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Le Lys rouge/XIII

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 181-188).


XIII


Après dîner, dans le salon plein de cloches et de clochettes, sous les lampes dont les grands abat-jour ne laissaient monter qu’une obscure lumière vers les Vierges siennoises aux longues mains, la bonne madame Marmet se chauffait au poêle, une chatte blanche sur ses genoux. La soirée était fraîche. Madame Martin, les yeux encore pleins d’air léger, de cimes violettes et d’yeuses antiques tordant leurs bras monstrueux sur le chemin, souriait de fatigue heureuse. Elle était allée avec miss Bell, Dechartre et madame Marmet, à la Chartreuse d’Ema. Et maintenant, dans la fine ivresse de ses visions, elle oubliait les soucis de l’avant-veille, les lettres importunes, les reproches lointains, et ne songeait pas qu’il y eût autre chose au monde que des cloîtres ciselés et peints, avec un puits dans l’herbe de la cour, des villages aux toits rouges et des routes où, bercée de paroles flatteuses, elle voyait poindre le printemps. Dechartre venait de modeler pour miss Bell la maquette en cire d’une petite Béatrice. Vivian peignait des anges. Penché sur elle, avec mollesse, le prince Albertinelli, la hanche amplement arrondie, se caressait la barbe et lançait autour de lui des œillades de courtisane.

Répondant à une réflexion de Vivian Bell sur le mariage et l’amour :

— Il faut qu’une femme choisisse, dit-il. Avec un homme aimé des femmes, elle n’est pas tranquille. Avec un homme que les femmes n’aiment pas, elle n’est pas heureuse.

— Darling, demanda miss Bell, que choisissez-vous pour une amie qui vous serait chère ?

— Je souhaiterais, Vivian, que mon amie fût heureuse, et je souhaiterais aussi qu’elle fût tranquille. Elle voudrait l’être en haine de la trahison, des soupçons humiliants, des basses défiances.

— Mais, darling, puisque le prince a dit qu’une femme ne pouvait pas avoir à la fois le bonheur et la sécurité, dites ce que choisit votre amie, dites-le, darling.

— On ne choisit pas, Vivian, on ne choisit pas. Ne me faites pas dire ce que je pense du mariage.

À ce moment, Choulette parut, l’air magnifique d’un de ces mendiants dont s’honorent les portes des petites villes. Il venait de jouer à la briscola avec des paysans, dans un cabaret de Fiesole.

— Voici M. Choulette, dit miss Bell. C’est lui qui nous enseignera ce que nous devons penser du mariage. Je suis encline à l’écouter comme un oracle. Il ne voit pas ce que nous voyons, et il voit ce que nous ne voyons pas. Monsieur Choulette, que pensez-vous du mariage ?

Il s’assit et leva en l’air un doigt socratique :

— Parlez-vous, mademoiselle, de l’union solennelle de l’homme et de la femme ? En ce sens, le mariage est un sacrement. D’où il suit que c’est presque toujours un sacrilège. Quant au mariage civil, c’est une formalité. L’importance qu’on y donne dans notre société est une niaiserie qui eût bien fait rire les femmes de l’ancien régime. Nous devons ce préjugé, comme tant d’autres, à cette effervescence des bourgeois, à cette poussée des fiscaux et des robins, qu’on a appelée la Révolution et qui semble admirable aux gens qui en vivent. C’est la mère Gigogne des bêtises. Depuis un siècle il sort quotidiennement de nouvelles inepties de ses jupes tricolores. Le mariage civil n’est en réalité qu’une inscription, comme tant d’autres, que l’État prend pour s’assurer de la condition des personnes : car, dans un État policé, chacun doit avoir sa fiche. Et toutes ces fiches se valent au regard du fils de Dieu. Moralement, cette inscription dans un gros registre n’a pas même la vertu d’induire une femme à prendre un amant. Trahir le serment prêté devant un maire, qui y songe seulement ? Pour se donner les joies de l’adultère, il faut être une personne pieuse.

— Mais, monsieur, dit Thérèse, nous avons été mariées à l’église.

Puis, d’un accent de sincérité :

— Je ne comprends pas qu’un homme se marie, ni qu’une femme, à l’âge où l’on sait ce que l’on fait, puisse faire cette folie.

Le prince la regarda avec défiance. Il avait de la finesse, mais il était tout à fait incapable de concevoir qu’on pût jamais parler sans but, avec désintéressement et pour exprimer des idées générales. Il s’imagina que la comtesse Martin-Bellème lui découvrait des projets qu’elle voulait traverser. Et, comme déjà il songeait à se défendre et à se venger, il lui fit des yeux de velours et lui parla avec une tendre galanterie :

— Vous montrez, madame, la fierté des belles et intelligentes Françaises, que le joug irrite. Les Françaises aiment la liberté, et nulle d’elles n’en est plus digne que vous. Moi-même, j’ai un peu vécu en France. J’ai connu et admiré l’élégante société de Paris, les salons, les fêtes, les conversations, le jeu. Mais dans nos montagnes, sous nos oliviers, nous redevenons des rustiques. Nous reprenons des mœurs champêtres, et le mariage est pour nous une idylle pleine de fraîcheur.

Vivian Bell examina la maquette que Dechartre avait laissée sur la table.

— Oh ! c’est bien ainsi qu’était Béatrice, j’en suis sûre. Et savez-vous, monsieur Dechartre, qu’il y a de méchants hommes qui disent que Béatrice n’a pas existé ?

Choulette déclara qu’il était du nombre de ces méchants. Il ne croyait pas que Béatrice eût plus de réalité que ces autres dames par lesquelles les vieux poètes d’amour représentaient quelque idée scolastique d’une ridicule subtilité.

Impatient des louanges égarées qu’il ne recevait pas, jaloux de Dante, comme de tout l’univers, très fin lettré d’ailleurs, il crut trouver le défaut de l’armure et frappa :

— Je soupçonne, dit-il, que la jeune sœur des anges n’a jamais vécu que dans l’imagination sèche de l’altissime poète. Encore y semble-t-elle une pure allégorie, ou plutôt un exercice de calcul et un thème d’astrologie. Dante qui, entre nous, était un bon docteur de Bologne et avait beaucoup de lunes dans la tête, sous son bonnet pointu, Dante croyait à la vertu des nombres. Ce géomètre enflammé rêvait sur des chiffres, et sa Béatrice est une fleur d’arithmétique. Voilà tout !

Et il alluma sa pipe.

Vivian Bell se récria :

— Oh ! ne parlez pas ainsi, monsieur Choulette. Vous me faites de la peine, et si notre ami M. Gebhart vous entendait, il serait très fâché contre vous. Pour vous punir, le prince Albertinelli va vous lire le cantique dans lequel Béatrice explique les taches de la lune. Prenez la Divine Comédie, Eusebio. C’est ce livre blanc que vous voyez sur la table. Ouvrez-le et lisez.

Pendant la lecture sous la lampe, Dechartre, assis sur le canapé auprès de la comtesse Martin, parlait tout bas de Dante avec enthousiasme, comme du plus sculpteur des poètes. Il vint à rappeler à Thérèse la peinture qu’ils avaient vue ensemble, l’avant-veille, à Santa-Maria, sur la porte des Servi, fresque presque effacée, où l’on devinait à peine encore le poète au chaperon ceint de lauriers, Florence et les sept cercles. C’en était assez pour exalter l’artiste. Mais elle n’avait rien distingué, elle n’avait pas été émue. Et puis, elle en convenait : Dante, trop sombre, ne l’attirait guère. Dechartre, accoutumé à ce qu’elle entrât dans toutes ses idées d’art et de poésie, éprouva de la surprise et un peu de mécontentement. Il lui dit tout haut :

— Il y a des choses grandes et fortes que vous ne sentez pas.

Miss Bell, levant la tête, demanda quelles étaient ces choses que darling ne sentait pas ; et, quand elle apprit que c’était le génie de Dante, elle s’écria avec une fausse colère ;

— Oh ! vous n’honorez pas le père, le maître digne de toutes louanges, le dieu fleuve ? Je ne vous aime plus, darling. Je vous déteste.

Et, comme un reproche à Choulette et à la comtesse Martin, elle rappela la piété de ce citoyen de Florence qui prit à l’autel les cierges allumés en l’honneur de Jésus-Christ, et les porta devant le buste de Dante.

Le prince avait repris sa lecture interrompue :

Au dedans d’elle nous reçut la perle éternelle…

Dechartre s’obstina à vouloir faire admirer à Thérèse ce qu’elle ne connaissait pas. Certes il lui eût facilement sacrifié Dante et tous les poètes avec le reste de l’univers. Mais près de lui, tranquille et désirée, elle l’irritait à son insu par le charme de sa beauté riante. Il s’obstinait à lui imposer ses idées, ses passions d’art, jusqu’à ses fantaisies et ses caprices. Il la pressait tout bas, en paroles serrées et querelleuses. Elle lui dit :

— Mon Dieu ! que vous êtes violent.

Alors, il se pencha à son oreille, et d’une voix ardente qu’il cherchait à étouffer :

— Il faut que vous me preniez avec mon âme. Je n’aurais pas de joie à vous gagner avec une âme étrangère.

Cette parole donna à Thérèse un petit frisson de peur et de joie.