Le Lord des îles/Gosselin, 1824/Chant I

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Traduction par M. A. P.
Gosselin (p. 7-41).

LE LORD DES ÎLES

CHANT I.

L’AUTOMNE fuit ; mais son manteau de feuillage repose encore sur les bosquets du noble Somerville un voile de pourpre parsemé d’or se déploie sur la Tweed_ et sur les ruisseaux tributaires de son onde. La voix de. l’aquilon, celle du torrent retentissent au loin ; cependant on saisit encore quelques sons mourans de l’harmonie des forêts ; C’est le ramier qui soupire, c’est l’aigre cri du rouge-gorge. Le soleil, en se couchant derrière-les montagnes boisées de l’Ettrick, nous offre encore quelques teintes des riches couleurs de l’été.

L’automne a fui ; les chants rustiques des plaines de Gala ne viennent plus réjouir nos rivages. Les chœurs joyeux ne se mêlent plus au murmure des ruisseaux et à la brise légère. Les dernières acclamations viennent de finir. Le chariot bruyant repose sous un toit de chaume. Tout est silencieux sur- le coteau désert : on ne Boit plus que quelques vieillards courbés sous le poids des années, qui, suivant de loin le cortège de l’automne volt çà et là glanant les épis oubliés.

Vous à qui ces tableaux moins brillans offrent encore des charmes, aimez-vous à parcourir les domaines flétris de l’automne ; aimez-vous à voir la bruyère. desséchée sur la colline, à écouter l’harmonie expirante des bois ? Aimez-vous à voir la feuille rougir et se faner sur sa tige, aimez-vous à admirer les derniers feux ch soleil sur la cime des monts, à suivre des yeux le glaneur dans les champs déserts, et à moraliser sur les plaisirs et les peines de la vie ? Ah ! si vous aimez de pareilles scènes, ne dédaignez pas le chant du ménestrel.

Non, ne le dédaignez point. Je l’avoue, les roucoule-mens du ramier sont préférables à ces accords sans art : les beautés de ses chants sont plus pâles que la teinte douteuse du soleil couchant sur un ciel nébuleux d’automne, et plus rares que ces feuilles desséchées qui frémissent au souffle des vents, lorsque novembre a fait résonner son cor ; mais ne méprisez pas ses travaux : glaneur solitaire, il parcourt des champs où des bardes plus heureux ont cueilli jadis d’abondantes moissons. — -

Vous n’entendrez pas sans intérêt une simple histoire des jours de gloire : d’ Albyn. Dans ces contrées éloignées que méprise l’habitant du Sud, il reste encore quelques fragmens de l’ancien récit. Quand les derniers rayons du soleil pâlissent derrière les sommets de Coolin, ces antiques traditions servent au prophète de Skye à abréger les heures du soir. On les connoît aussi dans les déserts de Reay, à Harries et dans les temples d’Ionie, où reposent les nobles chefs des lies.

I.

— Éveille-toi, fille de Lorn ! chantoient les ménestrels ; et ces accens retentissoient sous tes antiques salles, Artornish ! La mer qui baigne tes murs ne poussoit plus sur le rivage que des vagues paisibles, comme pour marier son harmonié à ces concerts ; les vents-se taisoient sur les sommets d’Inninmore et dans.les bosquets du. rivage de LochAlline, comme si les b ois et les vagues eussent aimé à écouter les bardes. Jamais l’écho des montagnes ne répéta des accords aussi doux. L’Écosse, les îles de Ross, d’Arran, d’Hay et d’Argyle avaient réuni leurs ménestrels pour célébrer ce jour de fête. Honte éternelle au barde quine répondit point à l’appel de ce jour, insensible à l’espérance de la gloire et du sourire des dames, le plus noble but de ses vers ! Honte éternelle au barde qui resta muet dans le château d’Artornish !

II.

Éveille-toi, fille de Lorn ! répétoient les ménestrels c éveille-toi ! c’est à nous qu’il appartient de bannir le sommeil de la couche de la beauté : tout reconnoît notre pouvoir ; les airs, la terre, l’Océan. Dans Lettermore, le cerf timide s’arrête pour entendre le son de nos harpes ; le veau mari n de Heiskar suit la barque qui porte le ménestrel ; on a vu l’aigle orgueilleux l’écouter du haut d’un nuage sur le Ben-Cailliach. Que la jeune fiancée daigne se montrer sensible à nos chants ! Edith de Lorn, éveille-toi au son de nos harpes !

III.

— Éveille-toi ! la. campagne est couverte des perles de l’aurore. La nature offre des charmes dignes de le disputer aux tiens.’ Elle excite la grive à faire entendre ses chants pour lutter contre la douceur de ta voix. — L’éclat dont elle orna la violette rivalise avec l’azur de tes beaux yeux. O Edith ! éveille-toi, et nous verrons alors si tout ce qu’il y a de touchant et de beau dans la nature ne s’efface pas devant tes charmes.

— Elle ne paroit point, s’écrie le vieux Ferrand ; amis, essayons un mode plus tendre, une mélodie plus douce, qui se marie mieux aux songes de la beauté,.et réveille dans soli cœur l’espérance qu’elle cherche et qu’elle craint d’avouer. Il dit, et des sons plus doux et plus tendres s’échappent des cordes de la harpe. C’est un chant d’amour que Ferrand ordonna de commencer.

IV.

— Éveille-toi, fille de Lorn ! elles s’enfuient ces heures où l’on-peut te donner encore le nom de vierge ; "éveille-toi ! éveille-toi ! La voici cette heure où l’amour va recevoir tes sermens et ta foi. Par cette pudeur qui soulève ton sein, par l’espérance qui charmera bientôt tes craintes, brise-les liens du sommeil, réveille-toi à l’appel de l’amour.

— Éveille-toi, Edith, éveille-toi. Je vois près du rivage des barques couve rtes de pavillons, le joyeux pibroch se fait entendre ; des banderoles de soie se déroulent dans l’air : quel est celui dont -le pibroch chante des louanges ? à quel preux appartient ce cimier tissu sur ces bannières ? le ménestrel n’ose le dire c’est à l’amour de deviner cette devise.

V.

Retirée au milieu de ses suivantes, Édith avoit entendu ces’chants, mais son indifférence eût humilié le ménestrel qui en auroit été le témoin ; — ses joues ne brillèrent point de cette rougeur -que la flatterie fait naître ; les plus tendres accords ne purent lui arracher un soupir. C’étoit vainement : que les suivantes avaient disputé : d’adresse pour parer cette jeune fiancée. Cathleen : d’Ulne r c’est toi qui tressas ses longs cheveux noirs ; la jeûne Eva, en se baissant avec grâce, chauss oit ses pieds légers de la mule de soie, pendant que la belle Bertha enentouroit les contours gracieux d’un rang de perles du Lochryan qui leur cédoient en blancheur. 1Vlais c’étoit Einion qui, plus âgée et plus habile, avoit rempli la tâche de fixer avec art son manteau, afin qu’il dessinât les formes qu’il sembloit cacher ; les franges d’or qui bordoient ses larges plis de pourpre descendoient jus-qu’à terre.

VI.

Existe-t-il une jeune fille qui, parée de tous les atours, dans tout l’éclat de ses charmes, à l’approche du triomphe de l’amour, à l’heure de l’hymen, soit : assez indifférente pour voir la glace fidèle répéter son image sans

trahir par la moindre altération de ses traits la secrète satisfaction de son cœur !… Tout ce que le ménestrel peut dire, c’est qu’il en fut une dans Pile de la Bretagne le jour où la belle Edith de Lorn ne daigna pas sourire à la pensée de son hymen.

VII.

Morag, à qui le baron de Lorn avoit confié le soin de nourrir Edith, et qui voyoit sa tendresse payée par : le retour d’une tendresse filiale (car ce lien, le plus doux de tous, fut toujours sacré dans l’Écosse, Morag, déjà courbée par l’âge, se tenoit à l’écart. et cherchoit à lire dans les traits d’Edith ce qui se passoit dans son cœur. En vain lls suivantes réclamèrent l’adresse et le zèle de la bonne nourrice ; Morag s’aperçut bien que sa fille étoit indifférente à ces soins comme la belle statue d’une sainte — que les vierges du cloître parent à l’envi ; elle reconnut que le cœur d’Edith ne prenoit aucun plaisir à toute cette pompe ; elle l’observa encore quelque temps, puis la serrant sur son sein quand elle fut revêtue du manteau nuptial, elle la conduisit dans une tour solitaire dont le faite crénelé s’élance dans la nue, et domine, d sombre Mull 1 ce détroit profond où des courans contraires mêlent leurs voix mugissantes et séparent tes noires collines du rivage de Morven.

VIII.

— Ma fille, dit-elle, regarde cette mer qui baigne le rivage de deux cents ales depuis Hirt, situé plus au nord, jusqu’au rivage fertile de la verdoyante Ilay tourne les yeux sur le continent où tant de tours féodales reconnois-sent ton vaillant frèré pour seigneur suzerain, _ depuis Mingarry, dont le château s’élève au-dessus des flots et des forêts, jusqu’à Dunstaffnage, qui entend le Connal furieux lutter contre des rochers. Dans toute l’étendue de ces domaines, ton front seul exprime la tristesse, le jour où la fille du noble baron de Lorn donne sa main à l’héritier du puissant Somerled, à ce généreux Ronald, issu d’une race de héros-, le beau, le vaillant, le noble lord des 11es, dont mille bardes ont célébré le nom, qui est l’égai des rois, et qui traite de pair avec l’orgueilleux Anglais. Dans le château des grands, dans la chaumière -les pauvres, chacun parle de -cette. heureuse alliance et s’en réjouit. La jeune fille se pare de ses habits de fête, le pâtre allume des feux de joie ; c’est pour célébrer ce grand jour que le cor de chasse a retenti, que la cloche a tinté dès le matin. Le saint ministre des autels chante l’hymne de reconnoissance ; il n’est-de serf si obscur qui, dans son humble retraite, n’oublie ses chagrins, et, libre du travail journalier, ne veuille prendre part aux plaisirs de ce grand jour. Édith seule, la reine de cette fête, Edith est triste quand tons se livrent à la joie.

IX.

A ces -paroles, ’le regard d’Édith s’anime, son dépit étouffe un soupir prêt à s’échapper, et sa main essuie ? Nec précipitation la larme brûlante d’un orgueil offensé,

— Laisse-moi, Morag, va prodiguer les louanges à ces harpistes mercenaires ; vante à ces jeunes filles ; la pompe et la grandeur. Qu’elles passent des heures à parler des bannières qui se déploient, du cor et de l’airain qui résonnent, des robes brillantes, des riches bijoux ; mais toi, Morag, qui me connois, penses-tu que tous ces-frivoles objets puissent toucher un cœur qui sait aimer et qui attend vainement un tendre retour ? Non, jamais. Tu auras exprimé en peu de mots tout le malheur d’Edith en disant e — Elle n’est point aimée.

X.

— Ne me le conteste pas. Trop long-temps j’ai essaÿé d’appeler du nom d’amour ses égards et son respect étudié ; séduite par l’alliance qui me permet de me croire l’épouse destinée à Ronald depuis sa plus tendre enfance ; pendant que son bras combattoit pour l’Écosse ; mon cœur battoit en entendant prononcer son nom, lorsqu’il se trouvoit mêlé aux récits de sa gloire comme un doux parfum au vent d’été. Quel pèlerin entra jamais dans ce château sans raconter quelque haut fait du brave Ronald ? quel ménestrel chanta les héros sur su_ harpe, sans célébrer ses vertus ? Et toi-même, Morag, tu ne racontois jamais rien de glorieux sans terminer ton récit par le nom de Ronald. II vint… tout ce que j’avois ouï de ses hautes qualités me sembla bien au-dessous d’elles. La renommée avoit été froide, timide, injuste pour Ronald et pour moi.

XI.

Depuis lors, quelle pensée Edith a-t-elle jamais conçue qui ne fût une pensée d’amour, et quelle a été ma récompense ? De froids délois, des prétextes sans cesse renouvelés pour différer le jour de notre hymen ! II luit enfin ce jour, et Ronald n’est pas ici ! Chasse-t-il le cerf agile de Bentalla, ou adresse-t-il dans quelque asile solitaire de tendres adieux à une beauté crédule, lui jurant que, s’il ne peut refuser la main de la sœur de Lorn, il viendra la revoir pour ne plus la quitter après la vaine cérémonie de l’hym en ?

XII.

Cesse de tels discours, ma fille : loin de toi ces soupçons injurieux, et pensé plus noblement de l’amour de Bonald. Tourne les yeux vers cet antique château, et regarde la flotte qui sort de la baie d’•Arros. Vois le mât de chaque galère fléchir sous sa voile qui se déploie, et nous dérobe le rivage bleuâtre comme les blanches nuées d’a viril cachent l’azur de l’horizon.

Regarde la première de toutes, dont le mât plie sous le souffle.de la brise ; elle semble incliner sa bannière pour saluer de loin la fiancée de son prince. Ton époux arrive, et tandis que sa galère, plus rapide. que l’ardent coursier, vole sur les flots, il accuse encore la lenteur de sa marche. — La belle Edith ’rougit, soupira, et répondit avec un sourire mélé de tristesse

XIII.

Pensée flatteuse, mais vaine !… Non, Morag, remarque un emblème plus vrai de son empressement, dans cette barque, isolée qui, serrant sa voile et son gouvernail, lutte contre le vent. Dès la pointe du jour, nos yeux inquiets ont cherché à connoître la route qu’elle voudroit suivre. Les promesses de l’aurore l’ont trompée ; notre rade-offre aux gens de l’équipage un asile- contre les vents contraires ; cependant ils redoublent d’efforts pour ployer leur voile bruyante, et cherchent à gagner la haute nier comme s’ils craignoient Artornish plus que le vent et les écueils.

XIV.

La jeune fiancée avoit dit vrai. Cette barque qu’elle voyoit sur la mer luttoit contre les flots, et, le flanc p euché sur l’onde, erroit de rivage en rivage. Un ménestrel auroit pu comparer l’étendue du chemin qu’elle avoit parcouru à l’espace que sillonne en un jour le pauvre laboureur. Tels étaient les dangers qu’affrontoit le pilote, qu’avant d’avoir -viré de bord, le mât de beaupré touchoit souvent les vagues soulevées que la mer poussoit avec violence sur les grèves ; mais l’équipage infatigable manœuvroit sans relâche pour suivre la route qu’il s’étoit tracée, au lieu de se diriger vers le château d’Artornish, ou de gagner la baie d’Arros.

XV.

Cependant la flotte de lord Ronald s’avançoit, secondée par un vent favorable, Des banderoles de soie tissues d’or flottoient sur tous les mâts. Elle portoit les plus nobles et les plus vaillans chevaliers des Ilés . La mer gronde et bouillonne autour de leur galère, et s’indigne des coups répétés de la rame. Ainsi frémit l’orgueilleux cour sier, lorsqu’au jour du combat il bondit sous un vaillant chevalier et mord le frein blanchi de son écume ; mais, dompté dans son courroux, il obéit à la main qui le guide.

On voyoit sur tous les tillacs étinceler l’acier des lances, les casques d’or, les cottes de mailles et les écharpes brodées. La flotte entra dans le port au milieu du frémisse-ment des vents, et fit entendre une harmonie plus sauvage encore. Les chants de triomphe s’élevèrent au-dessus des épais brouillards qui couvrent les rivages de Saline,et de Scallastle. L’écho de Morven s’émut à ces accens, et, Duart entendit la vague lointaine gémir dans le sombre détroit de Mun..

XVI.

Ainsi s’avançoient les joyeux matelots. Si quelquefois leurs yeux tomboient sur la barque, jouet des courans, leursregards exprimoient cette indifférence dédaigneuse dont le riche orgueilleux accable le serf obscur qu’il rencontre sur ses pas poursuivant le cours de ses rudes travaux. S’ils avaient su quel étoit celui que porte cette bar-que fragile, ces vaisseaux triomphans ne l’eussent pas laissée passer sans défi. On auroit plutôt vu le loup, que la faim attire dans la plaine, respecter la bergerie sans défense. Et toi, Ronald, qui t’éloignes au milieu des chants des ménestrels, si elle t’étoit connue celle qui passe au-près de toi, on verroit ton regard étinceler et ton. front se couvrir d’une rougeur subite, au lieu de feindre avec tant d’efforts la tendre allégres se d’un époux qui s’approche de sa fiancée.

XVII.

Qu’ils poursuivent leur route… Je ne quitterai point le malheureux qui gémit, pour suivre ceux qui triomphent. Que la joie accompagne cette flotte brillante : que les bardes embellissent la féte par leurs romances, leurs hymnes et leurs glorieux récits ; que les transports bruyans de la gaieté étourdissent le cœur s’ils ne peuvent dissiper les soucis. Le ménestrel va suivre cd léger esquif menacé par les rochers et l’abîme, ses rameurs fatigués qui bravent les périls, et cette jeune fille qui répand des larmes :

XVIII.

t L’équipage fit tout le jour des efforts inutiles. Sur le

soir, la proximité du lac rendit les courans qu’il avoit à remonter plus rapides ; entré dans le détroit, l’esquif fut exposé aux vagues qui se croisoient en mugissant. Elles s’élevoient dans les airs, semblables aux débris de lances qui volent en éclat dans un champ de bataille. Les der mers rayons du soir avaient disparu. Le vent du sud gé missoit avec plus de force entre les rochers d’Inninniore. La voile étoit déchirée, le mât chancelant, l’onde entroit par de larges ouvertures. Le pilote tremblant tenoit les yeux fixés sur le gouvernail, qu’il abandonnoit aux flots.

XIX.

Ce fut alors qu’un guerrier dont la terreur ni la fatigue ne pouvoient abattre le regard calme et altier, s’adressant au pilote, Iui dit : — Mon frère, espères-tu pouvoir résister jusqu’à la pointe du jour à la fureur des vague s, et éviter les rochers qui nous entourent ? ne sens-tu pas notre barque trembler sous nos pieds ? ses flancs ont gémi au dernier choc de la vague, et cependant quel autre parti prendre ? Tu vois près de moi la malheureuse Isabelle à demi morte de frayeur et de besoin. La mer, les rochers, le ciel qui se couvre d’épais nuages, tout nous présente le désespoir et la mort. C’est Isabelle seule qui m’inquiète ; car, pour moi, les dangers qui me poursuivent sur la terre et sur la mer ne peuvent m’émouvoir. Je te suivrai partout, soit qu’il faille braver la tempête, nous diriger vers cette tour ennemie, ou, en nous jetant au milieu-de cette flotte, interrompre sa joie par des cris de guerre, et mourir les armes à la main.

XX.

Son frère lui répondit d’une voix ferme : — C’est sou-vent dans l’extrême danger que le ciel vient au secours de l’homme. Edward, charge-toi de plier la voile déchirée ; moi, je prendrai le gouvernail, et nous pourrons continuer notre route sous le vent ; nous éviterons ainsi la baie de l’ouest, la flotté ennemie et un combat trop inégal. Je dirigerai notre barque vers les murs du château ; car, s’il reste encore quelque espoir de salut, nous devons le trou-ver à titre de malheureux battus par la tempête, qui vont, — hôtes inviolables, demander un asile. Et si l’hospitalité n’est point rëspectée,… il convient à notre rang, à notre honneur, à notre courage, de ne mourir que d’une noble m ain.

XXI.

Alors le gouvernail, dirigé par son robuste bras, fit prendre vent à la voile déployée, et, dans sa nouvelle di-rection, la galère fendit l’onde en bondissant comme le lévrier qui, libre du lien qui le retenoit, s’élance sur sa proie. Les flots sillonnés parla proue rapide brillent des feux factices de l’Océan, éclairs de l’onde amère. Des étincelles jaillissent des vagues divisées, et les flancs du navire sont éclairés d’un reflet magique. Cette pâle lumière jette un éclat effrayant dans les ombres de la nuit. On eût dit que le vieil Océan secouoit de son front ces feux bleuâtres, jaloux de ces météores qui traversent l’horizon de la nuit autour du mont Hécla.

XXII.

Des clartés plus sûres guiclèr ent l’esquif dans les ténèbres. Artornish, qui, du haut de son rocher sourcilleux, — paroit suspendu entre les nuages et l’Océan, brilloit de mille Deus, dont la flamme se répandoit au loin.sur la terre et sur la nier. La barque se dirigeavers cette lumière propice, nielee aux pâles rayons de la lune qui commençoit à élever son disque au-dessus des monts de l’orient.

XXIII.

Ils furent bientôt en vue du rivage. Des cris de joie souvent répétés se confondoient avec le sombre murmure des vents, avec le bruit des vagues et le sifflement des oiseaux de nuit, qui sembloient le disputer aux concerts — de la-fête ; comme ces chants funéraires qui interrompent — soudain ceux de la débauche, ou comme les cris de la bataille" entendus par le paysan du haut de ses montagnes, — quand la victoire, le désespoir et la mort planent sur la campagne arrosée de sang. _

En approchant du rivage ils- aperçurent, à travers les. brouillards et la tempête, lasombre tour s’élever devant eux, et son ombre se projeter au loin " sur l’Océan qui vient battre son rocher. La lueur vacillante de mille torches qui se réfléchissoient dans la mer, sembloit se jouer sur son sein ; et ces éclairs rapides, qui brilloient sur les vagues, rappeloient les vains plaisirs qui, dans cette vallée de Iarmes, éblouissent un moment et disparaissent aussitôt.

XXIV.

Ils vinrent mouiller sous les murs du château, dans une baie paisible. Un passage taillé dans le roc conduisoit à la forteresse par un escalier si étroit et si élevé, qu’il auroit suffi d’un seul homme" armé d’un simple rameau de chêne pour le défendre contre les lances et les glaives d’un millier de soldats et pour les renverser dans l’abime des flots, Le pilote sonna de son cor les échos de la tour, des rochers et de la mer lui répondirent. La poterne gémit et roula sur ses gonds, et bientôt le fanal du gouverneur brilla sur les marches glissantes de l’escalier.

— Soyez trois fois le bienvenu, saint père, s’écria-t-il, depuis long-temps la pompe nuptiale est prête. Votre retard nous inquiétoit, nous craignions que la bise du soir n’eût égaré votre barque. — -

XXV.

— Gouverneur, répondit le jeune étranger, ton erreur pourroit égayer. dans un jour de fête, mais par une-nuit obscure comme celle-ci, qua nd le vent irrité soulève les mers, il sied mal de se permettre de telles plaisanteries ; ce sont des secours que nous- demandons, et un lieu de repos poûr cette jeune fille. Pour nous, lesplanches d’un tillac nous paraissent aussi douces que les" lits de mousse que caressent les- zéphyrs du mois de mai. Nous — cherchons pour notre navire quelque abri contre les flots ; et quand le premier rayon du jour éclairera l’orient, nous reprendrons notre route. —

Le gouverneur répondit : A quel titre demandez-vous l’hospitalité ? D’où venez-vous ? où vous dirigez-vous ? Erin a-t -il vu sortir de ses ports vos voiles déployées ? Sont-ce les vents de la Norwège qui vous amènent ? cherchez-vous-les plaines fertiles-de l’Angleterre, ou les montagnes de l’Écosse ?

XXVI.

— -Nous sommes des guerriers ; enchaînés par un vœu, tel est le seul titreque nous puissions prendre pendant quelque temps. La gloire nous a souri quelquefois dans les tempêtes et dans les combats. Ce peu de mots suffit à une âme généreuse pour nous mériter un asile et un accueil fraternels. Voilà sur quel- titre notre demande se fonde. Accordez-nous ce léger bienfoit, et notre reconnoissance proclamera votre courtoisie dans les royaumes étrangers ; Si vous nous refusez, votre avare demeure sera pour toujours méprisée des âmes nobles et fières ; le pèlerin l’évitera quand il visitera ces parages.

XXVII.

— Fier étranger, à ta prière, aucune porte ne peut rester fermée, quoique tu parles en roi plutôt qu’en suppliant ; le château d’Artornish en ce jour de bonheur est ouvert à tous. Eussiez- vous tiré l’épée contre notre allié le puissant roi d’Angleterre, missiez-vous revêtu la cotte de mailles dans un combat contre le seigneur de Lorn,. ou, fugitifs, eussiez-vous erré au milieu des bois avec le féroce chevalier d’Ellerslie, et pris part au combat meurtrier qui vit Comyn tomber sous le poignard de l’homicide Bruce, cette nuit seroit encore sacrée pour vous. — -

Holà ! vassaux, que l’on accueille nos hôtes, qu’on leur ouvre la poterne du sombre escalier.

XXVIII.

Alors les deux frères sautèrent à terre. L’équipàge fatigué restâ dans le navire pour le garder. A. la lueur des torches dont la lumière o bscurcie de fumée se réfléchis-sait dans lamer, l’un des chevaliers porta sur le rivage la, jeune fille qui étoit presque mourante. Sa tête se penchoit sur les larges épaules du chevalier, et les tresses "de ses cheveux étaient pendantes ; semblables aux guirlandes de la vigne sauvage à laquelle le chêne de la montagne sert d’appui. L’autre chevalier, plus avancé en âge, suivoit son frère. Sa main portoit une épée dans le fourreau. Peu de bras auroient pu manier une telle arme : les casques les mieux trempés et les boucliers les plus solides ne résistoient point à ses coups. —

XXIX.

Ils passent sous la herse relevée et par le guichet fermé avec des barres de fer ; ils suivent une longue voûte flan quée de meurtrières où se-placent les archers pour recevoir l’ ennemi que la trahison ou la force auroit conduit dans les retranchemens. Mais aujourd’hui chaque poste est désert, les passages sont libres et sans défense. Les étrangers parviennent dans un vaste vestibule où les écuyers et les hommes d’armes, les pages et les valets, célébroient aussi la fête.

XXX.

— Arrêtez-vous ici, leur dit le gouverneur. Je cours instruire notre prince de votre. arrivée ; et vous, cama-rades, cessez d’examiner cette jeune fille et ces étrangers, comme si’vous n’aviez jamais vu de femme fatiguée de la mer, une figure mâle et un maintien guerrier.

Malgré ce reproche d’Eachin, les pages et les. vassaux ne s’éloignèrent pas. Ils se réunirent en cercle autour des voyageurs, comme des ’gens à qui la courtoisie n’est pas familière. Mais le bouillant Edward arracha rudement le plaid ’à. carreaux de celui qui s’étoit le plus approché, et le jeta sur sa sœur pour la dérober aux regards de ces hommes grossiers. Le frère du chevalier, voyant l’Écossois froncer le sourcil en signe de mécontentement, lui adressa ces excuses courtes et sévères :

— Vassal, apprends que le manteau que porte ton seigneur dans ce jour de fête seroit encore honoré de couvrir cette jeune fille.

XXXI.

Son langage étoit fier, mais calme. Son œil brilloit de cette dignité imposante, son maintien avoit cette noblesse et cette-. autorité qui commandent le respect aux âmes vulgaires. Les signes de tète, les regards, le rire moqueur, tout cessa. Les vassaux reculèrent confus les uns après les autres, comme un troupeau de daims timides. Le sénéchal parut alors. Il avoit reçu l’ordre du baron de conduire. les étrangers dans la salle du château où l’on alloit célébrer le pompeux hymen du prince des Iles avec Edith, sa belle fiancée. A côté d’elle on voyoit son vaillant frère et maints chevaliers, la fleur et l’orgueil des terres et des mers de l’ouest.

Lecteur, arrêtons-nous ; si mon récit a su mériter votre indulgence, ne me refusez pas un moment de patience. Le ménestrel reprendra bientôt ses chants.