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Le Livre du néant/L’illusion

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A. Lemerre (p. 147-162).

L’ILLUSION




Il fut un moment dans la vie des choses où tout dormait en germe dans l’œuf d’or du Soleil, ma vie, celle de tous les êtres, fils de la Terre, les mondes organique et inorganique, les océans, les continents, les forêts, le bien et le mal, les cieux et l’enfer d’ici-bas, et la Lune et les autres Terres, filles du Soleil, avec leur évolution vitale, leur longue histoire, splendide ou sombre. Or de naissance en naissance nous pouvons remonter jusqu’à Dieu, et jusqu’à cette heure première, où tous les Mondes, toutes les Voies lactées, toutes les énormes Nébuleuses, reposaient aussi, comme des rêves près d’éclore, dans la nuit muette de son cerveau.




La Pensée de Dieu, repliée en elle-même, comme l’électricité dans les nuages, par instants éclaire l’infini de fulgurations soudaines, qui sont les créations transitoires.




Rien n’est simple, tout est complexe, tout est étrange ici-bas. Si l’on avait quelque profondeur dans l’analyse, on verrait que le moindre atome sort de l’éternité et de l’infini, et a fait pour arriver jusqu’à moi, dans ma main qui écrit ou mon cerveau qui pense, un chemin plus long que d’ici au Soleil ou à la plus reculée des étoiles. On ne voit guère aujourd’hui que la surface des choses ; on ne voit pas l’abîme qui est sous elles, l’abîme de causes et d’effets, de mouvements, de courants sans fin, de flux et de reflux qui les ont fait un jour s’élever à la surface.




À un moment, dans l’homme, la matière se fait cerveau, — et se souvient alors de toutes ses transmigrations du passé, et de ses voyages éternels ; et qu’elle a été plante, oiseau, bête au fond des forêts, atome au fond de l’infini.




À la surface du cerveau sont les couches de cellules nerveuses, dont les vibrations donnent mes sensations, mes pensées ou mes rêves. Et cette surface de l’être est tout l’être. Le moi tout entier y vient aboutir, y prendre conscience de soi-même ; et le corps avec ses tissus et ses organes n’existe que pour porter et nourrir cette surface légère, qui seule en lui pense, rêve, et commande, qui seule aussi jouit et souffre.

Et sur ce globe, — voyez la place des êtres animés, — c’est aussi à la surface que, pareille à l’écume brillante roulée par les flots de l’Océan, est répandue la substance nerveuse, précieuse écume, poussière et matière délicate, pour qui tout ce monde semble fait, puisqu’elle lui donne avec la conscience de soi-même la conscience tout à la fois de sa grandeur et de sa misère, de ses joies et de ses douleurs.




Dynasties divines, je vous vois naître, grandir et mourir. Formes des métaux, formes des arbres, des êtres, des hommes ou des Dieux, vous apparaissez et disparaissez dans l’espace comme un défilé de fantômes !




Rêves du sommeil, ou réalités de la vie, tout aboutit dans le cerveau de l’homme à des vibrations de cellules, à une formation d’éphémères images ; — et je ne vois pas alors qu’il y ait si loin des rêves aux réalités, et des réalités aux rêves.




La Nature est pleine de mouvements invisibles, comme un cerveau qui toujours rêve.




La Pensée est l’atmosphère des choses. Elle est l’Infini où se meuvent les mondes, l’Éternité où se meut le temps. La Pensée est la grande Aïeule, la demeure des êtres, la source profonde de la vie, la Force, d’où sortent toutes les forces, les puissants orages électriques, comme les éclairs de nos passions.

Et la Matière même n’est qu’une des mille apparences, une des formes par elle revêtues.




Le moindre atome contient une force : et cette force n’est, elle aussi, qu’un des modes de la Pensée.

« Fendez un atome, vous y trouverez le Soleil, » dit un poëte persan.




S’il n’y avait au fond des choses unité de substance, jamais la matière ne pourrait agir sur la pensée, ni la pensée sur la matière. La matière n’aurait d’action que sur la matière, et la pensée que sur la pensée. S’il n’y avait pas unité de substance, la lumière par exemple ne pourrait se transformer en une sensation du cerveau ; — en un mot, entre la matière et la pensée ne peut exister un abîme, car autrement l’abîme ne serait jamais franchi.




Pensée éternelle, âme des mondes, âme muette ou sonore de tout être vivant, tout commence et finit en toi. Tu brûles sans cesse ce que tu as fait naître, feu dévorant, passion éternelle. Les phénomènes passent : et toi seule tu demeures, et tu survis paisible à tout ce que tu crées.




Ce monde n’a de réalité que par la Pensée, divine ou humaine. Supposons la Pensée morte : les choses alors tomberaient dans l’inconscience, seraient donc comme si elles n’étaient pas.

La Pensée est le soleil qui crée et éclaire l’Infini, et lui permet de se contempler lui-même.




Cette Force qui crée les mondes, les soutient, les porte, les emporte, est l’Esprit qui s’agite en toi, et en toi aussi crée les rêves.




Il n’est pas d’étoiles fixes : par un mouvement sans fin tout est emporté dans l’espace. Le Soleil que l’on croyait immobile court lui-même vers un point du ciel. Où vont ces immenses troupeaux d’astres, fuyant à travers l’infini ? Leur course a-t-elle un but sublime, ou ne seraient-ils que des rêves effrénés du cerveau de Dieu, des rêves condamnés à périr, et qui tournoient avant de tomber dans la mort, comme de grands oiseaux attirés par un gouffre !




Une même passion semble tout régir : le monde des âmes et celui des atomes.




Vois les nuages, cette réunion d’éléments subtils, que le hasard a rassemblés. Les uns planent dans la lumière, les autres se traînent dans la nuit ; les uns sont vêtus d’or et vivent près du soleil, les autres se roulent dans les ténèbres, dans l’épouvante et les tempêtes ; mais tous à la fin meurent, s’évanouissent, se fondent dans l’océan de l’air qui les a produits.




J’étais avant ma naissance, et j’étais avant la naissance des choses ; j’étais avec la matière infinie ; chaque atome de mon corps errait à travers l’infini ; et ma pensée flottait dans l’abîme de la Pensée divine, aspirant à la vie, à la liberté, à la solitude, — comme ces êtres plongés dans le fond de la mer, et qui lentement tendent vers la surface lumineuse…




La substance de ma chair est éternelle : et mon sang donc est le sang de Dieu ; dans ma pensée planent les vérités éternelles : et ainsi ma pensée est consubstantielle à la Pensée de Dieu.

Je pense, donc je suis consubstantiel à Dieu ; et j’ai cette gloire douloureuse de partager ses rêves, ses infinis désirs, ses passions, et ses joies, — et aussi ses souffrances, et la conscience de son néant, et l’éternité de ses ennuis.




Création, illusion splendide, pareille à ces nuages d’or et de pourpre qu’illuminent un instant les couchers de soleil, et qui si vite s’évanouissent dans l’ombre, comme les générations dans la mort ; création, illusion splendide, figures, apparitions gigantesques, qui se déroulent une heure dans l’infini de la Pensée de Dieu, — comme des nuages dans la mélancolie magnifique d’un soleil d’automne qui se meurt !…




Splendeurs de la vie terrestre, visions rayonnantes, sorties comme des éclairs de la nuit des choses pour étonner un instant et éblouir nos yeux, fulgurations de l’Idée, qui éclatez dans nos ténèbres, et emplissez notre âme de stupeur, souvent d’épouvante, n’êtes-vous rien que les mensonges, dont Dieu veut consoler sa misère et la nôtre ?




Je bénis tout ce qui m’a menti, l’illusoire beauté des choses, et les paroles des êtres bons, et tous les rêves, qui peuvent encore donner aux hommes l’espoir, la force, et la joie. Je bénis les poëtes qui ont créé le Beau, les purs qui ont créé le Bien, les sages et les saints qui ont créé le Ciel et les Dieux. Je bénis aussi tout ce qui est grand, — les grandes montagnes, les grands fleuves, l’Océan sans bornes, et les poëmes, profonds comme des forêts, et tout ce qui peut faire oublier l’étouffante limite de la vie. Et je bénis les lèvres mortelles qui m’ont juré l’éternel amour ; et les nuits de printemps, les nuits tièdes, les nuits pâles comme sa chair ; et les chastes aurores, limpides comme ses yeux. Je vous bénis, clartés des yeux et des étoiles. Je vous bénis, ô mes grands espoirs, ô mes ardents désirs jamais rassasiés.

Je bénis tout ce qui m’a trompé, tout ce qui m’a consolé d’être.




Maïa, Déesse de l’Illusion, je reviens à ton culte oublié, et je voudrais, Mère des choses, que ce livre moins obscurément sût réfléchir ton image.

Oui, tout est destiné à périr ; tout n’est qu’apparences et visions. Je suis un rêve échappé de tes rêves, un fantôme parmi des fantômes.

J’ai tremblé d’abord, en voyant le néant qui était en moi, et dans les pensées des hommes, et dans celles que la langue humaine appelle les Pensées divines.

Aujourd’hui je rêve tranquille ainsi que toi, — ne te demandant plus que de beaux mensonges, des illusions nouvelles d’amour, de justice et de vertu.


1868.