Le Lys rouge/VIII

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 124-129).


VIII


Dans sa charrette anglaise, qu’elle conduisait elle-même, miss Bell avait amené de la gare de Florence, par les rampes de la colline, la comtesse Martin-Bellème et madame Marmet à sa maison de Fiesole qui, rose et couronnée d’un bandeau de balustres, regardait la ville incomparable. La femme de chambre suivait avec les bagages. Choulette, logé, par les soins de miss Bell, chez la veuve d’un sacristain, dans l’ombre de la cathédrale de Fiesole, n’était attendu que pour le dîner. Laide et gentille, les cheveux courts, en veste, une chemise d’homme sur sa poitrine de garçon, presque gracieuse avec très peu de hanches, la poétesse faisait à ses amies françaises les honneurs du logis qui reflétait les délicatesses ardentes de son goût. Aux murs du salon, des vierges siennoises, pâles, les mains longues, régnaient paisiblement au milieu des anges, des patriarches et des saints, dans les belles architectures dorées des triptyques. Sur un socle se tenait debout une Madeleine, vêtue de ses cheveux, effrayante de maigreur et de vieillesse, quelque mendiante de la route de Pistoïa, brûlée par les soleils et les neiges, qu’avait copiée dans l’argile, avec une fidélité horrible et touchante, un précurseur inconnu de Donatello. Et partout les armoiries de miss Bell : des cloches et des clochettes. Les plus grosses élevaient leur mont de bronze aux angles de la chambre ; d’autres, se touchant, formaient leur chaîne au pied des murs. De plus petites couraient tout le long des corniches. Il y en avait sur le poêle, sur les coffres et sur les bahuts. Les vitrines étaient remplies de cloches d’argent et de vermeil. Grosses cloches de bronze, marquées du lys florentin, sonnettes de la Renaissance, faites d’une dame portant un large vertugadin, sonnettes des trépassés, décorées de larmes et d’ossements, sonnettes ajourées, couvertes d’animaux symboliques et de feuillages, qui sonnaient dans les églises au temps de saint Louis, sonnettes de table du xviie siècle, ayant une statuette pour poignée, clochettes plates et claires des vaches des vallées du Rutli, cloches indoues qu’on fait résonner mollement avec une corne de cerf, cloches chinoises en forme de cylindre ; elles étaient venues là de tous les pays et de tous les temps, à l’appel magique de cette petite miss Bell.

— Vous regardez mes armes parlantes, dit-elle à madame Martin. Je crois que toutes ces misses Bell se plaisent ici et je ne serais pas trop étonnée si un jour elles se mettaient à chanter ensemble. Mais il ne faut pas les admirer toutes également. Il faut garder les louanges les plus pures et les plus ferventes pour celle-ci.

Et, frappant du doigt une cloche sombre et nue, qui rendit un son grêle :

— Celle-ci, reprit-elle, est une sainte villageoise du ve siècle. C’est une fille spirituelle de saint Paulin de Nole, qui le premier fit chanter le ciel sur nos têtes. Elle est d’un métal rare, qu’on a nommé airain de Campanie. Bientôt je vous montrerai près d’elle une florentine de toute gentillesse, la reine des cloches. Elle va venir. Mais je vous ennuie, darling, avec ces babioles. Et j’ennuie aussi la bonne madame Marmet. C’est mal !

Elle les conduisit à leurs chambres.

Une heure après, madame Martin, reposée, fraîche, en déshabillé de foulard et de dentelle, descendit sur la terrasse où l’attendait miss Bell. L’air humide, tiédi par un soleil encore faible et déjà généreux, soufflait l’inquiète douceur du printemps. Thérèse, accoudée à la balustrade, baignait ses yeux dans la lumière. À ses pieds, les cyprès élevaient leurs quenouilles noires et les oliviers moutonnaient sur les pentes. Au creux de la vallée, Florence étendait ses dômes, ses tours et la multitude de ses toits rouges, à travers laquelle l’Arno laissait deviner à peine sa ligne ondoyante. Au delà, bleuissaient les collines.

Elle cherchait à reconnaître les jardins Boboli, où elle s’était promenée dans un premier voyage, les Cascine, qu’elle n’aimait guère, le palais Pitti, Sainte-Marie-de-la-Fleur. Puis l’infini charmant du ciel l’attira. Elle suivait dans les nuages les formes qui s’écoulent.

Après un long silence, Vivian Bell étendit la main vers l’horizon.

— Darling, je ne puis pas dire, je ne sais pas dire. Mais regardez, darling, regardez encore. Ce que vous voyez est unique au monde. Nulle part la nature n’est à ce point subtile, élégante et fine. Le dieu qui fit les collines de Florence était artiste. Oh ! il était joaillier, graveur en médailles, sculpteur, fondeur en bronze et peintre ; c’était un florentin. Il n’a fait que cela au monde, darling ! Le reste est d’une main moins délicate, d’un travail moins parfait. Comment voulez-vous que cette colline violette de San Miniato, d’un relief si ferme et si pur, soit de l’auteur du Mont Blanc ? Ce n’est pas possible. Ce paysage, darling, a la beauté d’une médaille ancienne et d’une peinture précieuse. Il est une parfaite et mesurée œuvre d’art. Et voici une autre chose que je ne sais pas dire, que je ne sais pas comprendre, et qui est une chose véritable. Dans ce pays, je me sens, et vous vous sentirez comme moi, darling, à demi vivante et à demi morte, dans un état très noble, très triste et très doux. Regardez, regardez beaucoup ; vous découvrirez la mélancolie de ces collines qui entourent Florence, et vous verrez une tristesse délicieuse monter de la Terre des morts.

Le soleil penchait à l’horizon. Les pointes des cimes s’éteignaient l’une après l’autre tandis que les nuées s’enflammaient dans le ciel.

Madame Marmet éternua.

Miss Bell fit apporter des châles et avertit les Françaises que les soirées étaient fraîches et malignes.

Et tout à coup :

— Darling, vous connaissez M. Jacques Dechartre ? Eh bien, il m’a écrit qu’il serait à Florence la semaine prochaine. Je suis contente que M. Jacques Dechartre se rencontre avec vous dans notre ville. Il nous accompagnera aux églises et aux musées, et il sera un bon guide. Il comprend les belles choses parce qu’il les aime. Et il a un exquis talent de sculpteur. Ses figures et ses médaillons sont encore plus admirés en Angleterre qu’en France. Oh ! je suis si contente que M. Jacques Dechartre se rencontre à Florence avec vous, darling !