Le Lorgnon (Girardin)/Ch. 3

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III.

Edgar, qui commençait à comprendre le danger de son fatal lorgnon, n’osait en faire l’épreuve sur son meilleur ami. Il était si heureux de revoir M. de Fontvenel, si touché de sa cordiale amitié, et il aurait tant souffert s’il avait fallu douter d’elle ! Hélas ! cette prudente précaution était déjà de la défiance. Une illusion que l’on ménage est comme une fortune qui se dérange : le jour où le mot économie a retenti dans un cœur confiant, il est à moitié ruiné.

Edgar avait perdu cette fleur de bonhomie, cette virginité de l’erreur qui rendait sa jeunesse si brillante et son caractère si aimable. Adieu, douce et confiante amitié, mille fois plus dangereuse que l’amour en tes égarements ! lui du moins sait qu’il est aveugle, il se défie et prend un guide ; mais toi, Quinze-Vingt sans le savoir, tu marches fièrement où tu crois qu’on t’appelle ; tu te fies en ta froideur, tu te reposes en ta faiblesse, tu te nourris de conseils importuns, tu te berces de vérités désagréables qui te rassurent ; et, dans ton erreur raisonnée, tu penses que ta route sera sans abîmes parce que tu la sais sans prestige. Pauvre amitié, la plus amère des déceptions ! Edgar ne connaît déjà plus tes pures et entières jouissances ; il transige avec sa foi, il économise les épreuves ; et tandis qu’il croit s’abandonner aux charmes d’un discours affectueux de son ami, une prudence voilée veille à ses réponses ; la défiance travaille sourdement sa pensée, il met à part les projets dont il ne lui parlera pas, les petites aventures qu’il se promet de lui cacher, et qu’autrefois il lui eût confié de plein cœur. Enfin le doute, l’affreux doute était venu se placer entre eux comme un espion implacable, et les deux amis, sans se rendre compte de leur malaise, ressemblaient à ces prisonniers condamnés à ne recevoir de visites qu’accompagnés d’un geôlier, et qui s’étonnent de ne pouvoir soutenir la conversation avec leurs meilleurs amis.

— Que vois-je, il est six heures ! s’écria M. Narvaux en passant devant l’horloge des Tuileries. Je suis en retard, je dîne chez mon oncle le ministre, et je vous quitte.

— Je te verrai demain, reprit M. de Fontvenel.

— Où donc ?

— Au bal, chez l’ambassadrice de ***.

— Quelle question ! répond Frédéric d’un air important et presque indigné. Tu sais bien que je ne puis y aller.

Il donnait à entendre par ce ton décidé que sa position politique l’empêchait de se permettre un tel plaisir.

Edgar, impatienté de cette grossière minauderie, tira brusquement son lorgnon, et vit clairement que cet obstacle politique si grave, qui forçait M. Narvaux à dédaigner ce grand bal, n’était autre chose qu’un billet d’invitation quémandé depuis quinze jours, et qu’on n’avait point encore obtenu. Un sourire moqueur suivit cette découverte. Frédéric s’éloigna.

Resté seul avec M. de Fontvenel, et tenant entre ses mains ce miroir funeste où la vérité se réfléchit, Edgar ne put résister à la tentation de regarder son ami. Il était d’ailleurs excité par cette indignation vindicative, ce mépris agitant qu’inspire la fausseté inutile, ce qui donne une si grande impatience de la déconcerter. Il sentait qu’un pas de plus fait vers le désenchantement lui donnait le droit d’entrer en guerre avec la société, et que, fort des avantages de sa pénétration, il pouvait trouver dans le malin plaisir de son esprit une compensation au naïf bonheur qu’il avait perdu. « Courage, se disait-il, je serai du moins délivré des tortures d’une demi-confiance ; si celui-là me trompe aussi, je ne croirai plus à rien, je briserai mon cœur, je serai libre, et je m’amuserai en me vengeant… » Décidé à rompre le charme, M. de Lorville épiait le moment où il pourrait lorgner son ami sans en être regardé ; puis, continuant sa conversation :

— Ta petite sœur doit être bien belle maintenant. Te ressemble-t-elle ? Et comme pour s’assurer si cette ressemblance pouvait être un avantage, il fixa sur son ami son lorgnon implacable, en écoutant sa réponse.

— Oui, reprit M. de Fontvenel, Stéphanie me ressemble un peu, mais elle n’est pas aussi jolie qu’elle promettait de le devenir.

Edgar savait par d’autres personnes que mademoiselle de Fontvenel était devenue ravissante. Cette modestie trompeuse l’alarma ; mais qu’il fut heureusement soulagé en pénétrant le généreux motif qui l’avait dictée ! « Non, pensait M. de Fontvenel, je ne veux pas qu’Edgar aime ma sœur, elle n’est pas assez riche pour lui, et je ne veux pas que l’on puisse m’accuser de spéculer sur les bons sentiments de mon ami pour lui faire faire une mauvaise affaire à mon profit. »

Quelle délicatesse il y avait dans cette pensée, et combien Edgar y fut sensible ! Avec quels délices il contemplait ce cœur si noble où les sentiments les plus dévoués et les plus purs semblaient s’être réfugiés ! que sa jeune âme était doucement émue, en passant si subitement des angoisses de la défiance aux transports d’une foi renaissante !… Dans le délire de sa joie, Edgar, retrouvant sa bonhomie naturelle, ne peut se contenir, et, oubliant les Tuileries, les promeneurs, les élégantes, les factionnaires et tout cet attirail qui rappelle le monde et modère singulièrement les élans du cœur, il saute au cou de son ami et l’embrasse avec transport en s’écriant :

— Ah ! cher Alphonse, que je t’aime, et que je suis heureux !

M. de Fontvenel le crut complètement fou, car, pour éviter de parler de sa sœur, il s’était empressé de mettre la conversation sur des choses absolument indifférentes, sans s’apercevoir qu’Edgar ne l’écoutait point. Il avait parlé des spectacles, des pièces jouées à Paris pendant son absence, il en était à raconter Monsieur Cagnard et les meilleures plaisanteries de cette bonne satire, lorsque M. de Lorville l’embrassa si passionnément, et il ne pouvait comprendre pourquoi le nom d’Odry, de Vernet et de madame Vautrin lui inspiraient de tels transports. Ainsi l’on accuse souvent de folie l’homme qu’une subite découverte fait changer d’avis, et de caprice une femme que sa pénétration vient d’éclairer.