Le Lorgnon (Girardin)/Ch. 5

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V.

Edgar, de mauvaise humeur et découragé, eut une seconde fois recours à sa malice pour se distraire. Il se plaisait à embarrasser ceux à qui il parlait en leur dévoilant leur véritable pensée, au moment même qu’ils exprimaient le contraire. D’autres fois, il s’amusait à répondre à des gens qui ne parlaient pas, et qui restaient confondus de se voir ainsi devinés. Il y avait, près de la cheminée d’un des nombreux salons, un gros monsieur qui ne disait rien à personne et qui regardait l’heure attentivement. Edgar, sachant sa pensée, lui dit :

— On va souper tout à l’heure.

Et le monsieur de reculer d’étonnement, puis de se rassurer et de dire :

— Voilà un jeune homme aussi gourmand que moi.

Plus tard ? il faillit se faire une querelle avec un de ces graves politiques qui mentent hardiment par nature et par prudence, et qui croient ne faire que dissimuler par devoir. Leur conversation était vraiment risible à entendre. M. de Lorville, qui ne s’attachait qu’à la pensée, semblait pour chacun un esprit de travers qui comprend tout à rebours, et, pour son interlocuteur, un homme taquin et d’une conversation insupportable.

— Le ministère durera plus qu’on ne l’imagine, disait le politique ; j’ai de fortes raisons pour le supposer.

— Vraiment ? reprenait Edgar, en souriant, vous croyez qu’il sera changé demain !

— Je n’ai pas dit cela, monsieur ! s’écriait l’autre, impatienté. Au surplus, ajoutait-il, je ne me soucie guère d’entrer dans cette boutique, et puisqu’on ne pense pas à moi…

— Ah ! l’on vous fait des propositions !

— Vous ne m’entendez pas, monsieur…

— Si vraiment, on vous offre un portefeuille que vous acceptez à telle condition, rien de si simple.

L’homme d’État, rougissant d’être deviné, feignit de croire qu’Edgar plaisantait et changea brusquement la conversation :

— Je viens de chez le ministre des affaires étrangères, dit-il ; on n’a point de nouvelles d’Italie.

— Ah ! ah ! reprit Edgar, en lorgnant le diplomate : un courrier est arrivé ce soir.

— Monsieur, j’ai eu l’honneur de vous dire qu’il n’était pas arrivé de nouvelles.

— Oui, j’entends bien ; et vous savez même que les Autrichiens sont à Bologne.

— Moi, monsieur, je ne sais rien du tout !

Et le diplomate restait confondu. Cette nouvelle était encore secrète, et il avait promis au ministre de la cacher. Impatienté d’un dialogue si singulier, il s’éloigna en se disant qu’il n’y avait rien de tel que l’ignorance et la sottise pour déconcerter un homme d’esprit ; car, n’ayant pas le secret de M. de Lorville, il appelait hasard et incohérence d’idées la justesse de sa pénétration.

— Ces jeunes gens du faubourg Saint-Germain, pensait-il, sont d’une suffisance…

— Ceux du faubourg Saint-Jacques ne vous plaisent guère davantage, dit Edgar, sachant que le seul mot d’étudiant faisait trembler le politique.

Celui-ci se retourna vivement, épouvanté de cette voix qui répondait à sa pensée ; il rêva longtemps à cette circonstance extraordinaire, et, ne pouvant la comprendre, il l’expliqua par un phénomène plus surprenant peut-être, et crut avoir pensé tout haut pour la première fois de sa vie.

Edgar, en rentrant dans la salle de bal, aperçut son ami Narvaux, causant mystérieusement, dans un angle de porte, avec quelque chose qui ressemblait de loin à un ambassadeur turc ou à une vieille Anglaise. En effet, c’était une de ces vieilles Anglaises inimitables qui, après avoir eu quatorze ou quinze enfants dans leur pays, viennent à Paris pour apprendre le français. Elle portait sur la tête un de ces turbans à trois étages que l’Angleterre seule produit : des plumes, des fleurs, des diamants, de l’acier, des glands de jais, des rubans, des blondes, des clefs d’or, ornaient cette imposante coupole sous laquelle minaudait une figure longue et décharnée qui en faisait encore ressortir l’énormité. Edgar n’avait jamais vu, dans ses voyages ni dans ses cauchemars, un être plus fantastique, une femme plus fastueusement laide. M. Narvaux, qui, l’année précédente, avait découvert aux eaux de Plombières cette espèce de momie prétentieuse, parut embarrassé d’être surpris causant si coquettement avec elle par le plus moqueur de ses amis. Il détourna la tête, feignant de n’avoir pas aperçu M. de Lorville, mais celui-ci fut implacable. Résolu de punir M. Narvaux de son mensonge, il s’approcha de lui d’un air discret, et, désignant la vieille Anglaise, il dit tout bas d’un ton railleur :

— C’est elle ! n’est-ce pas ? Ah ! que tu as raison, mon cher ; je suis bien comme toi, j’irais au bal chez mon plus grand ennemi pour la voir danser !

Les hommes fins, et qui se rappellent leurs mensonges, en ont toujours un de réserve en cas de surprise ou de malheur. Ils s’attendent à être déconcertés, et ils ne lancent jamais une chose fausse sans prévoir tous les dangers qu’elle va courir.

M. Narvaux, au seul aspect de M. de Lorville, avait prévu cette malice ; et loin de s’en formaliser, il sourit avec complaisance, puis levant les yeux au ciel et prenant un accent douloureux :

— Ah ! ne plaisante pas, dit-il, je suis d’une inquiétude affreuse : elle n’est point venue ce soir, et je ne puis savoir pourquoi.

« Je le sais bien, moi ! » pensa Edgar, étourdi de cette fausseté imperturbable ; et il s’éloigna, pénétré d’une espèce d’admiration pour tant d’audace et de présence d’esprit. Il sentait que sans le pouvoir magique de son lorgnon, il aurait été complètement dupe de M. Narvaux, tant il mettait de candeur et de naïveté dans ses mensonges.

Attristé par toutes les déceptions de la soirée, Edgar allait se retirer du bal, lorsqu’un jeune homme attira son attention par un air de préoccupation et d’angoisse dont il eut la curiosité de pénétrer la cause.

Ce jeune homme était un de ces Pylades d’élégants, constantes victimes d’un brillant Oreste, dont ils subissent également les destins et les caprices. Leur vie est une éternelle abnégation d’eux-mêmes ; ils ne sont rien par eux, n’ont rien à eux, ne font rien pour eux ; ils attendent pour agir qu’Oreste ait décidé, ils n’ont faim qu’à ses heures, ne voyagent que pour le suivre, et ne se permettent d’aimer que là où il va le plus souvent. On va même jusqu’à retrancher leur nom, on ne les appelle plus que l’ami d’un tel ; et leur paresse s’arrange à merveille de cette vie de reflet qui ne les rend responsables d’aucune de leurs actions. Pylade loge avec Oreste, et quoiqu’ils paient tous deux la même somme de leur commun loyer et qu’en conséquence ils soient égaux aux yeux de l’impartial propriétaire, l’un dit fièrement chez moi, l’autre prononce timidement chez nous.

L’élégante planète dont le jeune homme qu’observait M. de Lorville était le satellite avait quitté le bal depuis plus de deux heures. Un dépit éclatant, sur l’effet duquel il comptait pour assurer le succès d’une intrigue amoureuse commencée au bal, avait motivé cette prompte disparition ; et, dans sa fureur calculée, le noble dandy avait oublié d’avertir de sa fuite son compagnon de plaisir, son associé de voiture qu’il devait ramener.

L’ombre errante se traînait çà et là, cherchant un objet auquel elle pût se rattacher. Edgar, devinant ce trouble, s’approcha de l’infortuné jeune homme ; et sachant que prononcer le nom de son ami était un droit de lui parler :

M. de Guercey est parti ce soir de bien bonne heure, dit-il, feignant d’être lié avec celui-ci ; est-ce qu’il était souffrant ?

— Je le croirais, répondit le Pylade, car il m’a oublié ; nous devions nous en aller ensemble : il pleut à verse, et…

— Je suis à vos ordres, reprit Edgar avec empressement ; trop heureux d’obliger un ami de M. de Guercey.

Tous les deux sortirent du bal et montèrent en voiture. Pendant la route, Edgar souriait en songeant à l’étonnement qu’éprouverait son voisin en apprenant que M. de Guercey et lui ne se connaissaient pas. Il s’amusa des conjectures que les deux amis allaient faire. Puis, de retour chez lui, il se dit tristement : « Voilà donc le seul avantage que l’art de deviner m’ait procuré dans cette brillante fête ; le plaisir d’obliger un inconnu ! »