Le Lorgnon (Girardin)/Ch. 22

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XXII.

Valentine passa la nuit sans dormir, à verser des larmes de regret, d’amour et quelquefois de colère. Le lendemain, elle était si souffrante, qu’elle voulut rester au lit plus tard qu’à l’ordinaire ; mais on lui dit qu’un vieux monsieur était, venu pour lui parler d’affaires, et qu’ayant appris qu’elle n’était pas encore visible, il avait promis de revenir vers midi.

Madame de Champléry se leva et passa dans son salon pour le recevoir.

— Je demande bien pardon, à madame la marquise de la déranger de si grand matin ; mais, dit-il avec un sourire, on est impatient… et je tiens à ce que tout soit terminé pour ce soir.

En disant cela, M. Tomasseau, notaire, posa plusieurs papiers sur la table, tandis que Valentine cherchait à s’expliquer le but de cette visite.

— J’ai passé chez le notaire de madame, continua M. Tomasseau en feuilletant ses papiers ; il m’a dit que l’acte de naissance dont nous avons besoin était chez elle ; et je viens la prier de vouloir bien me le confier avant de…

— Pardon, monsieur, interrompit madame de Champléry, mais je ne comprends pas…

— Madame peut être parfaitement tranquille ; nous avons tout préparé pour lui épargner l’ennui de ces formalités. Les femmes ont raison de laisser cette peine-là aux hommes. Aussi je n’en dirai que ce qui est indispensable. Le contrat a été dressé selon que nous en sommes convenus. D’après les ordres que lui a donnés madame la marquise, son notaire nous a fourni toutes les pièces nécessaires, extraits mortuaires, état de succession, rien ne nous a manqué ; nous avons aussi depuis hier le consentement de M. le duc… mais madame doit savoir cela.

— Comment ! dit Valentine, quel consentement ? quel duc ?

Le notaire la regarda avec étonnement et répondit :

— Eh ! mais, celui de M. le duc de Lorville.

À ce nom, Valentine tressaillit, et répéta d’une voix troublée :

— Le consentement de M. le duc de Lorville ?

M. Tomasseau, confondu de l’air surpris de Valentine, crut s’être trompé.

— N’est-ce pas à madame la marquise de Champléry que j’ai l’honneur de parler ?

— Oui, monsieur.

— Alors, c’est bien cela, continua-t-il. Madame ne savait donc pas que nous avions le consentement du père ? Oh ! il ne se l’est pas fait demander deux fois, je puis l’assurer ; car le jeune homme disait ce matin devant moi à un de ses amis combien son père était heureux de ce mariage, qui depuis longtemps était l’objet de ses vœux.

Valentine croyait rêver… Sans écouter le bavardage du notaire, elle parcourait les divers papiers qui étaient sur la table, et à chaque instant son nom et celui d’Edgar de Lorville frappaient ses yeux comme une inconcevable réalité.

Le notaire, tenace dans son devoir, interrompit cette rêverie en réitérant sa demande et en priant madame de Champléry de lui remettre son acte de naissance.

— Malheureusement, disait-il, cette pièce est entre les mains de madame ; sans cela, je n’aurais pas été obligé de l’importuner ; car nous étions convenus, le jeune duc et moi, de traiter tout cela entre nous deux, ajouta-t-il en souriant de nouveau.

— Mais il me semble que c’est bien ce qu’on a fait, dit Valentine.

— Vous plaindriez-vous, madame, du soin qu’on a pris de vous épargner cet ennui ?

— Non, sans doute, monsieur… je suis même fort reconnaissante de la peine que vous avez prise… je vous en remercie, mais je désirerais savoir…

Puis cherchant un prétexte pour se donner le temps d’expliquer une aventure si singulière :

— Je ne me rappelle pas bien, ajouta-t-elle, où j’ai serré l’acte que vous demandez. Je crois l’avoir confié à ma belle-mère avant mon départ, et dès qu’elle sera rentrée…

— Je vous laisserai, madame, le temps de le retrouver, mais je tiendrais à l’avoir aujourd’hui ; car, la signature du contrat étant fixée à jeudi, nous n’avons plus que demain pour rédiger…

— Déjà ! s’écria Valentine malgré elle.

— Quoi ! madame l’avait donc oublié ? Cependant M. de Lorville m’a bien assuré…

— Non vraiment, reprit-elle, sentant combien elle devait paraître ridicule ; mais j’ai été si troublée ces jours-ci…

— Cela se comprend à merveille, dit le notaire d’un ton grave ; on ne se décide pas sans beaucoup d’émotion à un acte si solennel.

Cette réflexion fit sourire à son tour Valentine en lui rappelant combien peu sa décision l’avait embarrassée ; puis elle retomba dans sa rêverie et se livra à mille conjectures pour expliquer l’étrange situation où elle se trouvait.

Alors M. Tomasseau, s’apercevant qu’elle ne l’écoutait plus, se leva en disant :

— J’aurai l’honneur de revenir demain chercher l’acte indispensable ; cependant si madame le retrouvait plus tôt, je la prie de vouloir bien le remettre à M. de Lorville lui-même, qui doit passer ici dans la matinée.

Ces derniers mots réveillèrent Valentine.

— Il doit venir ici ce matin ? demanda-t-elle vivement. Vous en êtes bien sûr… il vous l’a dit ?

Puis elle s’arrêta en songeant combien cette question devait paraître singulière, et se rappelant l’étrange manière dont elle avait reçu M. Tomasseau, elle sentit qu’il fallait redoubler de politesse envers lui pour l’empêcher de prendre d’elle une trop mauvaise opinion.

Elle le reconduisit jusqu’à la porte, en lui adressant une foule de choses bienveillantes ; mais tous ses soins furent inutiles, et elle le vit s’éloigner en hochant la tête d’un air de mépris notarial qui voulait dire : « Cette femme-là n’entend rien aux affaires. »