Le Lys rouge/XXIV

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Calmann-Lévy (p. 283-290).


XXIV


Tandis que le roulement sourd des malles dans les escaliers emplissait la villa des Cloches, que Pauline, chargée de paquets, descendait légèrement les marches, que la bonne madame Marmet, avec une tranquille vigilance, surveillait le départ des colis et que miss Bell achevait de s’habiller dans sa chambre, Thérèse, vêtue de gris pour le voyage, s’accoudant au bord de la terrasse, regardait une fois encore la ville de la Fleur.

Elle s’était décidée à partir. Son mari la rappelait en chacune de ses lettres. Si, comme il l’en priait instamment, elle revenait à Paris dans les premiers jours de mai, ils pourraient, avant le Grand Prix, donner deux ou trois dîners, suivis de réceptions. Son groupe était porté par l’opinion. Le flot le poussait ; et Garain estimait que le salon de la comtesse Martin pouvait exercer une influence excellente sur l’avenir du pays. Ces raisons la touchaient peu, mais elle se sentait maintenant de la bienveillance pour son mari et désirait plutôt lui être agréable. Elle avait reçu l’avant-veille une lettre de son père. M. Montessuy, sans entrer dans les vues politiques de son gendre et sans donner de conseils à sa fille, faisait entendre qu’on commençait à parler dans le monde du séjour mystérieux de la comtesse Martin à Florence, parmi des poètes et des artistes, et que la villa des Cloches prenait, de loin, un air de fantaisie sentimentale. Elle-même se sentait observée de trop près, dans ce petit monde de Fiesole. Madame Marmet la gênait, le prince Albertinelli l’inquiétait dans sa nouvelle vie. Les rendez-vous au pavillon de la via Alfieri devenaient difficiles et dangereux. Le professeur Arrighi, que le prince fréquentait, l’avait rencontrée, un soir, tandis qu’elle allait par les rues désertes, blottie au côté de Dechartre. Le professeur Arrighi, auteur d’un traité d’agriculture, était le plus aimable des sages. Il avait détourné son beau visage héroïque, à moustache blanche, et dit seulement, le lendemain, à la jeune femme : « Autrefois, je devinais de loin l’approche d’une belle personne. Maintenant que j’ai passé l’âge d’être regardé favorablement par les dames, le ciel a pitié de moi ; il m’épargne leur vue. J’ai de très mauvais yeux. Le plus aimable visage, je ne le reconnais plus. » Elle avait compris et se tenait pour avertie. Elle aspirait maintenant à cacher sa joie dans l’immensité de Paris.

Vivian, à qui elle avait annoncé son prochain départ, l’avait pressée de rester quelques jours encore. Mais Thérèse soupçonnait que son amie restait choquée du conseil qu’elle était venue recevoir, une nuit, dans la chambre des citronniers ; que, tout au moins, elle ne se plaisait plus entièrement dans la familiarité d’une confidente qui désapprouvait son choix, et que le prince lui avait représentée coquette, et peut-être légère. Le départ avait été fixé au 5 mai.

Le jour brillait pur et charmant sur la vallée de l’Arno. Thérèse, songeuse, voyait de la terrasse l’immense rose du matin posée sur la coupe bleue de Florence. Elle se pencha pour découvrir, au pied des pentes fleuries, le point imperceptible où elle avait connu les joies infinies. Là-bas, le jardin du cimetière faisait une petite tache sombre près de laquelle elle devinait la via Alfieri. Elle se revit dans la chambre si chère où, sans doute, elle n’entrerait plus jamais. Les heures passées sans retour lui apparaissaient avec la tristesse d’un songe. Elle sentit ses yeux se voiler, ses genoux fléchir et son âme défaillir. Il lui semblait que sa vie n’était plus en elle, et qu’elle l’avait laissée dans ce coin où l’on voyait les pins noirs élever leurs cimes immobiles. Elle se reprochait de se troubler ainsi sans raison, quand, au contraire, elle devait se rassurer et se réjouir. Elle savait qu’elle retrouverait Jacques Dechartre à Paris. Ils auraient voulu, l’un et l’autre, y arriver en même temps, ou plutôt, y aller ensemble. S’ils avaient jugé nécessaire qu’il restât trois ou quatre jours encore à Florence, du moins leur réunion était prochaine, le rendez-vous pris, et elle vivait déjà d’y penser. Elle portait son amour mêlé à sa chair et coulant dans son sang. Pourtant, une part d’elle-même restait dans le pavillon aux chèvres et aux nymphes, une part d’elle-même qui ne lui serait jamais rendue. En pleine ardeur de la vie, elle mourait à des choses infiniment délicates et précieuses. Elle se rappelait que Dechartre lui avait dit : « L’amour est fétichiste. J’ai cueilli sur la terrasse les baies noires et desséchées d’un troène, que vous aviez regardé. » Pourquoi n’avait-elle pas songé à emporter une petite pierre du pavillon où elle avait oublié le monde ?

Un cri de Pauline la tira de ses pensées. Choulette, bondissant d’un buisson de cytises, avait soudainement embrassé la femme de chambre qui portait les manteaux et les sacs dans la voiture. Maintenant il fuyait par les allées, joyeux, hirsute, les oreilles dressées comme des cornes aux côtés de son crâne poli. Il salua la comtesse Martin.

— Il faut donc vous dire adieu, madame ?

Il restait en Italie. Une Dame l’appelait, disait-il ; c’était Rome. Il voulait voir les cardinaux. L’un d’eux, qu’on vantait comme un vieillard plein de sens, entrerait peut-être dans l’idée de l’église socialiste et révolutionnaire. Choulette avait son but : planter sur les ruines de la civilisation injuste et cruelle la croix du Calvaire, non plus morte et nue, mais vive et de ses bras fleuris ombrageant le monde. Il fondait, dans ce dessein, un ordre et un journal. L’ordre, madame Martin le connaissait. Le journal serait à un sou, et rédigé en phrases rythmées et en vers de complainte. Il pourrait, devrait être chanté. Le vers, très simple, violent ou joyeux, était en définitive l’unique langage qui convînt au peuple. La prose ne plaisait qu’aux gens d’une intelligence très subtile. Il avait fréquenté les anarchistes chez les troquets de la rue Saint-Jacques. Ils passaient leur soirée à dire et à écouter des romances.

Et il ajouta :

— Un journal qui sera un cahier de chansons ira à l’âme du peuple. On m’accorde quelque génie. Je ne sais si l’on a raison, mais il faut convenir que j’ai l’esprit pratique.

Miss Bell descendait les degrés du perron, en mettant ses gants.

— Oh ! darling, la ville et les montagnes et le ciel veulent être pleurés de vous. Ils se font beaux aujourd’hui pour vous donner le regret de les quitter et l’envie de les revoir.

Mais Choulette, que fatiguait l’élégante sécheresse de la nature toscane, regrettait la verte Ombrie et son ciel humide. Il se rappelait Assise, debout et priant sur la plaine grasse, au milieu d’une terre plus amollie et plus humble.

— Il y a là, dit-il, des bois et des roches, des clairières qui découvrent un peu de ciel avec des nuages blancs. Je m’y suis promené sur la trace du bon saint François, et j’y ai mis son cantique du Soleil en vieilles rimes françaises, simples et pauvres.

Madame Martin dit qu’elle voulait l’entendre. Miss Bell écoutait déjà, et son visage prenait l’expression fervente d’un ange sculpté par Mino.

Choulette les avertit que c’était un ouvrage rustique et sans art. Les vers ne voulaient point être beaux. Ils étaient simples, toutefois impairs, pour la légèreté. Puis, d’une voix lente et monotone, il récita le cantique :


Je vous louerai, mon Dieu, d’avoir fait aimable et clair
Ce monde où vous voulez que nous attendions de vivre.
Vous l’avez semé d’or, d’émeraude et d’outremer,
Comme un peintre qui met des peintures dans un livre.

Je vous louerai d’avoir créé le seigneur Soleil,
Qui luit à tout le monde, et de l’avoir voulu faire
Aussi beau qu’il est bon, très digne de vous, vermeil,
Splendide et rayonnant, en forme exacte de sphère.

Je vous louerai, mon Dieu, pour notre frère le Vent,
Pour notre sœur la Lune et pour nos sœurs les Étoiles,
Et d’avoir au ciel bleu mis le nuage mouvant
Et tendu les vapeurs du matin comme des toiles.

Je vous louerai, Seigneur, je vous bénirai, mon Dieu,
Pour le brin de l’hysope et la cime de l’yeuse,
Pour mon frère terrible et plein de bonté, le Feu,
Et pour l’eau, notre sœur humble, chaste et précieuse.

Pour la terre qui, forte, à son sein vêtu de fleurs,
Nourrit la mère avec l’enfant riant dans les langes,
Et l’homme qui vous aime, et le pauvre dont les pleurs,
Au sortir de ses yeux, vous sont portés par les anges ;

Pour notre sœur la Vie et pour notre sœur la Mort,
Je vous louerai, Seigneur, d’ores à mon ultime heure,
Afin d’être en mourant le nourrisson qui s’endort
Dans la belle vesprée et pour une aube meilleure.

— Oh ! monsieur Choulette, dit miss Bell, ce cantique monte vers le ciel comme l’ermite qu’on voit dans le Campo Santo de Pise, gravissant la montagne aimée des chèvres. Je vais vous dire : le vieil ermite monte, appuyé sur le bâton de la foi, et son pas est inégal, parce que la béquille étant d’un côté, elle met un des pieds en avance sur l’autre. C’est pour cela que vos vers sont inégaux. Oh ! je l’ai bien compris.

Le poète accepta cette louange, persuadé de l’avoir inconsciemment méritée.

— Vous avez la foi, monsieur Choulette, dit Thérèse. À quoi vous sert-elle si ce n’est à faire de beaux vers ?

— À pécher, madame.

— Oh ! nous péchons bien sans cela.

Madame Marmet parut, équipée pour le voyage, dans la joie tranquille de retrouver enfin son petit appartement de la rue de la Chaise, son petit chien Toby, son vieil ami M. Lagrange, et de revoir, après les Étrusques de Fiesole, le guerrier domestique, qui, parmi les boîtes de bonbons, regardait à travers la fenêtre le square du Bon-Marché.

Miss Bell conduisit dans la charrette ses amies à la gare.