Le Lorgnon (Girardin)/Ch. 23

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XXIII.

Valentine n’eut pas le temps de se livrer à ses réflexions.

— Madame, venez vite ! accourut lui dire sa femme de chambre avec inquiétude ; madame votre belle-mère se trouve mal ; elle pleure, elle a des attaques de nerfs, elle se désole, il faut qu’elle ait appris un bien grand malheur.

Valentine se rendit aussitôt chez madame de Clairange, qu’elle trouva en effet au désespoir.

— C’est une indignité ! s’écriait-elle, c’est un monstre d’ingratitude ! moi qui l’aime tant, moi qui ai toujours eu pour elle la sollicitude d’une mère, moi qui l’ai préférée à mes propres enfants, moi qui aurais sacrifié ma fortune et ma vie pour lui épargner un chagrin ! me traiter comme une étrangère ! me laisser apprendre son bonheur par un indifférent que j’ai rencontré par hasard ; me prouver que je ne suis pour rien dans ce qui l’intéresse, et que je ne compte pas même dans sa vie ! Ah ! c’est affreux ! c’est impardonnable !

« Tout ce courroux est contre moi ! pensa Valentine. Eh ! mon Dieu, que dire pour me justifier ? »

Madame de Clairange, apercevant sa belle-fille, prit tout à coup un air de dignité convenable à son offense.

— Vous osez encore vous présenter devant moi ! dit-elle, vous ne rougissez pas de votre fausseté !… Quoi ! lorsque hier je vous parlais du prochain mariage de M. de Lorville, vous avez feint de l’ignorer, et vous n’avez pas su détromper mes regrets en me confiant que c’était vous-même qu’il avait choisie ? Sans ce notaire que j’ai rencontré tout à l’heure en allant savoir de vos nouvelles, je l’ignorerais encore… « Je n’ai pas vu M. de Lorville depuis des siècles, disiez-vous, je ne sais ce qu’il devient… » Et tous ces mensonges n’étaient inventés que pour faire dire au monde : « Cette belle-mère qui prétend l’aimer si passionnément ne s’est pas seulement inquiétée de son avenir !… elle n’est pour rien dans ce beau mariage ; elle ne l’a appris que la veille ! » — Ah ! Valentine, je ne vous croyais pas si ingrate, et je pensais, au moins, par mes soins et ma tendresse, avoir mérité plus d’égards…

Valentine aurait voulu pouvoir répondre à ces élégies en forme de reproche, et calmer le ressentiment de sa belle-mère, auquel elle n’était pas insensible ; mais chaque chose qu’elle essayait de dire pour se justifier était si peu probable, si ridicule, qu’elle aimait mieux passer pour coupable de mensonge que de révéler une vérité qu’elle-même ne pouvait comprendre.

Comment dire, en effet, qu’elle ignorait son mariage, que M. de Lorville ne lui avait jamais rien dit de ce projet, qu’il ne l’avait point priée d’y consentir, et qu’il avait fait dresser lui-même tous ces actes si graves et qui inspirent si peu la plaisanterie, sans l’en avoir prévenue, sans savoir enfin si elle ne s’y opposerait point ? Personne n’aurait voulu la croire, elle aurait passé pour une femme dont on se moquait et M. de Lorville pour un fou ; elle, qui connaissait le penchant d’Edgar pour les actions extraordinaires, avait confiance en lui, mais comment faire partager à une autre cette confiance, et tenter d’expliquer une aventure sans pareille ?

À chaque instant Valentine commençait une phrase pour sa défense, puis elle s’arrêtait aussitôt, dans l’impossibilité de l’achever, tant elle lui semblait ridicule. Tout à coup cette grande indignation de sa belle-mère, cette situation si incompréhensible, cette apparition de notaire, tous les événements de cette matinée lui semblèrent si comiques qu’elle se prit à rire malgré elle, et s’enfuit comme un enfant de chez sa belle-mère sans avoir pu trouver un mot pour la consoler.

Grâce aux gémissements de madame de Clairange et à la visite du notaire, tous les gens de la maison étaient déjà instruits du mariage de Valentine.

En rentrant dans son appartement, elle trouva sa table couverte de dentelles, de rubans, de bijoux, de fleurs, de châles et de tous les trésors d’une corbeille de mariée… Ayant regardé un des écrins, Valentine reconnut les armes de la duchesse de Lorville et comprit qu’Edgar lui faisait présent des diamants de sa mère.

« C’est bien lui, pensa-t-elle, et c’est bien pour moi !… Quel homme étrange ! »

À tout moment elle était interrompue dans ses réflexions par les exclamations de mademoiselle Adrienne, sa femme de chambre, qui ne pouvait se lasser d’admirer tant de belles choses.

— Que madame sera belle avec ces diamants ! s’écriait cette bonne fille, qui chérissait sa jeune maîtresse ; comme ils brillent ! Les beaux châles ! les jolis bracelets ! Ah ! mon Dieu, que tout cela est beau et bien choisi !…

Puis elle s’arrêta subitement dans son admiration en ouvrant un des cartons qui se trouvaient sur la table ; elle ne put retenir un sourire dont elle se repentit aussitôt, et ces mots lui échappèrent :

— À une veuve !

Madame de Champléry, curieuse de savoir la cause de ce sourire, donna un ordre à sa femme de chambre pour l’éloigner.

Dès qu’elle fut seule, elle prit le carton : il lui parut plus élégant que ne le sont ordinairement les cartons de fleuriste, même ceux des corbeilles de mariage. Elle l’ouvrit, et rougit comme une coupable devinée en voyant ce qu’il renfermait.

C’était un bouquet de mariée, et le chaperon de fleurs d’oranger que les jeunes filles ont seules le droit de porter le jour de leurs noces. Les fleurs étaient si belles, le carton doublé de satin blanc était si soigné, qu’on ne pouvait croire à une méprise, et d’ailleurs M. de Lorville avait trop de tact et d’esprit pour être soupçonné de mauvais goût dans une semblable occasion.

Valentine, tremblante, aperçut un billet parmi les fleurs ; il contenait ce peu de mots :

« N’ai-je pas deviné ? »