Le Lys rouge/XII

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Calmann-Lévy (p. 167-180).


XII


Le matin, la tête sur l’oreiller brodé d’un écusson en forme de cloche, Thérèse songeait aux promenades de la veille, à ces Vierges si fines dans un encadrement d’anges, à ces innombrables enfants, peints ou sculptés, tous beaux, tous heureux, qui chantent ingénuement par la ville l’alleluia de la grâce et de la beauté. Dans la chapelle illustre des Brancacci, devant ces fresques pâles et resplendissantes comme une aube divine, il lui avait parlé de Masaccio, dans un langage si vif et si coloré, qu’elle avait cru le voir, l’adolescent maître des maîtres, la bouche entr’ouverte, l’œil sombre et bleu, distrait, mourant, ravi. Et elle avait aimé ces merveilles d’un matin plus charmant que le jour. Dechartre était pour elle l’âme de ces formes magnifiques, l’esprit de ces nobles choses. C’est par lui, c’est en lui qu’elle comprenait l’art de la vie. Elle ne s’intéressait aux spectacles du monde qu’autant qu’il s’y intéressait lui-même.

Comment cette sympathie lui était-elle venue ? Elle n’en avait pas un souvenir précis. D’abord, lorsque Paul Vence voulut le lui présenter, elle n’avait aucun désir de le connaître, aucun pressentiment qu’il lui plairait. Elle se rappelait des bronzes élégants, de fines cires signées de son nom, qu’elle avait remarqués au salon du Champ-de-Mars ou chez Durand-Ruel. Mais elle n’imaginait pas qu’il pût être lui-même agréable, ni plus séduisant que tant d’artistes et d’amateurs d’art dont elle s’amusait dans ses déjeuners intimes. Quand elle le vit, il lui plut ; elle eut l’idée paisible de l’attirer, de le voir souvent. Le soir qu’il dîna chez elle, elle s’aperçut qu’elle avait pour lui un goût très noble qui la flattait elle-même. Mais, bientôt après, il l’irrita un peu : elle s’impatientait de le voir trop enfermé en lui-même et dans son monde intérieur, trop peu occupé d’elle. Elle aurait voulu le troubler. C’est dans cet état d’impatience, et d’ailleurs énervée, se sentant seule au monde, qu’elle l’avait rencontré, un soir, devant la grille du Musée des religions, et qu’il lui avait parlé de Ravenne et de cette impératrice assise sur une chaise d’or dans son tombeau. Elle l’avait trouvé grave et charmant, la voix chaude, l’œil doux, dans l’ombre de la nuit, mais trop étranger, trop lointain, trop inconnu. Elle en éprouvait comme un malaise, et ne savait plus, à ce moment, le long des buis qui bordent la terrasse, si elle avait envie de le voir tous les jours ou de ne le revoir jamais.

Depuis qu’elle l’avait retrouvé à Florence, elle se plaisait uniquement à le sentir près d’elle, à l’entendre. Il lui rendait la vie aimable, diverse et colorée, neuve, toute neuve. Il lui révélait les joies délicates et les tristesses délicieuses de la pensée, il éveillait les voluptés qu’elle portait dormantes en elle. Maintenant elle était bien décidée à le garder. Mais comment ? Elle prévoyait les difficultés ; son esprit lucide et son tempérament les lui présentaient toutes. Un moment elle essaya de se tromper elle-même : elle se dit que peut-être, rêveur, exalté, distrait, perdu dans ses études d’art, il n’avait pas le goût violent des femmes, et qu’il resterait assidu sans se montrer exigeant. Mais aussitôt, secouant sur l’oreiller sa belle tête qui trempait dans les sombres ruisseaux de sa chevelure, elle ne voulut pas se rassurer sur cette idée. Si Dechartre n’était pas un amoureux, il perdait pour elle tout son charme. Elle n’osa plus songer à l’avenir. Elle vivait dans l’heure présente ; heureuse, inquiète et fermant les yeux.

Elle rêvait ainsi, dans l’ombre traversée de flèches de lumière, quand Pauline lui apporta des lettres avec le thé du matin. Sur une enveloppe marquée au chiffre du cercle de la rue Royale, elle reconnut l’écriture rapide et simple de Le Ménil. Elle s’attendait à recevoir cette lettre, surprise seulement que ce qui devait arriver arrivât en effet, comme dans son enfance, lorsque la pendule infaillible sonnait l’heure de la leçon de piano.

Dans sa lettre, Robert lui faisait des reproches raisonnables. Pourquoi être partie sans rien dire, sans laisser un mot d’adieu ? Depuis son retour à Paris, il attendait chaque matin une lettre qui n’était pas venue. Il était plus heureux l’année précédente, quand il trouvait à son réveil, deux ou trois fois par semaine, des lettres si gentilles et si bien tournées, qu’il regrettait de ne pouvoir faire imprimer. Inquiet, il avait couru chez elle.

« J’ai été ahuri d’apprendre votre départ. Votre mari m’a reçu. Il m’a dit que, cédant à ses conseils, vous étiez allée finir l’hiver à Florence, auprès de miss Bell. Depuis quelque temps il vous trouvait pâle, maigrie. Il avait pensé qu’un changement d’air vous ferait du bien. Vous ne vouliez pas partir ; mais, comme vous étiez de plus en plus souffrante, il est parvenu à vous décider.

» Je n’ai pas vu, moi, que vous eussiez maigri. Il me semblait qu’au contraire votre santé ne laissait rien à désirer. Et puis Florence n’est pas une bonne station d’hiver. Je ne comprends rien à votre départ, j’en suis très tourmenté. Rassurez-moi de suite, je vous en prie…

» Si vous croyez que c’est agréable pour moi d’avoir de vos nouvelles par votre mari et de recevoir ses confidences ! Il s’afflige de votre absence et il est désolé que les obligations de la vie publique le retiennent en ce moment à Paris. J’ai entendu dire au cercle qu’il avait des chances de devenir ministre. Ça m’étonne, parce qu’on n’a pas l’habitude de choisir les ministres parmi les gens du monde. »

Puis il lui contait ses histoires de chasse. Il avait rapporté pour elle trois peaux de renard, dont une très belle ; la peau d’un brave animal qu’il avait tiré de son terrier par la queue et qui, s’étant retourné, l’avait mordu à la main. « Après tout, disait-il, cette bête était dans son droit. »

À Paris il avait des ennuis. Son petit cousin se présentait au cercle. Il craignait qu’il ne fût blackboulé. La candidature était déjà affichée. Dans ces conditions, il n’osait lui conseiller de la retirer ; c’était prendre une bien grande responsabilité. D’un autre côté, un échec serait vraiment désagréable. Il terminait en la suppliant de donner de ses nouvelles et de revenir bientôt.

Ayant lu cette lettre, elle la déchira très doucement, la jeta au feu, et, avec une tristesse sèche, dans une rêverie sans grâce, la regarda brûler.

Sans doute, il avait raison. Il disait ce qu’il devait dire ; il se plaignait comme il devait se plaindre. Que lui répondre ? Continuer à lui faire une mauvaise querelle, le bouder encore ? Il s’agissait bien de bouderie, maintenant ! Le sujet de leur querelle lui était devenu si indifférent qu’elle avait besoin de réflexion pour se le rappeler. Oh ! non, elle n’avait plus envie de le tourmenter. Combien, au contraire, elle se sentait douce envers lui ! Voyant qu’il l’aimait avec confiance, dans une tranquillité têtue, elle s’en attristait et s’en effrayait. Il n’avait pas changé, lui. Il était le même homme qu’avant. Elle n’était plus la même femme. Ils étaient séparés maintenant par des choses imperceptibles et fortes comme ces influences de l’air qui font vivre ou mourir. Quand sa femme de chambre vint l’habiller, elle n’avait pas commencé d’écrire la réponse.

Soucieuse, elle songeait : « Il a confiance en moi. Il est tranquille. » C’est ce qui l’impatientait le plus. Elle s’irritait contre ces gens simples qui ne doutent ni d’eux ni des autres.

Étant descendue au salon des cloches, elle y trouva Vivian Bell écrivant, qui lui dit :

— Voulez-vous savoir, darling, ce que je faisais en vous attendant ? Rien et tout. Des vers. Oh ! darling, il faut que la poésie, ce soit notre âme épanchée naturellement.

Thérèse embrassa miss Bell, et, la tête sur l’épaule de son amie :

— On peut regarder ?

— Oh ! Darling, regardez. Ce sont des vers faits sur le modèle des chansons populaires de votre pays.

Elle jeta la pierre blanche
À l’eau du lac bleu.
La pierre sur l’onde tranquille
Sombra peu à peu.
Alors la jeteuse de pierres
Eut honte et douleur
D’avoir mis dans le lac perfide
Le poids de son cœur.

— C’est un symbole, Vivian ? Expliquez-le-moi.

— Oh ! darling, pourquoi expliquer, pourquoi ? Une image poétique doit avoir plusieurs sens. Celui que vous aurez trouvé sera pour vous le sens véritable. Mais il y en a un très clair, my love : c’est qu’il ne faut pas se débarrasser légèrement de ce qu’on a mis dans son cœur.


Les chevaux étaient attelés. Elles allèrent, comme il était convenu, visiter la galerie Albertinelli, via del Moro. Le prince les attendait et Dechartre devait les retrouver dans le palais. En chemin, tandis que la voiture glissait sur les larges dalles de la chaussée, Vivian Bell répandait en petits mots chantants sa gaieté fine et précieuse. Comme elles descendaient entre des maisons roses ou blanches, des jardins en étages, ornés de statues et de fontaines, elle montra à son amie la villa, cachée sous les pins bleuissants, où les dames et les cavaliers du Décaméron allèrent fuir la peste qui ravageait Florence et se divertirent en disant des contes galants, facétieux ou tragiques. Puis elle avoua la bonne pensée qu’elle avait eue la veille.

— Vous étiez allée, darling, au Carmine avec M. Dechartre, et vous aviez laissé à Fiesole madame Marmet, qui est une agréable vieille dame, une modérée et polie vieille dame. Elle sait beaucoup d’anecdotes sur les personnes de distinction qui habitent Paris. Et lorsqu’elle les conte, elle fait comme mon cuisinier Pampaloni quand il sert les œufs sur le plat : il ne les sale pas, mais il met la salière à côté. La langue de madame Marmet est très douce. Le sel est à côté, dans ses yeux. C’est le plat de Pampaloni, my love : chacun le mange à son goût. Oh ! J’aime beaucoup madame Marmet. Hier, après votre départ, je l’ai trouvée seule et triste dans un coin du salon. Elle pensait à son mari, et c’était une pensée de deuil. Je lui ai dit : « Voulez-vous que je pense aussi à votre mari ? J’y penserai bien volontiers avec vous. On m’a appris qu’il était un savant homme, et membre de la Société royale de Paris. Madame Marmet, parlez-moi de lui. » Elle m’a répondu qu’il s’était voué aux Étrusques, et qu’il leur avait donné sa vie entière. Oh ! darling, j’ai tout de suite chéri la mémoire de ce monsieur Marmet qui vécut pour les Étrusques. Et c’est alors qu’une bonne idée m’est venue. J’ai dit à Madame Marmet : « Nous avons à Fiesole, dans le palais Pretorio, un modeste petit musée étrusque. Venez le visiter avec moi ! Voulez-vous ? » Elle m’a répondu que c’est ce qu’elle désirait le plus connaître de toute l’Italie. Nous sommes allées toutes deux au palais Pretorio ; nous avons vu une lionne et beaucoup de petits hommes de bronze, grotesques, très gras ou très maigres. Les Étrusques étaient un peuple sérieusement gai. Ils faisaient des caricatures d’airain. Mais ces marmousets, les uns accablés de leur gros ventre, les autres étonnés de montrer tous leurs os à nu, madame Marmet les regardait avec une admiration douloureuse. Elle les contemplait comme… il y a un mot français très beau que je cherche… comme les monuments et les trophées de M. Marmet.

Madame Martin sourit. Mais elle était soucieuse. Elle trouvait le ciel maussade, les rues laides, les passants vulgaires.

— Oh ! darling, le prince sera bien content de vous recevoir dans son palais.

— Je ne crois pas.

— Pourquoi, darling, pourquoi ?

— Parce que je ne lui plais guère.

Vivian Bell affirma que le prince, au contraire, était un grand admirateur de la comtesse Martin.

Les chevaux s’arrêtèrent devant le palais Albertinelli. À la sombre façade, de rustique appareil, étaient scellés ces anneaux de bronze, qui, jadis, dans les nuits de fête, portaient des torches de résine. Ces anneaux marquent, à Florence, l’habitation des plus illustres familles. Le palais avait ainsi un air de fierté farouche. Au dedans, il se laissait voir vide, oisif, ennuyé. Le prince s’empressa à leur rencontre et les conduisit, à travers les salons démeublés, jusqu’à la galerie. Il s’excusa de montrer des toiles qui n’étaient pas sans doute d’un aspect flatteur. La galerie avait été formée par le cardinal Giulio Albertinelli, à l’époque où dominait le goût, maintenant tombé, du Guide et des Carrache. Son ancêtre s’était plu à rassembler les ouvrages de l’école de Bologne. Mais il ferait voir à madame Martin quelques peintures qui n’avaient pas déplu à miss Bell ; entre autres, un Mantegna.

La comtesse Martin reconnut du premier coup d’œil une galerie banale et douteuse ; elle s’ennuya tout de suite parmi la multitude des petits Parrocel, laissant voir dans leurs ténèbres, à la lueur d’un coup de feu, un bout d’armure et une croupe de cheval blanc.

Un valet de chambre vint présenter une carte.

Le prince lut tout haut le nom de Jacques Dechartre. En ce moment, il tournait le dos aux deux visiteuses. Son visage prit cette expression de mécontentement cruel qu’on ne voit qu’à des marbres d’empereurs romains. Dechartre était sur le palier de l’escalier d’honneur.

Le prince alla au-devant de lui avec un sourire languissant. Déjà, ce n’était plus Néron, c’était Antinoüs.

— J’ai moi-même, hier, lui dit miss Bell, engagé M. Dechartre à venir au palais Albertinelli. Je savais vous faire plaisir. Il désirait voir votre galerie.

Et c’était vrai que Dechartre avait désiré s’y trouver avec madame Martin. Maintenant, tous quatre, ils allaient parmi les Guide et les Albane.

Miss Bell gazouillait au prince de jolies choses sur ces vieillards et ces vierges dont les manteaux bleus étaient agités par une tempête immobile. Dechartre, pâle, énervé, s’approcha de Thérèse et lui dit tout bas :

— Cette galerie est un dépôt où les marchands de tableaux du monde entier accrochent le rebut de leurs magasins. Et le prince y vend ce que des juifs n’avaient pu vendre.

Il la conduisit devant une sainte famille exposée sur un chevalet drapé de velours vert, et portant sur la bordure le nom de Michel-Ange.

— J’ai vu cette sainte famille chez des marchands de Londres, de Bâle et de Paris. Comme ils n’en ont pas trouvé les vingt-cinq louis qu’elle vaut, ils ont chargé le dernier des Albertinelli d’en demander cinquante mille francs.

Le prince, les voyant chuchoter, et devinant assez bien ce qu’ils disaient, s’approcha très gracieux.

— Il existe une réplique de ce tableau qu’on a offerte un peu partout. Je n’affirme pas que celui-ci soit l’original. Mais il est toujours resté dans la famille, et les vieux inventaires l’attribuent à Michel-Ange. C’est tout ce que je puis dire.

Et le prince retourna vers miss Bell, qui cherchait les primitifs.

Dechartre était mal à l’aise. Depuis la veille, il pensait à Thérèse. Il avait toute la nuit songé et travaillé sur son image. Il la revoyait délicieuse, mais autrement délicieuse et plus désirable encore qu’il ne l’avait rêvée dans l’insomnie ; moins fondue et flottante, d’un goût de chair plus vif, plus fort, plus âcre, et aussi d’une âme plus mystérieuse et plus impénétrable. Elle était triste ; elle lui parut froide et distraite. Il se dit qu’il n’était rien pour elle, qu’il devenait importun et ridicule. Il s’assombrit et s’irrita. Il lui murmura amèrement dans l’oreille :

— J’avais réfléchi. Je ne voulais pas venir. Pourquoi suis-je venu ?

Elle comprit tout de suite ce qu’il voulait dire, et qu’il la craignait maintenant, et qu’il était impatient, timide et maladroit. Il lui plaisait ainsi, et elle lui savait gré du trouble et des désirs qu’elle lui donnait.

Elle eut des battements de cœur. Mais, affectant de comprendre qu’il regrettait de s’être dérangé pour de la mauvaise peinture, elle lui répondit qu’en effet cette galerie n’avait rien d’intéressant. Déjà sous la terreur de lui déplaire, il fut rassuré et crut que vraiment, indifférente et distraite, elle n’avait saisi ni l’accent ni la signification de la parole échappée.

Il reprit :

— Non, rien d’intéressant.

Le prince, qui retenait les deux visiteuses à déjeuner, pria leur ami de rester avec elles. Dechartre s’excusa. Il allait sortir lorsque, dans le grand salon vide, orné sur les consoles de boîtes de confiseur, il se trouva seul avec madame Martin. Il avait eu l’idée de la fuir, il n’avait plus maintenant, que l’idée de la revoir. Il lui rappela qu’elle devait, le lendemain, visiter le Bargello.

— Vous avez bien voulu me permettre de vous accompagner.

Elle lui demanda s’il ne l’avait pas trouvée ennuyeuse et maussade aujourd’hui. Oh ! Non, il ne l’avait pas trouvée ennuyeuse, mais il avait cru qu’elle était un peu triste.

— Hélas ! Ajouta-t-il, vos tristesses, vos joies, je n’ai pas même le droit de les connaître.

Elle tourna sur lui un regard rapide, presque dur.

— Vous ne pensez pas que je vais vous prendre pour confident, n’est-ce pas ?

Et elle s’éloigna brusquement.