Le Lorgnon (Girardin)/Ch. 15

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XV.

L’avocat demeurait au second ; car, on trouvera sans doute la chose surprenante, tous ces projets de mariage se tramaient dans la même maison. L’avocat reçut le propriétaire comme un ami ; mais au nom de M. de Lorville, si connu à l’ancienne cour, il fit une grimace méprisante qu’Edgar comprit à merveille.

— Je vous attends avec impatience, mon cher, dit l’avocat à M. Renaud ; je suis malheureusement obligé de quitter votre appartement : je n’y saurais demeurer davantage.

— Est-il bien vrai ? demanda le propriétaire alarmé de cette déclaration, quoiqu’elle eût plutôt l’accent d’un dépit que l’air d’une résolution positive. Quel motif peut vous décider à me quitter avant la fin de votre bail ?

— Je vais vous conter cela, reprit l’homme de loi.

Puis s’adressant à Edgar : — Pardon, monsieur Lorville, si je vous laisse ; mais j’ai quelques mots à dire à monsieur.

Alors il emmena M. Renaud dans la chambre voisine, et lui parla quelques instants à voix basse, tandis qu’Edgar parcourait les journaux qui étaient sur la cheminée, le Sténographe et la Gazette des tribunaux. « Les discours de la tribune, les plaidoyers du barreau, pensait-il, véritable lecture d’avocat. »

Une conversation à voix basse ne pouvait être longtemps soutenable pour l’homme de l’éloquence, et bientôt ce long discours, dicté par l’indignation paternelle, retentit aux oreilles de M. de Lorville, et lui prouva que son talisman serait inutile en cette occasion :

— Je ne crains pas de vous le répéter, mon ami, il ne m’est plus possible d’habiter cette maison. Vous connaissez mon Angéline… tendre fleur que j’ai vu grandir à l’ombre, que je cultivai avec toute la sollllicitude d’un père ! Esprit, talent, grâce, beauté, jeunesse, que vous dirai-je ? elle réunit tout ; la nature semblait l’avoir parée elle-même dès sa naissance pour les fêtes de l’avenir, pour les destinées les plus brillantes ; moi-même, par mes soins assidus, par mes nombreux travaux, j’avais su joindre les dons de la fortune à ces prodigalités de la nature ; j’avais su choisir pour elle un époux digne d’assurer son bonheur. Charmé de tant de vertus, séduit peut-être aussi par l’idée de s’allier à une famille honorable dont le chef exerça vingt ans la plus noble des professions, consacra son existence et ses talents à la défense de l’opprimé, aux réparations des injustices, aux réconciliations des familles, enfin à ce qu’il y a de plus saints devoirs dans la vie ! heureux et fier à la fois, ce jeune homme, dis-je, pressait de ses vœux l’époque fixée pour cette union ; il ne manquait pour la voir s’accomplir que le consentement de son père, digne magistrat, qui, vous le savez, habite sous le même toit que nous…

Alors, élevant la voix comme s’il plaidait : — Ce consentement, messieurs, était indubitable ; mes souhaits les plus ardents allaient être comblés ; le bonheur m’environnait déjà de ses prestiges… mon Angéline !…

Puis tout à coup le père indigné, rendu par la colère à la réalité du langage, s’écria avec véhémence : — Eh bien, mon ami, imagineriez-vous ce que fait cette péronnelle ? elle refuse un mariage si brillant, un parti si avantageux : elle s’avise d’aimer sans me consulter, sans l’aveu de ses parents ! elle aime, elle aime ! et devinez quoi, s’il vous plaît !…

M. Renaud ne devinant pas du tout et paraissant n’avoir aucune espérance d’y parvenir : — Que dis-je ! s’écria le père transporté de colère ; qui pourrait deviner une semblable turpitude ! elle aime… je ne puis prononcer ce mot… un journaliste !… mon cher, un journaliste ! un misérable petit journaliste, un folllliculaire, un libellliste !… Savez-vous ce que c’est qu’un journaliste, mon ami ? c’est un homme qui vit d’injures, de caricatures et de calomnies, pour qui rien n’est sacré, qui se moque de votre femme, de votre nez, de votre perruque, de vos discours, de vos actions, de vos infirmités, qui ne voit dans un événement que le bon mot qu’il inspire, qui dévoile les secrets de votre ménage pour s’en moquer, qui fait des pointes sur les désastres, des calembours sur les fléaux, des quolibets sur votre mort et des pochades sur votre enterrement ; un monstre, enfin, qu’on devrait bannir de l’ordre social ; et j’aimerais mieux donner ma fille à un galérien… oui, monsieur, à un galérien, que de lui voir épouser un journaliste !

« De mieux en mieux, pensa M. de Lorville ; maintenant il me faut savoir qui va dédaigner le journaliste. »

Et quoiqu’il fût bien décidé à ne pas acheter cette maison, il témoigna au propriétaire le désir de visiter les autres appartements.

M. Renaud parut alors embarrassé : — C’est absolument la même distribution partout, dit-il d’un air contraint.

Mais voyant M. de Lorville décidé à monter jusqu’au comble : — Pardon, ajouta-t-il, je vais dire au portier de vous accompagner là-haut, si vous voulez bien le permettre… C’est qu’au troisième… demeure une personne… avec laquelle je suis un peu en délicatesse, et que je ne me soucie pas de voir en ce moment ; mais je puis vous dire cela, continua-t-il d’un ton confidentiel ; c’est la veuve d’un maître maçon, qui voudrait se remarier, vous comprenez ; et elle est assez belle, en vérité, et ne manque pas de fortune ; mais vous concevez qu’un honnête avoué, qu’un homme dans les affaires comme moi, ne peut succéder à un maître maçon.

Étourdi de ce quatrième dédain si inattendu, M. de Lorville sentit son sérieux l’abandonner, et pour dissimuler sa gaieté, il franchit rapidement l’escalier du troisième étage, sans écouter le propriétaire, qui lui criait d’attendre son conducteur.

Edgar ne s’arrêta que peu d’instants chez la veuve du maçon. Cette visite ne lui offrit rien de remarquable, si ce n’est un béret de velours bleu de ciel et un collier de corail que la veuve coquette avait mis à la hâte pour le recevoir, et le soin qu’elle prit de l’appeler sept fois monsieur le duc, pendant l’espace de dix minutes.

Il arriva bientôt au quatrième, devant la porte du journaliste, et resta un moment à réfléchir avant d’entrer, cherchant une manière facile d’engager la conversation et de prolonger sa visite. Comme il était là, immobile et hésitant, la porte s’ouvrit, un enfant de dix ans, coiffé d’un bonnet de papier et tenant un rouleau d’épreuves, sortit alors brusquement ; M. de Lorville l’arrêtant, lui demanda si le journaliste était chez lui : Yes ! répondit l’enfant d’un air effronté, charmé de savoir un mot d’une langue étrangère ; puis, enfourchant la rampe de l’escalier, le petit garçon imprimeur le descendit en chantant la Parisienne, et en faisant le plus de bruit qu’il lui fut possible.

L’enfant ayant laissé toutes les portes ouvertes en s’en allant, M. de Lorville entra sans crainte d’être remarqué, et jeta un coup d’œil sur une suite d’appartements dont il commençait à connaître parfaitement la disposition. La salle à manger était tapissée de gravures et de lithographies ; le salon, qui servait de bibliothèque, était encombré de livres ; la table était inondée de journaux ; on y voyait un buste de l’empereur, plusieurs portraits d’auteurs illustres : ceux de M. de Chateaubriand, de madame de Staël, de M. de Lamartine, de M. Victor Hugo. On remarquait çà et là des tableaux précieux, qui auraient été admirés dans la plus belle galerie et prouvaient que l’habitant de ce modeste réduit avait pour amis nos artistes les plus célèbres.

En s’approchant, Edgar aperçut dans la chambre à coucher deux épées suspendues au mur, des poignards, des flèches, des armes de différents pays ; il s’approcha encore et vit, assis devant un bureau, un jeune homme qui paraissait plongé dans une profonde méditation ou dans un grand désespoir. Plusieurs dictionnaires, plusieurs livres d’histoire, que l’on reconnaissait à leur pesante forme, étaient ouverts sur la table autour de lui et annonçaient qu’il travaillait à un de ces longs ouvrages qui exigent des recherches. Le jeune écrivain se frappait le front de temps en temps avec impatience, et M. de Lorville s’amusait à contempler cet homme d’esprit en travail d’une phrase et aux prises avec sa pensée.

Si Edgar avait pu voir les traits du jeune auteur, il aurait pris plaisir à suivre sur sa physionomie, à l’aide de son talisman, toutes les aventures de son idée ; à la voir grandir et retomber, reparaître, pour être encore repoussée ; puis se soutenir à la surface comme un nageur sur l’eau, s’avancer audacieusement, se débattre contre les objections comme ce dernier contre les vagues, s’agiter, lutter avec courage, puis enfin arriver au bord, là se bien secouer, se bien sécher, et découvrir… une île déserte !

M. de Lorville se serait complu dans cette observation, mais elle était en ce moment impossible ; il lui fallut s’avancer davantage vers le jeune écrivain pour lire dans ses yeux s’il méritait qu’on s’inquiétât de sa pensée.