Le Médecin malgré lui/Acte III

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Le Médecin malgré lui
Œuvres complètes de Molière, Texte établi par Charles LouandreCharpentiertome II (p. 277-290).
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ACTE III


Le théâtre représente un lieu voisin de la maison de Géronte.

Léandre, Sganarelle
Léandre

Il me semble que je ne suis pas mal ainsi pour un apothicaire ; et, comme le père ne m’a guère vu, ce changement d’habit et de perruque est assez capable, je crois, de me déguiser à ses yeux.

Sganarelle

Sans doute.

Léandre

Tout ce que je souhaiterois seroit de savoir cinq ou six grands mots de médecine, pour parer mon discours et me donner l’air d’habile homme.

Sganarelle

Allez, allez, tout cela n’est pas nécessaire, il suffit de l’habit : et je n’en sais pas plus que vous.

Léandre

Comment !

Sganarelle

Diable emporte si j’entends rien en médecine ! Vous êtes honnête homme, et je veux bien me confier à vous comme vous vous confiez à moi.

Léandre

Quoi ! vous n’êtes pas effectivement…

Sganarelle

Non, vous dis-je ; ils m’ont fait médecin malgré mes dents. Je ne m’étois jamais mêlé d’être si savant que cela ; et toutes mes études n’ont été que jusqu’en sixième. Je ne sais point sur quoi cette imagination leur est venue ; mais quand j’ai vu qu’à toute force ils vouloient que je fusse médecin, je me suis résolu de l’être aux dépens de qui il appartiendra. Cependant vous ne sauriez croire comment l’erreur s’est répandue, et de quelle façon chacun est endiablé à me croire habile homme. On me vient chercher de tous côtés ; et, si les choses vont toujours de même, je suis d’avis de m’en tenir toute la vie à la médecine. Je trouve que c’est le métier le meilleur de tous ; car, soit qu’on fasse bien, ou soit qu’on fasse mal, on est toujours payé de même sorte. La méchante besogne ne retombe jamais sur notre dos ; et nous taillons comme il nous plaît sur l’étoffe où nous travaillons. Un cordonnier, en faisant des souliers, ne sauroit gâter un morceau de cuir qu’il n’en paie les pots cassés ; mais ici l’on peut gâter un homme sans qu’il en coûte rien. Les bévues ne sont point pour nous, et c’est toujours la faute de celui qui meurt. Enfin le bon de cette profession est qu’il y a parmi les morts une honnêteté, une discrétion la plus grande du monde ; et jamais on n’en voit se plaindre du médecin qui l’a tué[1]

Léandre

Il est vrai que les morts sont fort honnêtes gens sur cette matière.

Sganarelle, voyant des hommes qui viennent à lui.

Voilà des gens qui ont la mine de me venir consulter, (à Léandre.) Allez toujours m’attendre auprès du logis de votre maîtresse.



Scène II

Thibaut, Perrin, Sganarelle


Thibaut

Monsieu, je venons vous charcher, mon fils Perrin et moi.

Sganarelle

Qu’y a-t-il ?

Thibaut

Sa pauvre mère, qui a nom Parrette, est dans un lit malade il y a six mois.

Sganarelle, tendant la main comme pour recevoir de l’argent.

Que voulez-vous que j’y fasse ?

Thibaut

Je voudrions, monsieu, que vous nous baillissiez queuque petite drôlerie pour la garir.

Sganarelle

Il faut voir de quoi est-ce qu’elle est malade.

Thibaut

Alle est malade d’hypocrisie, monsieu.

Sganarelle

D’hypocrisie ?

Thibaut

Oui, c’est-à-dire qu’aile est enflée partout ; et l’an dit que c’est quantité de sériosités qu’alle a dans le corps, et que son foie, son ventre, ou sa rate, comme vous voudrois l’appeler, au glieu de faire du sang, ne fait plus que de l’iau. Alle a, de deux jours l’un, la fièvre quotiguienne, avec des

lassitudes et des douleurs dans les mufles des jambes. On entend dans sa gorge des fleumes qui sont tout prêts à l’étouffer ; et parfois il li prend des syncoles et des conversions, que je crayons qu’alle est passée. J’avons dans notre village un apothicaire, révérence parler, qui li a donné je ne sais combien d’histoires ; et il m’en coûte plus d’eune douzaine de bons écus en lavements, ne v’s en déplaise, en aposthumes qu’on li a fait prendre, en infections de jacinthe, et en portions cordales. Mais tout ça, comme dit l’autre, n’a été que de l’onguent miton-mitaine. Il veloit li bailler d’eune certaine drogue que l’on appelle du vin amétile ; mais j’ai-z-eu peur franchement que ça l’envoyît a patres ; et l’an dit que ces gros médecins tuont je ne sais combien de monde avec cette invention-là.

Sganarelle, tendant toujours la main, et la branlant comme pour signe qu’il demande de l’argent.

Venons au fait, mon ami, venons au fait.

Thibaut

Le fait est, monsieu, que je venons vous prier de nous dire ce qu’il faut que je fassions.

Sganarelle

Je ne vous entends point du tout.

Perrin

Monsieu, ma mère est malade ; et v’là deux écus que je vous apportons pour nous bailler queuque remède.

Sganarelle

Ah ! je vous entends, vous. Voilà un garçon qui parle clairement, et qui s’explique comme il faut. Vous dites que votre mère est malade d’hydropisie, qu’elle est enflée par tout le corps, qu’elle a la fièvre, avec des douleurs dans les jambes, et qu’il lui prend parfois des syncopes et des convulsions, c’est-à-dire des évanouissements ?

Perrin

Hé ! oui, monsieu, c’est justement ça.

Sganarelle

J’ai compris d’abord vos paroles. Vous avez un père qui ne sait ce qu’il dit. Maintenant vous me demandez un remède ?

Perrin

Oui, monsieu.

Sganarelle

Un remède pour la guérir ?

Perrin

C’est comme je l’entendons.

Sganarelle

Tenez, voilà un morceau de fromage qu’il faut que vous lui fassiez prendre.

Perrin

Du fromage, monsieu ?

Sganarelle

Oui, c’est un fromage préparé, où il entre de l’or, du corail et des perles, et quantité d’autres choses précieuses.

Perrin

Monsieu, je vous sommes bien obligés ; et j’allons li faire prendre ça tout à l’heure.

Sganarelle

Allez. Si elle meurt, ne manquez pas de la faire enterrer du mieux que vous pourrez.



Scène III

Le théâtre change, et représente, comme au seconde acte, une chambre de la maison de Géronte.
Jacqueline, Sganarelle, Lucas, dans le fond du théâtre
Sganarelle

Voici la belle nourrice. Ah ! nourrice de mon cœur, je suis ravi de cette rencontre ; et votre vue est la rhubarbe, la casse, et le séné, qui purgent toute la mélancolie de mon ame.

Jacqueline

Par ma figue, monsieu le médecin, ça est trop bian dit pour moi, et je n’entends rian à tout votre latin.

Sganarelle

Devenez malade, nourrice, je vous prie ; devenez malade pour l’amour de moi. J’aurois toutes les joies du monde de vous guérir.

Jacqueline

Je sis votre sarvante ; j’aime bian mieux qu’an ne me garisse pas.

Sganarelle

Que je vous plains, belle nourrice, d’avoir un mari jaloux et fâcheux comme celui que vous avez !

Jacqueline

Que velez-vous, monsieu ? C’est pour la pénitence de mes fautes ; et là où la chèvre est liée, il faut bian qu’aile y broute.

Sganarelle

Comment ! un rustre comme cela ! un homme qui vous observe toujours, et ne veut pas que personne vous parle !

Jacqueline

Hélas ! vous n’avez rian vu encore ; et ce n’est qu’un petit échantillon de sa mauvaise humeur.

Sganarelle

Est-il possible ? et qu’un homme ait l’ame assez basse pour maltraiter une personne comme vous ? Ah ! que j’en sais, belle nourrice, et qui ne sont pas loin d’ici, qui se tiendroient heureux de baiser seulement les petits bouts de vos petons ! Pourquoi faut-il qu’une personne si bien faite soit tombée en de telles mains ! et qu’un franc animal, un brutal, un stupide, un sot… pardonnez-moi, nourrice, si je parle ainsi de votre mari…

Jacqueline

Hé ! monsieu, je sais bian qu’il mérite tous ces noms-là.

Sganarelle

Oui, sans doute, nourrice, il les mérite ; et il mériteroit encore que vous lui missiez quelque chose sur la tête, pour le punir des soupçons qu’il a.

Jacqueline

Il est bian vrai que si je n’avois devant les yeux que son intérêt, il pourroit m’obliger à queuque étrange chose.

Sganarelle

Ma foi, vous ne feriez pas mal de vous venger de lui avec quelqu’un. C’est un homme, je vous le dis, qui mérite bien cela ; et, si j’étois assez heureux, belle nourrice, pour être choisi pour… (Dans le temps que Sganarelle tend les bras pour embrasser Jacqueline, Lucas passe sa tête par dessous, et se met entre eux deux. Sganarelle et Jacqueline regardent Lucas, et sortent chacun de leur côté, mais le médecin d’une manière fort plaisante.)


Scène IV

Géronte, Lucas.
Géronte

Holà ! Lucas, n’as-tu point vu ici notre médecin ?

Lucas

Et oui, de par tous les diantres, je l’ai vu, et ma femme aussi.

Géronte

Où est-ce donc qu’il peut être ?

Lucas

Je ne sais ; mais je voudrois qu’il fût à tous les guèbles.

Géronte

Va-t’en voir un peu ce que fait ma fille ?



Scène V

Sganarelle, Léandre, Géronte
Géronte

Ah ! monsieur, je demandois où vous étiez.

Sganarelle

Je m’étois amusé dans votre cour à expulser le superflu de la boisson. Comment se porte la malade ?

Géronte

Un peu plus mal depuis votre remède.

Sganarelle

Tant mieux ; c’est signe qu’il opère.

Géronte

Oui ; mais en opérant, je crains qu’il ne l’étouffe

Sganarelle

Ne vous mettez pas en peine ; j’ai des remèdes qui se moquent de tout, et je l’attends à l’agonie.

Géronte, montrant Léandre.

Qui est cet homme-là que vous amenez ?

Sganarelle, faisant des signes avec la main pour montrer que c’est son apothicaire.

C’est…

Géronte

Quoi ?

Sganarelle

Celui…

Géronte

Hé !

Sganarelle

Qui…

Géronte

Je vous entends.

Sganarelle

Votre fille en aura besoin.



Scène VI

Lucinde, Géronte, Léandre, Jacqueline, Sganarelle
Jacqueline

Monsieu, v’là votre fille qui veut un peu marcher.

Sganarelle

Cela lui fera du bien. Allez-vous-en, monsieur l’apothicaire, tâter un peu son pouls, afin que je raisonne tantôt avec vous de sa maladie.

(En cet endroit, il tire Géronte à un bout du théâtre, et, lui passant un bras sur les épaules, lui rabat la main sous le menton, avec laquelle il le fait retourner vers lui lorsqu’il veut regarder ce que sa fille et l’apothicaire font ensemble, lui tenant cependant le discours suivant pour l’amuser.)

Monsieur, c’est une grande et subtile question entre les docteurs, de savoir si les femmes sont plus faciles à guérir que les hommes. Je vous prie d’écouter ceci, s’il vous plaît. Les uns disent que non, les autres disent que oui : et moi je dis que oui et non ; d’autant que l’incongruité des humeurs opaques, qui se rencontrent au tempérament naturel des femmes, étant cause que la partie brutale veut toujours prendre empire sur la sensitive, on voit que l’inégalité de leurs opinions dépend du mouvement oblique du cercle de la lune ; et comme le soleil, qui darde ses rayons sur la concavité de la terre, trouve…

Lucinde, à Léandre.

Non, je ne suis point du tout capable de changer de sentiment.

Géronte

Voilà ma fille qui parle ! ô grande vertu du remède ! ô admirable médecin ! Que je vous suis obligé, monsieur, de cette guérison merveilleuse ! et que puis-je faire pour vous après un tel service ?

Sganarelle, se promenant sur le théâtre, et s’eventant avec son chapeau.

Voilà une maladie qui m’a bien donné de la peine !

Lucinde

Oui, mon père, j’ai recouvré la parole ; mais je l’ai recouvrée pour vous dire que je n’aurai jamais d’autre époux que Léandre, et que c’est inutilement que vous voulez me donner Horace.

Géronte

Mais…

Lucinde

Rien n’est capable d’ébranler la résolution que j’ai prise.

Géronte

Quoi !

Lucinde

Vous m’opposerez en vain de belles raisons.

Géronte

Si…

Lucinde

Tous vos discours ne serviront de rien.

Géronte

Je…

Lucinde

C’est une chose où je suis déterminée.

Géronte

Mais…

Lucinde

Il n’est puissance paternelle qui me puisse obliger à me marier malgré moi.

Géronte

J’ai…

Lucinde

Vous avez beau faire tous vos efforts.

Géronte

Il…

Lucinde

Mon cœur ne sauroit se soumettre à cette tyrannie.

Géronte

La…

Lucinde

Et je me jetterai plutôt dans un couvent que d’épouser un homme que je n’aime point.

Géronte

Mais…

Lucinde, parlant d’un ton de voix à étourdir.

Non. En aucune façon. Point d’affaires. Vous perdez le temps. Je n’en ferai rien. Cela est résolu.

Géronte

Ah ! quelle impétuosité de paroles ! Il n’y a pas moyen d’y résister. (à Sganarelle.) Monsieur, je vous prie de la faire redevenir muette.

Sganarelle

C’est une chose qui m’est impossible. Tout ce que je puis faire pour votre service est de vous rendre sourd, si vous voulez[2]

Géronte

Je vous remercie. (à Lucinde.) Penses-tu donc…

Lucinde

Non, toutes vos raisons ne gagneront rien sur mon ame.

Géronte

Tu épouseras Horace dès ce soir.

Lucinde

J’épouserai plutôt la mort.

Sganarelle, à Géronte.

Mon Dieu ! arrêtez-vous, laissez-moi médicamenter cette affaire ; c’est une maladie qui la tient, et je sais le remède qu’il y faut apporter.

Géronte

Seroit-il possible, monsieur, que vous pussiez aussi guérir cette maladie d’esprit ?

Sganarelle

Oui ; laissez-moi faire, j’ai des remèdes pour tout ; et notre apothicaire nous servira pour cette cure, (à Léandre.) Un mot. Vous voyez que l’ardeur qu’elle a pour ce Léandre est tout à fait contraire aux volontés du père ; qu’il n’y a point de temps à perdre ; que les humeurs sont fort aigries ; et qu’il est nécessaire de trouver promptement un remède à ce mal, qui pourroit empirer par le retardement. Pour moi, je n’y en vois qu’un seul, qui est une prise de fuite purgative, que vous mêlerez comme il faut avec deux dragmes de matrimonium en pilules. Peut-être fera-t-elle quelque difficulté à prendre ce remède : mais comme vous êtes habile homme dans votre métier, c’est à vous de l’y résoudre, et de lui faire avaler la chose du mieux que vous pourrez. Allez-vous-en lui faire faire un petit tour de jardin, afin de préparer les humeurs, tandis que j’entretiendrai ici son père ; mais surtout ne perdez point de temps. Au remède, vitel au remède spécifique !



Scène VII

Géronte, Sganarelle
Géronte

Quelles drogues, monsieur, sont celles que vous venez de dire ? il me semble que je ne les ai jamais ouï nommer.

Sganarelle

Ce sont drogues dont on se sert dans les nécessités urgentes.

Géronte

Avez-vous jamais vu une insolence pareille à la sienne ?

Sganarelle

Les filles sont quelquefois un peu têtues.

Géronte

Vous ne sauriez croire comme elle est affolée de ce Léandre.

Sganarelle

La chaleur du sang fait cela dans les jeunes esprits.

Géronte

Pour moi, dès que j’ai eu découvert la violence de cet amour, j’ai su tenir toujours ma fille renfermée.

Sganarelle

Vous avez fait sagement.

Géronte

Et j’ai bien empêché qu’ils n’aient eu communication ensemble.

Sganarelle

Fort bien.

Géronte

Il seroit arrivé quelque folie, si j’avois souffert qu’ils se fussent vus.

Sganarelle

Sans doute.

Géronte

Et je crois qu’elle auroit été fille à s’en aller avec lui.

Sganarelle

C’est prudemment raisonné.

Géronte

On m’avertit qu’il fait tous ses efforts pour lui parler.

Sganarelle

Quel drôle !

Géronte

Mais il perdra son temps.

Sganarelle

Ah ! ah !

Géronte

Et j’empêcherai bien qu’il ne la voie.

Sganarelle

Il n’a pas affaire à un sot, et vous savez des rubriques qu’il ne sait pas. Plus fin que vous n’est pas bête.



Scène VIII

Lucas, Géronte, Sganarelle
Lucas

Ah ! palsanguenne, monsieu, vaici bian du tintamarre ; votre fille s’en est enfuie avec son Liandre. C’étoit lui qui étoit l’apothicaire ; et v’là monsieu le médecin qui a fait cette belle opération-là.

Géronte

Comment ! m’assassiner de la façon ! Allons, un commissaire, et qu’on empêche qu’il ne sorte. Ah ! traître, je vous ferai punir par la justice.

Lucas

Ah ! par ma fi, monsieu le médecin, vous serez pendu : bougez de là seulement.



Scène IX

Martine, Sganarelle, Lucas
Martine, à Lucas.

Ah ! mon Dieu ! que j’ai eu de peine à trouver ce logis Dites-moi un peu des nouvelles du médecin que je vous ai donné.

Lucas

Le v’là qui va être pendu.

Matine

Quoi ! mon mari pendu ! Hélas ! et qu’a-t-il fait pour cela ?

Lucas

Il a fait enlever la fille de notre maître.

Martine

Hélas ! mon cher mari, est-il bien vrai qu’on te va pendre ?

Sganarelle

Tu vois. Ah !

Martine

Faut-il que tu te laisses mourir en présence de tant de gens ?

Sganarelle

Que veux-tu que j’y fasse ?

Martine

Encore, si tu avois achevé de couper notre bois, je prendrois quelque consolation.

Sganarelle

Retire-toi de là, tu me fends le cœur.

Martine

Non, je veux demeurer pour t’encourager à la mort ; et je ne te quitterai point que je ne t’aie vu pendu.

Sganarelle

Ah !



Scène X

Géronte, Sganarelle, Martine
Géronte, à Sganarelle.

Le commissaire viendra bientôt, et l’on s’en va vous mettre en lieu où l’on me répondra de vous.

Sganarelle, à genoux, le chapeau à la main.

Hélas ! cela ne se peut-il point changer en quelques coups de bâton ?

Géronte

Non, non ; la justice en ordonnera. Mais que vois-je ?



Scène XI

Géronte, Léandre, Lucinde, Sganarelle, Lucas, Martine
Léandre

Monsieur, je tiens faire paroître Léandre à vos yeux, et remettre Lucinde en votre pouvoir. Nous avons eu dessein de prendre la fuite nous deux, et de nous aller marier ensemble ; mais cette entreprise a fait place à un procédé plus honnête. Je ne prétends point vous voler votre fille, et ce n’est que de votre main que je veux la recevoir. Ce que je vous dirai, monsieur, c’est que je viens tout à l’heure de recevoir des lettres par où j’apprends que mon oncle est mort, et que je suis héritier de tous ses biens.

Géronte

Monsieur, votre vertu m’est tout à fait considérable, et je vous donne ma fille avec la plus grande joie du monde.

Sgaarelle, à part.

La médecine l’a échappé belle !

Martine

Puisque tu ne seras point pendu, rends-moi grâce d’être médecin, car c’est moi qui t’ai procuré cet honneur.

Sganarelle

Oui ! c’est toi qui m’as procuré je ne sais combien de coups de bâton.

Léandre, à Sganarelle.

L’effet en est trop beau pour en garder du ressentiment.

Sganarelle

Soit. (à Martine.) Je te pardonne ces coups de bâton en faveur de la dignité où tu m’as élevé : mais prépare-toi désormais à vivre dans un grand respect avec un homme de ma conséquence, et songe que la colère d’un médecin est plus à craindre qu’on ne peut croire.



Fin du Médecin malgré lui.
  1. Ce passage est imité d’un nouvelle de Cervantes, intitulée le Licencié de Vidriera. « Le juge, y est-il dit, peut violer la justice ou la retarder ; l’avoca peut, par intérêt, soutenir une mauvaise cause ; le marchand peut nous atrapper notre argent ; enfin toutes les personnes avec lesquelles la nécessité nous force de traiter peuvent nous faire quelque tort, mais aucune ne peut nous ôter impunément la vie. Les médecins seuls ont ce droit ; ils peuvent nous tuer sans crainte, sans employer d’autres armes que leurs remèdes ; leurs bévues ne se découvrent jamais, parce qu’au moment même la terre les cache et les fait oublier » (Petitot.)
  2. Plusieurs traits de cette scene rappellent le passage suivant de Rabelais : « Je ne vous avois oncques puis veu que jouastes à Montepellier avec nos antiques amys la morale et comedie de celui qui avoit espousé une femme muette. Le bon mari voulut qu’elle parlast. Elle parla par l’art du medecin et du chirurgien, qui lui coupère une encyliglotte qu’elle avoit sous la langue. La parole recouvrée, elle parla tant et tant que son mari retourna au medecin pour remede de la faire taire. Le medecin respondit, en son art, bien avoir des remedes pour faire parler les femmes, n’en avoir pour les faire taire. Remede unique estre surdité du mary contre cestuy interminable parlement de femme. Le paillard devint sourd, par ne sçais quels charmes qu’ils feirent. Puis le medecin demandant son salaire, le mary respondit qu’il estoit vraiment sourd, et qu’il n’entendoit sa demande. Je ne ris oncques tant que je lus à ce patellinage. »