Le Livre des milles nuits et une nuit/Tome 10/Histoire du dormeur éveillé

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Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la revue blanche (Tome 10p. 179-263).


HISTOIRE DU DORMEUR ÉVEILLÉ


Il m’est revenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait autrefois à Baghdad, au temps du khalifat Haroun Al-Rachid, un jeune homme célibataire, appelé Aboul-Hassân, qui menait une vie bien étrange et bien extraordinaire. En effet, ses voisins ne le voyaient jamais fréquenter deux jours de suite la même personne ni inviter chez lui un habitant de Baghdad ; car tous ceux qui venaient chez lui étaient des étrangers. Aussi les gens de son quartier, ne comprenant point ce qu’il pouvait bien faire, l’avaient-ils surnommé Aboul-Hassân le Débauché.

Tous les soirs il avait coutume d’aller se poster au bout du pont de Baghdad, et là il attendait qu’un étranger vînt à passer ; et dès qu’il en apercevait un, fût-il riche ou pauvre, jeune ou vieux, il s’avançait vers lui, souriant et plein d’urbanité, et, après les salam et les souhaits de bienvenue, il l’invitait à accepter l’hospitalité de sa maison pour sa première nuit de séjour à Baghdad. Et il l’emmenait chez lui, et l’hébergeait le mieux qu’il pouvait ; et comme il était fort jovial et de caractère plaisant, il lui tenait compagnie toute la nuit et n’épargnait rien pour lui donner la meilleure idée de sa générosité. Mais le lendemain il lui disait : « Ô mon hôte, sache que si je t’ai invité chez moi, alors que dans cette ville Allah seul te connaissait, c’est que j’avais des raisons qui me poussaient à agir de la sorte. Mais j’ai fait le serment de ne jamais fréquenter deux jours de suite le même étranger, fût-il le plus charmant et le plus délicieux d’entre les fils des hommes. Ainsi donc me voici obligé de me séparer de toi ; et même je te prie, si jamais tu me rencontres dans les rues de Baghdad, de faire semblant de ne pas me reconnaître, pour ne point m’obliger à me détourner de toi ! » Et, ayant ainsi parlé, Aboul-Hassân conduisait son hôte à quelque khân de la ville, lui donnait tous les renseignements dont il pouvait avoir besoin, prenait congé de lui et ne le revoyait plus. Et si, par hasard, il lui arrivait plus tard de rencontrer dans les souks un des étrangers qu’il avait reçus chez lui, il feignait de ne pas le reconnaître, ou même il tournait la tête d’un autre côté, pour n’être point obligé de l’aborder ou de le saluer. Et il continua à agir de la sorte, sans jamais manquer un seul soir d’amener à sa maison un nouvel étranger.

Or, un soir, vers le coucher du soleil, comme il était assis, selon son habitude, au bout du pont de Baghdad, à attendre l’arrivée de quelque étranger, il vit s’avancer de son côté un riche marchand vêtu à la manière des marchands de Mossoul, et suivi d’un esclave de haute taille et d’aspect imposant. Or c’était le khalifat Haroun Al-Rachid lui-même, déguisé, comme il avait l’habitude de faire tous les mois, afin de voir et d’examiner avec ses propres yeux ce qui se passait dans Baghdad. Et Aboul-Hassân, en le voyant, fut loin de deviner qui il était ; et il se leva de l’endroit où il était assis et s’avança vers lui et, après le salam le plus gracieux et le souhait de bienvenue, il lui dit : « Ô mon maître, bénie soit ton arrivée parmi nous ! Fais-moi la grâce d’accepter pour cette nuit mon hospitalité, au lieu d’aller dormir au khân. Et demain matin il sera temps pour toi de chercher à ton aise un logement ! » Et, pour le décider à accepter son offre, il lui raconta, en quelques mots, qu’il avait depuis longtemps l’habitude de donner l’hospitalité pour une nuit seulement au premier étranger qu’il voyait passer sur le pont. Puis il ajouta : « Allah est généreux, ô mon maître ! Dans ma maison tu trouveras large hospitalité, pain chaud et vin clarifié ! »

Lorsque le khalifat eut entendu les paroles d’Aboul-Hassân, il trouva l’aventure si étrange et Aboul-Hassân si singulier, qu’il n’hésita pas un instant à satisfaire son envie de le connaître. Aussi, après s’être laissé prier un moment, pour la forme seulement et pour n’avoir pas l’air d’être un homme mal élevé, il accepta l’offre en disant : « Sur ma tête et sur mon œil ! qu’Allah augmente ses bienfaits sur toi, ô mon maître. Me voici prêt à te suivre ! » Et Aboul-Hassân montra le chemin à son hôte et l’emmena à sa maison, tout en causant avec lui fort agréablement.

Or, la mère de Hassân, ce soir-là, avait préparé une cuisine excellente. Elle leur servit d’abord des galettes grillées au beurre et farcies de viande hachée et de pépins de pin, puis un chapon bien gras, cantonné au milieu de quatre gros poulets, puis une oie farcie de raisins secs et de pistaches, et enfin un ragoût de pigeons. Et tout cela, en vérité, était exquis au goût et agréable à la vue…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT VINGT-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… Et tout cela, en vérité, était exquis au goût et agréable à la vue. Aussi tous deux, s’étant assis devant les plateaux, mangèrent de grand appétit ; et Aboul-Hassân choisissait, pour les donner à son hôte, les morceaux les plus délicats. Puis, quand ils eurent achevé de manger, l’esclave leur présenta l’aiguière et le bassin ; et ils se lavèrent les mains, tandis que la mère de Hassân enlevait les plateaux des mets pour servir les plateaux des fruits, remplis de raisins, de dattes et de poires, ainsi que d’autres plateaux où étaient les pots remplis de confitures, de pâtes d’amandes et de toutes sortes de choses délicieuses. Et ils mangèrent jusqu’à satiété, pour ensuite commencer à boire.

Alors Aboul-Hassân remplit de vin la coupe du festin et, la tenant en main, se tourna vers son hôte et lui dit : « Ô mon hôte, tu sais que le coq ne boit jamais avant qu’il ait, par de petits cris, appelé les poules pour venir boire avec lui. Or, moi, si je devais porter cette coupe à mes lèvres pour boire tout seul, la boisson s’arrêterait dans mon gosier, et sûrement je mourrais. Je te prie donc, pour cette nuit, de laisser la sobriété aux gens d’humeur chagrine, et de chercher avec moi la joie au fond de la coupe. Car, moi, en vérité, ô mon hôte, ma félicité est à sa limite extrême d’avoir dans ma maison un aussi honorable personnage que toi ! » Et le khalifat, qui ne voulait point le désobliger, et qui désirait en outre le faire parler, ne refusa point la coupe et se mit à boire avec lui. Et lorsque le vin eut commencé à alléger leurs âmes, le khalifat dit à Aboul-Hassân : « Ô mon maître, maintenant qu’entre nous il y a eu le pain et le sel, voudrais-tu me dire la cause qui te fait ainsi agir avec les étrangers que tu ne connais pas, et me raconter, afin que je l’entende, ton histoire qui doit être étonnante ? » Et Aboul-Hassân répondit : « Sache, ô mon hôte, que mon histoire n’est point étonnante, mais instructive seulement. Je m’appelle Aboul-Hassân, et suis le fils d’un marchand qui, à sa mort, me laissa de quoi vivre en toute aisance à Baghdad, notre ville. Or, moi, comme j’avais été tenu très sévèrement du vivant de mon père, je me hâtai de faire tout ce qui était en mon pouvoir pour, en peu de temps, regagner le temps perdu pour ma jeunesse. Mais, comme de ma nature j’étais doué de réflexion, je pris la précaution de partager mon héritage en deux parts, une que je réalisai en or, et une que je conservai en fonds. Et je pris l’or réalisé avec la première part, et me mis à le dépenser, la paume ouverte, dans la société des adolescents de mon âge que je régalais et entretenais pour mon plaisir avec une largesse et une générosité d’émir. Et je n’épargnai rien pour que notre vie fût pleine de délices et d’agrément. Or, en agissant de la sorte, je trouvai qu’au bout d’une année il ne me restait plus un seul dinar au fond de la cassette, et je me tournai vers mes amis, mais ils avaient disparu. Alors je me mis à leur recherche, et leur demandai à mon tour de m’aider dans la situation pénible où je me voyais. Mais tous, l’un après l’autre, me donnèrent un prétexte qui les empêchait de me venir en aide, et nul d’entre eux ne consentit à m’offrir de quoi vivre, ne fût-ce qu’un seul jour. Alors moi je rentrai en moi-même, et compris combien mon défunt père avait eu raison de m’élever dans la sévérité. Et je revins à ma maison, et me mis à réfléchir sur ce qu’il me restait à faire. Et c’est alors que je m’arrêtai à une résolution que depuis lors je tins sans faiblir. Je jurai, en effet, devant Allah de ne jamais plus fréquenter les gens de mon pays, et de n’hospitaliser dans ma maison que les étrangers ; mais, en outre, l’expérience m’apprit que l’amitié courte et chaude était de beaucoup préférable à l’amitié longue et qui finit mal, et je fis le serment de ne jamais fréquenter deux jours de suite le même étranger invité dans ma maison, fût-il le plus charmant et le plus délicieux d’entre les fils des hommes ! Car j’avais bien senti combien étaient cruels les liens de l’attachement, et combien ils empêchaient de goûter dans leur plénitude les joies de l’amitié. Ainsi donc, ô mon hôte, ne sois point étonné demain matin, après cette nuit où l’amitié se fait voir à nous sous l’aspect le plus engageant, si je suis obligé de te faire mes adieux. Et même si, plus tard, tu me rencontres dans les rues de Baghdad, ne trouve pas mauvais que je ne te reconnaisse plus ! »

Lorsque le khalifat eut entendu ces paroles d’Aboul-Hassân, il lui dit : « Par Allah ! ta conduite est une conduite merveilleuse, et de ma vie je n’ai vu un débauché se conduire avec autant de sagesse que toi ! Aussi mon admiration pour toi est à ses limites extrêmes : tu as su, avec le fonds que tu as gardé de la seconde part de ton héritage, mener une vie intelligente qui te permet d’avoir chaque nuit la société d’un homme nouveau avec qui tu peux toujours varier tes plaisirs et tes causeries, et dont tu ne saurais ni te lasser ni éprouver du désagrément ! » Puis il ajouta : « Mais, ô mon maître, ce que tu m’as dit au sujet de notre séparation pour demain me cause une peine extrême. Car j’eusse bien voulu reconnaître par quelque endroit ton bienfait sur moi et l’hospitalité de cette nuit. Je te prie donc dès maintenant de m’exprimer un désir, et, je te le jure sur la Kâaba sainte, je m’engage à le satisfaire. Parle-moi donc en toute sincérité, et ne crains point de grossir ta demande, car les biens d’Allah sont nombreux sur le marchand que je suis, et rien ne me sera difficile à réaliser, avec l’aide d’Allah…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT VINGT-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

« … et rien ne me sera difficile à réaliser, avec l’aide d’Allah ! »

À ces paroles du khalifat déguisé en marchand, Aboul-Hassân, sans se troubler ou manifester le moindre étonnement, répondit : « Par Allah ! ô mon hôte, mon œil est déjà rassasié grâce à ta vue, et tes bienfaits seraient un supplément. Je te remercie donc de ton vouloir à mon égard, mais comme je n’ai aucun désir à satisfaire ni aucune ambition à réaliser, je suis fort perplexe pour répondre à tes avances ! Car mon sort me suffit, et je ne souhaite plus rien que de vivre comme je vis, sans avoir jamais besoin de personne ! » Mais le khalifat reprit : « Par Allah sur toi, ô mon maître, ne repousse pas mon offre, et laisse ton âme exprimer un désir, afin que je le satisfasse ! Sinon je partirais d’ici le cœur bien torturé et bien humilié ! Car un bienfait que l’on a éprouvé est plus lourd à porter qu’un méfait, et l’homme bien né doit toujours rendre le bien en mesure double ! Ainsi donc parle et ne crains point de me rebuter ! »

Alors Aboul-Hassân, voyant qu’il ne pouvait faire autrement, baissa la tête et se mit à réfléchir profondément sur la demande qu’il se voyait obligé de faire ; puis soudain il releva la tête, et s’écria : « Eh bien, j’ai trouvé ! Mais c’est la demande d’un fou, sans aucun doute. Et je crois bien que je ne vais pas te la dire, pour ne point me séparer d’avec toi sur une si mauvaise idée de toi sur moi ! » Le khalifat dit : « Par la vie de ma tête ! et quel est celui qui peut dire d’avance si une idée est folle ou raisonnable ! Moi, à la vérité, je ne suis qu’un marchand, mais je puis tout de même faire bien plus que mon métier ne donne à penser sur ma puissance ! Hâte-toi donc de parler ! » Aboul-Hassân répondit : « Je parlerai, ô mon maître, mais je te jure par les mérites de notre Prophète (sur Lui la paix et la prière !) qu’il n’y a que le khalifat qui puisse réaliser ce que je désire ! Ou encore il faudrait que je devinsse, fût-ce pour un seul jour, khalifat à la place de notre maître l’émir des Croyants, Haroun Al-Rachid ! » Le khalifat demanda : « Mais enfin, ya Aboul-Hassân, que ferais-tu si tu étais le khalifat pour un jour seulement ? » Il répondit : « Voici ! » Et Aboul-Hassân s’arrêta un moment ; puis il dit :

« Sache, ô mon maître, que la ville de Baghdad est divisée en quartiers, et que chaque quartier a à sa tête un cheikh qu’on appelle cheikh-al-balad. Or, pour le malheur de ce quartier-ci que j’habite, le cheikh-al-balad est un homme si laid et si plein d’horreur qu’il a dû naître, sans aucun doute, de la copulation d’une hyène avec un cochon. Son approche est pestilentielle, car sa bouche n’est point une bouche ordinaire, mais un cul malpropre comparable à une bouche de latrine ; ses yeux, couleur de poisson, dévient des deux côtés et risquent de tomber à ses pieds ; ses lèvres tuméfiées ont l’air d’une plaie de mauvaise nature, et lancent, quand il parle, des jets de salive ; ses oreilles sont des oreilles de porc ; ses joues flasques et fardées ressemblent au derrière d’un vieux singe ; ses mâchoires sont édentées à force d’avoir mâché les ordures ; son corps est atteint de toutes les maladies ; quant à son fondement il n’existe plus : à force d’avoir servi de fosse aux outils des âniers, des vidangeurs et des balayeurs, il est tombé en pourriture et se trouve maintenant remplacé par des tampons de laine qui empêchent ses tripes de tomber.

« Or, c’est précisément cette ignoble crapule qui, avec l’aide des deux autres crapules que je vais te dépeindre, se permet de jeter le trouble dans tout le quartier. En effet, il n’y a point de vilenie qu’il ne commette et de calomnie qu’il ne répande, et, comme il a une âme excrémenteuse, c’est sur les gens honnêtes, tranquilles et propres, qu’il exerce sa méchanceté de vieille femme. Mais comme il ne peut se trouver partout pour infecter le quartier de sa pestilence, il a à son service deux aides tout aussi infâmes que lui.

« Le premier de ces infâmes est un esclave au visage glabre comme les eunuques, aux yeux jaunes et à la voix aussi désagréable que le son qui sort du derrière des ânes. Et cet esclave, fils de putain et de chien, se fait passer pour un noble Arabe alors qu’il n’est qu’un Roumi de la plus ville et de la plus basse extraction. Son métier consiste à aller tenir compagnie aux cuisiniers, aux domestiques et aux eunuques, chez les vizirs et les grands du royaume, pour surprendre les secrets des maîtres et les rapporter à son chef, le cheikh-al-balad, et les colporter à travers les cabarets et les lieux mal famés. Nulle besogne ne lui répugne, et il lèche les culs quand sur les culs léchés il peut trouver un dinar d’or.

« Quant au second infâme, c’est une sorte de gros bouffon aux gros yeux, qui s’exerce à dire des facéties et des calembours à travers les souks, où il est connu pour son crâne chauve comme une pelure d’oignon et son bégaiement si pénible que l’on croirait, à chaque parole, qu’il va vomir ses boyaux. D’ailleurs, aucun des marchands ne l’invite à venir s’asseoir dans sa boutique, vu qu’il est si lourd et si massif que, lorsqu’il s’assied sur une chaise, la chaise aussitôt vole en éclats sous son poids ! Or celui-ci n’est pas aussi crapuleux que le premier, mais il est bien plus sot !

« Si donc, ô mon maître, je devenais pour un jour seulement émir des Croyants, je ne chercherais ni à m’enrichir ni à enrichir mes parents, mais je me hâterais de débarrasser notre quartier de ces trois horribles canailles, et je les balaierais dans la fosse aux ordures, une fois que je les aurais punis chacun suivant le degré de son ignominie. Et je rendrais de la sorte la tranquillité aux habitants de notre quartier. Et c’est là tout ce que je désire…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT VINGT-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

« … Et je rendrais de la sorte la tranquillité aux habitants de notre quartier. Et c’est là tout ce que je désire ! »

Lorsque le khalifat eut entendu ces paroles d’Aboul-Hassân, il lui dit : « En vérité, ya Aboul-Hassân, ton souhait est le souhait d’un homme qui est dans la voie droite et d’un cœur qui est un cœur excellent, car il n’y a que les hommes droits et les cœurs excellents qui ne peuvent souffrir que l’impunité soit l’apanage des méchants. Mais ne crois point que ton souhait soit aussi difficile à réaliser que tu me le donnais à croire ; car je suis bien persuadé que si l’émir des Croyants en était informé, lui qui n’aime rien tant que les aventures singulières, il se hâterait de remettre son pouvoir entre tes mains pour un jour et pour une nuit ! » Mais Aboul-Hassân se mit à rire et répondit : « Par Allah ! je vois bien maintenant que tout ce que nous disons là n’est qu’une plaisanterie ! Et je suis persuadé, à mon tour, que si le khalifat était informé de mon extravagance, il me ferait enfermer dans la maison des fous ! Ainsi donc, je te prie, si par hasard tes relations te mettaient en présence de quelque personnage du palais, de ne jamais parler de ce que nous venons de dire sous l’influence de la boisson ! » Et le khalifat, pour ne point désobliger son hôte, lui dit : « Je jure que je ne parlerai de la chose à personne ! » Mais, à part lui, il se promit de ne point laisser passer cette occasion de se divertir comme jamais il ne l’avait fait depuis le temps qu’il parcourait sa ville, déguisé sous toutes sortes de déguisements. Et il dit à Aboul-Hassân : « Ô mon hôte, il faut maintenant qu’à mon tour je te verse à boire ; car jusqu’à présent c’est toi-même qui prenais la peine de me servir ! » Et il prit la bouteille et la coupe, versa du vin dans la coupe, en y glissant adroitement une pincée de bang crétois de qualité pure, et offrit la coupe à Aboul-Hassân, en lui disant : « Que cela te soit sain et délicieux ! » Et Aboul-Hassân répondit : « Peut-on refuser la boisson que nous offre la main de l’invité ! Mais, par Allah sur toi, ô mon maître, comme je ne pourrai demain matin me lever pour t’accompagner hors de ma maison, je te prie de ne pas oublier, en sortant, de bien fermer la porte derrière toi ! » Et le khalifat le lui promit également. Aboul-Hassân, tranquille de ce côté-là, prit la coupe et la vida d’un seul trait. Mais aussitôt le bang fit son effet, et Aboul-Hassân roula à terre, la tête avant les pieds, d’une façon si rapide que le khalifat se mit à rire. Après quoi il appela l’esclave qui était resté à ses ordres, et lui dit : « Charge cet homme sur ton dos, et suis-moi ! » Et l’esclave obéit et, chargeant Aboul-Hassân sur son dos, il suivit le khalifat qui lui dit : « Rappelle-toi bien l’emplacement de cette maison, afin que tu puisses y retourner quand je te l’ordonnerai ! » Et ils sortirent dans la rue, en oubliant toutefois de refermer la porte, malgré la recommandation.

Lorsqu’ils furent arrivés au palais, ils y entrèrent par la porte secrète, et pénétrèrent dans l’appartement particulier où était située la chambre à coucher. Et le khalifat dit à son esclave : « Enlève les vêtements de cet homme, habille-le de mes habits de nuit, et étends-le sur mon propre lit ! » Et lorsque l’esclave eut exécuté l’ordre, le khalifat l’envoya chercher tous les dignitaires du palais, les vizirs, les chambellans et les eunuques, ainsi que toutes les dames du harem ; et lorsqu’ils furent tous présents entre ses mains, il leur dit : « Il faut que demain matin vous soyez tous dans cette chambre, et que chacun de vous soit empressé aux ordres de cet homme qui est là étendu sur mon lit et revêtu de mes habits. Et ne manquez point de lui rendre les mêmes égards qu’à moi-même, et de vous comporter vis-à-vis de lui, en toutes choses, exactement comme s’il était moi-même. Et vous lui donnerez, en répondant à ses questions, le titre d’émir des Croyants ; et vous prendrez bien soin de ne le contrarier dans aucun de ses désirs. Car si l’un de vous, fût-il mon propre fils, s’avisait de se méprendre sur les intentions que je vous indique, il serait pendu à l’heure et à l’instant à la grande porte du palais ! »

À ces paroles du khalifat, tous les assistants répondirent : « Ouïr, c’est obéir ! » et, sur un signe du vizir, ils se retirèrent en silence, comprenant que le khalifat, en leur donnant ces instructions, avait l’intention de se divertir d’une façon extraordinaire.

Lorsqu’ils furent partis, Al-Rachid se tourna vers Giafar et vers le porte-glaive Massrour, qui étaient restés dans la chambre, et leur dit : « Vous avez entendu mes paroles. Eh bien ! demain il faudra que vous soyez les premiers levés et arrivés dans cette chambre, pour être aux ordres de mon remplaçant que voici ! Et ne soyez étonnés d’aucune des choses qu’il vous dira ; et faites semblant de le prendre pour moi-même, quoi qu’il puisse vous dire pour vous tirer de votre erreur simulée. Et faites des libéralités à tous ceux qu’il vous indiquera, dussiez-vous épuiser tous les trésors du royaume ; et récompensez, et punissez, et pendez, et tuez, et nommez, et destituez, exactement selon ce qu’il vous dira de faire. Et vous n’avez point besoin, pour cela, de venir auparavant me consulter. D’ailleurs, je serai moi-même caché à proximité, et je verrai et j’entendrai tout ce qui va se passer ! Et, surtout, faites en sorte qu’il ne puisse point se douter un moment que tout ce qui lui arrive n’est qu’un divertissement combiné par mes ordres ! C’est tout ! Et qu’il en soit ainsi ! » Puis il ajouta : « Ne manquez pas toutefois, une fois que vous serez réveillés, de venir me tirer moi aussi de mon sommeil, à l’heure de la prière du matin…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT VINGT-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« … Ne manquez pas toutefois, une fois que vous serez réveillés, de venir me tirer moi aussi de mon sommeil, à l’heure de la prière du matin ! »

Or, le lendemain, à l’heure dite, Giafar et Massrour ne manquèrent pas de venir éveiller le khalifat qui aussitôt courut se placer derrière un rideau, dans la chambre même où était endormi Aboul-Hassân. Et de là il pouvait entendre et voir tout ce qui allait se passer, sans être exposé à être remarqué pas plus par Aboul-Hassân que par les assistants.

Alors entrèrent Giafar et Massrour, ainsi que tous les dignitaires, les dames et les esclaves ; et chacun se plaça, suivant son rang, à la place habituelle. Et une gravité et un silence régnèrent dans la chambre tout comme s’il s’agissait du lever de l’émir des Croyants. Et lorsque tous furent ainsi rangés en bon ordre, l’esclave qui avait été d’avance désigné s’approcha d’Aboul-Hassân, toujours endormi, et plaça sous son nez un tampon trempé dans du vinaigre. Et aussitôt Aboul-Hassân éternua une première fois, une deuxième fois et une troisième fois, en jetant par le nez de longs filaments produits par l’effet du bang. Et l’esclave recueillit cette pituite dans un plateau d’or, pour qu’elle ne tombât pas sur le lit ou sur le tapis ; puis il essuya le nez et le visage d’Aboul-Hassân et l’aspergea d’eau de roses. Et Aboul-Hassân finit par sortir de son assoupissement et, s’éveillant, il ouvrit les yeux,

Et il se vit d’abord dans un lit magnifique dont la couverture était recouverte d’un brocart d’or rouge constellé de perles et pierreries ! Et il leva les yeux et se vit dans une grande salle aux murs et au plafond recouverts de satin, avec des portières de soie, et, dans les angles, des vases d’or et de cristal ! Et il jeta les yeux autour de lui et se vit entouré de jeunes femmes et de jeunes esclaves inclinés, d’une beauté ravissante ; et, derrière eux, il aperçut la foule des vizirs, des émirs, des chambellans, des eunuques noirs et des joueuses d’instruments prêtes à toucher les cordes harmonieuses et à accompagner les chanteuses disposées en cercle sur une estrade. Et, tout près de lui, sur tabouret, il reconnut, à leur couleur, les habits, le manteau et le turban de l’émir des Croyants.

Lorsque Aboul-Hassân eut vu tout cela, il referma les yeux pour se rendormir, tant il fut persuadé qu’il se trouvait sous l’effet d’un rêve. Mais, au même moment, le grand-vizir Giafar s’approcha de lui et, après avoir embrassé la terre trois fois, lui dit d’un ton respectueux : « Ô émir des Croyants, permets à ton esclave de t’éveiller, car c’est l’heure de la prière du matin ! »

À ces paroles de Giafar, Aboul-Hassân se frotta les yeux à diverses reprises, puis se pinça le bras si cruellement qu’il poussa un cri de douleur, et se dit : « Non, par Allah ! je ne rêve pas ! Me voici devenu khalifat ! » Mais il hésita encore ; et dit à haute voix : « Par Allah ! tout cela est le fait de ma raison égarée par toute la boisson que j’ai bue hier avec le marchand de Mossoul, et aussi l’effet de ma folle conversation avec lui ! » Et il se tourna du côté du mur pour se rendormir. Et, comme il ne bougeait plus, Giafar s’approcha encore de lui et lui dit : « Ô émir des Croyants, permets à ton esclave de s’étonner de voir son seigneur manquer à son habitude de se lever pour la prière ! » Et, au même moment, sur un signe de Giafar, les joueuses d’instruments firent entendre un concert de harpes, de luths et de guitares, et les voix des chanteuses retentirent harmonieusement. Et Aboul-Hassân se retourna du côté des chanteuses, en se disant à haute voix : « Et depuis quand, ya Aboul-Hassân, les dormeurs entendent-ils ce que tu entends et voient-ils ce que tu vois ? » Et il se leva sur son séant, à la limite de la stupéfaction et de l’enchantement, mais doutant toujours de la réalité de tout cela. Et il se mit les mains devant les yeux pour mieux distinguer et se mieux prouver ses impressions, et en se disant : « Ouallah ! N’est-ce pas étrange ? N’est-ce pas stupéfiant ! Où es-tu donc, Aboul-Hassân, ô fils de ta mère ? Rêves-tu ou ne rêves-tu pas ? Depuis quand es-tu le khalifat ? Depuis quand ce palais, ce lit, ces dignitaires, ces eunuques, ces femmes charmantes, ces joueuses d’instruments, ces chanteuses enchanteresses, et tout ceci, et tout cela ? » Mais, à ce moment, le concert cessa, et Massrour, le porte-glaive, s’approcha du lit, baisa la terre à trois reprises différentes, et, se levant, dit à Aboul-Hassân : « Ô émir des Croyants, permets au dernier de tes esclaves de te dire que l’heure de la prière est déjà passée, et qu’il est temps de venir au diwân pour les affaires du royaume ! » Et Aboul-Hassân, de plus en plus stupéfait, et ne sachant plus, dans sa perplexité, à quel parti se résoudre, finit par regarder Massrour entre les deux yeux, et lui dit avec colère : « Qui es-tu, toi ? Et qui suis-je, moi ? » Massrour répondit, d’un ton respectueux : « Tu es notre maître l’émir des Croyants, le khalifat Haroun Al-Rachid, le cinquième des Bani-Abbas, le descendant de l’oncle du Prophète (sur lui la prière et la paix !) Et l’esclave qui te parle, est le pauvre, le méprisable, le rien du tout Massrour, l’honoré par la charge auguste de porter le glaive de la volonté de notre seigneur…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT TRENTIÈME NUIT

Elle dit :

« … Et l’esclave qui te parle est le pauvre, le méprisable, le rien du tout Massrour, l’honoré par la charge auguste de porter le glaive de la volonté de notre seigneur ! » En entendant ces paroles de Massrour, Aboul-Hassân lui cria : « Tu mens, fils de mille cornards ! » Mais Massrour, sans se troubler, répondit : « Ô mon seigneur, certes ! un autre que moi, en entendant ainsi parler le khalifat, mourrait de douleur ! Mais moi, ton vieil esclave, qui suis depuis de si longues années à ton service et qui vis à l’ombre de tes bienfaits et de ta bonté, je sais que le vicaire du Prophète ne me parle ainsi que pour éprouver ma fidélité ! De grâce donc, ô mon maître, je te supplie de ne point me mettre plus longtemps à l’épreuve ! Ou bien, si cette nuit un mauvais songe a fatigué ton sommeil, chasse-le et rassure ton esclave tremblant ! »

À ce discours de Massrour, Aboul-Hassân ne put se retenir plus longtemps, et, poussant un immense éclat de rire, il se renversa sur son lit, et se mit à tourner sur lui-même en s’entortillant dans les couvertures et en lançant ses jambes par-dessus sa tête. Et, derrière le rideau, Haroun Al-Rachid qui entendait et voyait tout cela, se gonflait les joues pour étouffer le rire qui le secouait.

Lorsque Aboul-Hassân eut ri dans cette posture pendant une heure de temps, il finit par se calmer un peu, et, se levant sur son séant, il fit signe de s’approcher à un petit esclave noir, et lui dit : « Dis-moi, toi ! me reconnais-tu ? et peux-tu me dire qui je suis ? » Le petit noir baissa les yeux avec respect et modestie, et répondit : « Tu es notre maître l’émir des Croyants, Haroun Al-Rachid, le khalifat du Prophète (qu’Il soit béni !) et le vicaire sur la terre du Souverain de la Terre et du Ciel. » Mais Aboul-Hassân lui cria : « Tu mens, ô visage de poix, ô fils de mille entremetteurs ! »

Il se tourna alors vers une des jeunes esclaves qui étaient présentes, et, lui faisant signe d’approcher, lui tendit un doigt en lui disant : « Mords ce doigt ! Je verrai bien si je dors ou si je suis éveillé ! » Et l’adolescente, qui savait que le khalifat voyait et entendait tout ce qui se passait, se dit en elle-même : « Voilà pour moi l’occasion de montrer à l’émir des Croyants ce que je sais faire pour le divertir ! » Et, serrant les dents de toutes ses forces, elle mordit le doigt jusqu’à l’os. Et Aboul-Hassân, poussant un cri de douleur, s’écria : « Aïe ! Ah ! je vois bien que je ne dors pas ! Certes ! je ne dors pas ! » Et il demanda à la même jeune fille : « Peux-tu, toi, me dire si tu me reconnais, et si vraiment je suis celui qu’on a dit ? » Et l’esclave répondit, en étendant les bras : « Le nom d’Allah sur le khalifat et autour de lui ! Tu es, ô mon seigneur, l’émir des Croyants, Haroun Al-Rachid, le vicaire d’Allah ! »

À ces paroles, Aboul-Hassân s’écria : « Te voilà devenu en une nuit le vicaire d’Allah, ô Aboul-Hassân, ô fils de ta mère ! » Puis, se ravisant, il cria à la jeune fille : « Tu mens, ô chiffon ! Est-ce que je ne sais pas bien, moi, qui je suis ? »

Mais, à ce moment, le chef eunuque s’approcha du lit et, après avoir embrassé trois fois la terre, se releva et, courbé en deux, s’adressa à Aboul-Hassân et lui dit : « Que notre maître me pardonne ! Mais c’est l’heure habituelle où notre maître va satisfaire ses besoins au cabinet ! » Et il passa le bras sous son aisselle, et l’aida à sortir du lit. Et, dès qu’il fut debout sur ses pieds, la salle et le palais retentirent du cri par lequel le saluaient tous les assistants : « Qu’Allah rende victorieux le khalifat ! » Et Aboul-Hassân pensait : « Par Allah ! n’est-ce pas une chose merveilleuse ? Hier j’étais Aboul-Hassân ! Et aujourd’hui je suis Haroun Al-Rachid ? « Puis il se dit : « Du moment que c’est l’heure d’aller pisser, allons pisser ! Mais je ne suis pas bien sûr maintenant si c’est bien l’heure aussi où je satisfais l’autre besoin, également ! » Mais il fut tiré de ces réflexions par le chef eunuque qui lui tendit une paire de chaussures découvertes brodées d’or et de perles, et qui, hautes de talon, étaient spécialement réservées pour être chaussées au cabinet. Mais Aboul-Hassân, qui, de sa vie, n’avait vu pareille chose, prit les chaussures et, croyant que c’était quelque objet précieux dont on lui faisait cadeau, les mit dans l’une des larges manches de sa robe !

À cette vue, les assistants, qui jusque-là avaient réussi à retenir leurs rires, ne purent plus longtemps comprimer leur hilarité. Et les uns tournèrent la tête, tandis que les autres, faisant semblant d’embrasser la terre devant la majesté du khalifat, tombèrent sur les tapis, convulsés. Et, derrière le rideau, le khalifat était pris d’un tel rire silencieux, qu’il était sur le flanc, étendu sur le sol.

Pendant ce temps, le chef eunuque, soutenant Aboul-Hassân par-dessous l’épaule, le conduisit à un cabinet pavé de marbre blanc, alors que toutes les autres pièces du palais étaient couvertes de riches tapis. Après quoi, il le ramena dans la chambre à coucher, au milieu des dignitaires et des dames, tous rangés sur deux files. Et aussitôt d’autres esclaves s’avancèrent, qui étaient spécialement chargés de l’habillement et qui lui enlevèrent ses effets de nuit et lui présentèrent le bassin d’or, rempli d’eau de roses, pour ses ablutions. Et lorsqu’il se fut lavé, en reniflant avec délices l’eau parfumée, ils le vêtirent des habits royaux, le coiffèrent du diadème, et lui remirent en mains le sceptre d’or.

À cette vue, Aboul-Hassân pensa : « Voyons ! Suis-je ou ne suis-je pas Aboul-Hassân ? » Et il réfléchit un instant et, d’un ton résolu, il cria à haute voix, de façon à être entendu de toute l’assistance : « Je ne suis pas Aboul-Hassân ! Que l’on empale celui qui dit que je suis Aboul-Hassân ! Je suis Haroun Al-Rachid en personne ! »

Et, ayant prononcé ces paroles, Aboul-Hassân, d’un ton de commandement aussi assuré que s’il fût né sur le trône, ordonna : « Marchez ! » Et aussitôt le cortège se forma ; et Aboul-Hassân, se plaçant le dernier, suivit le cortège qui le conduisit dans la salle du trône. Et Massrour l’aida à monter sur le trône, où il s’assit aux acclamations de tous les assistants. Et il posa le sceptre sur ses genoux, et regarda autour de lui. Et il vit tout le monde rangé en bon ordre dans la salle aux quarante portes ; et il vit les gardes aux glaives brillants, et les vizirs, et les émirs, et les notables, et les représentants de tous les peuples de l’empire, et d’autres encore, en foule innombrable. Et il reconnut, dans la masse silencieuse, des figures qu’il connaissait bien : Giafar le vizir, Abou-Nowas, Al-Ijli, Al-Rakashi, Ibdân, Al-Farazadk, Al-Lauz, Al-Sakar, Omar Al-Tartis, Abou-Ishak, Al-Khalia et Jadim.

Or, pendant qu’il promenait ainsi ses regards sur chaque figure, Giafar s’avança, suivi des principaux dignitaires, tous vêtus d’habits splendides ; et, arrivés devant le trône, ils se prosternèrent la face contre terre, et restèrent dans cette posture jusqu’à ce qu’il leur eût ordonné de se relever. Alors Giafar tirade dessous son manteau un grand paquet qu’il déplia et dont il tira une liasse de papiers qu’il se mit à lire l’un après l’autre, et qui étaient les requêtes ordinaires. Et Aboul-Hassân, bien qu’il ne se fût jamais trouvé à même d’entendre de pareilles affaires, ne fut pas un instant embarrassé ; et il se prononça sur chacune des affaires qui lui étaient soumises avec tant de tact et de justice, que le khalifat, qui était venu se cacher derrière un rideau dans la salle du trône, fut tout à fait émerveillé.

Lorsque Giafar eut fini son rapport, Aboul-Hassân lui demanda : « Où est le chef de la police ? » Et Giafar lui désigna du doigt Ahmad-la-Teigne, chef de la police, et lui dit : « C’est celui-ci, ô émir des Croyants ! » Et le chef de la police, se voyant désigné, sortit aussitôt de la place qu’il occupait, et s’approcha gravement du trône, au pied duquel il se prosterna la face contre terre. Et Aboul-Hassân, après lui avoir permis de se relever, lui dit : « Ô chef de la police, prends avec toi dix gardes, et va à l’instant dans tel quartier, telle rue, telle maison ! Là tu trouveras un horrible cochon qui est le cheikh-al-balad du quartier, et tu te trouveras assis entre ses deux compères, deux canailles non moins ignobles que lui. Saisis-toi de leurs personnes, et commence, pour les habituer à ce qu’ils vont subir, par leur donner à chacun quatre cents coups de bâton sur la plante des pieds…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT TRENTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

« … Saisis-toi de leurs personnes, et commence, pour les habituer à ce qu’ils vont subir, par leur donner à chacun quatre cents coups de bâton sur la plante des pieds. Après quoi, tu les hisseras sur un chameau galeux, vêtus de haillons et la face tournée vers la queue du chameau, et tu les promèneras par tous les quartiers de la ville, en faisant crier par le crieur public : « Voilà le commencement de la punition des calomniateurs, des salisseurs de femmes, de ceux qui troublent leurs voisins et bavent sur les honnêtes gens ! » Cela fait, tu feras empaler par la bouche le cheikh-al-balad, vu que c’est par là qu’il a péché et vu qu’il n’a plus de fondement ; et tu jetteras son corps pourri en pâture aux chiens. Tu prendras ensuite l’homme glabre, aux yeux jaunes, le plus infâme des deux compères qui aidaient dans sa vile besogne le cheikh-al-balad, et tu le feras noyer dans la fosse des excréments de la maison de Aboul-Hassân, son voisin. Puis ce sera le tour du second compère ! Celui-ci, qui est un bouffon et un sot ridicule, tu ne lui feras pas subir d’autre punition que la suivante : tu feras construire par un menuisier habile une chaise faite d’une façon telle qu’elle puisse voler en éclats chaque fois que l’homme en question viendra s’y asseoir, et tu le condamneras à s’asseoir toute sa vie sur cette chaise-là ! Va ! Et exécute mes ordres ! »

En entendant ces paroles, le chef de la police Ahmad-la-Teigne, qui avait reçu de Giafar l’ordre d’exécuter tous les commandements qu’il recevrait d’Aboul-Hassân, mit la main sur sa tête, pour bien indiquer par là qu’il était prêt à perdre lui-même la tête, s’il n’exécutait pas ponctuellement les ordres reçus. Puis il embrassa la terre une seconde fois entre les mains d’Aboul-Hassân et sortit de la salle du trône.

Tout cela ! Et le khalifat, en voyant Aboul-Hassân s’acquitter avec tant de gravité des prérogatives de la royauté, éprouva un plaisir extrême. Et Aboul-Hassân continua à juger, à nommer, à destituer, et à terminer les affaires pendantes, jusqu’à ce que le chef de la police fût de retour au pied du trône. Et il lui demanda : « As-tu exécuté mes ordres ? » Et le chef de la police, après s’être prosterné comme à l’ordinaire, tira un papier de son sein et le présenta à Aboul-Hassân qui le déplia et le lut en entier. Or c’était précisément le procès-verbal de l’exécution des trois compères, signé par les témoins légaux et par des personnes bien connues dans le quartier. Et Aboul-Hassân dit : « C’est bien ! Je suis satisfait ! Ainsi soient à jamais punis les calomniateurs, les salisseurs de femmes et tous ceux qui se mêlent des affaires d’autrui ! »

Après quoi, Aboul-Hassân fit signe au chef trésorier de s’approcher, et lui dit : « Prends à l’instant dans le trésor un sac de mille dinars d’or, va au quartier même où j’ai envoyé le chef de la police, demande où se trouve la maison d’Aboul-Hassân, celui qu’on appelle le débauché. Et comme cet Aboul-Hassân, bien loin d’être un débauché, est plutôt un homme excellent et de bonne compagnie, et qu’il est bien connu dans son quartier, tout le monde s’empressera de t’indiquer sa maison. Alors tu entreras et tu demanderas à parler à sa vénérable mère ; et, après les salams et les égards dus à cette excellente vieille, tu lui diras : « Ô mère d’Aboul-Hassân, voici un sac de mille dinars d’or que t’envoie notre maître le khalifat. Et ce cadeau n’est rien au regard de tes mérites. Mais le trésor en ce moment est vide, et le khalifat regrette de ne pouvoir aujourd’hui mieux faire pour toi ! » Et, sans plus attendre, tu lui remettras le sac et tu reviendras me rendre compte de ta mission ! » Et le chef trésorier répondit par l’ouïe et l’obéissance, et se hâta d’aller exécuter l’ordre.

Cela fait, Aboul-Hassân marqua, par un signe, au grand-vizir Giafar qu’il fallait lever le diwân. Et Giafar transmit le signe aux vizirs, aux émirs, aux chambellans et aux autres assistants, et tous, après s’être prosternés au pied du trône, sortirent dans le même ordre que lorsqu’ils étaient entrés. Et seuls restèrent, auprès d’Aboul-Hassân, le grand-vizir Giafar et le porte-glaive Massrour, qui s’approchèrent de lui et l’aidèrent à se lever, en le prenant l’un par par-dessous le bras droit, et l’autre par-dessous le bras gauche. Et ils le conduisirent jusqu’à la porte de l’appartement intérieur des femmes, où était servi le festin du jour. Et les dames de service vinrent aussitôt remplacer auprès de lui Giafar et Massrour, et l’introduisirent dans la salle du festin.

Aussitôt se fit entendre un concert de luths, de théorbes, de guitares, de flûtes, de hautbois et de clarinettes qui accompagnaient des voix fraîches d’adolescentes, avec tant de charme, de mélodie et de justesse, qu’Aboul-Hassân, ravi à l’extrême limite du ravissement, ne savait plus à quoi se résoudre. Et il finit par se dire : « Maintenant je ne puis plus douter ! Je suis bien réellement l’émir des Croyants Haroun Al-Rachid. Car tout cela ne peut être un songe ! Sinon, pourrais-je voir, entendre, sentir et marcher comme je le fais ? Ce papier du procès-verbal de l’exécution des trois compères, je le tiens en main ; ces chants, ces voix, je les entends ; et tout le reste, et ces honneurs, et ces égards, c’est pour moi ! Je suis le khalifat…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT TRENTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

« … Je suis le khalifat ! » Et il regarda à sa droite et il regarda à sa gauche ; et ce qu’il vit le consolida encore davantage dans l’idée de sa royauté. Il était au milieu d’une salle splendide où l’or brillait sur toutes les parois, où les couleurs les plus agréables se dessinaient d’une façon variée sur les tentures et les tapis, et où, suspendus au plafond d’azur, sept lustres d’or à sept branches, mettaient un éclat incomparable. Et au milieu de la salle, sur des tabourets bas, étaient sept grands plateaux d’or massif, couverts de mets admirables dont l’odeur embaumait l’air d’ambre et d’épiceries. Et autour de ces plateaux étaient debout, attendant un signe, sept adolescentes, d’une beauté incomparable, vêtues de robes de couleurs et de formes différentes. Et elles tenaient chacune à la main un éventail, prêtes à en rafraîchir l’air autour d’Aboul-Hassân.

Alors Aboul-Hassân, qui depuis la veille n’avait encore rien mangé, s’assit devant les plateaux ; et aussitôt les sept adolescentes se mirent à agiter toutes ensemble leurs éventails, pour faire de l’air autour de lui. Mais, comme il n’était point habitué à recevoir tant d’air en mangeant, il regarda les adolescentes l’une après l’autre, avec un sourire gracieux, et leur dit : « Par Allah, ô jouvencelles, je crois bien qu’une seule personne suffit pour me donner de l’air. Venez donc toutes vous asseoir autour de moi, pour me tenir compagnie. Et dites à cette négresse, qui est là, de venir nous faire de l’air ! » Et il les obligea à venir se placer à sa droite, à sa gauche et devant lui, de façon à ce que, de quelque côté qu’il se tournât, il eût devant les yeux un spectacle agréable.

Alors il commença à manger ; mais, au bout de quelques instants, il s’aperçut que les adolescentes n’osaient point toucher à la nourriture, par égard pour lui ; et il les invita à plusieurs reprises à se servir sans contrainte, et il leur offrit même de sa propre main des morceaux choisis. Puis il les interrogea, chacune à son tour, sur leurs noms ; et elles lui répondirent : « Nous nous appelons Grain-de-Musc, Cou-d’Albâtre, Feuille-de-Rose, Cœur-de-Grenade, Bouche-de-Corail, Noix-Muscade, et Canne-à-Sucre ! » Et, en entendant des noms si gracieux, il s’écria : « Par Allah ! ces noms vous conviennent, ô jeunes filles ! Car ni le musc, ni l’albâtre, ni la rose, ni la grenade, ni le corail, ni la noix muscade, ni la canne à sucre ne perdent leurs qualités à travers votre grâce ! » Et il continua, durant le repas, à leur dire des paroles si exquises, que le khalifat, caché derrière un rideau, et qui l’observait avec une grande attention, se félicita de plus en plus d’avoir organisé un tel divertissement.

Lorsque le repas fut terminé, les adolescentes avertirent les eunuques, qui aussitôt apportèrent de quoi se laver les mains. Et les adolescentes s’empressèrent de prendre des mains des eunuques le bassin d’or, l’aiguière et les serviettes parfumées et, se mettant à genoux devant Aboul-Hassân, elles firent couler l’eau sur ses mains. Puis elles l’aidèrent à se lever ; et, les eunuques ayant tiré une grande portière, une seconde salle apparut où étaient rangés les fruits sur les plateaux d’or. Et les adolescentes l’accompagnèrent jusqu’à la porte de cette salle, et se retirèrent.

Alors Aboul-Hassân, soutenu par deux eunuques, marcha jusqu’au milieu de cette salle qui était plus belle et mieux décorée que la précédente. Et dès qu’il se fut assis, un nouveau concert, donné par une autre troupe de musiciennes et de chanteuses, fit entendre des accords admirables. Et Aboul-Hassân, fort ravi, aperçut sur les plateaux dix rangées alternées des fruits les plus rares et les plus exquis ; et il y en avait sept plateaux ; et chaque plateau était sous un lustre suspendu au plafond ; et devant chaque plateau se tenait une adolescente, plus belle et mieux ornée que les précédentes ; et elle tenait également un éventail. Et Aboul-Hassân les examina l’une après l’autre et fut enchanté de leur beauté. Et il les invita à s’asseoir autour de lui ; et pour les encourager à manger, il ne manqua pas de les servir lui-même au lieu de les laisser le servir. Et il s’informa de leurs noms, et sut dire à chacune d’elles un compliment approprié, en leur présentant soit une figue, soit une grappe de raisin, soit une tranche de pastèque, soit une banane. Et le khalifat, qui l’entendit, se divertissait à l’extrême et était de plus en plus satisfait de mieux voir chaque fois la mesure qu’il pouvait donner.

Lorsque Aboul-Hassân eut goûté de tous les fruits qui étaient sur les plateaux, et qu’il en eut fait goûter aux adolescentes, il se leva, aidé par les eunuques qui l’introduisirent dans une troisième salle, certainement plus belle que les deux premières…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT TRENTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… il se leva, aidé par les eunuques qui l’introduisirent dans une troisième salle, certainement plus belle que les deux premières. Or, c’était la salle des confitures. Il y avait, en effet, sept grands plateaux, chacun sous un lustre, et devant chaque plateau une adolescente debout ; et sur ces plateaux, dans des bocaux de cristal et des bassins de vermeil, étaient contenues les confitures excellentes. Et il y en avait de toutes les couleurs et de toutes les espèces. Il y avait des confitures liquides et des confitures sèches, et des gâteaux feuilletés, et tout ! Et Aboul-Hassân, au milieu d’un nouveau concert de voix et d’instruments, goûta un peu de toutes les douceurs parfumées, et en fit goûter aux adolescentes qu’il invita, de la même manière, à lui tenir compagnie. Et à chacune d’elles il sut dire un mot agréable en réponse au nom qu’il demandait.

Après quoi, il fut introduit dans la quatrième salle qui était la salle des boissons, et qui était de beaucoup la plus surprenante et la plus merveilleuse. Sous les sept lustres d’or du plafond étaient sept plateaux, où des flacons de toutes formes et de toutes grandeurs étaient rangés en lignes symétriques ; et des musiciennes et des chanteuses se faisaient entendre, qui étaient invisibles à l’œil du spectateur ; et devant les plateaux étaient debout sept adolescentes, non point vêtues de lourdes robes comme leurs sœurs des autres salles, mais simplement enveloppées d’une chemise de soie ; et elles étaient de couleurs différentes et d’aspect différent : la première était brune, la seconde noire, la troisième blanche, la quatrième blonde, la cinquième grasse, la sixième maigre, et la septième rousse. Et Aboul-Hassân les examina avec d’autant plus de plaisir et d’attention qu’il pouvait aisément juger de leurs formes et de leurs appas, sous la transparence de l’étoffe légère. Et ce fut avec un plaisir extrême qu’il les invita à s’asseoir autour de lui et à lui verser à boire. Et il se mit à demander son nom à chaque adolescente à son tour, à mesure qu’elle lui présentait la coupe. Et chaque fois qu’il vidait une coupe, il prenait de l’adolescente soit un baiser, soit une morsure, soit un pincement de fesse. Et il continua à jouer de la sorte avec elles, jusqu’à ce que l’enfant héritier se fût mis à crier. Alors, pour l’apaiser, il demanda aux sept adolescentes : « Par ma vie ! qui de vous veut se charger de cet enfant encombrant ! » Et les sept adolescentes, à cette demande, pour toute réponse, se jetèrent toutes à la fois sur le nourrisson, et voulurent lui donner à téter. Et chacune le tirait à elle de côté et d’autre, en riant et en poussant des cris, si bien que le père de l’enfant ne sachant plus qui entendre ni qui exaucer, le rentra dans son sein, en disant : « Il s’est rendormi ! »

Tout cela !

Et le khalifat, qui suivait partout Aboul-Hassân et se dissimulait derrière les rideaux, jubilait en silence de ce qu’il voyait et entendait, et bénissait la destinée qui l’avait mis sur le chemin d’un homme tel que celui-ci. Mais, sur ces entrefaites, l’une des adolescentes, qui avait reçu de Giafar les instructions nécessaires, prit une coupe et y jeta adroitement une pincée de la poudre soporifique que le khalifat avait employée la nuit précédente pour endormir Aboul-Hassân. Puis elle tendit en riant la coupe à Aboul-Hassân, et lui dit : « Ô émir des Croyants, je te supplie de boire encore cette coupe qui peut-être réveillera le cher enfant ! » Et Aboul-Hassân, éclatant de rire, répondit : « Hé, ouallah ! » et il prit la coupe que lui tendait l’adolescente, et la but d’un seul coup. Puis il se tourna pour parler à celle qui lui avait servi à boire, mais il ne put qu’ouvrir la bouche en bégayant, et roula sur lui-même, la tête avant les pieds.

Alors le khalifat, qui s’était diverti de tout cela à la limite du divertissement, et qui n’attendait plus que ce sommeil d’Aboul-Hassân, sortit de derrière le rideau, ne pouvant plus se tenir debout à force d’avoir ri. Et il se tourna vers les esclaves accourus et leur ordonna de dépouiller Aboul-Hassân des habits royaux dont ils l’avaient revêtu le matin, et de le vêtir de ses habits ordinaires. Et lorsque cet ordre fut exécuté, il fit appeler l’esclave qui avait enlevé Aboul-Hassân, et lui ordonna de le recharger sur ses épaules, de le transporter à sa maison, et de le coucher sur son lit. Car le khalifat se dit en lui-même : « Si cela dure davantage, ou bien je vais mourir de rire, ou bien il deviendra fou ! » Et l’esclave, ayant chargé Aboul-Hassân sur son dos, l’emporta hors du palais en sortant par la porte secrète, et courut le déposer sur son lit, dans sa maison, dont cette fois il prit soin de fermer la porte en se retirant.

Quant à Aboul-Hassân…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT TRENTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… Quant à Aboul-Hassân, il resta endormi dans un profond sommeil jusqu’au lendemain à midi, et il ne s’éveilla que lorsque l’effet du bang sur son cerveau se fut complètement dissipé. Et, avant que de pouvoir ouvrir les yeux, il pensa : « Celle que je préfère, réflexion faite, entre toutes les adolescentes, c’est certainement la jeune Canne-à-Sucre, et ensuite Bouche-de-Corail, et en troisième lieu seulement Bouquet-de-Perles, la blonde, celle qui m’a servi la dernière coupe, hier ! » Et il appela à haute voix : « Allons ! venez, ô jeunes filles ! Canne-à-Sucre, Bouche-de-Corail, Bouquet-de-Perles, Aube-du-Jour, Étoile-du-Matin, Grain-de-Musc, Cou-d’Albâtre, Face-de-Lune, Cœur-de-Grenade, Fleur-de-Pommier, Feuille-de-Rose ! Allons ! Accourez ! Hier j’étais un peu fatigué ! Mais aujourd’hui l’enfant se porte bien ! »

Et il attendit un moment. Mais comme personne ne répondait ni n’accourait à sa voix, il fut courroucé et, ouvrant les yeux, il se mit sur son séant. Et il se vit alors dans sa chambre, plus du tout dans le palais somptueux qu’il avait habité la veille, et où il avait commandé en maître à toute la terre. Et il s’imagina qu’il était sous l’effet d’un rêve, et, pour le dissiper, il se mit à crier de toutes ses forces : « Eh bien, Giafar, ô fils de chien, et toi, Massrour, l’entremetteur, où êtes-vous ? »

À ses cris, la vieille mère accourut, et lui dit : « Qu’as-tu, mon fils ? Le nom d’Allah sur toi et autour de toi ! Quel rêve fais-tu, ô mon fils, ô Aboul-Hassân ? » Et Aboul-Hassân, indigné de voir la vieille à son chevet, lui cria : « Qui es-tu, vieille femme ? Et qui ça, Aboul-Hassân ? » Elle dit : « Allah ! Je suis ta mère ! Et tu es mon fils, tu es Aboul-Hassân, ô mon enfant ! Quelles paroles étranges n’ai-je pas entendues de ta bouche ? Tu as l’air de ne pas me reconnaître ! » Mais Aboul-Hassân lui cria : « Arrière, ô maudite vieille ! Tu parles à l’émir des Croyants, le khalifat Haroun Al-Rachid ! Va-t’en de devant la face du vicaire d’Allah sur la terre ! » À ces paroles, la pauvre vieille se mit à se donner de grands coups sur la figure, en s’écriant : « Le nom d’Allah sur toi, ô mon enfant ! De grâce, n’élève pas la voix pour dire de pareilles folies ! Les voisins vont l’entendre, et nous serons perdus sans recours ! Puisse la sécurité et le calme descendre sur ta raison ! » Aboul-Hassân s’écria : « Je te dis de sortir à l’instant, ô vieille exécrable ! Tu es folle de me confondre avec ton fils ! Je suis Haroun Al-Rachid, émir des Croyants, maître de l’Orient et de l’Occident ! » Elle se donna des coups au visage, et dit, en se lamentant : « Qu’Allah confonde le Malin ! Et que la miséricorde du Très-Haut te délivre de la possession, ô mon enfant ! Comment une chose aussi insensée peut-elle entrer dans ton esprit ? Ne vois-tu pas que cette chambre où tu es est loin d’être le palais du khalifat, et que depuis ta naissance tu y as toujours vécu, et que jamais tu n’as habité ailleurs qu’ici, jamais avec d’autres personnes que ta vieille mère qui t’aime, mon fils, ya Aboul-Hassân ! Écoute-moi, chasse de ta pensée ces rêves vains et dangereux qui t’ont hanté cette nuit, et bois, pour te calmer, un peu de l’eau de cette gargoulette ! »

Alors, Aboul-Hassân prit la gargoulette des mains de sa mère, but une gorgée d’eau, et dit, un peu calmé : « Il se peut bien, en effet, que je sois Aboul-Hassân ! » Et il baissa la tête et, la main appuyée sur la joue, il réfléchit pendant une heure de temps, et, sans lever la tête, il dit, se parlant à lui-même comme quelqu’un qui sort d’un profond sommeil : « Oui, par Allah ! il se peut bien que je sois Aboul-Hassân ! Je suis Aboul-Hassân, sans aucun doute ! Cette chambre est ma chambre, ouallahi ! Je la reconnais maintenant ! Et toi, tu es ma mère, et je suis ton fils ! Oui, je suis Aboul-Hassân ! » Et il ajouta : « Mais par quel sortilège ai-je donc pu avoir ma raison envahie par de telles folies ? »

En entendant ces paroles, la pauvre vieille pleura de joie, ne doutant plus que son fils ne se fût tout à fait calmé. Et, après avoir séché ses larmes, elle s’apprêtait à lui apporter à manger et à l’interroger sur les détails du rêve étrange qu’il venait de faire, quand Aboul-Hassân qui, depuis un moment, regardait fixement devant lui, bondit soudain comme un fou et, saisissant la pauvre femme par ses vêtements, se mit à la secouer en lui criant : « Ah ! infâme vieille, si tu ne veux pas que je t’étrangle, tu vas me dire à l’instant quels sont les ennemis qui m’ont détrôné, et quel est celui qui m’a enfermé dans cette prison, et qui tu es toi-même qui me gardes dans ce misérable taudis ! Ah ! crains les effets de ma colère, quand je reviendrai sur le trône ! Redoute la vengeance de ton auguste souverain, le khalifat que je reste, moi, Haroun Al-Rachid ! » Et, la secouant, il finit par la lâcher de ses mains. Et elle alla s’effondrer sur la natte, en sanglotant et en se lamentant. Et Aboul-Hassân, à la limite de la rage, se rejeta dans son lit, et se tint la tête dans les mains, en proie au tumulte de sa pensée.

Mais, au bout d’un certain temps, la vieille se releva et, comme son cœur était tendre pour son fils, elle n’hésita pas à lui apporter, bien qu’en tremblant, un peu de sirop à l’eau de roses, et le décida à en prendre une gorgée, et lui dit, pour le faire changer d’idée : « Écoute, mon fils, ce que j’ai à te raconter ! C’est une chose qui, j’en suis persuadée, va te faire un bien grand plaisir. Sache, en effet, que le chef de la police est venu hier, de la part du khalifat, arrêter le cheikh-al-balad et ses deux compères ; et qu’après leur avoir fait donner à chacun quatre cents coups de bâton sur la plante des pieds, il les a fait promener, à rebours sur un chameau galeux, à travers les quartiers de la ville, sous les huées et les crachats des femmes et des enfants. Après quoi il a fait empaler par la bouche le cheikh-al-balad, puis jeter le premier compère dans la fosse aux excréments de notre maison, et condamner le troisième à un supplice extrêmement compliqué qui consiste à le faire asseoir toute sa vie sur une chaise qui s’effondre sous lui…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin, et discrète, se tut :


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT TRENTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« … un supplice extrêmement compliqué qui consiste à le faire asseoir toute sa vie sur une chaise qui s’effondre sous lui ! »

Lorsque Aboul-Hassân eut entendu ce discours qui, selon ce que pensait la bonne vieille, devait contribuer à chasser le trouble dont son âme était obscurcie, il fut plus persuadé que jamais de sa royauté et de sa dignité héréditaire d’émir des Croyants. Et il dit à sa mère : « Ô vieille de malheur, tes paroles, loin de me dissuader, ne font que me confirmer dans l’idée, que d’ailleurs je n’avais jamais abandonnée, que je suis Haroun Al-Rachid. Et, pour te prouver la chose à toi, sache que c’est moi-même qui ai donné l’ordre à mon chef de police, Ahmad-la-Teigne, de châtier les trois canailles de ce quartier ! Cesse donc de me dire que je rêve ou que je suis possédé du souffle du Cheitân. Prosterne-toi donc devant ma gloire, embrasse la terre entre mes mains, et demande-moi pardon des paroles inconsidérées et du doute que tu as émis à mon sujet ! »

À ces paroles de son fils, la mère n’eut plus aucun doute au sujet de la folie d’Aboul-Hassân, et elle lui dit : « Qu’Allah le miséricordieux fasse descendre la rosée de sa bénédiction sur ta tête, ô Aboul-Hassân, et qu’il te pardonne et te fasse la grâce de redevenir un homme doué de raison et de bon sens ! Mais, je t’en supplie, ô mon fils, cesse de prononcer le nom du khalifat et de te l’appliquer, car les voisins peuvent t’entendre et rapporter tes paroles au wali qui te fera alors arrêter et pendre à la porte du palais ! » Puis, ne pouvant plus résister à son émotion, elle se mit à se lamenter et à se frapper la poitrine de désespoir.

Or, cette vue, au lieu d’apaiser Aboul-Hassân, ne fit que l’exciter davantage ; et il se leva debout sur ses deux pieds, se saisit d’un bâton et se précipitant sur sa mère, dans l’égarement de sa fureur, il lui cria d’une voix terrifiante : « Je te défends, ô maudite, de m’appeler encore Aboul-Hassân ! Je suis Haroun Al-Rachid en personne, et, si tu en doutes encore, je te ferai entrer cette croyance dans la tête à coups de bâton ! » El la vieille, à ces paroles, bien que toute tremblante de frayeur et d’émotion, n’oublia pas qu’Aboul-Hassân était son fils, et, le regardant comme une mère regarde son enfant, lui dit d’une voix douce : « Ô mon fils, je ne crois pas que la loi d’Allah et de Son Prophète se soit retirée de ton esprit au point que tu puisses oublier le respect qu’un fils doit à sa mère qui l’a porté neuf mois dans son sein et l’a nourri de son lait et de sa tendresse ! Laisse-moi plutôt te dire, une dernière fois, que tu as tort de laisser ta raison s’enfoncer dans cette étrange songerie, et de t’arroger ce titre auguste de khalifat qui n’appartient qu’à notre maître et souverain l’émir des Croyants, Haroun Al-Rachid. Et, surtout, tu te rends coupable d’une bien grande ingratitude envers le khalifat, juste au lendemain du jour où il nous a comblés de ses bienfaits. Sache, en effet, que le chef trésorier du palais est venu hier dans notre maison, envoyé par l’émir des Croyants lui-même, et m’a remis de par son ordre un sac de mille dinars d’or, en l’accompagnant d’excuses pour la modicité de la somme, et en me promettant que ce ne serait pas le dernier cadeau de sa générosité ! »

En entendant ces paroles de sa mère, Aboul-Hassân perdit les derniers scrupules qu’il pouvait encore garder concernant son ancien état, et fut convaincu qu’il avait toujours été le khalifat, puisque c’était lui-même qui avait envoyé le sac de mille dinars à la mère d’Aboul-Hassân. Il regarda donc la pauvre femme avec de gros yeux menaçants et lui cria : « Prétends-tu, pour ton malheur, ô vieille calamiteuse, que ce n’est point moi qui t’ai envoyé le sac de l’or, et que ce n’est point par mon ordre que mon chef trésorier est venu te le remettre hier ? Et oseras-tu encore, après cela, m’appeler ton fils et me dire que je suis Aboul-Hassân le Débauché ? » Et, comme sa mère se bouchait les oreilles pour ne point entendre ces paroles qui la bouleversaient, Aboul-Hassân, excité à la limite de la frénésie, ne put plus se retenir et se jeta sur elle, le bâton à la main, et se mit à la rouer de coups.

Alors la pauvre vieille, ne pouvant taire sa douleur et son indignation de ce traitement, se mit à hurler, appelant les voisins au secours, en criant : « Ô ma calamité ! Accourez, ô musulmans ! » Et Aboul-Hassân, que ces cris ne faisaient que davantage exciter, continua à faire tomber les coups de bâton sur la vieille, en lui criant de temps à autre : « Suis-je ou ne suis-je pas l’émir des Croyants ? » Et la mère répondait, malgré les coups : « Tu es mon fils ! Tu es Aboul-Hassân le Débauché ! » Sur ces entrefaites, les voisins, accourus aux cris et au vacarme…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT QUARANTIÈME NUIT

Elle dit :

… Sur ces entrefaites, les voisins, accourus aux cris et au vacarme, pénétrèrent dans la chambre, et s’interposèrent aussitôt entre la mère et le fils pour les séparer, et arrachèrent le bâton des mains d’Aboul-Hassân et, indignés de la conduite d’un tel fils, ils l’empoignèrent pour l’empêcher de bouger et lui demandèrent : « Es-tu donc devenu fou, Aboul-Hassân, pour ainsi lever la main sur ta mère, cette pauvre vieille ? Et as-tu complètement oublié les préceptes du Livre Saint ? » Mais Aboul-Hassân, les yeux brillants de fureur leur cria : « Qui ça, Aboul-Hassân ? Qui appelez-vous de ce nom ? » Et les voisins, à cette question, furent extrêmement perplexes, et finirent par lui demander : « Comment ? N’es-tu pas Aboul-Hassân le Débauché ? Et cette bonne vieille n’est-elle pas ta mère, celle qui t’a élevé et nourri de son lait et de sa tendresse ? » Il répondit : « Ah ! fils de chiens, sortez de ma présence ! Je suis votre maître le khalifat Haroun Al-Rachid, émir des Croyants ! »

En entendant ces paroles d’Aboul-Hassân, les voisins furent tout à fait persuadés de sa folie ; et, ne voulant plus laisser libre de ses mouvements cet homme qu’ils avaient vu dans l’aveuglement de la fureur, ils lui lièrent les mains et les pieds, et envoyèrent l’un d’entre eux quérir le portier de l’hôpital des fous. Et, au bout d’une heure, le porteur de l’hôpital des fous, suivi de deux solides gardiens, arriva avec tout un attirail de chaînes et de menottes, et tenant à la main une cravache en nerf de bœuf. Et comme Aboul-Hassân, à cette vue, faisait de grands efforts pour se débarrasser de ses liens et lançait des injures aux assistants, le portier commença par lui appliquer sur l’épaule deux ou trois coups de son nerf de bœuf. Après quoi, sans plus tenir compte de ses protestations et des titres qu’il se donnait, ils le chargèrent de chaînes de fer et le transportèrent à l’hôpital des fous, au milieu du grand rassemblement des passants qui lui donnaient les uns un coup de poing et les autres un coup de pied, en le traitant de fou.

Lorsqu’il fut arrivé à l’hôpital des fous, il fut enfermé dans une cage de fer, comme une bête féroce, et régalé d’une râclée de cinquante coups de nerf de bœuf, comme premier traitement. Et, depuis ce jour, il subit, une fois le matin et une fois le soir, une râclée de cinquante coups de nerf de bœuf, si bien qu’au bout de dix jours de ce traitement, il changea de peau comme un serpent. Alors il fit un retour sur lui-même et pensa : « Voilà en quel état je suis réduit maintenant ! Il faut bien que ce soit moi qui aie tort, puisque tout le monde me traite de fou ! Pourtant il n’est pas possible que tout ce qui m’est arrivé au palais ne soit que l’effet d’un rêve ! Enfin ! Je veux refuser d’approfondir davantage cette question ou d’essayer encore de la comprendre, sinon je deviendrai réellement fou. D’ailleurs, ce n’est point là la seule chose que la raison de l’homme ne peut arriver à comprendre, et je m’en remets à Allah pour la solution ! »

Or, pendant qu’il était plongé dans ces nouvelles pensées, sa mère arriva, toute en larmes, voir en quel état il se trouvait et s’il était revenu à des sentiments plus raisonnables. Et elle le vit si amaigri et si exténué qu’elle éclata en sanglots ; mais elle parvint à surmonter sa douleur et finit par pouvoir le saluer tendrement ; et Aboul-Hassân lui rendit le salam d’une voix tranquille, comme un homme sensé, en lui répondant : « Sur toi le salut et la miséricorde d’Allah et Ses bénédictions, ô mère mienne ! » Et la mère eut une grande joie de s’entendre appeler ainsi du nom de mère, et lui dit : « Le nom d’Allah sur toi, ô mon enfant ! Béni soit Allah qui t’a rendu la raison, et qui a remis à sa place ordinaire ta cervelle renversée ! » Et Aboul-Hassân, d’un ton fort contrit, répondit : « Je demande mon pardon d’Allah et de toi, ô ma mère ! En vérité, je ne comprends pas comment j’ai pu dire toutes les folies que j’ai dites, et me porter aux excès qu’un insensé seul est capable de faire ! C’est sans doute le Cheitân qui m’a possédé et m’a poussé à ces emportements ! Et il n’y a pas de doute qu’un autre que moi ne fût porté à des extravagances plus grandes encore ! Mais tout cela est bien fini, et me voici revenu de mon égarement ! » Et la mère sentit, à ces paroles, ses larmes de douleur se changer en larmes de bonheur, et s’écria : « Mon cœur est aussi joyeux, ô mon enfant, que si je venais de te mettre au monde une seconde fois. Béni soit Allah à jamais ! » Puis elle ajouta…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin, et se tut discrètement.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT QUARANTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

« … Béni soit Allah à jamais ! » Puis elle ajouta : « Certes ! tu n’as aucune faute à te reprocher, ô mon enfant, car tout le mal qui nous est arrivé est dû à ce marchand étranger que tu as invité la dernière nuit à manger et boire avec toi, et qui est parti au matin sans prendre la peine de fermer la porte derrière lui. Or tu dois savoir que chaque fois que la porte d’une maison est restée ouverte avant le lever du soleil, le Cheitân entre dans la maison et prend possession de l’esprit de ses habitants ! Et il arrive alors ce qui arrive ! Remercions donc Allah qui n’a pas permis de pires malheurs sur notre tête ! » Et Aboul-Hassân répondit : « Tu as raison, ô mère ! C’est l’œuvre de la possession du Cheitân ! Quant à moi, j’avais bien averti le marchand de Mossoul de ne point oublier de fermer la porte derrière lui, pour éviter l’entrée du Cheitân dans notre maison ; mais il a omis de le faire, et nous a causé de la sorte tous ces désagréments ! » Puis il ajouta : « Maintenant que je sens bien que ma cervelle n’est plus renversée et que les extravagances sont finies, je te prie, ô tendre mère, de parler au portier de l’hôpital des fous pour que je sois délivré de cette cage et des supplices que j’endure ici tous les jours ! » Et la mère d’Aboul-Hassân courut, sans différer davantage, avertir le portier que son fils avait recouvré la raison. Et le portier vint avec elle examiner Aboul-Hassân et l’interroger. Et comme les réponses étaient sensées, et qu’il reconnaissait être Aboul-Hassân et non plus Haroun Al-Rachid, le portier le tira de la cage et le délivra de ses chaînes. Et Aboul-Hassân, pouvant à peine se tenir sur ses jambes, regagna lentement sa maison, aidé par sa mère, et y resta couché plusieurs jours, jusqu’à ce que les forces lui fussent revenues, et que les effets des coups reçus se fussent un peu amendés.

Alors, comme il commençait à s’ennuyer de sa solitude, il se décida à reprendre sa vie d’autrefois, et à aller, vers le coucher du soleil, s’asseoir au bout du pont pour attendre l’arrivée de l’hôte étranger que pouvait lui envoyer la destinée.

Or, précisément, ce soir-là était le premier du mois ; et le khalifat Haroun Al-Rachid, qui, selon son habitude se déguisait en marchand au commencement de chaque mois, était sorti en secret de son palais, à la recherche de quelque aventure, et aussi pour voir par lui-même si le bon ordre régnait dans la ville comme il le souhaitait. Et il arriva de la sorte sur le pont, à l’extrémité duquel était assis Aboul-Hassân. Et Aboul-Hassân, qui guettait l’apparition des étrangers, ne fut pas long à apercevoir le marchand de Mossoul, qu’il avait déjà hébergé, et qui s’avançait de son côté, suivi, comme la première fois d’un grand esclave.

À cette vue, Aboul-Hassân, soit parce qu’il considérait le marchand de Mossoul comme la cause première de ses malheurs, soit parce qu’il avait pour habitude de ne jamais faire semblant de reconnaître les personnes qu’il avait invitées chez lui, se hâta de tourner la tête dans la direction du fleuve, pour n’être point obligé de saluer son ancien hôte. Mais le khalifat, qui, par ses espions, avait appris tout ce qui était arrivé à Aboul-Hassân depuis son absence, et le traitement qu’il avait subi à l’hôpital des fous, ne voulut point laisser passer cette occasion de se divertir encore davantage aux dépens d’un homme si singulier. Et, d’ailleurs, le khalifat, qui avait un cœur généreux et magnanime, avait également résolu de réparer un jour, autant qu’il serait en son pouvoir de le faire, le dommage subi par Aboul-Hassân, et de lui rendre d’une manière ou d’une autre, en bienfaits, le plaisir qu’il avait éprouvé en sa compagnie. Aussi, dès qu’il eut aperçu Aboul-Hassân, il s’approcha de lui, et pencha la tête par-dessus son épaule, vu qu’Aboul-Hassân tenait obstinément le visage tourné du côté du fleuve, et, le regardant dans les yeux, lui dit : « Le salam sur toi, ô mon ami Aboul-Hassân ! Mon âme désire t’embrasser ! » Mais Aboul-Hassân, sans le regarder et sans bouger, lui répondit : « Il n’y a pas de salam de moi à toi ! Marche ! Je ne te connais pas ! « Et le khalifat s’écria : « Comment, Aboul-Hassân ? Tu ne reconnais pas l’hôte que tu as hébergé toute une nuit chez toi ? » Il répondit : « Non, par Allah ! je ne te reconnais pas ! Va en ta voie ! » Mais Al-Rachid insista auprès de lui, et dit : « Pourtant, moi je te reconnais bien, et ne puis croire que tu m’aies si complètement oublié, alors qu’il y a à peine un mois d’écoulé depuis notre dernière entrevue et la soirée agréable que j’ai passée seul à seul avec toi, dans ta maison ! » Et, comme Aboul-Hassân continuait à ne pas répondre, en lui faisant signe de s’en aller, le khalifat lui jeta les bras autour du cou et se mit à l’embrasser, et lui dit : « Ô mon frère Aboul-Hassân, comme c’est mal à toi de me faire une telle plaisanterie ! Quant à moi, je suis bien décidé à ne pas te quitter avant que tu m’aies conduit une seconde fois dans ta maison et que tu m’aies raconté la cause de ton ressentiment contre moi. Car je vois bien que tu as quelque chose à me reprocher, à la manière dont tu me repousses ! » Aboul-Hassân, d’un ton indigné, s’écria : « Moi, te conduire une seconde fois à ma maison, ô visage de mauvais augure, après tout le mal dont ta venue chez moi a été la cause ? Allons ! tourne le dos et fais-moi voir la largeur de tes épaules ! » Mais le khalifat l’embrassa une seconde fois et lui dit : « Ah ! mon ami Aboul-Hassân, comme tu me traites durement ! S’il est vrai que ma présence chez toi t’a été une cause de malheur, sois bien persuadé que me voici prêt à réparer tout le dommage qu’involontairement je t’ai causé ! Raconte-moi donc ce qui s’est passé et le mal dont tu as pu souffrir, afin que je puisse y apporter un remède ! » Et, malgré les protestations d’Aboul-Hassân, il s’accroupit à côté de lui, sur le pont, et lui entoura le cou de son bras, comme un frère fait à son frère, et attendit la réponse.

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT QUARANTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… Et, malgré les protestations d’Aboul-Hassân, il s’accroupit à côté de lui sur le pont, et lui entoura le cou de son bras, comme un frère fait à son frère, et attendit la réponse.

Alors Aboul-Hassân, gagné par les caresses, finit par dire : « Je veux bien te raconter les choses étranges qui me sont arrivées depuis notre soirée, et les malheurs qui s’en suivirent. Et tout cela à cause de cette porte que tu as omis de fermer derrière toi, et par où est entrée la Possession ! » Et il raconta tout ce qu’il avait cru voir en réalité et qu’il supposait être, sans aucun doute, une illusion suscitée par le Cheitân, et tous les malheurs et les mauvais traitements qu’il avait endurés dans la maison des fous, et le scandale causé dans le quartier par toute cette affaire, et la mauvaise réputation qu’il avait définitivement acquise auprès de tous les voisins ! Et il n’omit aucun détail, et apporta dans son récit une telle véhémence, et narra avec tant de crédulité l’histoire de sa prétendue Possession, que le khalifat ne put s’empêcher de pousser un grand éclat de rire ! Et Aboul-Hassân ne sut exactement à quoi attribuer ce rire, et lui demanda : « N’as-tu donc pas pitié du malheur qui s’est abattu sur ma tête, pour te moquer ainsi de moi ? Ou bien t’imagines-tu que c’est moi qui me moques de toi en te racontant une histoire imaginaire ? S’il en est ainsi, je vais lever tes doutes, et te donner les preuves de ce que j’avance ! » Et, ce disant, il retira les manches de sa robe et mit à nu ses épaules, son dos et son derrière, et montra de la sorte au khalifat les cicatrices et les colorations de sa peau meurtrie par les coups de nerf de bœuf.

À cette vue, le khalifat ne put s’empêcher de compatir réellement au sort du malheureux Aboul-Hassân. Il cessa dès lors d’avoir à son sujet nulle intention de raillerie, et l’embrassa cette fois avec beaucoup de véritable affection, et lui dit : « Par Allah sur toi, mon frère Aboul-Hassân, je te supplie de m’emmener à ta maison pour cette nuit encore, car je souhaite me réjouir l’âme de ton hospitalité. Et tu verras que demain Allah te rendra au centuple ton bienfait ! » Et il continua à lui dire de si bonnes paroles et à l’embrasser si affectueusement qu’il le décida, malgré sa résolution de ne jamais recevoir deux fois la même personne, à l’emmener à sa maison. Mais, en chemin, il lui dit : « Je cède à tes importunités, mais bien à regret. Et en retour je ne veux te demander qu’une seule chose, c’est de ne pas oublier cette fois de fermer la porte, en sortant demain matin de ma maison ! » Et le khalifat, étouffant en son intérieur le rire qui le secouait à cette croyance qu’avait toujours Aboul-Hassân de l’entrée chez lui du Cheitân par la porte ouverte, lui promit par serment qu’il prendrait soin de la fermer. Et ils arrivèrent de la sorte à la maison.

Lorsqu’ils furent entrés, et qu’ils se furent un peu reposés, l’esclave les servit et, après le repas, leur apporta les boissons. Et, la coupe à la main, ils se mirent à s’entretenir agréablement de choses et d’autres, jusqu’à ce que la boisson eût fermenté dans leur raison. Alors le khalifat mit adroitement la causerie sur les choses de l’amour, et demanda à son hôte s’il lui était arrivé de s’éprendre violemment des femmes, ou s’il s’était déjà marié, ou s’il était toujours resté célibataire. Et Aboul-Hassân répondit : « Je dois te dire, ô mon maître, que jusqu’aujourd’hui je n’ai aimé véritablement que les gais compagnons, les mets délicats, les boissons et les parfums ; et je n’ai rien trouvé de supérieur dans la vie à la causerie, la coupe à la main, avec les amis. Mais cela ne signifie point que je ne sache pas à l’occasion reconnaître les mérites d’une femme, surtout si elle est semblable à l’une de ces merveilleuses adolescentes que le Cheitân m’avait laissé voir dans ces songes fantastiques qui m’avaient rendu fou ; une de ces adolescentes toujours de belle humeur, qui savent chanter, jouer des instruments, danser et calmer l’enfant dont nous sommes les héritiers ; qui consacrent leur vie à notre plaisir et s’étudient à nous plaire et à nous divertir. Certes ! si jamais je rencontrais une telle adolescente, je me hâterais de l’acheter à son père et de me marier avec elle et d’avoir pour elle un profond attachement. Mais cette espèce-là n’existe que chez l’émir des Croyants et tout au plus chez le grand-vizir Giafar ! C’est pourquoi, ô mon maître, au lieu de tomber sur une femme qui risquerait de me gâter la vie par sa mauvaise humeur et ses imperfections, je préfère de beaucoup la société des amis de passage et des vieilles bouteilles que voici. De cette façon, ma vie est tranquille, et, si je deviens pauvre, je mangerai seul le pain noir de la misère ! »

Et, disant ces paroles, Aboul-Hassân vida d’un trait la coupe que lui tendait le khalifat, et roula aussitôt sur le tapis, la tête avant les pieds. Car le khalifat avait pris soin, cette fois encore, de mélanger au vin un peu de poudre de bang crétois. Et aussitôt l’esclave, sur un signe de son maître, chargea Aboul-Hassân sur son dos et sortit de la maison, suivi par le khalifat qui, cette fois, n’ayant plus l’intention de renvoyer Aboul-Hassân à sa maison, ne manqua pas de fermer soigneusement la porte derrière lui. Et ils arrivèrent au palais et, sans bruit, glissèrent à l’intérieur par la porte secrète, et pénétrèrent dans les appartements réservés…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vît apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT QUARANTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… Et ils arrivèrent au palais et, sans bruit, glissèrent à l’intérieur par la porte secrète, et pénétrèrent dans les appartements réservés.

Alors, le khalifat fit étendre Aboul-Hassân sur son propre lit, comme la première fois, et le fit vêtir de la même manière. Et il donna les mêmes ordres que précédemment, et recommanda à Massrour de venir le réveiller de bon matin, avant l’heure de la prière. Et il alla se coucher dans une pièce voisine.

Or, le lendemain matin, à l’heure dite, le khalifat, éveillé par Massrour, se rendit à la chambre où était encore assoupi Aboul-Hassân, et fit venir en sa présence toutes les adolescentes qui, la première fois, s’étaient trouvées dans les différentes salles traversées par Aboul-Hassân, ainsi que toutes les musiciennes et les chanteuses. Et il les fit ranger en bon ordre, et leur donna ses instructions. Puis, après avoir fait respirer un peu de vinaigre à Aboul-Hassân, qui aussitôt rendit par le nez un peu de pituite en éternuant, il se cacha derrière le rideau, et donna le signal convenu.

Aussitôt les chanteuses mêlèrent en chœur leurs voix délicieuses au son des harpes, des flûtes et des hautbois, et firent entendre un concert semblable au concert des anges dans le paradis. Et Aboul-Hassân, à ce moment, sortit de son assoupissement, et, avant que d’ouvrir les yeux, il entendit cette musique pleine d’harmonie qui acheva de l’éveiller. Et il ouvrit alors les yeux et se vit environné par les vingt-huit adolescentes qu’il avait rencontrées dans les quatre salles, sept par sept ; et il les reconnut en un clin d’œil, ainsi que le lit, la chambre, les tentures et les ornements. Et il reconnut également les mêmes voix qui l’avaient charmé les premières fois. Et alors il se leva, les yeux écarquillés, sur son séant, et passa à plusieurs reprises la main sur son visage, pour bien s’assurer de son état de veille.

À ce moment, ainsi qu’il avait été d’avance convenu, le concert cessa et un grand silence régna dans la chambre. Et toutes les dames baissèrent modestement les yeux devant les yeux augustes qui les regardaient. Alors Aboul-Hassân, à la limite de la stupéfaction, se mordit les doigts et s’écria, au milieu du silence : « Malheur à toi, ya Aboul-Hassân, ô fils de ta mère ! Maintenant, c’est l’illusion ; mais demain le nerf de bœuf, les chaînes, l’hôpital des fous et la cage de fer ! » Puis il cria encore : « Ah ! infâme marchand de Mossoul, puisses-tu étouffer dans les bras du Cheitân, ton maître, au fond de l’enfer. C’est encore toi qui, sans doute, n’ayant pas fermé la porte, a laissé le Cheitân entrer dans ma maison et me posséder. Et maintenant le Malin me renverse la cervelle et me fait voir des choses extravagantes. Qu’Allah te confonde, ô Cheitân, toi, ainsi que tes suppôts et tous les marchands de Mossoul ! » Et puisse la ville de Mossoul en entier s’écrouler sur ses habitants, et les étouffer sous ses décombres ! Puis il ferma les yeux, et les ouvrit, et les referma encore et les rouvrit, et cela à plusieurs reprises, et il s’écria : « Ô pauvre Aboul-Hassân, ce que tu as de mieux à faire, c’est de te rendormir tranquille, et de ne te réveiller que lorsque tu auras bien senti que le Malin est sorti de ton corps et que ta cervelle s’est rétablie à sa place ordinaire ! Sinon gare, demain, ce que tu sais ! » Et, disant ces paroles, il se rejeta dans son lit, ramena la couverture par-dessus sa tête, et, pour se donner à lui-même l’illusion de dormir, se mit à ronfler comme un chameau en rut ou comme un troupeau de buffles dans l’eau.

Or, le khalifat, derrière le rideau, fut, de voir et d’entendre cela, secoué d’un rire tel qu’il faillit étouffer.

Quant à Aboul-Hassân, il ne put réussir à dormir, car la jeune Canne-à-Sucre, sa préférée, s’approcha, suivant les instructions qu’elle avait reçues, du lit où il ronflait sans dormir, et s’assit sur le bord du lit, et, d’une voix gentille, dit à Aboul-Hassân : « Ô émir des Croyants, je préviens Ta Hautesse que c’est le moment de se réveiller pour la prière du matin ! » Mais Aboul-Hassân, d’une voix sourde, cria de dessous la couverture : « Confondu soit le Malin ! Retire-toi, ô Cheitân ! » Canne-à-Sucre, sans se déconcerter, reprit : « Sans doute l’émir des Croyants est sous l’effet d’un mauvais rêve ! Ce n’est pas le Cheitân qui te parle, ô mon seigneur, c’est la petite Canne-à-Sucre ! Éloigné soit le Malin ! Je suis la petite Canne-à-Sucre, ô émir des Croyants…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT QUARANTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

« … Je suis la petite Canne-à-Sucre, ô émir des Croyants ! »

À ces paroles, Aboul-Hassân rejeta la couverture et, ouvrant les yeux, il vit en effet, assise sur le bord du lit, la petite Canne-à-Sucre, sa préférée, et, debout devant lui, sur trois rangs, les autres adolescentes qu’il reconnut une à une, Feuille-de-Rose, Cou-d’Albâtre, Bouquet-de-Perles, Étoile-du-Matin, Aube-du-Jour, Grain-de-Musc, Cœur-de-Grenade, Bouche-de-Corail, Noix-Muscade, Force-des-Cœurs, et les autres ! Et, à cette vue, il se frotta les yeux à se les enfoncer dans le crâne, et s’écria : « Qui êtes-vous ? et qui suis-je ? » Et toutes répondirent en chœur sur des tonalités différentes : « Gloire à notre maître le khalifat Haroun Al-Rachid, émir des Croyants, roi du monde ! » Et Aboul-Hassân, à la limite de la stupéfaction, demanda : « Ne suis-je donc pas Aboul-Hassân le Débauché ? » Elles répondirent en chœur, sur des tonalités différentes : « Éloigné soit le Malin ! Tu n’es pas Aboul-Hassân, mais Aboul-Hossn[1] ! Tu es notre souverain et la couronne sur notre tête ! » Et Aboul-Hassân se dit : « Cette fois, je vais bien voir si je dors ou si je veille ! » Et se tournant vers Canne-à-Sucre, il lui dit : « La petite, viens-t’en par ici ! » Et Canne-à-Sucre avança la tête, et Aboul-Hassân lui dit : « Mords-moi l’oreille ! » Et Canne-à-Sucre enfonça ses petites dents dans le lobe de l’oreille d’Aboul-Hassân, mais si cruellement qu’il se mit à hurler de travers, d’une façon épouvantable. Puis il s’écria : « Certes ! je suis l’émir des Croyants, Haroun Al-Rachid en personne ! »

Aussitôt les instruments de musique se mirent à jouer en même temps, sur un mode entraînant, un pas de danse, et les chanteuses entonnèrent une vive chanson, en chœur. Et toutes les adolescentes, se prenant la main, formèrent un grand cercle dans la chambre et, levant leurs pieds avec légèreté, se mirent à danser autour du lit, en répondant au chant principal par le refrain, et cela avec un tel entrain et une telle folie, qu’Aboul-Hassân, exalté soudain et pris d’enthousiasme, rejeta couvertures et coussins, lança son bonnet de nuit en l’air, sauta du lit, se déshabilla complètement en s’arrachant les vêtements, et, le zebb en avant, et le cul nu, il se jeta entre les adolescentes et se mit à danser avec elles, en faisant mille contorsions, et secouant son ventre, son zebb et son derrière, au milieu des éclats de rire et du tumulte grandissant. Et il fit tant de bouffonneries, et exécuta de tels mouvements divertissants, que le khalifat, derrière le rideau, ne put plus contenir l’explosion de son hilarité, et se mit à lancer une suite d’éclats de rire si forts qu’ils dominèrent le vacarme de la danse et le chant et le bruit des tambours de basque, des instruments à cordes et des instruments à vent ! Et il fut prit de hoquet, et tomba sur le derrière, et faillit perdre connaissance. Mais il parvint à se relever et, écartant le rideau, il avança la tête et cria : « Aboul-Hassân, ya Aboul-Hassân, as-tu donc juré de me faire mourir étouffé de rire ? »

À la vue du khalifat et au son de sa voix, la danse cessa tout d’un coup, les adolescentes se figèrent immobiles à la place où elles se trouvaient respectivement, et le bruit cessa si complètement que l’on eût entendu résonner la chute d’une aiguille sur le sol. Et Aboul-Hassân, stupéfait, s’arrêta comme les autres et tourna la tête dans la direction de la voix. Et il aperçut le khalifat, et, du même coup d’œil, reconnut en lui le marchand de Mossoul. Alors, rapide comme l’éclair qui brille, la compréhension de la cause de tout ce qui lui était arrivé lui traversa l’esprit. Et du coup il devina toute la plaisanterie. Aussi, loin de se déconcerter ou de se troubler, il fit semblant de ne point reconnaître la personne du khalifat ; et, voulant à son tour se divertir, il s’avança vers le khalifat et lui cria : « Ha ! ha ! te voilà donc, ô marchand de mon cul ! Attends ! tu vas voir comment je vais t’apprendre à laisser ouvertes les portes des honnêtes gens ! » Et le khalifat se mit à rire de tout son gosier, et répondit : « Par les mérites de mes saints aïeux, ô Aboul-Hassân, mon frère, je fais le serment, pour te dédommager de toutes les tribulations que nous t’avons causées, de t’accorder tout ce que peut souhaiter ton âme ! Et tu seras désormais, dans mon palais, traité comme mon frère ! » Et il l’embrassa avec effusion, en le tenant serré contre sa poitrine,

Après quoi, il se tourna vers les adolescentes et leur ordonna de revêtir son frère Aboul-Hassân d’habits tirés de son armoire particulière, en lui choisissant ce qu’il y avait de plus riche et de plus somptueux. Et les adolescentes se hâtèrent d’exécuter l’ordre. Et quand Aboul-Hassân fut complètement habillé, le khalifat lui dit : « Maintenant, Aboul-Hassân, parle ! Tout ce que tu me demanderas te sera accordé à l’instant ! » Et Aboul-Hassân embrassa la terre entre les mains du khalifat, et répondit : « Je ne veux demander qu’une chose à notre généreux maître, c’est de m’accorder la faveur de vivre toute ma vie à son ombre ! » Et le khalifat, extrêmement touché de la délicatesse des sentiments d’Aboul-Hassân, lui dit : « J’apprécie beaucoup ton désintéressement, ya Aboul-Hassân ! Aussi, non seulement je te choisis dès cet instant comme mon compagnon de coupe et comme mon frère, mais je t’accorde l’entrée libre et la sortie libre, à toute heure du jour et de la nuit, sans demande d’audience et sans demande d’absence. Bien plus ! Je veux que même l’appartement de Sett Zobéida, la fille de mon oncle, ne te soit point interdit comme aux autres. Et lorsque j’y entrerai, tu seras avec moi, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit ! »

En même temps, le khalifat assigna à Aboul-Hassân un splendide logement dans le palais, et commença par lui donner, comme premiers émoluments, dix mille dinars d’or. Et il lui promit qu’il veillerait lui-même à ne jamais le laisser manquer de rien. Après quoi, il le quitta pour aller au diwân régler les affaires du royaume…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT QUARANTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… Après quoi, il le quitta pour aller au diwân régler les affaires du royaume.

Alors, Aboul-Hassân ne voulut pas différer davantage d’aller informer sa mère de tout ce qui venait de lui arriver. Et il courut la trouver et lui raconta, par le détail, les faits étranges qui s’étaient produits, depuis le commencement jusqu’à la fin. Mais il n’y a pas d’utilité à les répéter. Et il ne manqua pas de lui expliquer, vu que son esprit à elle n’aurait pu tout seul arriver à cette compréhension, que c’était le khalifat lui-même qui lui avait joué tous ces tours, simplement pour se divertir. Et il ajouta : « Mais puisque tout a fini par tourner à mon avantage, qu’Allah le Bienfaiteur soit glorifié ! » Puis il se hâta de la quitter, en lui promettant qu’il reviendrait la voir tous les jours, et reprit le chemin du palais, tandis que le bruit de son aventure avec le khalifat et de sa situation nouvelle se répandait dans tout le quartier, et de là à travers tout Baghdad, pour ensuite gagner les provinces proches et reculées.

Quant à Aboul-Hassân, la faveur dont il jouissait auprès du khalifat, au lieu de le rendre arrogant ou désagréable, ne fit qu’exalter sa bonne humeur, son caractère jovial et sa gaieté. Et il ne se passait pas de jour où il ne divertit le khalifat et toutes les personnes du palais, les grands et les petits, par ses saillies pleines d’esprit et ses plaisanteries. Et le khalifat, qui ne pouvait plus se passer de sa société, le menait partout avec lui, même dans les appartements réservés, et chez son épouse, Sett Zobéida : ce qui était une faveur que jamais il n’avait accordée, même à son grand-vizir Giafar.

Or Sett Zobéida ne tarda pas à remarquer qu’Aboul-Hassân, chaque fois qu’il se trouvait avec le khalifat dans l’appartement des femmes, s’obstinait à fixer les yeux sur une de ses suivantes, celle précisément qui s’appelait Canne-à-Sucre, et que la petite, sous les regards d’Aboul-Hassân, devenait toute rouge de plaisir. C’est pourquoi elle dit un jour à son époux : « Ô émir des Croyants, sans doute que tu as remarqué, comme moi, les signes péremptoires d’amour qu’échangent Aboul-Hassân et la petite Canne-à-Sucre. Que penses-tu donc d’un mariage entre eux ? » Il répondit : « Cela se peut. Et je n’y vois pas d’inconvénient. J’aurais dû d’ailleurs y penser moi-même depuis longtemps. Mais les affaires du règne m’ont fait oublier ce soin-là. Et j’en suis fort contrarié, car j’avais promis à Aboul-Hassân, lors de la seconde soirée dans sa maison, de lui trouver une épouse de choix. Or je vois que Canne-à-Sucre fera bien l’affaire. Et nous n’avons plus qu’à les interroger tous deux pour voir si le mariage est à leur goût. »

Aussitôt ils firent venir Aboul-Hassân et Canne-à-Sucre, et leur demandèrent s’ils consentaient à se marier ensemble. Et Canne-à-Sucre, pour toute réponse, se contenta de rougir à l’extrême, et se jeta aux pieds de Sett Zobéida, en lui baisant le pan de sa robe, en signe de remercîment. Mais Aboul-Hassân répondit : « Certes, ô émir des Croyants, ton esclave Aboul-Hassân est le noyé de ta générosité. Mais avant de prendre chez lui, comme épouse, cette charmante jouvencelle dont le nom seul peint déjà les exquises qualités, je voudrais, avec ta permission, que notre maîtresse Sett Zobéida lui posât une question… » Et Sett Zobéida sourit et dit : « Et quelle est cette question, ô Aboul-Hassân ? » Il répondit : « Ô ma maîtresse, je voudrais savoir si mon épouse aime ce que j’aime. Or, moi, je dois te l’avouer, ô ma maîtresse, les seules choses que j’estime, sont la gaieté par le vin, le plaisir par les mets et la joie par le chant et les beaux vers ! Si donc Canne-à-Sucre aime ces choses-là, et que, en outre, elle soit sensible et ne dise jamais non à ce que tu sais, ô ma maîtresse, je consens à l’aimer d’un grand amour. Sinon, par Allah ! je reste célibataire ! » Et Sett-Zobéida, à ces paroles, se tourna en riant vers Canne-à-Sucre, et lui demanda : « Tu as entendu… Qu’as-tu à répondre ? » Et Canne-à-Sucre répondit en faisant avec la tête un signe qui signifiait oui.

Alors, le khalifat fit venir, sans tarder, le kâdi et les témoins qui écrivirent le contrat de mariage. Et, à cette occasion, on donna au palais de grands festins et de grandes réjouissances, pendant trente jours et trente nuits, au bout desquels les deux époux purent jouir l’un de l’autre, en toute tranquillité. Et ils passaient leur vie à manger, à boire et à rire aux éclats, en dépensant sans compter ! Et les plateaux des mets, des fruits, des pâtisseries et des boissons n’étaient jamais vides dans leur maison, et la joie et les délices marquaient tous leurs instants. Aussi, au bout d’un certain temps, à force de dépenser leur argent en festins et en divertissements, il ne leur resta plus rien entre les mains. Et, comme le khalifat, à cause du souci des affaires, avait oublié de fixer des émoluments réguliers à Aboul-Hassân, ils se réveillèrent un matin dénués de tout argent, et ne purent, ce jour-là, régler les traiteurs qui leur faisaient toutes les avances. Et ils se trouvèrent bien malheureux, et n’osèrent, par discrétion, alla demander quoique ce fût au khalifat ou à Sett Zobéida. Alors ils baissèrent la tête et se mirent à réfléchir sur la situation. Mais, le premier, Aboul-Hassân releva la tête et dit : « Certes, nous avons été bien prodigues ! Et je ne veux pas m’exposer à la honte d’aller demander de l’or, comme un mendiant. Et je ne veux pas davantage que tu ailles toi-même en demander à Sett Zobéida ! Aussi j’ai réfléchi à ce qu’il nous reste à faire, ô Canne-à-Sucre ! » Et Canne-à-Sucre répondit, en soupirant : « Parle ! Je suis prête à t’aider dans tes projets, car nous ne pouvons aller quémander, et, d’un autre côté, nous ne pouvons changer notre train de vie et diminuer nos dépenses, au risque de voir les autres nous regarder avec moins de considération ! » Et Aboul-Hassân dit : « Je savais bien, ô Canne-à-Sucre, que tu ne refuserais jamais de m’aider dans les diverses circonstances où nous nous trouverions de par les arrêts du destin ! Eh bien, sache qu’il n’y a plus pour nous qu’un seul moyen de nous tirer d’embarras, ô Canne-à-Sucre ! » Elle répondit : « Dis-le vite ! » Il dit : « C’est de nous laisser mourir…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT QUARANTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

« … C’est de nous laisser mourir ! »

À ces paroles, la jeune Canne-à-Sucre, épouvantée, s’écria : « Non, par Allah ! moi je ne veux pas mourir ! Et tu peux employer pour toi seul ce moyen-là ! » Aboul-Hassân, sans s’émouvoir ni se fâcher, répondit : « Ah ! fille de la femme, je savais bien, quand j’étais célibataire, que rien ne valait la solitude ! Et la faiblesse de ton jugement me le montre plus que jamais ! Si, au lieu de me répondre avec cette promptitude, tu avais pris la peine de me demander des explications, tu te serais réjouie à l’extrême de cette mort que je te proposais et que je te propose encore ! Ne comprends-tu donc pas qu’il s’agit pour nous, afin d’avoir de l’or pour tout le restant de notre vie, de mourir d’une mort feinte et non point d’une mort véritable ? » À ces paroles, Canne-à-Sucre se mit à rire et demanda : « Et comment cela ? » Il dit : « Écoute donc ! Et n’oublie rien de ce que je vais t’enseigner. Voici ! Une fois que je serai mort, ou plutôt une fois que j’aurai feint d’être mort, car c’est moi qui mourrai le premier, tu prendras un linceul et tu m’y enseveliras. Cela fait, tu me mettras au milieu de cette chambre où nous sommes, dans la position prescrite, le turban posé sur le visage, et le visage et les pieds tournés dans la direction de la Kaaba sainte, vers la Mecque. Puis tu te mettras à pousser des cris perçants, à hurler de travers, à verser les larmes ordinaires et extraordinaires, à déchirer tes vêtements, et à faire semblant de t’arracher les cheveux ! Et, quand tu te seras bien mise dans cet état-là, tu iras, tout en pleurs et les cheveux défaits, te présenter à ta maîtresse Sett Zobéida, et, par des paroles entrecoupées de sanglots et d’évanouissements divers, tu lui raconteras ma mort en des termes attendrissants, puis tu t’affaleras sur le sol où tu resteras une heure de temps, pour ne reprendre tes sens qu’une fois noyée sous l’eau de roses dont on ne manquera pas de t’arroser. Et alors tu verras, ô Canne-à-Sucre, comment l’or entrera dans notre maison ! »

À ces paroles, Canne-à-Sucre répondit : « Certes ! cette mort-là est possible. Et je consens à t’aider à l’accomplir ! » Puis elle ajouta : « Mais, moi, quand et de quelle façon me faudra-t-il mourir ? » Il dit : « Commence d’abord par faire ce que je viens de te dire. Et ensuite Allah pourvoira ! » Et il ajouta : « Voici ! Je suis mort. » Et il s’étendit au milieu de la pièce, et fit le mort.

Alors, Canne-à-Sucre le déshabilla, l’ensevelit dans un linceul, lui tourna les pieds dans la direction de la Mecque, et lui posa le turban sur le visage. Après quoi, elle se mit à exécuter tout ce qu’Aboul-Hassân lui avait dit de faire en fait de cris perçants, de hurlements de travers, de larmes ordinaires et extraordinaires, de déchirement d’habits, d’arrachement de cheveux et de griffage de joues. Et, lorsqu’elle se fut mise dans l’état prescrit, elle alla, le visage jaune comme le safran et les cheveux épars, se présenter à Sett Zobéida, et commença par se laisser tomber tout de son long aux pieds de sa maîtresse, en poussant un gémissement capable de fendre le cœur de la roche.

À cette vue, Sett Zobéida, qui avait déjà entendu de son appartement les cris perçants et les hurlements de deuil qu’avait poussés Canne-à-Sucre dans le loin, ne douta plus, en voyant sa favorite Canne-à-Sucre dans cet état, que la mort n’eût fait son œuvre sur son époux Aboul-Hassân. Aussi, affligée à la limite de l’affliction, elle lui prodigua elle-même tous les soins que comportait son état, et la prit sur ses genoux, et réussit à la rappeler à la vie. Mais Canne-à-Sucre, éplorée et les yeux baignés de larmes, continua à gémir et à se griffer et à se tirer les cheveux et à se frapper les joues et la poitrine, en soupirant, à travers ses sanglots, le nom d’Aboul-Hassân. Et elle finit par raconter, en mots entrecoupés, qu’il était mort, pendant la nuit, d’une indigestion. Et elle ajouta, en se donnant un dernier coup sur la poitrine : « Il ne me reste plus qu’à mourir à mon tour. Mais qu’Allah prolonge d’autant la vie de notre maîtresse ! » Et elle se laissa encore une fois tomber aux pieds de Sett Zobéida ; et elle s’évanouit de douleur.

À cette vue, toutes les femmes se mirent à se lamenter autour d’elle, et à regretter la mort de cet Aboul-Hassân qui les avait tant diverties de son vivant par ses plaisanteries et sa bonne humeur. Et, par leurs pleurs et leurs soupirs, elles témoignèrent à Canne-à-Sucre, revenue de son évanouissement à force d’avoir été aspergée d’eau de roses, la part qu’elles prenaient à son deuil et à sa douleur.

Quant à Sett Zobéida, qui pleurait elle aussi, avec ses suivantes, la mort d’Aboul-Hassân, elle finit, après toutes les formules de condoléance que l’on dit en pareille circonstance, par appeler sa trésorière, et elle lui dit : « Va vite prendre, sur ma cassette particulière, un sac de dix mille dinars d’or, et apporte-le à cette pauvre, cette éplorée Canne-à-Sucre, afin qu’elle puisse faire célébrer dignement les funérailles de son époux Aboul-Hassân ! » Et la trésorière s’empressa d’exécuter l’ordre et fit charger le sac d’or sur le dos d’un eunuque qui alla le déposer à la porte de l’appartement d’Aboul-Hassân.

Ensuite Sett Zobéida embrassa sa suivante et lui dit encore de bien douces paroles, pour la consoler, et l’accompagna jusqu’à la sortie, en lui disant : « Qu’Allah te fasse oublier ton affliction, ô Canne-à-Sucre, et guérisse tes blessures, et prolonge ta vie de toutes les années qu’a perdues le défunt…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT QUARANTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« … Qu’Allah te fasse oublier ton affliction, ô Canne-à-Sucre, et guérisse tes blessures, et prolonge ta vie de toutes les années qu’a perdues le défunt ! » Et l’éplorée Canne-à-Sucre baisa la main de sa maîtresse, en pleurant, et revint toute seule à son appartement.

Elle entra donc dans la pièce où Aboul-Hassân l’attendait, étendu toujours comme mort et enveloppé du linceul, et referma la porte en entrant, et commença par faire un éclat de rire de bon augure. Et elle dit à Aboul-Hassân : « Lève-toi donc d’entre les morts, ô père de la finesse, et viens traîner avec moi ce sac d’or, fruit de ta fourberie ! Par Allah, ce n’est pas encore aujourd’hui que nous mourrons de faim ! » Et Aboul-Hassân se hâta, aidé par sa femme, de se débarrasser du linceul, et, sautant sur ses deux pieds, il courut au sac de l’or et le traîna au milieu de la pièce, et se mit à danser autour, sur un seul pied.

Après quoi il se tourna vers son épouse et la félicita de la réussite de l’affaire et lui dit : « Mais ce n’est pas tout, ô femme ! À ton tour maintenant de mourir comme je l’ai fait, et à mon tour de gagner le sac ! El nous verrons de la sorte si je serai aussi habile auprès du khalifat que tu l’as été auprès de Sett Zobéida. Car il faut bien que le khalifat, qui s’est tellement diverti à mes dépens autrefois, sache bien qu’il n’est pas le seul à réussir dans ses plaisanteries ! Mais il est inutile de perdre le temps en vains propos ! Allons ! tu es morte ! »

Et Aboul-Hassân accommoda sa femme dans le linceul où elle l’avait elle-même enseveli, la plaça au milieu de la pièce, là même où il avait été étendu, lui tourna les pieds dans la direction de la Mecque et lui recommanda de ne plus donner signe de vie, quoi qu’il arrivât ! Cela fait, il s’accommoda lui-même tout à rebours de sa mise ordinaire, défit à moitié son turban, se frotta les yeux d’oignon pour se faire pleurer à grandes larmes, et, se déchirant les habits et s’arrachant la barbe et se frappant la poitrine à grands coups de poing, il courut trouver le khalifat qui, à ce moment, était entouré de son grand-vizir Giafar, de Massrour et de plusieurs chambellans, au milieu du diwân. Et le khalifat, de voir en cet état d’affliction et d’égarement le même Aboul-Hassân qu’il savait d’ordinaire si jovial et si insouciant, fut à la limite de l’étonnement et de l’affliction et, interrompant la séance du diwân, il se leva de sa place et courut à Aboul-Hassân qu’il pressa de lui raconter la cause de sa douleur. Mais Aboul-Hassân, un mouchoir sur les yeux, ne répondit que par un redoublement de pleurs et de sanglots, pour enfin laisser échapper de ses lèvres, entre mille soupirs et mille feintes d’évanouissement, le nom de Canne-à-Sucre, disant : « Hélas ! ô pauvre Canne-à-Sucre ! hélas, ô modique de chance ! Que vais-je devenir sans toi ? »

À ces paroles et à ces soupirs, le khalifat compris qu’Aboul-Hassân venait lui annoncer la mort de Canne-à-Sucre, son épouse, et il en fut extrêmement affecté. Et les larmes lui vinrent aux yeux, et il dit à Aboul-Hassân, en lui posant le bras sur l’épaule : « Qu’Allah l’ait en sa miséricode ! Et qu’il prolonge tes jours de tous ceux qui ont été enlevés à cette douce et charmante esclave ! Nous te l’avions donnée pour qu’elle fût pour toi un sujet de joie, et voici maintenant qu’elle te devient une cause de deuil ! La pauvre ! » Et le khalifat ne put s’empêcher de pleurer à chaudes larmes. Et il s’essuya les yeux avec son mouchoir. Et Giafar et les autres vizirs et les assistants pleurèrent également à chaudes larmes, et s’essuyèrent les yeux comme l’avait fait le khalifat.

Puis le khalifat eut la même idée que Sett Zobéida ; et il fit venir le trésorier, et lui dit : « Compte à l’instant dix mille dinars à Aboul-Hassân, pour les frais des funérailles de sa défunte épouse ! Et fais-les-lui porter à la porte de son appartement ! » Et le trésorier répondit par l’ouïe et l’obéissance, et se hâta d’aller exécuter l’ordre ! Et Aboul-Hassân, plus éploré que jamais, baisa la main du khalifat et se retira en sanglotant.

Lorsqu’il fut arrivé dans la pièce où l’attendait Canne-à-Sucre, toujours enveloppée du linceul, il s’écria : « Eh bien ! crois-tu être la seule à gagner autant de pièces d’or que tu as versé de larmes ? Tiens ! Regarde mon sac ! » Et il traîna le sac au milieu de la pièce ; et, après avoir aidé Canne-à-Sucre à sortir du linceul, il lui dit : « Oui ! mais ce n’est pas tout, ô femme ! Il s’agit maintenant de faire en sorte que, lorsque notre fourberie sera connue, nous ne puissions pas attirer sur nous le courroux du khalifat et de Sett Zobéida ! Voici donc ce que nous allons faire… » Et il s’apprêta à instruire Canne-à-Sucre de ses intentions à ce sujet. Et voilà pour eux deux…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT QUARANTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Et voilà pour eux deux !

Quant au khalifat ! Lorsqu’il eut terminé la séance du diwân, que d’ailleurs il abrégea ce jour-là, il se hâta d’emmener Massrour et d’aller au palais de Sett Zobéida lui faire ses condoléances au sujet de la mort de son esclave favorite. Et il entr’ouvrit la porte de l’appartement de son épouse, et la vit, étendue sur son lit et entourée de ses suivantes qui lui séchaient les yeux et la consolaient. Et il s’approcha d’elle et lui dit : « Ô fille de l’oncle, puisses-tu vivre les années perdues par ta pauvre favorite Canne-à-Sucre ! » À ce compliment de condoléance, Sett Zobéida, qui attendait l’arrivée du khalifat pour lui dire elle-même ses compliments de condoléance au sujet de la mort d’Aboul-Hassân, fut extrêmement surprise, et, croyant que le khalifat avait été mal informé, s’exclama : « Préservée soit la vie de ma favorite Canne-à-Sucre, ô émir des Croyants ! C’est à moi plutôt à prendre part à ton deuil ! Puisses-tu vivre, et longtemps survivre à ton compagnon, le défunt Aboul-Hassân ! Si tu me vois, en effet, si affligée, ce n’est qu’à cause de la mort de ton ami, et non point de celle de Canne-à-Sucre qui est, béni soit Allah ! en bonne santé ! »

À ces paroles, le khalifat, qui avait toutes les raisons les meilleures pour croire qu’il avait été bien informé de la vérité, ne put s’empêcher de sourire ; et, se tournant vers Massrour, il lui dit : « Par Allah ! ô Massrour, que penses-tu de ces paroles de ta maîtresse ? Elle, si sensée et si sage d’ordinaire, voici qu’elle a des absences d’esprit, tout comme les autres femmes ! Tant il est vrai qu’elles sont toutes les mêmes, en somme ! Je viens la consoler, et elle essaie de me faire de la peine et de me tromper en m’annonçant une nouvelle qu’elle sait être fausse ! Enfin, parle-lui, toi-même ! Et dis-lui ce que tu as vu et entendu comme moi ! Peut-être qu’alors elle changera de discours, et n’essaiera plus de vouloir nous donner le change ! » Et Massrour, pour obéir au khalifat, dit à la princesse : « Ô ma maîtresse, notre maître l’émir des Croyants a raison ! Aboul-Hassân est en bonne santé et en forces excellentes, mais il pleure et se lamente sur la perte de son épouse Canne-à-Sucre, ta favorite, morte cette nuit d’une indigestion ! Sache, en effet, qu’Aboul-Hassân vient de sortir à l’instant du diwân, où il était venu nous annoncer lui-même la mort de son épouse. Et il est retourné chez lui, bien désolé, et gratifié, grâce à la générosité de notre maître, d’un sac de dix mille dinars d’or, pour les frais des funérailles ! »

Ces paroles de Massrour, loin de persuader Sett Zobéida, ne firent que la confirmer dans la croyance que le khalifat voulait plaisanter, et elle s’écria : « Par Allah, ô émir des Croyants, ce n’est point aujourd’hui l’occasion de faire, selon ta coutume, des plaisanteries ! Je sais bien ce que je dis ; et ma trésorière te dira ce que les funérailles d’Aboul-Hassân me coûtent. Nous devrions plutôt prendre davantage part au deuil de notre esclave, et ne point rire, comme nous le faisons, sans tact et sans mesure ! » Et le khalifat, à ces paroles, sentit la colère l’envahir et s’écria : « Que dis-tu, ô fille de l’oncle ? Par Allah, serais-tu donc devenue folle, pour dire de pareilles choses ? Je te dis que c’est Canne-à-Sucre qui est morte ! Et d’ailleurs il est bien inutile que nous disputions plus longtemps à ce sujet ! Je vais te donner la preuve de ce que j’avance ! » Et il s’assit sur le diwân et se tourna vers Massrour et lui dit : « Hâte-toi de te rendre à l’appartement d’Aboul-Hassân pour voir, bien que je n’aie point besoin d’autre preuve que celle qui m’est connue, quel est des deux époux celui qui est mort ! Et reviens vite nous dire ce qu’il en est ! » Et, pendant que Massrour se hâtait d’aller exécuter l’ordre, le khalifat se tourna vers Sett Zobéida et lui dit : « Ô fille de l’oncle, nous allons bien voir maintenant qui de nous deux a raison ! Mais, du moment que tu insistes tellement sur une chose si claire, je veux gager contre toi tout ce que tu voudras gager ! » Elle répondit : « J’accepte la gageure ! Et je veux gager ce que j’ai de plus cher au monde, à savoir mon pavillon des peintures, contre ce que tu veux me proposer, de quelque peu de valeur que cela puisse être ! » Il dit : « Je propose, contre ta gageure, ce que moi j’ai de plus cher au monde, à savoir mon palais des délices ! Je pense, de cette façon, que je n’abuse pas ! Car mon palais des délices est de beaucoup supérieur en valeur et en beauté à ton pavillon des peintures ! » Sett Zobéida, extrêmement offusquée, répondit : « Il ne s’agit pas de savoir maintenant, pour nous diviser davantage, si ton palais est supérieur à mon pavillon ! Là-dessus tu n’auras qu’à écouter ce que l’on dit derrière toi ! Mais plutôt il s’agit de donner une sanction à notre gageure. Que la Fatiha soit donc entre nous ! » Et le khalifat dit : « Oui, que la Fatiha du Korân soit entre nous ! » Et ils récitèrent ensemble le chapitre liminaire du livre saint, pour sceller leur gageure…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT CINQUANTIÈME NUIT

Elle dit :

… Et ils récitèrent ensemble le chapitre liminaire du livre saint, pour sceller leur gageure. Et ils attendirent dans un silence ennemi le retour du porte-glaive Massrour. Et voilà pour eux !

Quant à Aboul-Hassân, qui était aux aguets pour surveiller tout ce qui pouvait arriver, il vit de loin s’avancer Massrour et comprit le dessein pour lequel il venait le trouver. Et il dit à Canne-à-Sucre : « Ô Canne-à-Sucre voici que Massrour vient droit à notre maison ! Et il doit, sans aucun doute, être expédié chez nous à cause du démêlé qui a certainement surgi, au sujet de notre mort, entre le khalifat et Sett Zobéida. Il nous faudra donc commencer par donner raison au khalifat contre Sett Zobéida. Hâte-toi de faire la morte encore une fois, afin que je t’ensevelisse sans tarder ! » Et Canne-à-Sucre fit aussitôt la morte ; et Aboul-Hassân l’ensevelit dans le linceul et la disposa comme la première fois, pour aussitôt s’asseoir à côté d’elle, le turban défait, le visage allongé et le mouchoir sur les yeux.

Or au même moment entra Massrour. Et, à la vue de Canne-à-Sucre ensevelie au milieu de la pièce et d’Aboul-Hassân plongé dans le désespoir, il ne put s’empêcher de s’émouvoir et il prononça : « Il n’y a d’autre dieu qu’Allah ! Mon affliction sur toi est bien grande, ô pauvre Canne-à-Sucre, notre sœur, ô toi jadis si gentille et si douce ! Comme ta destinée est douloureuse pour nous tous ! Et qu’il a été rapide pour toi l’ordre du retour vers Celui qui t’a créée ! Puisses-tu du moins être prise en compassion et en bonnes grâces par le Rétributeur ! » Puis il embrassa Aboul-Hassân et, bien triste, se hâta de prendre congé de lui pour aller rendre compte au khalifat de ce qu’il avait contrôlé. Et il n’était point fâché de faire voir de la sorte à Sett Zobéida combien elle avait été opiniâtre et fautive en contredisant le khalifat.

Il entra donc chez Sett Zobéida et, après avoir embrassé la terre, dit : « Qu’Allah prolonge la vie de notre maîtresse ! La défunte est ensevelie au milieu de la chambre, et son corps est déjà gonflé sous le linceul, et elle sent mauvais ! Quant au pauvre Aboul-Hassân, je crois bien qu’il ne survivra pas à son épouse ! »

À ces paroles de Massrour, le khalifat se dilata d’aise et exulta de contentement ; puis, se tournant vers Sett Zobéida, devenue bien jaune de teint, il lui dit : « Ô fille de l’oncle, qu’attends-tu pour faire appeler le scribe qui doit écrire en mon nom le pavillon des peintures ? » Mais Sett Zobéida se mit à injurier Massrour, et, à la limite de l’indignation, dit au khalifat : « Comment peux-tu avoir confiance dans les paroles de cet eunuque, menteur et fils de menteur ? N’ai-je point vu moi-même, et mes esclaves n’ont-elles pas vu avec moi, ici, il y a une heure, ma favorite Canne-à-Sucre, éplorée et pleurant la mort d’Aboul-Hassân ? » Et, s’excitant à ses propres paroles, elle lança sa babouche à la tête de Massrour et lui cria : « Sors d’ici, ô fils de chien ! » Et Massrour, plus stupéfait encore que le khalifat, ne voulut point davantage irriter sa maîtresse, et, se courbant en deux, se hâta de déguerpir, en hochant la tête.

Alors Sett Zobéida, pleine de colère, se tourna vers le khalifat et lui dit : « Ô émir des Croyants, je n’aurais jamais imaginé qu’un jour tu serais d’intelligence avec cet eunuque pour me faire un si grand chagrin et me donner à croire ce qui n’est pas ! Car je ne puis plus douter que ce rapport de Massrour n’ait été d’avance concerté pour me faire de la peine. En tout cas, je veux, pour te bien prouver que c’est moi qui ai raison, envoyer à mon tour quelqu’un voir quel est de nous deux celui qui a perdu la gageure. Et si c’est toi qui dis la vérité, c’est que je suis une insensée et que toutes nos suivantes sont insensées comme leur maîtresse ! Si au contraire c’est moi qui ai raison, je veux que tu m’accordes, outre le gain de la gageure, la tête de l’impertinent eunuque de poix ! » Et le khalifat, qui savait, par expérience, combien sa cousine était irritable, donna immédiatement son consentement à tout ce qu’elle lui demandait. Et Sett Zobéida fit aussitôt venir la vieille nourrice qui l’avait élevée, et en laquelle elle avait toute confiance, et lui dit : « Ô nourrice, rends-toi, sans tarder, à la maison d’Aboul-Hassân, le compagnon de notre maître le khalifat, et vois simplement qui est mort dans cette maison, si c’est Aboul-Hassân ou si c’est son épouse Canne-à-Sucre. Et reviens vite me rapporter ce que tu auras vu et appris ! » Et la nourrice répondit par l’ouïe et l’obéissance et, malgré ses vieilles jambes, se mit à presser le pas dans la direction de la maison d’Aboul-Hassân.

Or, Aboul-Hassân qui surveillait d’un œil attentif les allées et venues devant sa maison, aperçut au loin la vieille nourrice qui s’avançait péniblement ; et il comprit le motif de son envoi, et il se tourna vers son épouse et s’écria, en riant : « Ô Canne-à-Sucre, je suis mort…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT CINQUANTE UNIÈME NUIT

Elle dit :

« … Ô Canne-à-Sucre, je suis mort ! » Et, comme il n’y avait pas de temps à perdre, il s’ensevelit lui-même dans le linceul, il s’étendit par terre, les pieds dans la direction de la Mecque. Et Canne-à-Sucre lui posa le turban sur le visage ; et, la chevelure défaite, elle se mit à se frapper les joues et la poitrine en poussant les cris de deuil. Et, à ce moment, entra la vieille nourrice. Et elle vit ce qu’elle vit ! Et, fort triste, elle s’approcha de l’éplorée Canne-à-Sucre et lui dit : « Qu’Allah reporte sur ta tête les années perdues par le défunt ! Hélas, ma fille Canne-à-Sucre, te voilà seule, dans le veuvage au milieu de ton adolescence ! Que vas-tu devenir sans Aboul-Hassân, ô Canne-à-Sucre ? » Et elle se mit à pleurer avec elle un certain temps. Puis elle lui dit : « Hélas, ma fille, il faut que je te quitte, bien qu’il m’en coûte beaucoup. Mais je dois retourner en toute hâte auprès de ma maîtresse Sett Zobéida pour la délivrer de l’affligeante inquiétude où l’a plongée ce menteur effronté, l’eunuque Massrour, qui lui a affirmé que la mort t’avait frappée, toi, à la place de ton époux Aboul-Hassân ! » Et Canne-à-Sucre dit, en gémissant : « Plût à Allah, ô ma mère, que cet eunuque eût dit vrai ! Je ne serais plus là pour le pleurer comme je le fais ! Mais d’ailleurs cela ne va plus tarder beaucoup ! Demain matin, au plus tard, on m’enterrera, morte de douleur. » Et, disant ces paroles, elle redoubla ses pleurs, ses soupirs et ses lamentations. Et la nourrice, plus attendrie que jamais, l’embrassa encore une fois et sortit lentement, pour ne point la troubler, et referma la porte derrière elle. Et elle alla rendre compte à sa maîtresse de ce qu’elle avait vu et entendu. Et, lorsqu’elle eut fini de parler, elle s’assit hors d’haleine d’en avoir tant fait pour son grand âge.

Lorsque Sett Zobéida eut entendu le rapport de sa nourrice, elle se tourna avec hauteur vers le khalifat et lui dit : « Avant tout, il faut pendre ton esclave Massrour, cet eunuque impertinent ! » Et le khalifat, à la limite de la perplexité, fit aussitôt venir Massrour en sa présence, et le regarda avec colère et voulut lui reprocher son mensonge. Mais Sett Zobéida ne lui on laissa pas le temps. Excitée par la présence de Massrour, elle se tourna vers sa nourrice et lui dit : « Répète, ô nourrice, devant ce fils de chien, ce que tu viens de nous dire ! » Et la nourrice, qui n’avait pu encore retrouver sa respiration, fut obligée de répéter son rapport devant Massrour. Et Massrour, irrité de ses paroles, ne put s’empêcher, malgré la présence du khalifat et de Sett Zobéida, de lui crier : « Ah ! vieille édentée, comment oses-tu mentir si impudemment, et avilir tes cheveux blancs ? Vas-tu me faire croire que je n’ai point vu de mes yeux Canne-à-Sucre morte et ensevelie ? » Et la nourrice, suffoquée, avança la tête avec fureur et lui cria : « Il n’y a de menteur que toi seul, ô nègre noir ! Ce n’est point par la pendaison qu’il faudrait te mettre à mort, mais en te coupant par morceaux et en te faisant manger ta propre chair ! » Et Massrour répliqua : « Tais-toi, vieille radoteuse ! Va raconter tes histoires aux filles du harem ! » Mais Sett Zobéida, outrée de l’insolence de Massrour, se mit soudain à éclater en sanglots, en lui jetant à la tête les coussins, les vases, les aiguières et les tabourets, et lui cracha à la figure, et finit par se jeter elle-même, anéantie, sur son lit, en pleurant.

Lorsque le khalifat eut vu et entendu tout cela, il fut à la limite de la perplexité, et frappa ses mains l’une dans l’autre, et dit : « Par Allah ! Massrour n’est pas le seul menteur ! Moi aussi je suis un menteur, et la nourrice aussi est une menteuse, et toi aussi tu es une menteuse, ô fille de l’oncle ! » Puis il baissa la tête et ne dit plus rien. Mais, au bout d’une heure de temps, il releva la tête et dit : « Par Allah ! il nous faut de suite savoir la vérité. Il ne nous reste donc qu’à aller à la maison d’Aboul-Hassân voir par nous-mêmes quel est de nous tous le menteur et quel est le véridique ! » Et il se leva et pria Sett Zobéida de l’accompagner ; et, suivi de Massrour, de la nourrice et de la foule des femmes, il se dirigea vers l’appartement d’Aboul-Hassân. Or, en voyant s’avancer ce cortège, Canne-à-Sucre ne put s’empêcher, bien qu’Aboul-Hassân l’eût d’avance prévenue que la chose pouvait bien arriver, de se montrer fort inquiète et agitée, et elle s’écria : « Par Allah ! ce n’est point chaque fois qu’on la jette que reste intacte la gargoulette ! » Mais Aboul-Hassân se mit à rire et dit : « Mourons tous deux, ô Canne-à-Sucre ! » Et il étendit sa femme par terre, l’ensevelit dans le linceul, s’accommoda lui-même dans une pièce de soie qu’il prit dans un coffre, et s’étendit à côté d’elle, en n’oubliant point de se poser son turban sur le visage, selon le rite. Et il avait à peine terminé ses préparatifs que la compagnie entra dans la salle.

Lorsque le khalifat et Sett Zobéida eurent vu le spectacle funèbre qui se présentait à leurs yeux, ils restèrent immobiles et muets. Puis soudain Sett Zobéida, que tant d’émotions en si peu de temps avaient complètement bouleversée, devint bien pâle, changea de visage et tomba évanouie dans les bras de ses femmes. Et lorsqu’elle fut revenue de son évanouissement, elle répandit un torrent de larmes et s’écria : « Hélas sur toi, ô Canne-à-Sucre ! tu n’as pu survivre à ton époux, et tu es morte de douleur ! » Mais le khalifat, qui ne voulait point l’entendre ainsi, et qui d’ailleurs pleurait également la mort de son ami Aboul-Hassân, se tourna vers Sett Zobéida et lui dit : « Non, par Allah ! ce n’est point Canne-à-Sucre qui est morte de douleur, mais c’est le pauvre Aboul-Hassân qui n’a pu survivre à son épouse ! Cela est certain…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT CINQUANTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… le khalifat qui ne voulait point l’entendre ainsi, et qui d’ailleurs pleurait également la mort de son ami Aboul-Hassân, se tourna vers Sett Zobéida et lui dit : « Non, par Allah ! ce n’est point Canne-à-Sucre qui est morte de douleur, mais c’est le pauvre Aboul-Hassân qui n’a pu survivre à son épouse ! Cela est certain ! » Et il ajouta : « Oui ! mais tu pleures et tu t’évanouis, et de la sorte tu penses avoir raison ! » Et Sett Zobéida répondit : « Et toi tu penses avoir raison contre moi parce que ce maudit esclave t’a menti ! » Et elle ajouta : « Oui ! mais où sont les serviteurs d’Aboul-Hassân ? Qu’on aille vite me les chercher ! Et ils sauront bien nous dire, puisque ce sont eux qui ont enseveli leurs maîtres, quel est d’entre les deux époux celui qui est mort le premier, et quel est celui qui est mort de douleur ! » Et le khalifat dit : « Tu as raison, ô fille de l’oncle ! Et moi, par Allah ! je promets dix mille dinars d’or à celui qui m’annoncera cette nouvelle ! »

Or, à peine le khalifat avait-il prononcé ces paroles, qu’une voix se fit entendre de dessous le linceul de droite, qui disait : « Que l’on me compte les dix mille dinars ! J’annonce à notre maître le khalifat que c’est moi, Aboul-Hassân, qui suis mort le second, de douleur certainement ! »

À cette voix, Sett Zobéida et les femmes, saisies d’épouvante, poussèrent un grand cri en se précipitant vers la porte, tandis que, au contraire, le khalifat, qui avait de suite compris le tour joué par Aboul-Hassân, était pris d’un tel rire qu’il se renversait sur le derrière, au milieu de la salle, et s’écriait : « Par Allah, ya Aboul-Hassân, c’est moi maintenant qui vais mourir, à force de rire ! »

Puis, lorsque le khalifat eut fini de rire et que Sett Zobéida fut revenue de sa terreur, Aboul-Hassân et Canne-à-Sucre sortirent de leur linceul et, au milieu de l’hilarité générale, se décidèrent à raconter le motif qui les avait poussés à faire cette plaisanterie. Et Aboul-Hassân se jeta aux pieds du khalifat ; et Canne-à-Sucre embrassa les pieds de sa maîtresse ; et tous deux, d’un air fort contrit, demandèrent leur pardon. Et Aboul-Hassân ajouta : « Tant que j’étais célibataire, ô émir des Croyants, je n’avais que du mépris pour l’argent ! Mais cette Canne-à-Sucre, que je dois à ta générosité, a un tel appétit qu’elle mange les sacs avec leur contenu, et, par Allah ! elle est capable de dévorer tout le trésor du khalifat avec le trésorier ! » Et le khalifat et Sett Zobéida se mirent de nouveau à rire aux éclats. Et ils leur accordèrent à tous deux le pardon et leur firent, en outre, compter, séance tenante, les dix mille dinars gagnés par la réponse d’Aboul-Hassân, et, en plus, dix autres mille, pour leur délivrance de la mort.

Après quoi, le khalifat, que cette petite tromperie avait éclairé au sujet des dépenses et des besoins d’Aboul-Hassân, ne voulut point que son ami manquât désormais de paie régulière. Et il donna l’ordre à son trésorier de lui verser mensuellement des émoluments égaux à ceux de son grand-vizir. Et il voulut, bien plus que par le passé, qu’Aboul-Hassân restât son ami intime et son compagnon de coupe. Et ils vécurent tous dans la vie la plus délicieuse jusqu’à l’arrivée de la Séparatrice des amis, la Destructrice des palais et la Constructrice des tombeaux, l’Inexorable, l’Inévitable !


Et Schahrazade, cette nuit-là, ayant ainsi fini de raconter cette histoire, dit au roi Schahriar : « C’est là tout ce que je sais, ô Roi, au sujet du Dormeur Éveillé. Mais, si tu me le permets, je veux te raconter une autre histoire qui surpasse de beaucoup, et de toutes les manières, celle que tu viens d’entendre ! » Et le roi Schahriar dit : « Je veux d’abord, avant de te le permettre, que tu me dises le titre de cette histoire-là, Schahrazade ! » Elle dit : « C’est l’histoire des Amours de Zein Al-Mawassif ! » Il dit : « Et quelle est cette histoire que je ne connais pas ? » Schahrazade sourit et dit :

  1. Le Père de la Beauté.