Le Lorgnon (Girardin)/Ch. 4

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IV.

Edgar, réconcilié avec son talisman, ne songeait plus qu’à jouir du plaisir qu’il lui promettait dans le monde. Il est certain qu’il l’aidait à dévoiler des choses bien amusantes.

Personne plus qu’Edgard ne se divertissait au spectacle, la salle et le théâtre lui offrant un double plaisir. Cependant l’illusion pour lui était difficile, et les pensées qu’il découvrait à l’aide de son lorgnon dans l’âme de l’acteur le gênaient bien souvent pour s’intéresser au héros qu’il représentait. Par exemple, les bons et honnêtes sentiments qu’il lisait dans le cœur du farouche Marat au plus fort de sa colère ; les rêveries de toilette qu’il surprenait dans la pensée de Charlotte Corday au moment de l’assassiner ; le joli chapeau qu’il lui voyait admirer aux secondes loges, en levant les yeux au ciel, pour mieux écouter sa sentence ; les réflexions burlesques de ces pauvres jeunes premières, que leurs corsets baleinés gênent tant pour mourir avec grâce, à la Smithson ; les petites préoccupations du grand Napoléon, qui avait si peur de se faire une querelle avec les défenseurs du juste milieu, en représentant trop fidèlement le père du fils de l’homme… tous ses secrets enfin, connus de lui seul, le dérangeaient dans sa terreur ; aussi était-il mauvais juge. La comédie, même celle de Molière, ne pouvait non plus lui laisser de grandes illusions. Lisette et Scapin, loin de l’amuser par leur folie, lui faisaient pitié ; ils avaient l’âme si triste, au milieu de leur gaieté, de voir la salle vide et de plaisanter dans le désert.

« Personne ! pas un chat dans toute la salle ! » pensait douloureusement la pauvre soubrette, en éclatant de rire de ce rire de comédie si peu contagieux.

« Sept livres dix sols de recette ! » se disait amèrement Scapin en gambadant autour de Géronte.

Et Lisette, continuant de folâtrer, se disait : « Faire une toilette pour n’être pas regardée ! »

Et Scapin, poursuivant ses pirouettes, se disait : « Débiter cinq cents vers pour des gardes nationaux qui viennent dormir gratis, étendus sur les banquettes du parterre !… »

Et tout cela était d’un comique à fendre le cœur.

L’opéra ne l’amusait pas moins à observer. Les bruyants compagnons du comte Ory ne lui semblaient pas tous aussi joyeux et aussi enivrés qu’ils voulaient bien le paraître. La Somnambule n’était pas non plus si malheureuse d’un soupçon qu’elle s’efforçait de le faire croire… Enfin, les habitués de l’Opéra et des autres théâtres s’étonnaient souvent de voir au balcon un jeune homme, qui paraissait spirituel, rester seul sérieux quand toute la salle éclatait de rire, tandis que, au contraire, il riait parfois comme un fou aux moments les plus pathétiques des plus beaux désespoirs de nos plus grandes actrices. Souvent aussi les spectateurs placés auprès de lui s’éloignaient brusquement, ne se rendant pas compte de leur malaise, mais comme magnétisés par le regard de ce jeune homme qui souriait sans leur parler. Il y avait un soir à l’Opéra, aux troisièmes loges de face, une grosse dame parée qui devait avoir une idée bien singulière, car M. de Lorville faillit mourir de rire en la regardant.

C’était le jour du grand bal dont il a déjà été question. M. de Lorville était depuis une heure chez l’ambassadrice, se promenant çà et là, lorgnant, écoutant, et se cachant pour observer. Il savait déjà l’histoire de toutes les parures ; il avait déjà pénétré tous les petits secrets de la coquetterie, les maigres efforts de l’avarice, les prudentes ruses de l’économie ; il savait le nom de tous les bouquets. Telle femme respirant le parfum du sien en minaudant, qui semblait craindre qu’on en devinât le mystère sentimental, l’avait tout simplement fait acheter le matin chez sa bouquetière ; telle autre disait bonnement l’avoir acheté, qui l’avait bien reçu. Presque toutes mentaient sans se douter que tant de ruses étaient inutiles, et qu’on n’avait même pas besoin d’un lorgnon de Bohême pour les deviner. Mais ce n’était point sur ces faciles découvertes qu’Edgar fondait les plaisirs de sa soirée. Toute sa malice se recueillait pour jouir de l’apparition si impatiemment attendue de M. Narvaux.

Son père, le duc de Lorville, étant fort lié avec l’ambassadeur de ***, il lui avait été facile d’obtenir pour son ancien ami le billet d’invitation si humblement demandé naguère, et dont M. Narvaux avait probablement désespéré. Edgar imaginait d’avance les raisons que Frédéric allait inventer pour excuser l’inconséquence de sa conduite, et expliquer son apparition dans une fête dont il avait fait entendre que ses opinions politiques lui imposaient le devoir de se priver.

M. de Lorville épiait cette entrée avec anxiété, comme l’amant le plus passionné guette l’apparition de la femme qu’il aime. Enfin le moment est venu. M. Frédéric Narvaux s’avance, l’air arrogant, la tête haute, mais avec cette préoccupation gênante, cette politesse indécise, ce salut vague et tâtonnant d’un convié qui ne connaît ni le maître ni la maîtresse de la maison. Frédéric joignait à cet embarras connu des gens les plus répandus dans le monde une autre perplexité que ceux-ci ne connaissent pas, celle d’ignorer complètement d’où lui venait son billet d’invitation. En le recevant, il s’était expliqué la veille avec son oncle le ministre, qui lui avait dit franchement avoir oublié d’inscrire son nom sur la liste des nouveaux admis. Il ne pouvait deviner d’où lui venait cette faveur, ni à qui s’adresser pour être présenté aux maîtres de la maison. M. de Lorville s’amusait trop de son étrange embarras pour le faire cesser tout de suite ; il se plaisait à voir M. Narvaux traîner de salon en salon, nageant, pour ainsi dire, dans un océan d’inconnus, et passant vingt fois dans ses promenades devant l’ambassadrice qu’il cherchait. Enfin Edgar, jugeant que ce supplice avait assez duré, alla droit à M. Narvaux, d’un air surpris, comme s’il venait seulement de l’apercevoir.

Frédéric parut si soulagé en trouvant enfin une personne de sa connaissance, que M. de Lorville ne put voir sans sourire son empressement à lui parler. « Ah ! cette fois, pensa-t-il, la joie de me revoir est bien sincère ! »

Et feignant d’être étonné :

— Toi ici ! s’écria-t-il ; je croyais que ta position…

— Ne m’en parle pas, interrompit M. Narvaux, tu m’en vois honteux, mais je ne me fais pas meilleur que je ne suis ; et, quand une jolie femme me dit : Je le veux ! j’irais au bal chez mon plus grand ennemi pour l’y voir danser.

Edgar fut émerveillé de l’audace de ce mensonge, et se promit de le déconcerter. Cependant, voyant que Frédéric s’obstinait à rester près de lui, il commençait à se repentir de l’avoir fait inviter ; et, profitant du prétexte qui s’offrait, il se perdit dans la foule, et courut rejoindre sa danseuse.

C’était une blonde ravissante de beauté et de mélancolie. De grands yeux noirs à demi voilés par de longues paupières, un sourire inachevé, un air de complaisance à se prêter à des plaisirs qui n’en sont plus pour elle, une attitude de langueur et même de souffrance donnaient à toute sa personne un charme inexprimable. Edgar n’avait pu obtenir que la quatrième contredanse, tant les merveilleux du jour s’empressaient autour d’elle. Mademoiselle d’Armilly avait pris un petit air boudeur lorsque Edgar était venu la prier à danser. Pour en connaître la cause, il l’avait lorgnée en s’éloignant.

« C’est bien ennuyeux, pensait-elle, de danser avec des gens que l’on ne connaît pas ! »

Cette réflexion plut beaucoup à M. de Lorville. Il commençait à se fatiguer des continuelles coquetteries que les femmes lui adressaient, séduites par son joli visage, sa tournure distinguée et l’élégance de ses manières. « Cette jeune personne, se disait-il, préfère ses anciens amis à ses nouvelles conquêtes ; j’aime ce caractère, et je lui pardonne le peu d’empressement qu’elle a mis à accepter mon invitation. »

La ritournelle de la quatrième contredanse étant déjà jouée, Edgar vint prendre la main de sa jolie danseuse ; et comme il n’aurait pas été poli de la lorgner en causant avec elle, il se livra tout au plaisir de l’écouter et de l’admirer. Mademoiselle d’Armilly avait quitté son petit air maussade, sa jolie taille s’était redressée, son visage s’était ranimé, sa démarche avait plus d’assurance, enfin elle avait cet ensemble satisfait qui trahit souvent les femmes quand elles dansent avec une personne qui leur plaît, cette confiance de plaisir d’une valseuse qui rencontre un bon valseur ou d’un savant joueur de whist à qui le sort a donné un partenaire digne de lui.

M. de Lorville remarqua ce changement, et l’attribua d’abord à l’effet que produisait la beauté de mademoiselle d’Armilly et à son désir de paraître belle au cercle nombreux d’admirateurs qui l’entouraient ; mais bientôt il vit que cette métamorphose de manières s’étendait jusqu’à lui. Mademoiselle d’Armilly semblait adoucir encore ses regards pour les attacher sur les siens, et choisir les plus tendres accents de sa voix pour lui répondre. Il y avait dans tous ses discours une intention de plaire qu’il était impossible de ne pas remarquer. Toute cette coquetterie sans faste et pleine de bon goût enchantait M. de Lorville.

— Vous arrivez d’Allemagne, dit mademoiselle d’Armilly, êtes-vous resté longtemps à Vienne ?

Edgar comprit alors que mademoiselle d’Armilly savait qui il était, et il se rappela avoir remarqué qu’elle demandait son nom à une personne placée près d’elle au moment où il était venu la chercher pour danser.

— Oui, répondit-il, j’y ai passé plus d’un an.

— S’y amuse-t-on beaucoup ?

— C’est selon ; il y a des gens qui ne s’amusent nulle part. Je connais un Anglais qui prétend que Paris est la ville du monde la plus ennuyeuse, et je vous assure que pour sa part il a raison ; il n’y est resté qu’un mois, avec la fièvre tierce. Aussi, il ne veut pas croire que personne s’y amuse.

Mademoiselle d’Armilly rit de cette plaisanterie avec tant de complaisance, que M. de Lorville se plut à exciter sa gaieté, et lui sut bon gré de rendre ainsi la conversation facile en lui parlant de ce qu’elle savait de lui.

Comme il dansait, un élégant d’un âge raisonnable, avec qui mademoiselle d’Armilly avait causé une partie de la soirée, vint se placer derrière elle ; mais il n’y resta pas longtemps ; elle le reçut si froidement et avec tant de sécheresse que le pauvre soupirant, déconcerté par cette rigueur inattendue, s’éloigna bientôt. Edgar demanda son nom.

— C’est M. de Champléry, reprit mademoiselle d’Armilly d’un air de confiance et de malice enfantine ; c’est un protégé de mon oncle : je danse avec lui par ordre, aussi cela m’ennuie-t-il à périr.

Edgar fut ravi de la naïveté de cette réponse et de cette manière gracieuse de se lier avec lui en le mettant pour ainsi dire de son parti. Jamais il n’avait éprouvé près d’une femme une émotion plus séduisante. La contredanse venait de finir, il fallut se séparer. Edgar reconduisit à sa place, auprès de sa mère, mademoiselle d’Armilly, et en le voyant s’éloigner, elle lui adressa un sourire plein de gentillesse qui voulait dire : « Nous sommes déjà de vieux amis. »

Tout en rêvant à sa nouvelle passion, Edgar alla se placer dans une embrasure de fenêtre pour l’admirer en silence. Mademoiselle d’Armilly, qui le suivait des yeux, vit de loin qu’il s’apprêtait à la lorgner attentivement, et donnant à sa physionomie toute la grâce de l’embarras, elle baissa les yeux.

Jaloux de connaître l’impression qu’il avait faite sur elle, Edgar brûlait de lire dans son cœur. Mais, hélas ! voilà ce que cette âme si tendre pensait de lui et de son esprit :

« C’est le fils du duc de Lorville, il aura soixante mille livres de rente en se mariant. »

Oh ! quel amer désenchantement ! de son esprit, pas un mot ; de sa personne, pas un souvenir ! En vain il avait été aimable, en vain il s’était réjoui d’être ce jour-là plus à son avantage, on ne l’avait pas écouté, on ne l’avait pas regardé. Ce qu’on aimait en lui, c’était son vieux château de Lorville, où il s’ennuyait tant !…

Combien il pardonnait alors aux femmes qui n’aimaient en lui que ses agréments frivoles ! Mademoiselle d’Armilly était indigne d’éprouver une si simple faiblesse. L’ambition rend aveugle, les avantages qu’elle recherche sont les seuls qu’elle comprenne ; non-seulement elle dédaigne les autres, mais elle ne les voit pas.

Edgar, tombé du haut de son illusion, se livra à un dépit sans mesure. Chaque fois qu’il passait devant mademoiselle d’Armilly, il répondait à ses regards engageants en détournant la tête de la manière la plus insolente. « Ah ! se disait-il, ce n’est que mon rang qui lui plaît en moi ; eh bien, je le lui ferai sentir en la dédaignant ! »

Mademoiselle d’Armilly remarqua bientôt cette différence dans les manières de M. de Lorville ; elle en paraissait peu surprise, et son maintien résigné le frappa ; il la regarda de nouveau pour savoir ce qu’elle pensait de ce changement. Elle l’expliquait ainsi : « On vient de lui dire que je n’ai pas de dot. » Et, avec cette justice des gens qui calculent, elle trouvait tout simple que M. de Lorville éprouvât pour elle, en ce moment, le même dédain qu’elle avait senti pour lui avant de le connaître.

Tant de sécheresse dans une personne si jeune et d’une beauté si langoureuse inspirait à M. de Lorville une sorte d’horreur, et maintenant qu’il avait son secret, cette jeune personne lui paraissait aussi laide qu’elle était réellement belle ; tant il est vrai que tout le charme d’une femme dépend des sentiments qu’elle éprouve ou qu’on lui suppose. La physionomie est un langage ; pour en être ému, il faut avoir foi dans ce qu’elle exprime.