Le Lys rouge/IX

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Calmann-Lévy (p. 130-138).


IX


Le lendemain, comme, au sortir de Sainte-Marie-Nouvelle, elles traversaient la place où sont plantées, à l’imitation des cirques antiques, deux bornes de marbre, Madame Marmet dit à la comtesse Martin :

— Je crois que voici Monsieur Choulette.

Assis dans l’échoppe d’un cordonnier, sa pipe à la main, Choulette faisait des gestes rythmiques, et semblait réciter des vers. Le savetier florentin, tout en poussant l’alène, écoutait avec un bon sourire. C’était un petit homme chauve, qui représentait un des types familiers à la peinture flamande. Sur la table, parmi les formes de bois, les clous, les morceaux de cuir et les boules de poix, un pied de basilic étalait sa tête verte et ronde. Un moineau, à qui manquait une patte, qu’on avait remplacée par un bout d’allumette, sautillait gaiement sur l’épaule et sur la tête du vieillard.

Madame Martin, égayée à cette vue, appela du seuil Choulette qui prononçait très doucement des paroles chantantes, et elle lui demanda pourquoi il n’était pas allé avec elle visiter la chapelle des Espagnols.

Il se leva et répondit :

— Madame, vous vous occupez de vaines images, mais moi, je demeure dans la vie et dans la vérité.

Il pressa la main du savetier et suivit les deux dames.

— En allant à Sainte-Marie-Nouvelle, leur dit-il, j’ai vu ce vieillard qui, courbé sur son ouvrage et serrant la forme entre ses genoux comme dans un étau, cousait des chaussures grossières. J’ai senti qu’il était simple et bon. Je lui ai dit en italien : « Mon père, voulez-vous boire avec moi un verre de vin de Chianti ? » Il a bien voulu. Il est allé chercher un flacon et des verres, et j’ai gardé sa demeure.

Et Choulette montra deux verres et une bouteille posés sur le poêle.

— Quand il est revenu, nous avons bu ensemble ; je lui ai dit des choses obscures et bonnes et je l’ai charmé par la douceur des sons. Je retournerai dans son échoppe ; j’apprendrai de lui à faire des souliers et à vivre sans désirs. Après quoi, je n’aurai plus de tristesse. Car seuls le désir et l’oisiveté nous rendent tristes.

La comtesse Martin sourit.

— Monsieur Choulette, je ne désire rien, et pourtant je ne suis pas gaie. Est-ce qu’il faut aussi que je fasse des souliers ?

Choulette répondit gravement :

— Il n’est pas temps encore.

Parvenus aux jardins des Oricellari, madame Marmet se laissa tomber sur un banc. Elle avait examiné à Sainte-Marie-Nouvelle les fresques tranquilles de Ghirlandajo, les stalles du chœur, la vierge de Cimabuë, les peintures du cloître. Elle l’avait fait avec soin, pour la mémoire de son mari, qui avait beaucoup aimé, disait-on, l’art italien. Elle était fatiguée. Choulette s’assit près d’elle et lui dit :

— Madame, pourriez-vous me dire s’il est vrai que le pape fait faire ses robes chez Worth ?

Madame Marmet ne le croyait pas. Pourtant, Choulette l’avait entendu dire dans des cafés. Madame Martin était surprise que, catholique et socialiste, Choulette parlât avec si peu de respect d’un pape ami de la république. Mais il n’aimait guère Léon XIII.

— La sagesse des princes est courte, dit-il ; le salut de l’Église viendra de la république italienne, ainsi que le croit et le veut Léon XIII, mais l’église ne sera pas sauvée de la manière que le pense ce pieux Machiavel. La révolution fera perdre au pape son denier inique avec le reste de son patrimoine. Et ce sera le salut. Le pape, dépouillé et pauvre, deviendra puissant. Il agitera le monde. On reverra Pierre, Lin, Clet, Anaclet et Clément, les humbles, les ignorants, les saints des premiers jours, qui changèrent la face de la terre. Si demain, par impossible, dans la chaire de Pierre s’asseyait un véritable évêque, un chrétien véritable, j’irais le trouver et je lui dirais : « Ne soyez pas le vieillard enseveli vivant dans une tombe d’or, laissez vos camériers, vos gardes nobles et vos cardinaux, quittez votre cour et les simulacres de la puissance. Venez à mon bras mendier votre pain par les nations. Couvert de haillons, pauvre, malade, mourant, allez le long des routes montrant en vous l’image de Jésus. Dites : « Je mendie mon pain pour la condamnation des riches. » Entrez dans les villes et criez de porte en porte avec une stupidité sublime : « Soyez humbles, soyez doux, soyez pauvres ! » Annoncez dans les cités noires, dans les bouges et dans les casernes, la paix et la charité. On vous méprisera, on vous jettera des pierres. Les gendarmes vous traîneront en prison. Vous serez aux humbles comme aux puissants, aux pauvres comme aux riches un sujet de risée, un objet de dégoût et de pitié. Vos prêtres vous déposeront et ils élèveront contre vous un antipape. Tous diront que vous êtes fou. Et il faut qu’ils disent vrai ; il faut que vous soyez un fou : les fous ont sauvé le monde. Les hommes vous donneront la couronne d’épines et le sceptre de roseau et ils vous cracheront au visage, et c’est à ce signe que vous paraîtrez Christ et vrai roi : et c’est par de tels moyens que vous établirez le socialisme chrétien, qui est le royaume de Dieu sur la terre.

Ayant parlé de la sorte, Choulette alluma un de ces longs et tortueux cigares italiens, traversés par une paille. Il en tira quelques bouffées d’une vapeur infecte, puis il reprit tranquillement :

— Et ce serait pratique. On peut me refuser tout, excepté une vue très nette des situations. Ah ! madame Marmet, vous ne saurez jamais à quel point il est vrai que les grandes œuvres de ce monde ont toujours été accomplies par des fous. Croyez-vous, madame Martin, que si saint François d’Assise avait été raisonnable, il aurait versé sur la terre, pour le rafraîchissement des peuples, les eaux vives de la charité et tous les parfums de l’amour ?

— Je ne sais, répondit madame Martin. Mais les gens raisonnables m’ont toujours paru bien ennuyeux. Je puis le dire à vous, monsieur Choulette.

Ils retournèrent à Fiesole par le tramway à vapeur qui monte, en soufflant, la colline. La pluie tomba. Madame Marmet s’endormit et Choulette se lamenta. Tous ses maux revinrent l’assaillir à la fois : l’humidité de l’air lui donnait des douleurs au genou et il ne pouvait plier la jambe ; son sac de voyage, égaré la veille dans le trajet de la gare à Fiesole, ne se retrouvait pas, et c’était un désastre irréparable ; une revue parisienne venait de publier un de ses poèmes avec des fautes d’impression, coquilles aussi larges que des bénitiers, vastes comme la conque d’Aphrodite.

Il accusa les hommes et les choses de lui être hostiles et funestes. Il fut puéril, absurde, odieux. Madame Martin, qu’attristaient Choulette et la pluie, croyait que la montée ne finirait pas. Quand elle rentra à la maison des cloches, dans le salon, miss Bell, d’une écriture formée d’après l’italique des Aldes, copiait avec de l’encre d’or, sur une feuille de parchemin, les vers qu’elle avait trouvés dans la nuit. À la venue de son amie, elle leva sa petite tête laide, éclairée et brûlée par des yeux splendides.

— Darling, je vous présente le prince Albertinelli.

Le prince étalait contre le poêle sa beauté de jeune dieu, que fortifiait une barbe drue et noire. Il salua.

— Madame ferait aimer la France, si ce sentiment n’était pas déjà dans nos cœurs.

— La comtesse et Choulette prièrent miss Bell de leur lire les vers qu’elle écrivait. Elle s’excusa, étrangère, de faire entendre ses incertaines cadences au poète français qu’elle goûtait le mieux après François Villon ; puis, de sa jolie voix sifflante d’oiseau, elle récita :


Lors au pied des rochers où la source penchante,
Pareille à la Naïade et qui rit et qui chante,
Agite ses bras frais et vole vers l’Arno,
Deux beaux enfants avaient échangé leur anneau,
Et le bonheur d’aimer coulait dans leurs poitrines
Comme l’eau du torrent au versant des collines.
Elle avait nom Gemma. Mais l’amant de Gemma,
Nul entre les conteurs jamais ne le nomma.

Le jour, ces innocents, la bouche sur la bouche,
Mêlaient leurs jeunes corps dans la sauvage couche
De thym que visitait la chèvre. Et vers le soir,
À l’heure où l’artisan fatigué va s’asseoir

Sous les tilleuls, surpris, ils regagnaient la ville,
Nul n’avait souci d’eux dans la foule servile,
Et souvent ils pleuraient, se sentant trop heureux.
Ils comprirent que vivre était mauvais pour eux.

Or, dans cette prairie où, déchirés de joie,
Ils étaient l’orme vert et la vigne qui ploie,
Et tordaient sous le ciel leur rameau gémissant,
S’élevait une plante étrange, aux fleurs de sang,
Qui dardait son feuillage en pâles fers de lance.
Les bergers la nommaient la Plante du silence.

Et Gemma le savait, que le sommeil divin
Et l’éternel repos et le rêve sans fin
Viendraient de cette plante à qui l’aurait mordue.

Un jour qu’elle riait sous l’arbuste étendue,
Elle en mit une feuille aux lèvres de l’ami.
Quand il fut dans la joie à jamais endormi,
Elle mordit aussi la feuille bien-aimée.
Aux pieds de son amant elle tomba pâmée.

Les colombes au soir sur eux vinrent gémir,
Et rien plus ne troubla leur amoureux dormir.

— Cela est bien joli, dit Choulette, et d’une Italie doucement voilée des brumes de Thulé !

— Oui, reprit la comtesse Martin, cela est joli. Mais pourquoi, chère Vivian, vos deux beaux innocents voulaient-ils mourir ?

— Oh ! Darling, parce qu’ils se sentaient aussi heureux que possible, et qu’ils ne désiraient plus rien. C’était désespérant, darling, désespérant. Comment ne comprenez-vous pas cela ?

— Et vous croyez que, si nous vivons, c’est que nous espérons encore ?

— Oh ! Oui, darling, nous vivons dans l’attente de ce que Demain, Demain, roi du pays des fées, apportera dans son manteau noir ou bleu, semé de fleurs, d’étoiles, de larmes. Oh ! bright king To-Morrow !