ! » Et Nôzhatou, à ces paroles, ne put s’empêcher d’éclater en sanglots.

Aussi le lendemain, à l’aube, Nôzhatou se leva et se couvrit la tête d’un vieux morceau de manteau en poil de chameau, que leur avait donné un bon chamelier, leur voisin au khân, et embrassa la tête de son frère et lui jeta les bras autour du cou en pleurant, et sortit tout en larmes du khân, sans savoir exactement où se diriger.

Et toute la journée Daoul’makân attendit le retour de sa sœur ; mais la nuit vint, et Nôzhatou n’était pas de retour. Et il l’attendit toute la nuit, sans fermer l’œil, et Nôzhatou ne revint pas ; puis le lendemain et la nuit suivante il en fut de même. Alors Daoul’makân fut pris d’une crainte très grande pour sa sœur, et son cœur se mit à trembler ; et de plus il était resté deux jours sans prendre aucune nourriture. Il se traîna alors péniblement jusqu’à la porte de la petite chambre et de là se mit à appeler le garçon du khân, qui finit par l’entendre ; et Daoul’makân le pria de l’aider à arriver jusqu’au souk. Alors le garçon le chargea sur ses épaules et le porta au souk et le déposa contre la porte fermée d’une boutique en ruines, et s’en alla.

Alors tous les passants et les marchands du souk s’attroupèrent autour de lui, et, en le voyant dans cet état de faiblesse et d’amaigrissement, ils se mirent à se lamenter sur lui et à le plaindre. Et Daoul’makân, n’ayant pas la force de parler, leur fit signe qu’il avait faim. Alors on se hâta de faire une quête pour lui, dans un plat de cuivre, auprès des marchands du souk, et on lui acheta tout de suite de quoi manger. Et comme la quête avait rapporté trente drachmes, on délibéra sur ce qu’il y avait à faire pour le mieux, dans l’intérêt du malade. Alors un vieux brave homme du souk dit : « Le mieux est de louer un chameau pour ce pauvre jeune homme et de le transporter à Damas, afin de le mettre à l’hôpital consacré aux malades par la générosité du khalifat. Car ici il mourrait certainement en restant sans soins, dans la rue. » Alors tout le monde fut d’accord ; mais, comme c’était déjà la nuit, on renvoya la chose au lendemain, et l’on mit à côté de Daoul’makân, à portée de sa main, une cruche d’eau et des vivres ; et tous rentrèrent chez eux, à la fermeture des portes du souk, en plaignant beaucoup le sort du jeune homme malade. Et Daoul’makân passa toute la nuit sans pouvoir fermer l’œil, tant il était préoccupé du sort de sa sœur Nôzhatou ; et il put à peine manger et boire, tant il était las et affaibli.

Aussi le lendemain, les braves gens du souk louèrent un chameau et dirent au conducteur : «  Ô chamelier, tu vas prendre ce malade sur ton chameau et le transporter à Damas pour le mettre à l’hôpital, où il pourra guérir. » Et le chamelier répondit : « Sur ma tête, ô seigneurs ! » Mais, en lui-même, le perfide se dit : « Comment pourrais-je transporter de Jérusalem à Damas un homme qui est sur le point de mourir ! » Puis il fit s’accroupir son chameau, y plaça le malade, et, couvert de bénédictions par les gens du souk, il parla à son chameau en le tirant par le licou, et le chameau se releva et se mit en marche. Mais à peine avait-il traversé quelques rues, qu’il s’arrêta ; et, comme il était arrivé devant la porte d’un hammam, il prit Daoul’makân, qui n’avait plus sa connaissance, le déposa sur le tas de bois qui servait à chauffer le hammam, et s’en alla en toute hâte.

Aussi lorsque le chauffeur du hammam vint à l’aube pour vaquer à son travail, il trouva devant la porte ce corps étendu sur le dos, comme inanimé, et il se dit en lui-même : « Qui a bien pu ainsi jeter ce cadavre devant le hammam, au lieu de l’enterrer ? » Et, comme il se disposait à pousser le cadavre loin de la porte, Daoul’makân fit un mouvement. Alors le chauffeur s’écria : « Ce n’est point là un mort, mais c’est sûrement un mangeur de haschich, qui est venu échouer cette nuit sur mon tas de bois ! Ho ! ivrogne, mangeur de haschich ! » Puis, comme il se penchait pour lui crier la chose à la figure, il vit que c’était un tout jeune homme qui n’avait pas encore de poil aux joues et dont toute la physionomie dénotait une grande distinction et une grande beauté, malgré sa maigreur et les ravages de la maladie. Alors une grande pitié vint au chauffeur du hammam, qui s’écria : « Il n’y a de force et de puissance qu’en Allah ! Voici que je viens de juger témérairement un pauvre jeune homme, étranger et malade, alors que notre Prophète (que sur lui soient la prière et la paix d’Allah !) nous a tant recommandé de prendre garde au jugement hâtif et d’être charitables et hospitaliers envers les étrangers, surtout envers les étrangers malades ! » Et le chauffeur du hammam, sans hésiter un instant, prit le jeune homme sur ses épaules et retourna à sa maison et entra chez son épouse et le lui mit entre les mains en la chargeant de le soigner. Alors l’épouse du chauffeur étendit un tapis par terre, mit sur le tapis un oreiller tout neuf et bien propre, et coucha doucement l’hôte malade. Puis elle courut allumer le feu, à la cuisine, et chauffa de l’eau, et revint laver les mains, les pieds et le visage du jeune homme. De son côté, le chauffeur alla au souk acheter de l’eau de roses et du sucre ; et il revint vite asperger le visage du jeune homme avec l’eau de roses, et lui fit boire du sorbet au sucre et à l’eau de roses. Puis il tira de la grande caisse une chemise bien propre, parfumée par les fleurs de jasmin, et la lui mit lui-même sur le corps. Ces soins venaient à peine de se terminer, que Daoul’makân sentit aussitôt une fraîcheur entrer en lui et le vivifier comme une brise délicieuse…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQUANTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que Daoul’makân sentit aussitôt une fraîcheur entrer en lui et le vivifier comme une brise délicieuse, et il put relever un peu la tête et s’appuyer sur les coussins. À cette vue, le chauffeur fut dans le bonheur, et il s’écria : « Louange à Allah pour le retour de la santé ! Ô Seigneur, je demande à ta miséricorde infinie d’accorder la guérison à ce jeune garçon par mon entremise ! » Et durant encore trois jours, le chauffeur ne cessa de faire des vœux pour sa guérison et de lui donner à boire des tisanes rafraîchissantes et de l’eau de roses, et de lui prodiguer les soins les plus délicats. Alors les forces se mirent à circuler petit à petit dans son corps ; et il put enfin ouvrir les yeux à la lumière et commencer à respirer librement. Et juste au moment où il se sentait mieux, le chauffeur entra et le trouva assis à son aise, avec une mine vive ; et il lui dit : Comment te sens-tu maintenant, mon fils ? » Et Daoul’makân répondit : « Je me sens en bonne santé et en vigueur. » Alors le chauffeur remercia Allah et courut au souk et acheta dix poulets, les plus beaux du souk, et revint et les donna à son épouse et lui dit : « Ô fille de mon oncle, voici dix poulets que je t’apporte. Il faut en tuer deux tous les jours, un le matin et un le soir, et les lui servir. »

Et aussitôt l’épouse du chauffeur se leva et égorgea un poulet et le fit bouillir ; puis elle le lui apporta et le lui donna à manger et lui fit boire le bouillon. Puis, lorsqu’il eut fini, elle lui présenta de l’eau chaude pour qu’il se lavât les mains. Alors il se reposa tranquillement en s’appuyant sur les coussins, une fois que l’épouse du chauffeur l’eut bien couvert pour qu’il ne prît pas froid. Et, il s’endormit de la sorte jusqu’au milieu de l’après-midi. Alors l’épouse du chauffeur se leva et fit bouillir le second poulet et le lui apporta, après l’avoir dépecé délicatement, et lui dit : « Mange, ô mon enfant ! Et que cela te soit sain et te procure la santé ! » Et pendant qu’il mangeait, le chauffeur du hammam entra et vit que son épouse suivait bien ses instructions ; et il s’assit au chevet du jeune garçon et lui dit : « Comment te sens-tu, ô mon enfant ? » Il répondit : « Grâce à Allah, en forces et en bonne santé. Et puisse Allah t’en récompenser par ses bienfaits ! » Et le chauffeur, à ces paroles, fut dans une très grande joie ; et il alla au souk et en rapporta du sirop de violettes et de l’eau de roses ; et il lui en fit boire.

Or, le chauffeur ne gagnait en tout que cinq drachmes par jour au hamman ; et sur ces cinq drachmes il en consacrait deux à Daoul’makân pour l’achat des poulets, du sucre, de l’eau de roses et du sirop de violettes. Et il continua à dépenser de la sorte pendant encore un mois de temps, au bout duquel les forces revinrent complètement à Daoul’makân et toute trace de maladie disparut. Alors le chauffeur et son épouse se réjouirent beaucoup, et le chauffeur dit à Daoul’makân : « Mon fils, veux-tu maintenant venir avec moi au hammam pour prendre un bain qui te sera salutaire, depuis le temps ! » Et Daoul’makân dit : « Mais certainement. » Alors le chauffeur alla au souk et revint avec un ânier et un âne, et fit monter Daoul’makân sur l’âne et, tout le long de la route jusqu’au hammam, il marcha à côté de lui en le soutenant avec beaucoup de soin et d’attention. Et il le fit entrer au hammam et, pendant que Daoul’makân se déshabillait, le chauffeur alla au souk acheter toutes les choses nécessaires pour le bain, et revint au hammam et dit : « Au nom d’Allah ! je vais commencer. » Et il se mit à frotter le corps de Daoul’makân en débutant par les pieds. Et pendant qu’il le lavait de la sorte, le masseur du hammam entra et fut tout confus de voir le chauffeur remplir ses fonctions à lui, masseur ; et il s’excusa beaucoup auprès du chauffeur pour le retard qu’il avait mis à venir dans la salle de massage ; mais le bon chauffeur dit : « En vérité, compagnon, je suis heureux de t’obliger et en même temps de servir ce jeune homme qui est l’hôte de ma maison. » Alors le masseur fit appeler le barbier et l’épileur, qui se mirent à raser et à épiler Daoul’makân ; et puis on le lava à grande eau. Alors le chauffeur le fit monter sur l’estrade et lui mit une chemise fine et une robe d’entre ses robes et un très gentil turban ; et il lui serra la taille avec une belle ceinture en laine multicolore, et le ramena à la maison sur l’âne en question. Et justement l’épouse du chauffeur avait tout préparé pour le recevoir : la maison avait été lavée entièrement, et les nattes bien nettoyées et le tapis et les coussins. Alors le chauffeur fit se coucher à son aise Daoul’makân et lui donna à boire un sorbet frais au sucre et à l’eau de roses ; et puis il lui donna à manger l’un des poulets en question, en lui dépeçant lui-même les bons morceaux et en lui faisant boire le bouillon, et cela jusqu’à satiété. Alors Daoul’makân remercia Allah pour ses bienfaits et le retour de la santé, et dit au chauffeur : « Oh ! combien ne te dois-je pas de remercîments pour tout ce que tu as fait pour moi ! » Mais le chauffeur dit : « Laisse cela, mon fils ! Et, si j’ai une chose maintenant à te demander, c’est de me dire enfin d’où tu viens et quel est ton nom. Car je ne doute plus, à voir ton visage et tes manières, que tu ne sois quelqu’un de distinction et de haut rang. » Alors Daoul’makân lui dit : « Dis-moi d’abord comment et où tu m’as trouvé, pour qu’ensuite je te raconte moi-même mon aventure. »

Alors le chauffeur du hammam dit à Daoul’makân : « Pour ce qui est de moi, je t’ai trouvé abandonné sur le tas de bois devant la porte du hammam, un matin que je me rendais à mon travail. Et je n’ai point su qui t’avait ainsi jeté ; et je t’ai recueilli simplement dans ma maison. Et voilà tout. » À ces paroles, Daoul’makân s’écria : « Louange à Celui qui redonne la vie aux ossements sans vie ! Et toi, mon père, sache maintenant que tu n’as pas obligé un ingrat ; et bientôt, je l’espère, tu en auras les preuves. Mais, dis-moi, je t’en prie, en quel pays suis-je donc ? » Le chauffeur lui dit : « Tu es dans la ville sainte de Jérusalem. » Alors Daoul’makân sentit amèrement l’éloignement où il se trouvait et qu’il était séparé de sa sœur Nôzhatou ; et il ne put s’empêcher de pleurer et il raconta son aventure au chauffeur, mais sans lui révéler la noblesse de sa naissance ; puis il récita ces strophes :

« On m’a mis sur les épaules une charge qu’elles ne peuvent porter, et le poids m’en est lourd et étouffant.

Je dis à l’amie, cause de ma douleur, à celle qui est toute mon âme : « Ô maîtresse ! ne saurais-tu encore un peu patienter avant l’irrémédiable séparation ? » Elle me dit : « Que dis-tu donc là ? Patienter ! La patience n’est point dans mes habitudes. »

Alors le chauffeur lui dit : « Ne pleure plus, mon enfant, et remercie au contraire Allah pour ta délivrance et ta guérison. » Et Daoul’makân lui demanda : « Quelle distance nous sépare de Damas ? » Le chauffeur dit : « Il faut, d’ici, six jours de marche. » Daoul’makân dit : « Je voudrais tant y aller ! » Mais le chauffeur répondit : « Ô mon jeune maître, comment pourrais-je te laisser aller seul à Damas, toi, un si jeune garçon ! Je crains beaucoup pour toi ! Si donc tu persistais à désirer ce voyage, je t’accompagnerais moi-même, et je déciderais aussi mon épouse à venir avec nous. Et de la sorte nous irions tous vivre à Damas, dans le pays de Scham, dont les voyageurs vantent tellement les eaux et les fruits. » Et, se tournant vers son épouse, le chauffeur lui dit : « Ô fille de mon oncle, veux-tu nous accompagner dans cette délicieuse ville de Damas, dans le pays de Scham, ou bien préfères-tu rester ici et attendre mon retour ? Car il me faut absolument accompagner notre hôte là-bas, vu que, par Allah ! il m’est fort pénible de m’en séparer ici et de le laisser, lui si jeune, aller tout seul à travers des routes inconnues dans une ville dont les habitants sont, dit-on, fort enclins à la corruption et aux excès. » Alors l’épouse du chauffeur s’écria : « Mais certainement, je vous accompagnerai. » Et le chauffeur fut ravi et dit : « Louange à Allah qui nous met ainsi d’accord, ô fille de mon oncle ! » Et, séance tenante, le chauffeur se leva et rassembla les effets et les meubles de la maison, tels que nattes, coussins, casseroles, chaudrons, mortier, plateaux et matelas, et les porta au souk des crieurs publics et les vendit à la criée. Et le tout lui rapporta cinquante drachmes qu’il commença à utiliser en louant un âne pour le voyage…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQUANTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le chauffeur loua un âne sur lequel il fit monter Daoul’makân, et lui et son épouse marchèrent derrière l’âne et quittèrent la ville sainte pour Damas et ne cessèrent de voyager jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés dans cette ville. Et ils y parvinrent à la tombée de la nuit et allèrent loger dans le khân ; et le chauffeur se hâta d’aller au souk acheter, pour eux trois, de quoi manger et boire.

Et cet état ne cessant pas, ils restèrent ainsi au khân pendant encore cinq jours, au bout desquels l’épouse du chauffeur, épuisée par les fatigues du voyage, eut une fièvre froide dont en peu de jours elle mourut. Et l’épouse du chauffeur mourut en la grâce et la miséricorde d’Allah.

Aussi Daoui’makân fut-il fort affecté de cette mort, car il s’était habitué à cette femme charitable qui le servait avec tant de dévouement ; et il en prit le deuil en son âme ; et il se tourna vers le pauvre chauffeur qui était abîmé dans sa douleur et lui dit : « Ne t’afflige pas, mon père, car nous suivons tous le même chemin et nous franchirons la même porte. » Et le chauffeur se tourna vers Daoul’makân et lui dit : « Qu’Allah te récompense pour ta compassion, ô mon enfant ! Et puisse-t-il un jour changer nos peines en joies et éloigner de nous l’affliction ! Aussi à quoi sert-il de nous affliger plus longtemps, tout est écrit ! Levons-nous donc et parcourons un peu cette ville de Damas que nous n’avons pas encore eu le temps de voir, car je veux que tu aies enfin la poitrine dilatée et l’esprit heureux. » Et Daoul’makân dit : « Ton idée est un ordre ! »

Alors le chauffeur se leva et, la main dans la main, il sortit avec Daoul’makân ; et ils se mirent à parcourir lentement les souks et les rues de Damas. Et ils finirent par arriver devant une grande bâtisse où étaient les écuries du wali de Damas, car, à la porte, ils virent une quantité considérable de chevaux et de mulets, et beaucoup de chameaux accroupis que les chameliers chargeaient de matelas, de coussins, de ballots, de caisses et toutes sortes de charges ; et il y avait une foule d’esclaves et de serviteurs jeunes et vieux ; et tout ce monde criait et parlait et était dans le tumulte et le fracas. Et Daoul’makân se dit en lui-même : « Qui sait à qui appartiennent tous ces esclaves, ces chameaux et ces caisses ! » Puis il finit par s’en informer auprès de l’un des serviteurs, qui lui répondit : « C’est un cadeau du wali de Damas ; et il est destiné au roi Omar Al-Némân. Et tout le reste est le tribut annuel de la ville de Damas au roi Omar Al-Némân. »

Lorsque Daoul’makân eut entendu ces paroles, ses yeux se remplirent de larmes et il se récita doucement ces strophes :

« Si les amis du loin accusent mon silence et l’interprètent mal, comment pourrai-je répondre ?

Si mon absence a usé et tué en eux la vieille amitié, que me restera-t-il à faire ?

Et si je prends mes peines en patience, moi qui ai tout perdu et l’énergie, pourrai-je toujours répondre du restant de ma patience ? »

Puis il se tut un instant, et ces vers lui chantèrent à la mémoire :

« Il leva sa tente et s’en alla ; très loin il s’en alla fuir mes yeux qui l’adoraient.

Il fuit mes yeux qui l’adoraient, alors qu’il faisait frémir toutes mes entrailles.

Le beau s’est au loin en allé ! Ô ma vie ! mais mon désir est là et ne s’est point au loin en allé !

Hélas ! hélas ! te verrai-je encore, ô beau ? Alors quels reproches longs et détaillés ne te ferai-je pas ? »

Lorsque Daoul’makân eût fini ces strophes, il pleura. Alors le bon chauffeur lui dit : « Ô mon enfant, sois donc raisonnable ! C’est à grand’peine que nous avons fini par te faire regagner la santé, et tu vas maintenant retomber malade de toutes ces larmes que tu verses ! Calme-toi, de grâce, et ne pleure plus, car ma peine est grande et j’ai bien peur pour toi d’une rechute ! » Mais Daoul’makân ne put se retenir encore et, tout en pleurant au souvenir de sa sœur Nôzhatou et de son père, il récita ces vers admirables :

« Jouis de la terre et de la vie, car, si la terre reste, ta vie ne reste pas.

Aime la vie et jouis de la vie et, pour cela, pense que la mort est inévitable.

Jouis donc de la vie ! Le bonheur n’a qu’un temps, hâte-toi ! Et songe que tout le reste n’est rien.

Car tout le reste n’est rien ; car, en dehors de l’amour de la vie, tu ne recueilleras que vacuité et inanité, sur la terre !

Car le monde doit être comme le logis du cavalier voyageur. Ami, sois le cavalier voyageur de la terre ! »

Lorsqu’il eut fini de réciter ces vers, que le chauffeur du hammam avait écoutés extatiquement et qu’il essaya d’apprendre en les répétant à plusieurs reprises, Daoul’makân se mit à réfléchir pendant un certain temps. Alors le chauffeur, qui ne voulait pas l’importuner, finit par lui dire : « Ô mon jeune maître, tu penses toujours à ton pays et à tes parents, je crois ! » Daoul’makân dit : « Oui, mon père ! Aussi je sens que je ne puis plus rester un instant de plus dans ce pays-ci et je vais te faire mes adieux et partir avec cette caravane par petites étapes, sans me fatiguer trop, et j’arriverai de la sorte avec elle dans Baghdad, ma ville. » Alors le chauffeur du hammam lui dit : « Et moi avec toi ! Car je ne puis point te laisser seul ni me séparer de toi et, comme j’ai déjà commencé à être ton gardien, je ne veux pas m’arrêter maintenant en chemin. » Et Daoul’makân dit : « Qu’Allah te rende ton dévouement en bienfaits et en toutes sortes de dons ! » Et il fut extrêmement réjoui de cette bonne fortune.

Alors le chauffeur pria Daoul’makân de monter sur l’âne et lui dit : « Tu resteras sur l’âne, pendant le voyage, tant que tu voudras ; et quand tu seras fatigué de cette pose, tu pourras, si tu veux, descendre et marcher un peu. » Et Daoul’makân le remercia chaleureusement et lui dit : « En vérité, ce que tu fais pour moi, le frère ne le fait pas pour son frère ! » Puis tous deux attendirent le coucher du soleil et la fraîcheur de la nuit pour se mettre en route avec la caravane et sortir de Damas dans la direction de Baghdad. Et voilà pour Daoul’makân et le chauffeur du hammam.

Mais pour ce qui est de la jeune Nôzhatou, sœur jumelle de Daoul’makân, elle était sortie du khân de Jérusalem pour essayer de trouver une place de servante chez quelque notable et pouvoir, de la sorte, gagner un peu d’argent et soigner son frère et lui acheter les brochettes de viande grillée de mouton qu’il désirait. Et elle s’était couvert la tête avec la vieille pièce du manteau en poil de chameau et s’était mise à parcourir les rues au hasard, sans savoir où se diriger ; et elle avait l’esprit et le cœur fort préoccupés au sujet de son frère et à cause de l’éloignement où ils étaient tous deux de leurs parents et de leur pays ; et elle élevait sa pensée vers Allah miséricordieux, et ces vers lui vinrent sur les lèvres :

« Les ténèbres s’épaississent et enveloppent mon âme de tous côtés, et la flamme inexorable me mine et m’affaiblit ; et le désir en moi crie douloureusement et fait sur ma figure se peindre mes peines du dedans.

La souffrance de la séparation, dans mes entrailles habite avec dureté ; et la continuité d’une passion que rien ne rafraîchit m’abîme déplorablement.

L’insomnie est devenue la compagne de mon deuil et le feu du désir, mon aliment. Comment pourrai-je désormais taire le secret de mon âme ?

Moi qui ne connais rien de l’art et des moyens de cacher ce que j’ai de chagrin dans le cœur,

Dans ce cœur consumé des flammes liquides de l’amour qui me noient dans leur torrent.

Ô nuit, tu le sais ! Dans le calme de tes heures, ô messagère, va dire à celui que tu connais l’intensité de ma souffrance et témoigne que jamais tu ne m’as vue fermer l’œil dans tes bras. »

Et tandis que la jeune Nôzhatou se dirigeait ainsi vaguement à travers les rues, elle vit venir à elle un chef bédouin, accompagné de cinq de ses Bédouins, qui la regarda longuement et ressentit aussitôt un violent désir de posséder la belle fille à la tête couverte du vieux morceau de manteau, et dont les charmes ressortaient encore mieux sous cette étoffe grossière en loques. Et il s’avança hardiment de son côté et attendit qu’elle fût arrivée à une ruelle solitaire et fort étroite, et il s’arrêta devant elle et lui dit : «  Ô jeune fille, es-tu libre ou esclave ? » À ces paroles du Bédouin, la jeune Nôzhatou resta immobile, puis elle dit : « De grâce, ô passant, ne me pose point de questions qui avivent mes peines et mon malheur ! » Il lui dit : « Ô jeune fille, si je te fais cette question, c’est que j’avais six filles ; j’en ai perdu déjà cinq et il ne me reste plus que la sixième qui vit seule tristement dans ma maison. Et je voudrais bien trouver pour ma fillette une compagne qui lui tiendrait compagnie et lui ferait passer le temps agréablement. Et je désirerais beaucoup que tu fusses libre pour te demander d’accepter l’hospitalité de ma maison et devenir ma fille adoptive et être de ma famille, pour faire oublier à ma fillette le deuil qu’elle garde depuis la mort de ses sœurs. »

Lorsque Nôzhatou eut entendu ces paroles, elle fut toute confuse et dit : « Ô cheikh, je suis une jeune fille étrangère, et j’ai un frère malade avec lequel je suis venue du pays du Hedjaz. Et je veux bien accepter d’aller dans ta maison pour tenir compagnie à ta fille, mais à condition d’être libre de m’en retourner, tous les soirs, auprès de mon frère. » Alors le Bédouin lui dit : « Mais certainement, ô jeune fille, tu ne tiendras compagnie à ma fille que le jour. Et même, si tu le veux, nous transporterons ton frère chez moi, pour qu’il ne soit jamais seul. » Et le Bédouin parla et fit si bien qu’il décida la jeune fille à l’accompagner. Mais le perfide n’avait songé, en tout cela, qu’à la séduire, car il n’avait pas trace d’enfants d’aucune espèce, ni gîte ni maison. En effet il ne tarda pas, lui et Nôzhatou et les quatre autres Bédouins, à arriver hors de la ville, à un endroit où tout était préparé pour le départ : les chameaux étaient déjà chargés et les outres remplies d’eau. Et le chef des Bédouins monta sur son chameau et plaça vivement Nôzhatou en croupe, derrière lui, et donna le signal du départ. Et l’on s’éloigna rapidement.

Alors la pauvre Nôzhatou comprit que le Bédouin l’avait enlevée et l’avait trompée complètement ; et elle se mit à se lamenter et à pleurer sur elle et sur son frère abandonné sans secours. Mais le Bédouin, sans s’émouvoir de ses supplications, marcha toute la nuit jusqu’à l’aube, sans s’arrêter, et finit par arriver en lieu sûr, loin de toute habitation, dans le désert. Alors, comme Nôzhatou continuait à pleurer, le Bédouin arrêta sa troupe et descendit de chameau et fit descendre Nôzhatou et s’approcha d’elle en fureur et lui dit : « Ô vile citadine sédentaire au cœur de lièvre, veux-tu cesser de pleurer, ou préfères-tu recevoir des coups de fouet à en mourir ? » À ces paroles brutales du Bédouin grossier, la pauvre Nôzhatou sentit son cœur se révolter et souhaita la mort pour en finir et s’écria : « Ô chef des brigands du désert, homme de malheur, tison d’enfer, comment oses-tu tromper de la sorte ma confiance et trahir ta foi et renier tes promesses ? Ô traître perfide, que veux-tu donc faire de moi ? » À ces paroles, le Bédouin, furieux, s’approcha d’elle, le fouet levé, et lui cria : « Vile citadine, je vois que tu aimes sentir le fouet sur ton derrière ! Or, je te préviens que si tout de suite tu ne cesses tes pleurs qui m’importunent et les paroles que ta langue insolente ose répondre devant ma face, je te prendrai la langue avec mes doigts, et je te la couperai et je te l’enfoncerai au milieu de ta chose entre tes cuisses ! Et cela, je te le jure sur mon bonnet ! » À cette menace horrible, la pauvre jeune fille, qui n’était pas habituée à ces brutalités de langage, se mit à trembler et se contint, de terreur, et elle se cacha la tête dans son voile et ne put s’empêcher de soupirer ce poème plaintif :

« Oh ! qui pourrait aller vers la demeure chérie où j’habitais, et faire parvenir mes larmes à leur destinataire ?

Hélas ! saurai-je plus longtemps endurer mon malheur dans une vie pleine d’amertume et de douleur ?

Hélas ! avoir si longtemps vécu heureuse et cajolée, pour maintenant tomber dans cet état de pitoyable misère ?

Oh ! qui pourrait aller vers la demeure chérie où j’habitais, et faire parvenir mes larmes à leur destinataire ? »

À ces vers admirablement rythmés, le Bédouin, qui adorait d’instinct la poésie, fut touché de pitié pour la belle malheureuse et il s approcha d’elle et lui essuya les larmes et lui donna à manger une galette d’orge et lui dit : « Une autre fois, il ne faut plus essayer de répondre quand je suis en colère, car mon caractère ne supporte pas cela. Et, comme tu me demandes ce que je peux faire de toi, voici ! Sache que je ne veux plus de toi ni comme concubine ni même comme esclave, mais je veux te vendre à quelque riche marchand qui te traitera avec douceur et te rendra la vie heureuse, comme je l’aurais, d’ailleurs, fait moi-même. Et je vais, dans ce but, te mener à Damas. » Et Nôzhatou répondit : « Que ta volonté soit faite ! » Et aussitôt on remonta à chameau et l’on repartit dans la direction de Damas ; et Nôzhatou toujours en croupe derrière le Bédouin. Et comme la faim la pressait, elle mangea un morceau de la galette d’orge donnée par son ravisseur.

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQUANTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que Nôzhatou mangea un morceau de la galette d’orge donnée par son ravisseur. Et l’on arriva bientôt à Damas, et on alla se loger dans le khân Sultani situé près de Bab El-Malek. Et comme Nôzhatou était fort triste et pâle de chagrin, et qu’elle continuait à pleurer, le Bédouin lui dit d’un ton furieux : « Si tu ne cesses point tes larmes, tu vas perdre ta beauté et ta valeur, et je ne pourrai plus te vendre qu’à quelque juif hideux. Réfléchis à cela, ô citadine ! » Puis le Bédouin enferma soigneusement Nôzhatou dans l’une des chambres du khân et se hâta d’aller au marché des esclaves voir les marchands d’esclaves ; et il leur proposa la belle fille ravie, en leur disant : « J’ai avec moi une jeune esclave que j’ai amenée de Jérusalem ; et elle a un frère malade que j’ai été obligé de laisser là-bas chez des parents à moi pour le faire bien soigner. Aussi il faut que celui d’entre vous qui voudra l’acheter n’oublie pas de lui dire, pour la tranquilliser, que son frère malade est soigné à Jérusalem dans sa maison même, à lui, acheteur. Et je me déciderai ainsi à la céder à bon compte. »

Alors l’un des marchands se leva et lui demanda : « Quel est l’âge de cette esclave ? » Le Bédouin répondit : « C’est une toute jeune fille encore vierge, mais déjà nubile. Elle est pleine d’intelligence, de politesse, de finesse d’esprit, de beauté et de perfections. Malheureusement, depuis la maladie de son frère, le chagrin l’a affaiblie, l’a amaigrie et lui a fait perdre un peu de la plénitude de ses formes. Mais tout cela, il est facile de le faire revenir avec un peu de soins et d’oubli. » Alors le marchand lui dit : « Je vais avec toi voir ton esclave, puisque tu m’en as énuméré les qualités ; mais à la condition que, si je ne la trouve pas à ma convenance, rien n’est conclu entre nous ; mais si elle est vraiment comme tu dis, je te l’achèterai au prix sur lequel nous tomberons d’accord ; mais je ne te payerai ce prix qu’une fois que j’aurai revendu moi-même l’esclave. Car il faut bien que je te dise mon intention : sache que je la destine au roi Omar Al-Némân, maître de Baghdad et du Khorassân et dont le fils, le prince Scharkân, est gouverneur de Damas, notre ville. Je monterai donc chez le prince Scharkân, qui me connaît, et je lui exposerai la chose, et il me donnera une lettre d’introduction auprès du roi Omar Al-Némân qui, en raison de son goût connu pour les esclaves vierges, ne manquera pas de me l’acheter un prix très avantageux. Et je te paierai alors le prix convenu entre nous deux. » Et le Bédouin répondit : « J’accepte de toi ces conditions. »

Alors ils se dirigèrent tous deux vers le khân Sultani, où était enfermée Nôzhatou, et le Bédouin appela à haute voix la jeune fille, dissimulée derrière la cloison, en lui disant : « Ho ! Nahia ! ho ! Nahia ! » car c’était là le nom que le Bédouin avait cru bon de donner à son esclave. Mais, à ce nom nouveau pour elle, la pauvre adolescente se mit à pleurer et ne répondit pas. Alors le Bédouin dit au marchand d’esclaves : « Tiens, la voici, là derrière. Je te permets de t’en approcher et de la bien examiner, mais sans l’effaroucher, et parle lui gentiment comme j’ai l’habitude de le faire moi-même. » Et le marchand passa derrière la cloison et s’avança vers l’adolescente et lui dit : « La paix sur toi, ô jeune fille ! » Et Nôzhatou répondit, d’une voix douce comme le sucre et avec la prononciation la plus exquise, en langue arabe : « Et sur toi la paix et les bénédictions d’Allah ! » À cet accent, le marchand fut charmé extrêmement ; et il regarda attentivement la jeune esclave, qui avait le visage recouvert du voile grossier, et se dit en lui-même : « Allah ! qu’elle est gracieuse et quelle pureté de langage ! » Et elle aussi regarda le marchand et pensa : « Ce vieillard a une figure très douce et un aspect vénérable et fort engageant. Fasse Allah que je devienne son esclave pour échapper à ce grossier Bédouin aux mœurs féroces et à l’aspect repoussant ! Aussi me faut-il répondre avec intelligence et faire ressortir mes bonnes manières et ma façon de parler gentiment, car ce marchand ne vient ici que pour entendre mon parler. » Et comme le marchand l’interrogeait en lui disant : « Comment te portes-tu, ô jeune fille ? » elle regarda modestement par terre et, doucement, répondit : « Ô vieillard vénérable, tu m’interroges sur mon état, et mon état ne peut être souhaité au pire de tes ennemis ! Mais toute personne porte sa destinée attachée à son cou, dit notre Prophète Mohammad — que sur lui soient la prière et la paix d’Allah ! »

Lorsque le marchand eut entendu ces paroles, il fut émerveillé à la limite de l’émerveillement et sa raison s’envola de joie, et il se dit : « Certes ! je suis sûr maintenant, bien que je n’aie pas encore vu ses traits, qui doivent être ravissants, que j’en tirerai ce que je voudrai du roi Omar Al-Némân ! » Puis il se tourna vers le Bédouin et ne put s’empêcher de lui dire : « Cette esclave est admirable ! Combien en demandes-tu ? » À ces paroles, le Bédouin, furieux, s’écria : « Comment oses-tu dire qu’elle est admirable, alors qu’elle est la plus vile des créatures ? Ne sais-tu que maintenant elle va s’imaginer qu’elle est vraiment admirable, et que je ne pourrai plus avoir d’autorité sur elle ? Va-t’en ! je ne veux plus la vendre ! » Alors le marchand comprit que le Bédouin était une brute absolue, et qu’aucun raisonnement ne pouvait avoir de prise sur lui. Aussi il le prit autrement et essaya de tourner la difficulté et dit : « Ô cheikh des Bédouins, je l’accepte pourtant, bien qu’elle soit la plus vile des créatures, et je l’achète malgré ses tares ! » Alors le Bédouin, un peu calmé, dit : « Soit ! mais combien m’en offres-tu, voyons ? » Le marchand répondit : « Le proverbe dit : c’est le père qui donne un nom à son fils ! Demande donc toi-même ce que tu penses légitime. » Mais le Bédouin ne voulut rien entendre et dit : « C’est à toi à faire ton offre. » Et le marchand pensa : « Ce Bédouin est une brute entêtée et totale. Que pourrais-je lui offrir, surtout maintenant que cette jeune fille vient de conquérir mon cœur par la douceur de son parler et son éloquence. Et je pense que, de plus, elle doit savoir lire et écrire ; certainement. C’est là l’effet d’une bénédiction bien rare d’Allah sur elle ! Et dire que ce Bédouin ne sait pas l’estimer à sa valeur ! » Puis, il se tourna vers le Bédouin et lui dit : « Je t’en offre deux cents dinars d’or, outre les arrhes et les droits de vente qui reviennent au Trésor et que je prends sur moi de payer. » Mais le Bédouin, furieux, s’écria : « Oh ! marchand, allons-nous en ! Je ne vends pas ! Car je ne céderais pas pour deux cents dinars même le vieux morceau de sac dont elle a la tête couverte ! C’est fini ! je ne veux pas la vendre, et je veux la garder avec moi et la ramener au désert pour lui faire paître mes chameaux et moudre mes grains ! » Puis il cria à la jeune fille : « Viens ici, ô pourrie ! Nous partons ! » Et comme le marchand ne bougeait pas, le Bédouin se tourna vers lui et lui cria : « Par mon bonnet ! je ne vends plus rien ! Tourne ton dos et va-t’en, ou sinon tu entendras de moi des choses qui ne t’agréeront pas ! »

Alors le marchand pensa à part lui : « Il n’y a plus de doute, ce Bédouin qui jure par son bonnet est un fou extraordinaire ! Je saurai tout de même lui faire lâcher prise, car cette jeune fille vaut tout un trésor de pierreries ; et si j’en avais le prix sur moi je le donnerais tout de suite à cette brute, pour en finir. » Puis il dit tranquillement au Bédouin en le tenant persuasivement par le manteau : « Ô cheikh des Bédouins, ne t’impatiente pas, de grâce ! Tu n’as pas, je le vois, l’habitude des ventes et des achats. Il faut beaucoup de patience et de savoir-faire dans ces questions. Sois tranquille, et, moi, je te donnerai, crois-le, tout ce que tu voudras. Mais me faudra-t-il encore, avant tout, comme cela se fait dans ces sortes d’affaires, voir le visage et les traits de l’esclave. » Et le Bédouin dit : « Je veux bien ! Regarde-la tant que tu voudras et mets-la, si tu le veux, complètement nue, et palpe-la et touche-la partout et tant que cela te plaira ! » Mais le marchand leva ses mains au ciel et s’écria : « Qu’Allah me garde de la mettre nue comme les esclaves ! je veux seulement voir son visage. »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQUANTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le marchand dit : « Je veux seulement voir son visage. » Et il s’avança vers Nôzhatou, tout en s’excusant de la liberté, et s’assit plein de confusion à côté d’elle et lui demanda doucement : « Ô ma maîtresse, quel est ton nom ? » Elle lui dit en soupirant : « Me demandes-tu le nom que je porte à présent, ou mon nom du temps passé ? » Il lui dit, étonné : « Tu as donc un nom nouveau et un nom ancien ? » Elle répondit : « Oui, ô vieillard ! Mon nom ancien est Délices-du-Temps et mon nouveau est Oppression-du-Temps ! » À ces paroles, dites avec l’accent le plus triste, le vieux marchand sentit ses yeux se mouiller de larmes. Et la jeune Nôzhatou aussi ne put retenir ses larmes et récita plaintivement ces strophes :

« Mon cœur te garde, ô voyageur ! Vers quelles terres inconnues es-tu parti, chez quels peuples, dans quelle demeure habites-tu ?

À quelle source bois-tu, ô vagabond ? Ici, moi, celle qui te pleure, je me nourris des roses de mon souvenir et je me désaltère à l’abondante source de mes yeux.

Et de difficile ou dur à ma pensée, il n’est rien que ton éloignement. Car tout le reste, à côté, m’est maintenant chose riante et aisée. »

Mais le Bédouin trouva que la conversation durait trop longtemps et il s’approcha de Nôzhatou, le fouet levé, et lui dit : « Qu’as-tu à bavarder de la sorte ? Lève ton voile de visage et finissons-en ! » Alors Nôzhatou regarda le marchand et lui dit d’un ton désolé : « Ô vénérable vieillard, de grâce ! délivre-moi des mains de ce brigand sans foi qui ne connaît pas Allah ! Sinon, cette nuit même, je me tuerai certainement ! » Alors le marchand se tourna vers le Bédouin et lui dit : « Ô cheikh des Bédouins, en vérité, cette jeune fille est pour toi un embarras. Vends-la-moi donc au prix que tu veux ! » Mais le Bédouin s’écria : « Je te répète que c’est à toi à faire l’offre, ou je vais tout de suite la reprendre et la ramener au désert faire paître les chameaux et ramasser les excréments des bestiaux ! » Alors le marchand lui dit : « Eh bien ! pour en finir, je t’en offre, entends-moi bien, la somme de cinquante mille dinars d’or. » Mais cette brute entêtée répondit : « Ah, non ! Qu’Allah nous assiste ! cela ne fait pas l’affaire ! » Alors le marchand dit : « Soixante-dix mille dinars ! » Mais le Bédouin dit : « Qu’Allah nous assiste ! cela ne couvre pas même pas le capital que j’ai dépensé à la nourrir et à lui acheter des galettes d’orge ! car, sache-le bien, ô marchand, j’ai dépensé pour elle, rien qu’en galettes d’orge, quatre-vingt-dix mille dinars d’or ! » Alors le marchand, ahuri par la folie de cette brute, lui dit : « Mais, ô Bédouin, toi et tes parents et tous ceux de ta tribu, pendant toute votre vie, vous n’avez certainement pas mangé pour seulement cent dinars d’orge ! Mais, enfin, je vais te faire ma dernière offre et te dire ma dernière parole, et si tu refuses, j’irai de ce pas trouver le prince Scharkân, wali de Damas, et lui rapporter les mauvais traitements subis par cette jeune esclave que tu as certainement volée, ô brigand pillard ! » À ces paroles, le Bédouin dit : « Soit ! propose un peu cette somme, voyons ! » Et le marchand dit : « Cent mille dinars ! » Alors le Bédouin dit : « Je te cède l’esclave à ce prix, car j’ai besoin d’aller au souk acheter du sel. » Alors le marchand ne put s’empêcher de rire ; et il prit le Bédouin et la jeune esclave et les conduisit chez lui, et paya intégralement au Bédouin la somme convenue, après l’avoir fait peser soigneusement, dinar par dinar, par le peseur public. Alors le Bédouin sortit et remonta sur son chameau et prit le chemin de Jérusalem en se disant : « Si la sœur m’a rapporté cent mille dinars, le frère m’en rapportera au moins autant. Je vais donc aller à sa recherche. » Et, en arrivant à Jérusalem, il se mit en effet à la recherche de Daoul’makân dans tous les khâns ; mais comme celui-ci était déjà parti avec le chauffeur du hammam, le cupide Bédouin ne le trouva pas. Et voilà pour le Bédouin. Mais pour ce qui est de la jeune Nôzhatou…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQUANTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

Mais pour ce qui est de la jeune Nôzhatou, voici ! Le bon marchand, une fois qu’il l’eut conduite dans sa maison, lui donna des vêtements fort riches et d’une grande finesse, tout ce qu’il y avait de plus beau, puis il alla avec elle au souk des orfèvres et des bijoutiers et lui fit choisir, à son goût, les bijoux et les joyaux qui lui plaisaient et il les mit tous dans une écharpe de satin et les porta à la maison et les lui mit entre les mains. Puis il lui dit : « Maintenant, tout ce que je désire de toi, en retour, c’est que tu n’omettes pas de dire au prince Scharkân, lorsque je t’aurai conduite dans son palais, le prix exact dont je t’ai achetée, pour qu’il n’oublie pas de le mentionner, à son tour, dans la lettre de recommandation que je désire avoir pour le roi Omar Al-Némân à Baghdad. Et, de plus, je voudrais que le prince Scharkân me donnât un sauf-conduit et une patente pour que les marchandises que désormais je prendrais avec moi, dans l’intention de les vendre à Baghdad, ne payent pas de droits ni d’impositions, à leur entrée à Baghdad. »

À ces paroles, Nôzhatou eut un soupir et ses yeux se mouillèrent de larmes. Alors le marchand lui dit : « Ô ma fille, pourquoi, chaque fois que je prononce le nom de Baghdad, te vois-je ainsi soupirer avec des larmes dans les yeux ? Y aurais-tu quelqu’un de toi aimé, ou un parent, ou un marchand ? Parle, ne crains rien ; car je connais tous les marchands de Baghdad et les autres. » Alors Nôzhatou dit : « Par Allah ! je n’y ai d’autre connaissance que le roi Omar Al-Némân lui-même, maître de Baghdad ! »

Lorsque le marchand de Damas eut entendu cette chose extraordinaire, il ne put s’empêcher de soupirer un grand soupir de bonheur et de contentement et se dit en lui-même : « Voilà mon but atteint ! » Puis il demanda à la jeune fille : « Lui aurais-tu été proposée déjà par un marchand d’esclaves, avant cette fois ? » Elle répondit : « Non ; mais simplement j’ai été élevée, dans son propre palais, avec sa fille. Et il me chérissait beaucoup ; et toute demande que je lui ferais, serait pour lui chose sacrée. Si donc tu voulais obtenir de lui une faveur quelconque, tu n’aurais qu’à me le dire et à m’apporter une plume, une écritoire et une feuille de papier, et je t’écrirais une lettre que tu remettrais en mains propres au roi Omar Al-Némân, et tu lui dirais : « Ô roi, ton humble esclave Nôzhatou a éprouvé les vicissitudes du sort et du temps et les souffrances des nuits et des jours ; et elle a été vendue et revendue, et a changé de maîtres et de maisons ; et elle se trouve pour le moment dans la demeure même de ton représentant à Damas. Et, de plus, elle te fait parvenir son salut et son souhait de paix ! »

À ces paroles surprenantes et pleines d’éloquence, le marchand fut à la limite de la joie et de l’étonnement, et l’affection pour Nôzhatou augmenta considérablement dans son cœur ; et, plein de respect, il lui demanda : « Sans doute, ô jeune fille merveilleuse, tu as dû être enlevée de ton palais et trompée et vendue. Et sans doute tu dois être versée dans les les lettres et la lecture du Koran. » Et Nôzhatou dit ; « En effet, ô vénérable cheikh ! Je connais le Koran et les préceptes de sagesse ; et, en outre, les sciences médicales ; le livre de l’Introduction aux arcanes ; les commentaires des œuvres d’Hippocrate et de Galien le Sage que j’ai moi-même annotés ; j’ai lu les livres de philosophie et de logique ; je connais les vertus des simples et les explications d’Ibn-Bitar ; j’ai discuté, avec les savants, le Kânoun d’Ibn-Sîna ; j’ai trouvé l’explication énigmatique des allégories et je les ai dénouées ; j’ai tracé toutes les figures de géométrie ; j’ai parlé avec connaissance de l’architecture ; j’ai longuement étudié l’hygiène et les livres Chafîat ; la syntaxe, la grammaire et les traditions de la langue ; et j’ai fréquenté la société des savants et des érudits dans toutes les branches ; et je suis moi-même l’auteur de plusieurs livres sur l’éloquence, la rhétorique, l’arithmétique, le syllogisme pur ; et je connais les sciences spirituelles et divines ; et j’ai retenu tout ce que j’ai appris ! Et maintenant donne moi le calam et la feuille de papier pour que j’écrive la lettre, si tu veux ! et je t’écrirai toute la lettre en vers bien rythmés, pour que, durant toute la route de Damas à Baghdad, tu puisses éprouver du plaisir à la lire et la relire, et te dispenser d’emporter avec toi des livres de voyage ; car elle te sera une douceur dans la solitude et un ami discret dans les loisirs ! »

Alors le pauvre marchand, complètement ahuri, s’exclama : « Ya Allah ! ya Allah ! heureuse la demeure qui te servira de gîte ! Et combien heureux celui qui habitera avec toi ! » Et il lui apporta respectueusement l’écritoire et les accessoires. Et Nôzhatou prit le calam, le trempa dans le tampon imbibé d’encre, l’essaya d abord sur son ongle, et écrivit ces vers :

« Cette écriture est de la main de celle aux pensées égales en tumulte aux vagues plaintives ;

» Celle dont l’insomnie a brûlé les paupières, et les veilles usé la beauté ;

» Celle qui, dans sa douleur, ne différencie plus le jour d’avec la nuit et se tord, lamentable, sur la couche solitaire ;

» Et qui n’a pour confidents que les astres silencieux dans la solitude fatale des nuits !

» Voici ma plainte en vers cadencés, à rime égale, que j’ai tissés en mémoire de tes yeux, ô toi, de mes doigts naturels.

» Des délices de la vie je n’ai senti nulle corde vibrer en mon âme,

» Et ma jeunesse n’a éprouvé nulle joie débordante ni sourire heureux dans un jour de félicité.

» Car ton absence a appris à mes yeux les veilles et m’a pour toujours enlevé le sommeil.

» Et j’ai eu beau confier à la brise mes soupirs, jamais la brise ne les a transmis à celui vers qui ils s’exhalaient.

» Aussi, désespérée, je n’ose plus insister. Mais je veux signer ma plainte et mon nom.

» Moi la douloureuse, l’éloignée de ses parents et son pays, la torturée de cœur et d’esprit,

 » Nôzhatou’zaman. »

Lorsque Nôzhatou eut fini d’écrire, elle sabla la feuille, la plia soigneusement et la remit au marchand qui la prit respectueusement, la porta à ses lèvres puis à son front, la serra dans une étoffe de satin et s’écria : « Gloire à Celui qui ta modelée, ô merveilleuse créature ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQUANTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le marchand s’écria : « Gloire à Celui qui t’a modelée, ô merveilleuse créature ! » Et il ne sut comment faire pour rendre les honneurs dûs à son hôtesse ; et il lui prodigua toutes les marques du respect et de l’admiration ; et il pensa que probablement il fallait commencer par lui proposer un bain, dont elle devait avoir bien besoin. Et, en effet, la jeune fille y consentit avec empressement ; et il l’accompagna jusqu’au hammam, en marchant devant elle et en lui portant, dans une étoffe de velours, les effets propres dont elle devait s’habiller après le bain. Et il fit venir la meilleure masseuse du hammam et lui recommanda beaucoup la jeune fille et lui dit : « Une fois que le bain sera fini, tu viendras m’appeler. » Et pendant que Nôzhatou, aidée par la masseuse, prenait son bain, le vieux marchand alla au souk acheter toutes sortes de fruits et de sorbets et vint les déposer sur l’estrade où Nôzhatou devait venir s’habiller.

Alors la masseuse, une fois le bain terminé, accompagna Nôzhatou, en la soutenant, jusqu’à l’estrade et l’enveloppa de linges et de serviettes parfumées ; et elles se mirent toutes deux à manger les fruits et à boire les sorbets ; et, quand elles eurent fini, elles donnèrent le reste à la gardienne du hammam.

Et, à ce moment, arriva le bon marchand, et il portait un coffre en bois de santal. Il déposa le coffre sur l’estrade et l’ouvrit en invoquant le nom d’Allah, et commença, aidé par la masseuse, à procéder à l’habillement de Nôzhatou, pour la conduire ensuite chez le prince Scharkân. Et la toilette commença.

Le marchand donna d’abord à Nôzhatou une chemise fine en soie blanche et, pour la mettre sur ses cheveux, une écharpe tissée d’or qui coûtait à elle seule mille dinars. Il lui mit ensuite une robe taillée à la mode turque, toute brodée de fils d’or, et aux pieds, des bottines en cuir rouge parfumé au musc ; et ces bottines étaient recouvertes de paillettes d’or et ornées de fleurs incrustées de perles et de pierreries. Il lui passa ensuite aux oreilles des pendeloques en perles fines qui coûtaient chacune mille dinars d’or ; et il lui passa au cou un collier d’or filigrane et lui cercla les seins de réseaux de pierreries, puis, au-dessus du nombril, il lui entoura la taille d’une ceinture de dix rangs de boules d’ambre et de croissants d’or ; et dans chaque boule d’ambre était incrustée une pierre de rubis, et dans chaque croissant il y avait neuf perles et dix diamants. Et c’est ainsi que fut habillée la jeune Nôzhatou ; et elle portait sur elle, de la sorte, pour plus de cent mille dinars de bijoux et de joyaux.

Alors le marchand la pria de le suivre et il sortit avec elle du hammam et marcha devant elle, d’un air grave et respectueux, en écartant les passants sur sa route. Et tous les passants étaient ébahis de sa beauté et émerveillés de sa vue et ils s’écriaient : « Ya Allah ! Maschallah ! Gloire à Lui dans ses créatures ! Ô bienheureux l’homme dont elle est la propriété ! » Et le marchand continua à marcher, et elle derrière lui, jusqu’à ce qu’il fût arrivé au palais du prince Scharkân, gouverneur de Damas.

Et lorsqu’il fut entré chez le prince Scharkân, il baisa la terre entre ses mains et dit : « Voici que je t’apporte un présent incomparable, la plus belle et la plus merveilleuse chose de ce temps, un objet qui réunit en lui tous les charmes et tous les dons, toutes les qualités et toutes les délices ! » Alors le prince Scharkân lui dit : « Hâte-toi de me le montrer ! » Et le marchand sortit et revint en conduisant Nôzhatou par la main et la plaça debout devant le prince. Mais le prince Scharkân fut loin de reconnaître en cette merveille sa sœur Nôzhatou qu’il avait laissée toute jeune à Baghdad et qu’il n’avait d’ailleurs jamais vue, étant donné la jalousie qu’il avait ressentie à sa naissance et à celle de son frère Daoul’makân. Et il fut à la limite du ravissement devant cette taille et ces formes admirables, et surtout lorsque le marchand eut ajouté : « La voilà, cette chose incomparable, l’unique de son siècle. Mais, outre la beauté qui lui est un don naturel, elle possède toutes les vertus et elle est versée dans toutes les sciences religieuses, civiles, politiques et mathématiques. Et elle est prête à répondre à toutes les questions des plus grands savants de Damas et de l’empire ! »

Aussi le prince Scharkân n’hésita pas un instant et dit au marchand : « Dis au trésorier de t’en payer le prix et laisse-la-moi, et va en paix ! » Alors le marchand lui dit : « Ô prince valeureux, cette jeune fille, dans ma pensée, était primitivement destinée au roi Omar Al-Némân, ton père ; et je ne venais te voir que pour te prier de me donner une lettre de recommandation pour lui ; mais, puisqu’elle te plaît, qu’elle reste ici. Et ton désir est sur ma tête et dans mes yeux ! Mais, en retour, je te prierai seulement de me donner le droit de franchise désormais pour toutes mes marchandises, et le privilège de ne jamais plus payer d’impositions d’aucune sorte. » Alors Scharkân lui dit : « Je te l’accorde. Mais, en outre, dis-moi ce que la jeune fille t’a coûté, pour qu’à mon tour je t’en fasse rembourser le prix. » Et le marchand dit : « Elle m’a coûté cent mille dinars d’or ; et elle a sur elle pour cent mille autres dinars d’or. » Et Scharkân aussitôt fit appeler son trésorier et lui dit : « Paye tout de suite à ce vénérable cheikh deux cent mille dinars d’or et, en plus, cent vingt mille autres. Et, en outre, donne-lui la plus belle robe d’honneur de mes armoires. Et que dorénavant on sache qu’il est le protégé de ma puissance et que nulle imposition ne doit jamais plus lui être réclamée. »

Ensuite le prince Scharkân fit venir les quatre grands kâdis de Damas et leur dit…

Mais à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SOIXANTIÈME NUIT

Elle dit :

« Vous m’êtes témoins que, dès cet instant, j’affranchis et libère cette jeune esclave, que je viens d’acheter, et que j’en fais mon épouse. » Alors les quatre kâdis se hâtèrent d’écrire le certificat d’affranchissement ; et ils écrivirent ensuite le contrat de mariage et le scellèrent de leur sceau. Et le prince Scharkân ne manqua pas, dans sa générosité, de distribuer une grande quantité d’or à tous les assistants, pour fêter sa joie, et il en jeta à pleines mains des poignées qui s’éparpillèrent et furent ramassées par les serviteurs et les esclaves.

Alors le prince Scharkân congédia tous les assistants et ne garda dans la salle que les quatre grands kâdis et le marchand. Et il se tourna vers les kâdis et leur dit : « Maintenant, je veux que vous écoutiez les paroles que cette jeune fille va nous dire pour nous donner une preuve de son éloquence et de son savoir et pour que vous contrôliez les affirmations de ce vieux marchand. » Et les kâdis répondirent : « Nous écoutons et nous obéissons ! » Alors le prince Scharkân fit tomber un grand rideau au milieu de la salle, et plaça la jeune fille derrière pour qu’elle ne fût pas gênée et qu’elle pût se mettre à son aise et parler sans être vue par des hommes étrangers.

Et aussitôt que le rideau fut abaissé, les femmes de service vinrent entourer leur nouvelle maîtresse, et l’aidèrent à se mettre plus à son aise et à s’alléger d’une partie de ses vêtements ; et elles l’admiraient et s’émerveillaient de ses perfections, et, dans leur joie, lui embrassaient les pieds et les mains. Et, de leur côté, les épouses des émirs et des vizirs ne tardèrent pas à apprendre la nouvelle, et se hâtèrent de se rendre auprès de Nôzhatou pour lui présenter leurs hommages et entendre les paroles qu’elle allait dire devant le prince Scharkân et les grands kâdis de Damas. Et, avant de se rendre auprès d’elle, elles ne manquèrent pas d’en demander l’autorisation à leurs époux.

Lorsque Nôzhatou vit entrer les épouses des vizirs et des émirs, elle se leva pour les recevoir et les embrassa avec cordialité et les fit s’asseoir à côté d’elle derrière le rideau ; et elle leur souriait gentiment et leur disait des paroles de bienvenue pour répondre à leurs souhaits et à leurs hommages ; et elle fut si gentille que toutes s’émerveillèrent de sa politesse, de sa beauté, de ses manières et de son intelligence, et se dirent entre elles : « On nous a dit que c’est une esclave affranchie ; mais, en vérité, elle ne peut être qu’une reine de naissance et fille de roi. » Et elles lui dirent : « Ô notre maîtresse, tu as illuminé notre ville par ta présence et tu as comblé d’honneur notre pays et ce royaume. Et ce royaume est ton royaume, et ce palais, ton palais, et toutes nous sommes tes esclaves ! » Et elle les remercia beaucoup pour leurs paroles, et de la manière la plus douce et la plus agréable.

Mais, à ce moment, Scharkân l’interpella de l’autre côté du rideau, et lui dit : « Ô jeune fille très chère, le joyau de ce temps, nous sommes tous ici prêts à t’entendre nous dire quelques mots délicieux, toi qu’on dit versée dans toutes les sciences et même dans les règles si difficiles de notre syntaxe. » Alors la jeune Nôzhatou, d’une voix aussi douce que le sucre, répondit de derrière le rideau : « Ton désir est un ordre, et il est sur ma tête et dans mes yeux ! Aussi, pour satisfaire à ton souhait, je te dirai, ô mon maître, des paroles admirables sur les trois portes de la vie. »

  1. Omar Al-Némân. — Pour être plus grammatical, je devrais écrire : « en-Némân ». C’est pour ne pas troubler le lecteur européen, que j’emploierai l’article « al », au lieu de « en ». (Voir grammaire arabe : lettres lunaires et lettres solaires.)
  2. La Sunnat est le recueil, par la tradition, des lois, décisions et conseils oraux du Prophète, et des détails minutieux de sa vie.
  3. Safia : Limpide et pure comme l’eau.
  4. Kaïssaria : Césarée de Cappadoce, peut-être.
  5. Ces allitérations et assonances : par souci du texte arabe.
  6. Daoul’makân : Lumière de l’endroit. Nôzhatou’zamân : Délices du temps.
  7. Constantinople.
  8. Les Arabes appellent ainsi Alexandre le Grand, à cause de son cheval Bucéphale.
  9. Une des plus belles races chevalines de l’Arabie du nord et du centre.
  10. Nom générique donné à tous les Européens, par extension et arabisation du mot Français.
  11. Le parasange (pharsakh) correspond à peu près à cinq kilomètres.