Le Lys rouge/XVIII

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Calmann-Lévy (p. 219-222).


XVIII


Le samedi, à quatre heures, Thérèse vint, comme elle avait promis, à la porte du cimetière des anglais. Elle trouva Dechartre devant la grille. Il était sérieux et troublé ; il parlait à peine. Elle fut contente qu’il ne montrât pas sa joie. Il la conduisit le long des murs déserts des jardins jusqu’à une rue étroite qu’elle ne connaissait pas. Elle lut sur un écriteau : Via Alfieri. Après y avoir fait cinquante pas, il s’arrêta devant une allée sombre :

— C’est là, dit-il.

Elle le regarda avec une infinie tristesse.

— Vous voulez que j’entre ?

Elle le vit résolu et le suivit sans rien dire, dans l’ombre humide de l’allée. Il traversa une cour où l’herbe poussait entre les dalles. Au fond s’élevait un pavillon à trois fenêtres avec des colonnes et un fronton orné de chèvres et de nymphes. Sur le perron moussu, il tourna dans la serrure une clef qui grinçait et résistait. Il murmura :

— Elle est rouillée.

Elle répondit, sans pensée et sans âme :

— Toutes les clefs sont rouillées dans ce pays-ci.

Ils montèrent un escalier si tranquille sous son bandeau grec, qu’il semblait avoir oublié le bruit des pas. Il poussa une porte et fit entrer Thérèse dans la chambre. Sans rien voir, elle alla droit à la fenêtre ouverte qui donnait sur le cimetière. Au-dessus du mur s’élevaient les cimes des pins, qui ne sont pas funèbres sur cette terre où le deuil se mêle à la joie sans la troubler, où la douceur de vivre s’étend jusqu’à l’herbe des morts. Il la prit par la main et la mena à un fauteuil. Elle resta debout et regarda la chambre qu’il avait préparée pour qu’elle ne s’y trouvât pas trop perdue ni à l’aventure. Quelques lés de vieille indienne, à figures de comédie, mettaient sur les murs la tristesse aimable des gaietés passées. Il avait accroché dans un coin un pastel effacé qu’ils avaient vu ensemble chez l’antiquaire, et que, pour sa grâce évanouie, elle appelait l’ombre de Rosalba. Un fauteuil d’aïeule, des chaises blanches ; sur le guéridon, des tasses peintes et des verres de Venise. À tous les angles, des paravents de papier colorié, où l’on voyait des masques, des grotesques et des bergeries, l’âme légère de Florence, de Bologne et de Venise, au temps des grands-ducs et des derniers doges. Elle remarqua qu’il avait pris soin de cacher le lit derrière un de ces paravents à feuillets gaiement historiés. Une glace, des tapis, et c’était tout. Il n’avait pas osé davantage dans une ville où les brocanteurs ingénieux le suivaient à la piste.

Il ferma la fenêtre et alluma le feu. Elle s’assit dans le fauteuil, et, tandis qu’elle y restait toute droite, il s’agenouilla devant elle, lui prit les mains, les baisa et la regarda longtemps avec un émerveillement craintif et fier. Puis il posa, prosterné, ses lèvres sur le bout de la bottine.

— Qu’est-ce que vous faites ?

— Je baise vos pieds qui sont venus.

Il se releva, la tira doucement à lui, et, cherchant ses lèvres, il lui mit un long baiser sur la bouche. Elle restait inerte, la tête renversée, les yeux clos. Sa toque glissa, ses cheveux se répandirent.

Elle se donna sans plus rien défendre d’elle.

Deux heures après, quand déjà le déclin du soleil allongeait démesurément les ombres sur les dalles, Thérèse, qui avait voulu marcher seule dans la ville, se trouva devant les deux obélisques de Sainte-Marie-Nouvelle, sans savoir comment elle était venue jusque-là. Elle vit, à l’angle de la place, le vieux savetier qui tirait le ligneul d’un geste éternel. Son moineau sur l’épaule, il souriait.

Elle entra dans l’échoppe, s’assit sur l’escabeau. Et là, elle dit en français :

— Quentin Matsys, mon ami, qu’est-ce que j’ai fait, et qu’est-ce que je vais devenir ?

Il la regarda tranquillement, avec une bonté riante, sans comprendre ni s’inquiéter. Rien ne l’étonnait plus. Elle secoua la tête.

— Ce que j’ai fait, mon bon Quentin, c’est parce qu’il souffrait et que je l’aimais. Je ne regrette rien.

Il répondit à son habitude par le « oui » sonore de l’Italie :

— Si ! si !

— N’est-ce pas, Quentin, que je n’ai pas mal fait ? Mais qu’est-ce qui va arriver maintenant, mon Dieu ?

Elle allait partir. Il lui fit signe d’attendre un peu. Il cueillit avec soin un brin de basilic et le lui offrit.

— Pour le parfum, signora !