Le Lorgnon (Girardin)/Ch. 14

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XIV.

Le duc de Lorville pressait vivement son fils unique de se marier. Edgar, désenchanté du monde qu’il connaissait trop bien, éprouvait lui-même le désir d’une vie d’intérieur et d’affection, le besoin d’avoir un chez-soi où il fût certain d’être attendu avec impatience et toujours reçu avec plaisir : préoccupé de ce vague projet et d’un choix encore plus vague, il désirait faire l’acquisition d’une maison à Paris, et s’y établissait d’avance en idée avec la femme qu’il rêvait. Un matin, il se rendit rue du Bac pour voir, dans tous ses détails, une grande et belle maison qui était depuis longtemps à vendre. Ce n’était pas l’hôtel qu’il eût voulu, mais, avant de se décider, il étudiait les avantages du quartier et les prix du terrain. Il était onze heures, et à cette heure intime de la matinée, pour de paisibles locataires, rien n’est plus gênant que la visite inattendue d’un acquéreur prétendant, qui, sous prétexte d’acheter une maison qu’il n’a pas toujours de quoi payer, vient les déranger dans leurs occupations de ménage ou d’affaires, vient observer leurs mœurs, leurs habitudes, et quelquefois surprendre leurs secrets. Heure propice aux querelles de famille, où la mère gronde ses enfants et ses domestiques, où le mari gronde sa femme, son secrétaire ou son commis ; heure fatale où se vérifient les mémoires, où se déclarent les projets d’économie, où se décident les visites ennuyeuses qu’on fera le soir, où s’accomplissent enfin les devoirs les plus fatigants, même pour une coquette : essayer une robe et répondre à un billet !

À peine M. de Lorville, accompagné du vendeur, M. Renaud, fut-il entré dans l’antichambre du rez-de-chaussée, la rumeur causée par son arrivée se fit sentir non-seulement dans l’appartement où le propriétaire s’était fait annoncer, mais encore dans tous les étages supérieurs. Ce mot magique : « Voilà un monsieur qui vient voir la maison ! » suffit pour jeter l’alarme dans tous les ménages ; ce cri d’effroi s’éleva rapidement du rez-de-chaussée au premier, du premier au second, du second au troisième, du troisième au quatrième ; là, il se perdit dans un réduit modeste et laborieux, où la vie commence avec le jour, et où cette heure effrayante, cette heure si matinale pour tout le reste de la maison, est l’heure convenable pour les visites du matin.

Les habitants du rez-de-chaussée étaient à déjeuner lorsqu’on les prévint de l’arrivée de M. de Lorville. Ils parlaient tous très-haut et à la fois, comme des gens qui se querellent, mais soudain les voix s’adoucirent et le plus grand silence succéda à ces clameurs de famille.

Edgar et M. Renaud passèrent dans le salon, où on les pria d’attendre un moment.

— Cet appartement est considérable, comme vous le voyez, dit le propriétaire ; il est loué au marquis de Châteaulancy, pair de France ; il y a fait beaucoup de dépenses l’année dernière, et y donnait des fêtes admirables. Trois cents personnes peuvent tenir ici sans être foulées ; mais maintenant il boude, il ne veut plus donner de bals, sous prétexte que les glorieuses l’ont ruiné. Il met des lits dans tous mes salons pour coucher ses enfants qu’il a retirés du collège. C’est un carliste ; voyez plutôt, on le reconnaît à son journal.

Et il montrait la Gazette de France ouverte sur la table.

— En effet, reprit M. de Lorville, voici sur cette console un buste bien courageux.

En ce moment, le marquis entra ; il était pâle comme un homme qui vient de se mettre en colère, mais gracieux et poli comme un homme qui sait se contraindre.

— Pardon mille fois, messieurs, dit-il, de vous recevoir dans une chambre si en-désordre.

— C’est à moi de vous faire des excuses, répondit M. Renaud ; je crains de vous déranger ; mais M. de Lorville, ajouta-t-il en désignant Edgar, désire acheter cette maison, j’ai pris la liberté de l’amener… Peut-être sommes-nous venus de trop bonne heure ?

— Non vraiment, reprit le marquis sans regarder le propriétaire.

Puis, s’adressant à M. de Lorville, il lui dit quelques mots avec cet air bienveillant d’un homme de bonne compagnie qui parle à un de ses égaux, tandis qu’il avait avec le propriétaire cette politesse affectée et séparante qui semble dire : — Vous n’êtes pas des nôtres.

On visita successivement toutes les chambres du vaste appartement. En traversant la chambre à coucher de la marquise, M. de Lorville aperçut une femme assise devant un secrétaire et occupée à écrire attentivement une lettre dont le brouillon était devant elle. Curieux de savoir ce qu’elle écrivait et d’où venait le trouble qu’il avait remarqué dans cette famille, Edgar lorgna la marquise sans qu’elle s’en aperçût, et lut dans sa pensée ces mots qu’elle allait tracer :

« Nous serions fort honorés, mon mari et moi, d’avoir pour gendre un homme tel que vous ; mais d’anciens engagements… »

Edgar n’en put lire davantage, la marquise s’étant levée pour le saluer ; mais, se doutant bien que cette lettre avait dû être concertée avec le marquis, il se mit à le lorgner à son tour :

« Non, en vérité, pensait-il, ma fille ne sera point la femme d’un mauvais parvenu. J’ai beaucoup perdu à la révolution, il est vrai ; mais, tant que je vivrai, jamais une Châteaulancy ne s’appellera la comtesse Chapotier ! »

Un moment après, une jeune fille traversa le salon en pleurant, et M. de Lorville sut alors tous les secrets de cette famille, et même tous les inconvénients de cet appartement ; car, s’il avait été mieux distribué, la pauvre enfant ne se serait pas vue forcée de passer par le salon pour rentrer chez elle et de montrer ses larmes à des inconnus.

Au premier étage demeurait un ancien préfet de l’empire, précisément ce même comte Chapotier dont le fils aîné, jeune homme spirituel et distingué, avait su plaire à mademoiselle de Châteaulancy et qui venait d’être si cruellement éconduit.

Le comte Chapotier, qui ne savait rien des amours de son fils aîné, s’inquiétait beaucoup de celles de son second fils, jeune homme vif et décidé, qui paraissait difficile à conduire. Lorsque M. de Lorville et M. Renaud entrèrent dans le cabinet du comte, le jeune officier, assis dans un bon fauteuil, lisait tranquillement son journal (c’était le Temps), sans paraître écouter le sermon que son père lui faisait avec gravité, debout devant la cheminée, dans une attitude à la fois paternelle et préfectorale tout à fait convenable à la circonstance. Au moment où la porte s’ouvrit, il prononçait ces mots :

— Vous n’y pensez pas, mon fils, cela est impossible !

Voyant entrer quelqu’un, il s’arrêta ; puis, après avoir adressé à M. Renaud une phrase insignifiante d’un ton protecteur et insolent, il allait reprendre son sermon où il l’avait laissé, lorsque le nom de M. de Lorville attira son attention ; alors ses manières changèrent, et il fit voir lui-même toutes les pièces de son appartement au fils du duc de Lorville avec une politesse pleine d’empressement et douceur.

— Cette maison est fort belle, et nous serions bien heureux de vous avoir pour propriétaire, disait-il sans s’inquiéter du vrai propriétaire qui était là, et à qui ce souhait devait paraître peu aimable. Les appartements sont superbes, les salons vastes ; l’antichambre peut contenir un grand nombre de laquais ; tout y est grandiose, mais il faut être riche pour l’habiter.

Le comte parlait depuis un quart d’heure ; Edgar, étonné d’un rapprochement singulier, ne l’écoutait point ; il était tout occupé de la découverte qu’il venait de faire. Pendant le discours du père, il avait lorgné le fils.

« Mon père est fou, pensait le jeune homme rebelle ; m’empêcher d’épouser Angeline, et cela parce qu’elle est la fille d’un avocat ! me soutenir qu’un avocat n’est qu’un bavard qui vend ses paroles, qui ment pour de l’argent ; un marchand de phrases, un fabricant de paradoxes ; que tous les avocats sont des brouillons qui ont perdu la France avec leur jargon politique ; et mille extravagances de ce genre : comme si nos plus célèbres magistrats et la plupart de nos grands hommes n’avaient pas tous commencé par être avocats ; comme si les avocats ne s’étaient pas montrés, à toutes les époques de notre histoire, les plus redoutables ennemis de l’arbitraire et des abus ; enfin comme si l’éloquence n’était pas le premier pouvoir d’un gouvernement parlementaire ! »

« Fort bien, se dit Edgar, le marquis refuse sa fille au préfet ; le préfet refuse son fils à l’avocat ; voyons un peu jusqu’où cela ira, et à qui l’avocat va refuser sa fille. »