Le Lys rouge/XI

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Calmann-Lévy (p. 161-166).


XI


De bonne heure, elle prit plaisir à s’habiller avec un soin délicat et caché. Son cabinet de toilette, sorti d’une fantaisie esthétique de Vivian Bell, avec sa poterie grossièrement vernissée, ses grandes cruches de cuivre et le damier de ses carreaux de faïence, ressemblait à une cuisine, mais à une cuisine de féerie. Il était rustique et merveilleux à point pour que la comtesse Martin eût la surprise agréable de s’y croire Peau-d’Âne. Tandis que sa femme de chambre la coiffait, elle entendit Dechartre et Choulette qui causaient ensemble sous ses fenêtres. Elle refit tout ce qu’avait fait Pauline, et découvrit hardiment cette ligne de la nuque, qu’elle avait fine et pure. Elle se regarda une dernière fois dans la glace et descendit au jardin.

Dans le jardin, planté d’ifs comme un cimetière heureux, Dechartre disait des vers de Dante en regardant Florence : « À l’heure où notre esprit, plus étranger à la chair… »

Près de lui, Choulette, assis sur la balustrade de la terrasse, les jambes pendantes et le nez dans sa barbe, sculptait la figure de la Misère sur son bâton de vagabond.

Et Dechartre reprenait les rimes de la cantique : « À l’heure où notre esprit, plus étranger à la chair et moins obsédé de pensées, est presque divin dans ses visions… »

Elle venait, le long des buis taillés, sous son ombrelle, dans sa robe couleur de maïs. Le fin soleil d’hiver l’enveloppait d’or pâle.

Dechartre mit de la joie dans le bonjour qu’il lui donna.

Elle lui dit :

— Vous récitez des vers que je ne connais pas. Je ne connais que Métastase. Mon professeur d’italien aimait beaucoup Métastase et n’aimait que lui. Quelle est cette heure où l’esprit est divin dans ses visions ?

— Madame, c’est l’aube du jour. Ce peut être aussi l’aube de la foi et de l’amour.

Choulette doutait que le poète eût voulu parler des rêves du matin, qui laissent au réveil une impression si vive et parfois si pénible, et qui ne sont pas étrangers à la chair. Mais Dechartre n’avait cité ces vers que dans le ravissement de l’aube d’or qu’il avait vue ce matin sur les collines blondes. Il s’était depuis longtemps inquiété des images formées pendant le sommeil, et il croyait que ces images ne se rapportent pas à l’objet qui nous occupe le plus, mais au contraire à des idées délaissées pendant le jour.

Alors Thérèse se rappela son rêve du matin, le chasseur perdu dans l’allée profonde.

— Oui, disait Dechartre, ce que nous voyons la nuit, ce sont les restes malheureux de ce que nous avons négligé dans la veille. Le rêve est souvent la revanche des choses qu’on méprise ou le reproche des êtres abandonnés. De là son imprévu et parfois sa tristesse.

Elle resta un moment songeuse et dit :

— C’est peut-être vrai.

Puis, vivement, elle demanda à Choulette s’il avait achevé le portrait de la Misère à la pomme de sa canne. Cette misère était devenue une Pietà, et Choulette y reconnaissait la Vierge. Il avait même composé un quatrain pour l’écrire dessous en spirale, un quatrain didactique et moral. Il ne voulait plus écrire que dans le style des commandements de Dieu mis en vers français. Les quatre vers étaient de cette simple et bonne sorte. Il consentit à les dire :


        Je pleure au pied de la Croix
        Avec moi pleure, aime et crois,
        Sous cet arbre salutaire
        Qui doit ombrager la terre.


Comme au jour de son arrivée, Thérèse s’accouda à la balustrade de la terrasse et chercha dans le lointain, au fond de la mer de lumière, les cimes de Vallombrose, presque aussi fluides que le ciel. Jacques Dechartre la regardait. Il croyait la voir pour la première fois, tant il découvrait de délicatesse sur ce visage, où le travail de la vie et de l’âme avait mis des profondeurs sans en altérer la grâce jeune et fraîche. La lumière, qu’elle aimait, lui était indulgente. Et, vraiment, elle était jolie, baignée dans ce jour léger de Florence, qui caresse les belles formes et nourrit les nobles pensées. Un rose fin montait à ses joues bien arrondies. Ses prunelles, d’un gris bleuissant, riaient ; et, quand elle parlait, l’éclair de ses dents avait une douceur ardente. Il la prit d’un regard qui embrassait le buste souple, les hanches pleines et la cambrure hardie de la taille. Elle tenait son ombrelle de la main gauche, l’autre main jouait nue avec des violettes. Dechartre avait le goût, l’amour, la folie des belles mains. Les mains présentaient à ses yeux une physionomie aussi frappante que le visage, un caractère, une âme. Celles-là le ravissaient. Il les trouvait sensuelles et spirituelles. Il lui semblait qu’elles étaient nues par volupté. Il en adorait les doigts fuselés, les ongles roses, la paume un peu grasse et tendre, traversée de lignes élégantes comme des arabesques et s’élevant à la base des doigts en petits monts harmonieux. Il les examina avec une attention charmée jusqu’à ce qu’elle les eût fermées sur le manche de son ombrelle. Alors, un peu en arrière d’elle, il la regarda encore. Le buste et les bras d’une ligne gracile et pure, les hanches riches, les chevilles fines, dans sa belle forme d’amphore vivante, elle lui plut toute.

— Monsieur Dechartre, cette tache noire, là-bas, ce sont les jardins Boboli, n’est-ce pas ? Je les ai vus, il y a trois ans. Ils n’avaient guère de fleurs. Pourtant, avec leurs grands arbres tristes, je les aimais.

Il fut presque surpris qu’elle parlât, qu’elle pensât. Le son clair de cette voix l’étonnait comme s’il ne l’avait pas encore entendue.

Il répondit au hasard, et sourit avec effort pour cacher le fond brutal et précis de son désir. Il fut gauche et maladroit. Elle ne parut pas s’en apercevoir. Elle semblait contente. Cette voix profonde, qui se voilait et défaillait, la caressait à son insu. Elle disait, comme lui, des choses faciles :

— Cette vue est bien belle. Le temps est doux.