Le Maître de Ballantrae/III Les pérégrinations du maître

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Traduction par Théo Varlet.
Texte établi par Serge Soupel, Flammarion (p. 71-104).

III

Les pérégrinations du maître


(Extrait des Mémoires du Chevalier de Burke)

Je quittai Ruthven (est-il besoin de le dire ?) avec beaucoup plus de satisfaction que je n’y étais arrivé ; mais soit que je me trompai de chemin dans les solitudes, ou soit que mes compagnons m’abandonnèrent, je me trouvai bientôt seul. Ma situation était fort désagréable ; car je n’ai jamais rien compris à cet affreux pays ni à ses sauvages habitants, et le dernier coup de la retraite du Prince nous avait rendus, nous autres Irlandais, plus impopulaires que jamais. Je réfléchissais à mes tristes perspectives, lorsque je découvris sur la colline un autre chevalier, que je pris d’abord pour un fantôme, car le bruit de sa mort, en plein front de bataille, à Culloden, avait couru dans l’armée entière. C’était le Maître de Ballantrae, fils de Mylord Durie, un jeune gentilhomme exceptionnellement brave et doué, et destiné par la nature aussi bien à faire l’ornement d’une cour, qu’à moissonner des lauriers sur le champ de bataille. Cette rencontre nous fit grand plaisir à tous deux, car il était de ces rares Écossais qui avaient traité les Irlandais avec bienveillance, et il pouvait à présent m’être des plus utiles en favorisant mon évasion. Toutefois, notre amitié ne devint plus intime qu’après une aventure romanesque comme une légende du roi Arthur.

C’était le second jour de notre fuite. Nous venions de passer la nuit sous la pluie, au flanc de la montagne. Il se trouva qu’un homme d’Appin, Alan Black Stewart[1] (ou quelque nom de ce genre, mais je l’ai revu depuis en France), suivait aussi notre chemin, et qu’il eut une pique avec mon compagnon. Des paroles fort inciviles furent échangées, et Stewart somma Ballantrae de mettre pied à terre et de lui rendre raison.

– Non, Mr. Stewart, dit le Maître, j’ai plutôt idée, pour l’heure, de faire la course avec vous.

Et il donna de l’éperon à son cheval.

Stewart courut derrière nous durant près d’un mille ; et – ce qui était un vrai enfantillage – je ne pus m’empêcher de rire lorsqu’en me retournant pour la dernière fois je le vis dans une montée, qui se tenait le flanc et n’en pouvait plus de courir.

– Quand même, ne pus-je m’empêcher de dire à mon compagnon, je ne laisserais personne courir ainsi derrière moi, après de telles paroles, sans lui donner satisfaction. La plaisanterie est bonne, mais elle fleure un peu la couardise.

Il me regarda en fronçant le sourcil.

– J’ose pourtant bien, dit-il, me mettre sur le dos l’homme le plus impopulaire d’Écosse ; et le courage est suffisant.

– Oh ! parbleu, dis-je, je puis vous en faire voir un plus impopulaire encore, et à l’œil nu. Et si vous n’aimez pas ma société, vous pouvez vous mettre sur le dos quelqu’un d’autre.

– Colonel Burke, dit-il, pas de querelle entre nous et, à ce propos, je dois vous avertir que je suis l’homme du monde le moins patient.

– Je suis aussi peu patient que vous, dis-je, et peu m’importe qui l’entend.

– De ce pas, dit-il, en retenant son cheval, nous n’irons guère loin. Je propose que nous fassions sur-le-champ de deux choses l’une : ou bien nous battre et en finir, ou bien conclure un pacte ferme de supporter n’importe quoi l’un de l’autre.

– Comme un couple de frères ? demandai-je.

– Je ne dis pas semblable bêtise, répliqua-t-il. J’ai un frère, moi, et je ne l’estime pas plus qu’un chou vert. Mais si nous devons réciproquement nous étriller un peu au cours de cette fuite, que chacun ose être lui-même comme un sauvage, et que chacun jure qu’il n’aura ni ressentiment ni mépris envers l’autre. Je suis un très méchant individu, au fond, et j’estime très fastidieuse l’affectation de la vertu.

– Oh ! je suis aussi méchant que vous, dis-je. Francis Burke n’a pas du lait battu dans les veines. Mais que décidons-nous ? Le combat ou l’amitié ?

– Bah ! dit-il, le mieux sera, je pense, de jouer la chose à pile ou face.

La proposition était trop chevaleresque pour ne pas me séduire ; et, aussi étrange que cela puisse paraître pour deux bons gentilshommes contemporains, nous lançâmes en l’air une demi-couronne (tels deux paladins de jadis) afin de savoir si nous allions nous couper la gorge ou devenir amis jurés. Une aventure plus romanesque n’a pas dû arriver souvent ; et c’est là pour moi un de ces exemples d’où il appert que les contes d’Homère et des poètes sont encore vrais aujourd’hui, – du moins chez les nobles et les gens de bon ton. La pièce décida la paix et nous scellâmes le pacte d’une poignée de main. Ce fut alors que mon compagnon m’expliqua pour quelle raison il avait fui Mr. Stewart, raison digne à coup sûr de son intelligence politique. Le bruit de sa mort, dit-il, était sa meilleure sauvegarde. Mr. Stewart l’ayant reconnu devenait un danger, et il avait pris le chemin le plus court pour s’assurer le silence du gentilhomme.

– Car, dit-il, Alan Black est trop vain pour raconter de lui-même pareille aventure.

Dans l’après-midi, nous atteignîmes les bords de ce loch qui était notre but. Le navire était là, qui venait à peine de jeter l’ancre. C’était la Sainte-Marie-des-Anges, du Havre de Grâce. Le Maître, après avoir appelé par signaux une embarcation, me demanda si je connaissais le capitaine. Je lui répondis que c’était un mien compatriote de la plus entière probité, mais, je le craignais, assez timoré.

– Peu importe, dit-il. Malgré tout, il faut qu’il sache la vérité.

Je lui demandai s’il voulait parler de la bataille ? car si le capitaine apprenait le mauvais état des affaires, nul doute qu’il ne remît à la voile aussitôt.

– Et quand bien même ! dit-il ; les armes ne sont plus d’aucune utilité à présent.

– Mon cher ami, dis-je, qui pense aux armes ? Ce sont nos amis dont il faut se souvenir. Ils doivent être sur nos talons, voire le Prince en personne, et, si le navire est parti, voilà maintes existences précieuses en péril.

– À ce compte, le capitaine et l’équipage ont aussi leurs existences, dit Ballantrae.

Il me servait là un faux-fuyant, déclarai-je ; et je ne voulais toujours pas qu’il dît rien au capitaine. Ce fut alors que Ballantrae me fit une réponse spirituelle, à cause de quoi (et aussi parce que l’on m’a blâmé pour cette affaire de la Sainte-Marie-des-Anges) je rapporte ici nos paroles textuelles.

– Francis, dit-il, rappelez-vous notre pacte. Je n’ai rien à objecter à ce que vous teniez votre langue, ce que je vous engage même à faire par la suite ; mais, d’après nos conventions, vous devez me laisser libre de parler.

Je ne pus m’empêcher de rire ; mais je persistai à l’avertir de ce qui en sortirait.

– Que le diable en sorte, peu m’en chaut, dit l’enragé garçon. J’ai toujours exactement suivi mes impulsions.

Comme chacun sait, ma prédiction se réalisa. Le capitaine n’eut pas plus tôt appris les nouvelles, qu’il coupa son amarre et reprit la mer. Avant l’aube, nous étions dans le Grand Minch.

Le navire était très vieux ; et le capitaine, encore que très honnête homme (et Irlandais en outre), était des moins capables. Le vent soufflait avec fureur, et la mer était excessivement grosse. Tout ce jour, il nous fut impossible de boire ni de manger ; nous allâmes nous coucher de bonne heure, non sans inquiétude ; et (comme pour nous donner une leçon) dans la nuit le vent passa subitement au nord-est, et se mit à souffler en ouragan. Nous fûmes éveillés par l’effroyable fracas de la tempête, et les pas précipités des matelots sur le pont ; de sorte que je crus notre dernière heure arrivée ; et ma terreur s’accrut démesurément à voir Ballantrae railler mes dévotions. C’est en des heures comme celle-là qu’un homme de pitié apparaît sous son vrai jour, et que nous découvrons (ce qu’on nous enseigne dès notre plus jeune âge) quelle faible confiance on peut mettre en ses amis profanes : je serais indigne de ma religion si je laissais passer l’occasion de faire cette remarque. Pendant trois jours nous restâmes dans l’obscurité de la cabine, sans autre chose qu’un peu de biscuit à grignoter. Le quatrième jour, le vent tomba, laissant le navire démâté et se balançant sur d’énormes lames. Le capitaine n’avait aucun soupçon des parages où nous avions été chassés ; il ignorait parfaitement son métier, et ne savait faire autre chose qu’invoquer la sainte Vierge : excellente pratique, certes, mais qui n’est pas tout le talent du marin. Nous avions pour unique espoir d’être recueillis par un autre navire ; mais s’il arrivait que ce navire fût anglais, cela ne profiterait guère au Maître ni à moi.

Les cinquième et sixième jours, nous fûmes ballottés sans remède. Le septième, on hissa de la toile, mais le navire était lourd, et nous ne fîmes guère que dériver. Tout le temps, en effet, nous avions porté vers le sud-ouest, et, durant la tempête, nous avions dû être entraînés dans cette direction avec une violence inouïe. Le neuvième jour se leva froid et sombre, avec une grosse mer et tous les symptômes du mauvais temps. Dans cette situation, nous eûmes le ravissement d’apercevoir à l’horizon un petit navire, et de voir qu’il s’approchait et venait droit sur la Sainte-Marie. Mais notre joie ne fut pas de longue durée, car lorsqu’il fut assez proche pour mettre à la mer une embarcation, celle-ci fut immédiatement remplie d’une tourbe désordonnée de gens qui chantaient et criaient en ramant vers nous, et qui se répandirent sur notre pont, le coutelas nu au poing, et blasphémant effroyablement. Leur chef était un odieux sacripant, le visage noirci et les favoris frisés en bouclettes : il se nommait Teach, et c’était un pirate très notoire. Il frappait du pied le pont, s’écriant qu’il s’appelait Satan, et son navire l’Enfer. Il y avait dans ses allures quelque chose de l’enfant vicieux et de l’individu timbré, qui me stupéfia. Je glissai à l’oreille de Ballantrae que je ne serais certes pas le dernier à m’engager, et que je priais seulement Dieu qu’ils fussent à court de matelots. Il m’approuva d’un signe de tête.

– Parbleu, dis-je à Maître Teach, si vous êtes Satan, voici un diable pour vous.

Le mot lui plut ; et (pour ne m’appesantir sur ces détails révoltants) Ballantrae et moi, plus deux autres, fûmes admis comme recrues, mais le capitaine et tout le reste furent précités à la mer par la méthode de « la promenade sur la planche ». C’était la première fois que je la voyais expérimenter, mon cœur défaillit à ce spectacle, et Master Teach, ou l’un de ses acolytes, fit remarquer ma pâleur, d’un air très inquiétant. J’eus le courage de leur danser deux ou trois pas de gigue, et de lâcher quelque grossièreté, ce qui me sauva pour l’instant ; mais quand il me fallut descendre dans la yole, au milieu de ces mécréants, mes jambes faillirent se dérober sous moi ; et tant par dégoût de cette société, que par effroi des lames monstrueuses, je fus à peine capable d’user de ma langue en bon Irlandais, et de lancer quelques plaisanteries durant le trajet. Par la bénédiction de Dieu, il y avait un crincrin sur le bateau pirate, et je ne l’eus pas plus tôt aperçu que je m’en emparai ; et ma qualité de ménétrier me valut la chance merveilleuse de gagner leurs bonnes grâces. Pat-le-Violoneux, tel fut le sobriquet dont ils m’affublèrent ; mais je me souciais peu du nom, tant que ma peau était sauve.

Quel genre de pandémonium était ce navire, je ne saurais le décrire, mais il était commandé par un fou, et pourrait s’appeler un Bedlam flottant. Buvant, braillant, chantant, querellant, dansant, jamais tous à la fois n’étaient sobres ; à certains jours même, s’il était survenu un grain, il nous aurait envoyés au fond ; ou si un vaisseau du roi avait passé près de nous, il nous aurait trouvés incapables de défense. Deux ou trois fois, nous aperçûmes une voile et, lorsqu’on n’avait pas beaucoup bu, on s’en emparait, Dieu nous pardonne ! et si nous étions tous trop ivres, elle s’échappait, et je bénissais les saints à part moi. Teach gouvernait, si l’on peut dire, bien qu’il ne fît régner aucun ordre, par la terreur qu’il inspirait ; et je vis que notre homme était infatué de son importance. J’ai connu des maréchaux de France moins ouvertement bouffis de la leur ; ce qui jette un jour singulier sur la poursuite des honneurs et de la gloire. En fait, à mesure que nous avançons en âge, nous percevons mieux la sagacité d’Aristote et des autres philosophes de l’antiquité ; et, bien que j’aie toute ma vie recherché les distinctions légitimes, je puis, à la fin de ma carrière, déclarer, la main sur la conscience, qu’il n’en est pas une, – non, et pas même la vie non plus, – qui vaille d’être acquise ou conservée au moindre préjudice de notre dignité.

Je fus longtemps avant de pouvoir m’entretenir en particulier avec Ballantrae ; mais à la fin, une nuit, nous allâmes en rampant nous poster sur le beaupré, alors que les autres étaient mieux occupés, et nous causâmes de notre situation.

– Nul ne peut nous délivrer que les saints, dis-je.

– Mon opinion est tout autre, répliqua Ballantrae ; car je vais me délivrer moi-même. Ce Teach est la dernière des nullités ; il ne nous sert de rien, et nous expose sans cesse à être capturés. Je n’ai pas envie de faire le pirate goudronné pour rien, ni de me laisser pendre si je puis l’empêcher.

Et il m’exposa le plan qu’il avait conçu pour améliorer la discipline du navire, ce qui nous donnerait la sécurité pour le présent, et l’espoir d’une prochaine délivrance, lorsqu’on aurait gagné assez pour rompre l’association.

Je lui avouai ingénument que j’avais les nerfs très éprouvés par cet horrible milieu, et que je n’osais guère lui répondre de moi.

– Je ne me laisse pas effrayer aisément, répliqua-t-il, ni battre.

Quelques jours plus tard, survint un incident qui faillit nous faire pendre tous, et qui offre l’exemple le plus extravagant de la folie qui présidait à notre conduite. Nous étions tous très ivres ; et quelque bedlamite ayant signalé une voile, Teach la prit en chasse, sans même y regarder, et nous commençâmes le branle-bas de combat et les vantardises des horreurs à venir. Ballantrae demeurait tranquillement au bossoir, à regarder sous sa main en abat-jour ; mais quant à moi, suivant ma politique vis-à-vis de ces sauvages, j’étais tout à la besogne avec les plus actifs, et les divertissais par mes boutades irlandaises.

– Hissez le pavillon ! s’écria Teach. Montrez à ces jean-f… le Jolly-Roger !

C’était, en l’occurrence, pure forfanterie, et qui pouvait nous coûter une prise de valeur ; mais je ne me permis pas de discuter et, de ma main, je hissai le pavillon noir.

Ballantrae s’en vint aussitôt vers l’arrière, avec un sourire sardonique.

– Vous aurez peut-être plaisir à apprendre, vous, chien d’ivrogne, dit-il, que vous donnez la chasse à un vaisseau royal ?

Teach brailla qu’il en avait menti ; mais il se précipita néanmoins aux bastingages, et tous l’imitèrent. Je n’ai jamais vu tant d’hommes ivres plus soudainement dégrisés. Le croiseur avait viré de bord à notre impudente démonstration ; ses voiles s’enflaient dans la nouvelle direction ; son enseigne se déployait, bien visible ; et, tandis que nous regardions, il y eut une bouffée de fumée puis une détonation, et un boulet plongea dans les vagues, à bonne distance de nous, trop court. On s’élança aux manœuvres, et la Sarah s’éloigna avec une célérité incroyable. Un matelot attrapa le fût de rhum qui était en perce sur le pont, et le fit rouler par-dessus bord. Quant à moi, je m’occupai du Jolly-Roger, l’amenai et le jetai à la mer, où je me serais volontiers précipité avec lui, tant j’étais vexé de ma maladresse. Pour Teach, il devint pâle comme la mort, et descendit sur-le-champ dans sa cabine. Deux fois seulement, de tout l’après-midi, il se montra sur le pont : il s’accouda au bordage de poupe, considéra longuement le vaisseau royal qu’on apercevait encore à l’horizon, s’acharnant après nous ; puis, sans mot dire, regagna sa cabine. On peut dire qu’il nous déserta ; et, n’eussent été un matelot fort capable que nous avions à bord, et la jolie brise qui souffla tout le jour, nous étions immanquablement pendus à la grand-vergue.

On imagine combien Teach fut humilié, voire inquiet pour son prestige aux yeux de l’équipage ; et la méthode qu’il employa pour regagner le terrain perdu fut tout à fait dans son caractère. Le lendemain matin, très tôt, l’odeur du soufre qui brûle s’échappa de sa cabine, et on l’entendit crier : « Enfer ! enfer ! » exclamation bien connue de l’équipage, qui remplit chacun d’appréhension. Puis il monta sur le pont, en parfait personnage de farce, le visage noirci, les cheveux et les favoris nattés, la ceinture bourrée de pistolets ; du sang plein le menton, il mâchait des fragments de verre, et brandissait un poignard. Je ne sais s’il avait emprunté ces façons aux Indiens de l’Amérique, dont il était originaire ; mais telle était sa coutume, et il préludait toujours ainsi à d’effroyables exécutions. Le premier qu’il trouva sur son chemin fut l’individu qui avait envoyé le rhum par-dessus bord, la veille. Celui-là, il lui transperça le cœur, en le traitant de mutin ; puis, sautant sur le cadavre, en beuglant et sacrant, il nous défia tous d’approcher. C’était le plus absurde spectacle ; et redoutable, aussi, car le vil personnage s’apprêtait, de toute évidence, à commettre un nouveau meurtre.

Soudain, Ballantrae s’avança.

– En voilà assez de cette représentation, dit-il. Croyez-vous nous faire peur avec vos grimaces ? On ne vous a pas vu hier, quand c’était utile ; mais nous nous sommes bien passés de vous, sachez-le.

Il se fit un murmure et un mouvement, parmi l’équipage, de plaisir et d’inquiétude, me sembla-t-il, en proportions égales. Teach, lui, poussa un hurlement féroce, et balança son poignard comme pour le projeter, – exercice qui lui était familier, ainsi qu’à beaucoup de marins.

– Faites-lui tomber cela de la main ! ordonna Ballantrae, si prompt et si net que mon bras lui obéit avant même que j’eusse compris.

Teach demeura stupide, sans s’aviser de ses pistolets.

– Descendez à votre cabine, s’écria Ballantrae. Vous remonterez sur le pont quand vous serez de sang-froid. Vous imaginez-vous que nous allons nous laisser pendre pour vous, brute d’ivrogne au visage noirci, espèce de boucher toqué ? Descendez !

Et il frappa du pied d’un air si menaçant que Teach s’encourut vers le capot d’échelle.

– Et maintenant, camarades, dit Ballantrae, un mot pour vous. Je ne sais si vous êtes des gentlemen de fortune pour la blague, mais moi pas. Je veux de l’argent, puis retourner à terre, le dépenser en homme. Et sur un point je suis bien résolu : je ne me laisserai pendre que si je ne puis l’éviter. Allons, donnez-moi un conseil ; je ne suis qu’un débutant ! N’y a-t-il pas moyen d’introduire un peu de discipline et de sens commun dans cette entreprise ?

L’un des hommes parla : il dit que, régulièrement, ils devraient avoir un quartier-maître ; et il n’eut pas plus tôt prononcé le mot, que tous furent de son avis. La chose passa par acclamation, Ballantrae fut fait quartier-maître, le rhum fut remis à sa discrétion, des lois furent votées à l’instar de celles d’un pirate nommé Roberts, et la dernière motion fut d’en finir avec Teach. Mais Ballantrae craignit qu’un autre capitaine plus effectif ne vînt contrebalancer son autorité, et il s’opposa fortement à la chose. Teach, dit-il, était bon assez pour aborder les navires et épouvanter les imbéciles avec sa figure noircie et ses blasphèmes ; nous ne pouvions guère trouver meilleur que Teach pour jouer ce rôle ; et, d’ailleurs, l’individu pouvant être considéré comme déposé, on diminuerait sa part de butin. Ce dernier argument décida l’équipage : la portion de Teach fut réduite à une pure dérision, – moindre que la mienne ! – et il ne resta plus à résoudre que deux difficultés : consentirait-il ; et qui irait lui annoncer les décisions prises ?

– Ne vous occupez pas de ça, dit Ballantrae. Je m’en charge.

Et il descendit par le capot d’échelle, pour aller seul affronter dans sa cabine le sauvage ivre.

– Voilà notre homme ! s’écria l’un des matelots. Trois hourras pour notre quartier-maître !

Les hourras furent aussitôt poussés avec unanimité. Ma voix ne fut pas la moins forte, et je crois bien que ces acclamations produisirent leur effet sur maître Teach dans sa cabine, tout comme nous avons vu naguère à quel point les clameurs de la rue peuvent troubler l’esprit des législateurs eux-mêmes.

Ce qui se passa au juste, on ne le sut jamais ; par la suite seulement, il transpira quelques détails de leur conversation ; mais nous fûmes tous aussi étonnés que contents de voir Ballantrae déboucher sur le pont bras dessus bras dessous avec Teach, et nous annoncer que ce dernier consentait à tout.

Je passe rapidement sur ces douze ou quinze mois durant lesquels nous continuâmes de naviguer dans l’Atlantique Nord, tirant notre eau et nos vivres des navires capturés et, bref, faisant de très bonnes affaires. Certes, nul n’aimerait lire des mémoires d’aussi mauvais goût que ceux d’un pirate, même involontaire, comme moi ! Les choses tournèrent au mieux de nos desseins, et dorénavant Ballantrae suivait sans dévier la ligne de conduite qu’il s’était tracée. Je croirais volontiers qu’un gentilhomme doit nécessairement occuper la première place, même à bord d’un écumeur de mer ; mais je suis d’aussi bonne naissance que n’importe quel lord d’Écosse, et je confesse sans nulle honte que je demeurai jusqu’à la fin Pat-le-Violoneux, et que je ne valais guère mieux que le bouffon de l’équipage. En somme, ce n’était pas un théâtre propice à manifester mes talents. Ma santé souffrait pour divers motifs ; je me suis toujours trouvé mieux à ma place sur un cheval que sur un pont de navire ; et, pour être franc, la crainte de la mer, alternant avec celle de mes compagnons, affligeait sans cesse mon esprit. Je n’ai pas besoin de rappeler mon courage : je me suis vaillamment comporté en maintes batailles, sous les yeux de généraux illustres, et j’ai mérité mon dernier avancement par un haut fait des plus remarquables, exécuté devant de nombreux témoins. Mais lorsqu’il nous fallait procéder à un abordage, le cœur défaillait à Francis Burke ; la petite coquille de noix dans laquelle je devais embarquer, l’effroyable dénivellation des lames, la hauteur du navire à escalader, la pensée qu’il pouvait y avoir là-haut une nombreuse garnison en état de légitime défense, le ciel tempétueux qui (sous le climat) étalait si souvent sur nos exploits sa sombre menace, et jusqu’au hurlement du vent dans mes oreilles, étaient toutes conditions fort déplaisantes à ma valeur. En outre, comme je fus toujours de la plus exquise sensibilité, les scènes qui devaient suivre notre succès me tentaient aussi peu que les chances de défaite. Par deux fois, il se trouva des femmes à bord ; et j’ai beau avoir assisté à des sacs de ville, et dernièrement, en France, aux plus affreux excès populaires, il y avait dans le petit nombre des combattants, et dans les dangers de cette immensité de mer à l’entour de nous, un je ne sais quoi qui rendait ces actes de piraterie infiniment plus révoltants. J’avoue franchement qu’il me fut toujours impossible de les exécuter avant d’être aux trois quarts ivre. Il en allait de même pour l’équipage ; Teach en personne n’était bon à rien, s’il n’était gorgé de rhum ; et la fonction de Ballantrae la plus délicate consistait à distribuer les liqueurs en juste quantité. Cela même, il s’en tirait à la perfection, car il était sur toutes choses l’homme le plus capable que j’aie jamais rencontré, et du génie le plus réel. Il ne cherchait pas à capter les bonnes grâces de l’équipage, comme moi, par des bouffonneries continuelles, exécutées d’un cœur anxieux ; mais, dans la plupart des occasions, il demeurait grave et distant ; on eût dit un père au milieu d’une famille de jeunes enfants, ou un maître d’école avec ses élèves.

Ce qui augmentait les difficultés de son rôle, c’est que les hommes étaient d’invétérés mécontents ; la discipline de Ballantrae, toute minime qu’elle fût, pesait à leur amour de la licence ; et, ce qui était pis, en les empêchant de boire, il leur donnait le loisir de penser. Plusieurs, en conséquence, commencèrent à regretter leurs abominables forfaits ; l’un en particulier, bon catholique, et avec qui je me retirais parfois à l’écart pour dire une prière, surtout par mauvais temps, brouillard, pluie battante, etc., lorsque l’on ne nous remarquait pas ; et je suis sûr que deux criminels sur la charrette n’ont jamais accompli leurs dévotions avec une plus anxieuse sincérité. Mais le reste de l’équipage, n’ayant pas de semblables motifs d’espoir, se livrait à un autre passe-temps, celui des calculs. Tout le long du jour, ils ressassaient leurs parts, ou se dépitaient du résultat. J’ai dit que nos affaires allaient bien. Mais il faut remarquer ceci : que dans ce monde, en aucune entreprise de ma connaissance, les bénéfices ne sont à la hauteur de l’attente. Nous rencontrâmes de nombreux navires, et en prîmes beaucoup ; cependant bien peu contenaient de l’argent, leurs marchandises ne nous étaient à l’ordinaire d’aucun usage, – qu’avions-nous besoin d’une cargaison de charrues, ou même de tabac ? – et il est triste de songer au nombre d’équipages tout entiers auxquels nous avons fait faire la « promenade de la planche » pour guère plus qu’un stock de biscuits ou deux ou trois quartauts d’alcool.

Cependant, notre navire faisait beaucoup d’eau, et il était grand temps de nous diriger vers notre port de carénage, qui était l’embouchure d’une rivière environnée de marais. Il était bien entendu que nous devions alors nous séparer en emportant chacun sa part du butin, et ceci rendait nos hommes plus avides de l’augmenter encore, de sorte que la résolution était ajournée quotidiennement. Ce qui, pour finir, décida les choses, fut un banal incident, qu’un ignorant pourrait croire familier à notre façon de vivre. Mais je dois donner ici une explication. Sur un seul de tous les navires que nous abordâmes, le premier de ceux où se trouvaient des femmes, on nous opposa une résistance réelle. Dans cette occasion, nous eûmes deux tués et plusieurs blessés et, sans la valeur de Ballantrae, nous aurions été finalement repoussés. En tout cas, la défense (lorsqu’elle se produisait) était de nature à faire rire les plus mauvaises troupes de l’Europe ; en somme, le plus périlleux de notre métier était d’escalader le flanc du navire, et j’ai même vu de pauvres âmes nous jeter du bord une amarre, dans leur empressement à s’engager au lieu de passer sur la planche. Cette impunité constante avait rendu nos gens si mous, que je comprenais sans peine comment Teach avait fait une telle impression sur leurs esprits ; car, en fait, la société de ce lunatique était le plus grand danger de notre existence. Voici l’incident auquel j’ai fait allusion. Nous venions de découvrir fort près de nous dans le brouillard un petit navire toutes voiles dehors. Il marchait presque aussi bien que nous, – il serait plus vrai de dire : presque aussi mal, – et nous dégageâmes la pièce de chasse, pour voir si nous pourrions leur tirer deux ou trois coups aux oreilles. La mer était très forte, le roulis du navire indescriptible ; rien d’étonnant si nos canonniers firent feu à trois reprises sans atteindre, et de loin, leur but. Mais cependant sur l’autre navire on avait apprêté un canon de poupe, que le brouillard épais nous dissimulait ; et comme ils avaient de meilleurs pointeurs, leur premier boulet nous atteignit par l’avant, réduisit nos deux canonniers en bouillie, si bien que nous fûmes tous éclaboussés de sang, et plongea dans le gaillard où nous logions. Ballantrae voulait qu’on mît en panne ; en réalité, il n’y avait rien dans ce contre-temps qui dût affecter l’esprit d’un soldat ; mais il eut une prompte intuition du désir de l’équipage, et il était clair que ce coup de hasard les avait tous dégoûtés de leur métier. Sur l’instant, nous fûmes d’un commun accord : le navire s’éloignait de nous, il devenait inutile de mettre en panne, la Sarah était trop avariée pour embarquer un verre d’eau de plus ; c’était folie de tenir la mer davantage ; et sous ces prétextes, on vira de bord immédiatement pour se diriger vers la rivière. Je vis avec surprise la joie se répandre parmi l’équipage, et tous se mettre à danser sur le pont en plaisantant, et chacun calculer de combien sa part s’était accrue grâce à la mort des deux canonniers.

Il nous fallut neuf jours pour gagner notre port, tant la brise était faible et notre carène avariée ; mais le dixième, avant l’aube, par une légère brume, nous doublâmes la pointe. Peu après, la brume se leva un instant et, avant de retomber, nous laissa voir un croiseur, tout proche. Le coup était désagréable, survenant si près de notre asile. Il y eut grande discussion pour savoir si l’on nous avait aperçus, et s’il était vraisemblable qu’ils eussent reconnu la Sarah. Nous prenions grand soin, en supprimant jusqu’au dernier membre des équipages capturés, de ne laisser subsister aucune preuve contre nous, mais l’aspect de la Sarah ne se pouvait dissimuler aussi aisément ; et surtout vers la fin, une fois avariée, et quand nous eûmes poursuivi sans succès plusieurs navires, sa description avait certainement été publiée. Cette alerte aurait dû nous inciter à une séparation immédiate. Mais ici encore le génie de Ballantrae me réservait une surprise. Teach et lui (et ce fut son succès le plus remarquable) avaient marché la main dans la main depuis le premier jour de son élection. Je l’ai souvent questionné là-dessus, mais sans obtenir de réponse qu’une fois, où il me dit que Teach et lui avaient passé une convention « qui surprendrait beaucoup l’équipage, s’il l’apprenait, et qui le surprendrait lui-même encore plus, si elle se réalisait ». Eh bien, cette fois encore, Teach et lui furent du même avis ; et, de leur commun accord, l’ancre ne fut pas plus tôt mouillée, que tout l’équipage se livra à une scène d’orgie indescriptible. Dans l’après-midi, nous n’étions plus qu’une troupe de déments, jetant les choses par-dessus bord, braillant plusieurs chansons à la fois, nous querellant et nous battant, puis oubliant la querelle pour nous embrasser. Ballantrae m’avait enjoint de ne rien boire et de simuler l’ivresse si je tenais à ma vie ; et je n’ai jamais passé journée plus fastidieuse, couché la plupart du temps sur le gaillard d’avant à considérer les marécages et les buissons qui semblaient enfermer de toutes parts notre petit bassin.

Peu après le crépuscule, Ballantrae vint trébucher contre moi, feignit de tomber, avec un rire d’ivrogne et, avant de se relever, me chuchota de « descendre dans la cabine et feindre de m’endormir sur une couchette, car on aurait bientôt besoin de moi ». Je fis comme il me le disait et, m’en allant dans la cabine, où il faisait tout à fait obscur, me laissait tomber sur la première couchette venue. Il s’y trouvait déjà un homme ; à la façon dont il me repoussa, je ne pouvais croire qu’il eût beaucoup bu ; et pourtant, lorsque j’eus trouvé une autre place, il parut se rendormir. Mon cœur se mit à battre avec force, car je voyais qu’il se préparait quelque coup désespéré. Alors descendit Ballantrae, qui alluma la lampe, regarda autour de lui dans la cabine, hocha la tête avec satisfaction, et retourna sur le pont sans mot dire. Je risquai un coup d’œil entre mes doigts, et vis que nous étions trois sur les couchettes à sommeiller ou faire semblant : moi, un certain Dutton et Grady, deux hommes résolus. Sur le pont, les autres en arrivaient à un point d’ivresse véritablement inhumain, et nul qualificatif raisonnable ne peut décrire les sons qu’ils émettaient à cette heure. J’ai entendu pas mal de cris d’ivrognes, pour ma part, dont beaucoup à bord de cette même Sarah, mais jamais rien qui ressemblât à ceux-ci, de sorte que j’en vins à croire que la boisson avait été droguée. Il se passa longtemps avant que ces cris et ces hurlements se réduisissent à de lugubres gémissements, puis au silence ; et cela me parut long, ensuite, jusqu’à ce que Ballantrae redescendît, cette fois avec Teach sur ses talons. Ce dernier se mit à jurer en nous voyant tous trois sur les couchettes.

– Ta ! ta ! dit Ballantrae, vous pouvez leur tirer un coup de pistolet aux oreilles. Vous savez quelle drogue ils ont absorbée.

Il y avait dans le plancher de la cabine un panneau sous lequel le plus précieux du butin avait été renfermé jusqu’au jour du partage. Il se fermait à l’aide d’un anneau muni de trois cadenas, dont les clefs étaient réparties, pour plus de sûreté, l’une à Teach, l’autre à Ballantrae, la troisième au capitaine en second, un nommé Hamond. Cependant, je fus surpris de voir que toutes trois étaient à cette heure dans la même main, et plus surpris encore (toujours regardant entre mes doigts) lorsque Teach et Ballantrae sortirent l’un après l’autre quatre ballots, très soigneusement ficelés et munis d’une courroie pour les porter.

– Et maintenant, dit Teach, allons-nous-en.

– Un mot, dit Ballantrae. J’ai découvert un homme qui, en dehors de vous, connaît un passage secret à travers le marais, et le sien a l’air plus court que le vôtre.

Teach s’écria qu’alors ils étaient perdus.

– Je ne vois rien de ce genre, dit Ballantrae. Car il y a encore d’autres particularités que je dois vous révéler. Premièrement, il n’y a pas de balles dans vos pistolets que, s’il vous en souvient, j’ai eu l’amabilité de charger tous les deux pour vous, ce matin. Deuxièmement, puisqu’un autre connaît le moyen de traverser, vous pensez bien que je ne vais pas m’encombrer d’un lunatique de votre espèce. Troisièmement, ces gentlemen (ce n’est plus la peine qu’ils fassent semblant de dormir) sont tous de mon parti, et vont maintenant procéder à l’opération de vous bâillonner et ficeler au mât ; et lorsque vos hommes s’éveilleront (s’ils s’éveillent jamais, après les drogues que nous avons mêlées à leur rhum) je suis sûr qu’ils auront l’obligeance de vous délier, et que vous n’aurez aucune difficulté à expliquer l’affaire des clefs.

Teach ne dit mot, et se laissa bâillonner et garrotter, en nous regardant comme un bébé effrayé.

– Vous voyez donc à présent, espèce d’imbécile, dit Ballantrae, pourquoi nous avons fait quatre ballots. Jusqu’ici, vous vous appeliez le capitaine Teach, mais je crois que vous êtes devenu le capitaine Learn.

Il ne nous restait plus rien à faire sur la Sarah. Tous quatre, chargés de nos quatre ballots, descendîmes sans bruit dans la yole, et laissâmes derrière nous le navire muet comme la tombe, sauf quelque vagissement d’ivrogne. La couche de brume reposant sur l’eau s’élevait à hauteur de poitrine ; Dutton, celui qui savait le chemin, était obligé de se tenir debout afin de diriger notre nage, ce qui nous forçait de ramer doucement, mais aussi nous sauva. Nous étions encore peu éloignés du navire, quand l’aube commença à poindre, et les oiseaux à tournoyer au ras de l’eau. Tout à coup Dutton se laissa retomber sur son séant, et nous susurra de ne plus faire le moindre bruit, et de prêter l’oreille. Nous entendîmes, indéniable, un très léger bruit d’avirons, sur un bord, et puis, mais plus éloigné, un bruit d’avirons, de l’autre. Il était clair qu’on nous avait aperçus, la veille ; c’étaient les embarcations du croiseur qui venaient nous couper la retraite ; et nous étions pris entre les deux, sans défense. Jamais, à coup sûr, on ne vit pauvres âmes en un péril aussi imminent ; et, tandis que nous restions penchés sur nos avirons, à prier Dieu que le brouillard tînt, la sueur me ruisselait du front. Alors nous entendîmes l’une des embarcations passer si près que nous aurions pu lancer dedans un biscuit. « En douceur, les hommes », disait bas un officier ; et je crus qu’ils entendraient battre mon cœur.

– Ne nous occupons plus du sentier, dit Ballantrae ; à tout prix nous mettre en sûreté : nageons droit au rivage.

Nous lui obéîmes avec les plus grandes précautions, nageant du mieux possible, presque couchés dans le fond de la yole, et nous dirigeant au hasard dans la brume, qui restait notre unique protection. Mais le ciel nous guida ; nous allâmes toucher contre un buisson, escaladâmes la rive avec nos trésors ; et, la brume commençant à se dissiper, faute de pouvoir cacher autrement la yole, nous la chavirâmes pour la couler. À peine étions-nous à couvert que le soleil se leva ; en même temps, du milieu du bassin, une grande clameur s’éleva, et nous apprit que la Sarah venait d’être abordée. J’entendis par la suite faire grand honneur de son exploit à l’officier qui s’en empara ; et, à la vérité, il s’en était approché avec assez d’habileté ; mais je soupçonne qu’une fois à bord, la capture fut aisée[2].

Je rendais grâce aux saints de notre évasion, lorsque je m’aperçus que nous étions tombés en d’autres maux. Nous avions abordé au hasard sur la côte d’un marécage étendu et périlleux ; et l’entreprise d’arriver au sentier était pleine d’aléas, de fatigues et de dangers. Dutton était d’avis d’attendre le départ du croiseur, pour aller repêcher la yole ; car tout délai serait plus sage que de nous lancer à l’aveuglette dans ce marais. L’un de nous retourna donc au rivage et, regardant à travers le buisson, vit le brouillard complètement dissipé, et le pavillon anglais flottant sur la Sarah, mais nul préparatif pour son appareillage. Notre situation devenait fort inquiétante. Le marais était un lieu des plus malsains ; dans notre rage d’emporter des richesses, nous avions presque négligé les vivres ; il était nécessaire, en outre, de quitter ce voisinage et d’arriver aux colonies avant la nouvelle de la capture ; et, pour balancer toutes ces considérations, il y avait, en regard, les périls de la traversée. Rien d’étonnant à ce que nous nous décidâmes pour l’action.

La chaleur était déjà étouffante lorsque nous entreprîmes le passage, ou plutôt la recherche du passage, à l’aide du compas. Dutton prit l’instrument et l’un de nous trois se chargea de sa part du trésor. Je vous assure qu’il surveillait activement le porteur, car c’était comme son âme qu’il lui avait confiée. La brousse était aussi dense qu’un fourré ; le terrain absolument perfide, si bien que souvent nous nous enfoncions de la plus terrifiante manière, et qu’il fallait faire un détour ; la chaleur, du reste, était accablante, l’atmosphère singulièrement lourde, et les insectes piquants abondaient par myriades, au point que chacun de nous marchait sous sa nuée propre. Ce fait a été souvent commenté, que les personnes bien nées supportent la fatigue beaucoup mieux que les gens du commun ; en sorte que les officiers forcés de marcher à pied à côté de leurs hommes les humilient par leur endurance. La chose se vérifia une fois de plus, car nous étions là, deux gentilshommes des meilleures familles, d’une part ; et de l’autre, Grady, un vulgaire matelot, d’un développement physique quasi gigantesque. Dutton reste hors de cause, car j’avoue qu’il se comporta aussi bien que nous[3]. Mais Grady, lui, ne tarda pas à se lamenter sur son sort ; il restait en arrière, refusait de porter le ballot de Dutton lorsque venait son tour, réclamait continuellement du rhum (nous n’en avions que trop peu) et finit même par nous menacer de derrière avec son pistolet tout armé, si nous ne lui accordions du repos. Ballantrae aurait voulu le combattre ; mais je l’en dissuadai, et nous fîmes halte pour manger quelque chose. Ce repas ne fit guère de bien à Grady : il recommença tout aussitôt à rester en arrière, grommelant et murmurant contre son sort et, finalement, faute d’attention à marcher exactement sur nos traces, il trébucha dans un endroit du bourbier où l’eau était profonde, poussa quelques cris affreux, et avant que nous eussions pu le secourir, il avait disparu avec sa charge. Sa fin et surtout ses cris nous terrifièrent ; cependant, la circonstance fut en somme heureuse et contribua à notre salut. En effet, Dutton eut alors l’idée de grimper sur un arbre d’où il put distinguer et me désigner, car j’étais monté derrière lui, un boqueteau élevé, qui repérait le sentier. Il s’avança ensuite d’autant plus négligemment, je suppose, car peu après, nous le vîmes s’enfoncer un peu et retirer ses pieds, pour enfoncer de nouveau, et cela par deux fois. Alors il se tourna vers nous, très pâle.

– Donnez-moi un coup de main, dit-il ; je suis dans un mauvais endroit.

– Je m’en moque, dit Ballantrae, s’arrêtant.

Dutton éclata en blasphèmes violents, s’enfonçant toujours davantage, tant que la lise atteignit presque sa ceinture. Il tira un pistolet :

– Aidez-moi, s’écria-t-il, ou bien mourez et soyez damnés !

– Non, dit Ballantrae, je plaisantais. Me voici.

Et il déposa son ballot avec celui de Dutton, que c’était son tour de porter.

– Ne vous risquez pas plus près, tant que je ne vous appelle, me dit-il, en s’avançant tout seul vers l’homme enlisé.

Celui-ci à présent restait tranquille, mais tenait toujours son pistolet, et la terreur que décelaient ses traits m’émut profondément.

– Pour l’amour de Dieu, dit-il, faites vite !

Ballantrae était tout proche de lui.

– Ne bougez pas, dit-il ; et il sembla réfléchir ; puis : Tendez-moi vos deux mains !

Dutton déposa son pistolet, et la surface était si aqueuse qu’il fut absorbé et disparut aussitôt ; avec un blasphème, il se baissa pour le reprendre ; au même instant, Ballantrae se pencha et le poignarda entre les épaules. Ses deux mains s’agitèrent au-dessus de sa tête, – je ne sais si ce fut de douleur ou pour se défendre ; mais une seconde plus tard, il retombait le nez dans la vase.

Ballantrae en avait déjà par-dessus les chevilles ; mais il se dépêtra et revint vers moi. Mes genoux s’entrechoquaient.

– Le diable vous emporte, Francis, dit-il. Je crois après tout que vous n’êtes qu’un poltron. Je viens de faire justice d’un pirate. Et nous voici entièrement libres de la Sarah ! Qui peut dire à présent si nous avons trempé dans quelque irrégularité ?

Je lui assurai qu’il me faisait injure ; mais mon sens de l’humanité était si touché par cette action atroce que le souffle me manquait pour lui répondre.

– Allons, dit-il, tâchez d’être plus résolu. Notre besoin de cet homme cessait du moment où il vous avait montré le sentier ; et vous ne nierez pas que j’eusse été fou de laisser échapper une si belle occasion.

Je reconnus qu’il avait raison, en principe. Néanmoins, je ne pouvais m’empêcher de verser des pleurs, – nullement déshonorants ; et il me fallut boire une gorgée de rhum pour me rendre la force d’avancer. Je le répète, je suis loin d’avoir honte de ma généreuse émotion : la pitié honore le guerrier ; et cependant je ne saurais tout à fait blâmer Ballantrae, dont le geste fut réellement heureux, car nous trouvâmes le sentier sans autre mésaventure et, le même soir, vers le coucher du soleil, nous atteignîmes l’extrémité du marais.

Nous étions trop harassés pour aller plus loin ; sur le sable sec, encore échauffé par les rayons du soleil, et à l’abri d’un bois de pins, nous nous couchâmes et fûmes aussitôt plongés dans le sommeil.

Nous nous éveillâmes très tôt, fort abattus, et commençâmes un entretien qui faillit dégénérer en coups. Nous étions là, jetés sur la côte des provinces du Sud, à mille milles de tout établissement français : voyage redoutable, au cours duquel nous attendaient mille périls ; et à coup sûr, si notre amitié fut jamais nécessaire, c’était en une pareille heure. J’imagine que Ballantrae avait perdu le sens exact de la politesse ; en fait, ma supposition n’a rien d’étrange, après notre longue cohabitation avec de tels loups de mer ; mais bref, il me rabroua si grossièrement, que tout homme d’honneur s’en serait formalisé.

Je lui dis sous quel aspect je voyais sa conduite ; il s’éloigna de quelques pas, tandis que je le suivais, parlant toujours ; enfin, il m’arrêta d’un geste.

– Francis, dit-il, vous savez ce que nous avons juré ; cependant, il n’existerait pas de serment capable de me faire avaler pareilles expressions, si je ne vous étais sincèrement attaché. Il est impossible que vous en doutiez : vous en avez la preuve. Il me fallait emmener Dutton, parce qu’il connaissait le passage, et Grady, parce que Dutton ne voulait pas marcher sans lui ; mais quel besoin avais-je de vous ? Vous êtes pour moi un danger perpétuel avec votre maudite langue irlandaise. Régulièrement, vous devriez être à cette heure aux fers sur le croiseur. Et vous me cherchez noise puérilement, pour des vétilles !

Je considère ce discours comme un des plus désobligeants qui furent jamais et, aujourd’hui encore, je ne puis concilier son souvenir avec celui du gentilhomme qu’était mon ami. Je lui renvoyais que son accent écossais, sans avoir rien d’exagéré, suffisait néanmoins à le rendre incorrect et ridicule ; et, comme je parlais sans circonlocutions, l’affaire aurait pu aller loin s’il ne s’était produit une alerte inquiétante.

Nous avions fait quelques pas sur le sable. L’endroit où nous avions dormi, avec les ballots tout défaits, et de l’argent éparpillé alentour, se trouvait alors entre nous et les pins ; et ce dut être de derrière ceux-ci que l’étranger sortit. En tout cas, il y avait là devant nous un grand et solide gaillard du pays, portant une large hache sur l’épaule, qui regardait bouche bée tantôt le trésor, juste à ses pieds, et tantôt notre combat, car nous venions de tirer nos épées. À peine l’eûmes-nous remarqué, il retrouva l’usage de ses jambes, et s’éclipsa derrière les pins.

Cette apparition était peu propre à nous rassurer. Deux hommes armés et vêtus en marins, que l’on trouve à se quereller auprès d’un trésor, non loin de l’endroit où l’on vient de capturer un pirate, – c’en était assez pour nous amener tout le pays. La querelle ne fut pas simplement interrompue : elle nous sortit de l’esprit ; en un clin d’œil, nos ballots étaient refaits et nous repartis, courant de la meilleure volonté du monde. Mais le malheur fut que nous ne connaissions pas le chemin, et qu’il nous fallut sans cesse retourner sur nos pas. Ballantrae avait en effet tiré de Dutton tous les renseignements possibles, mais il n’est pas aisé de voyager par ouï-dire ; et l’estuaire, qui forme un vaste havre irrégulier, nous présentait de tous côtés une nouvelle étendue d’eau.

Nous en perdions la tête et n’en pouvions plus de courir, lorsque, arrivant au haut d’une dune, nous nous vîmes encore une fois coupés par une autre ramification de la baie. Cette crique-ci, toutefois, était très différente de celles qui nous avaient arrêtés auparavant ; elle était formée par des rochers si abruptement taillés qu’un petit navire avait pu aborder tout contre, et s’y amarrer ; même, son équipage avait disposé une planche pour accéder au rivage. Là auprès, ils étaient assis, autour d’un feu, à manger. Quant au navire, c’était un de ceux que l’on construit aux Bermudes.

La soif de l’or et la grande haine que chacun nourrit envers les pirates étaient bien de quoi lancer tout le pays à nos trousses. De plus, nous n’étions maintenant que trop certains de nous trouver sur une sorte de presqu’île découpée à l’instar des doigts de la main ; et le poignet, c’est-à-dire l’accès à la terre ferme, que nous aurions dû suivre tout d’abord, était à cette heure probablement gardé. Ces considérations nous firent prendre un parti des plus téméraires. Aussi longtemps que nous l’osâmes, nous attendant sans cesse à percevoir des bruits de poursuite, nous restâmes couchés derrière les buissons, sur la dune. Puis, ayant repris haleine, et un peu plus présentables, nous descendîmes enfin, affectant un air très détaché, vers la compagnie assise auprès du feu.

C’étaient un trafiquant et ses nègres, du port d’Albany, dans la province de New York, qui revenaient des Indes, avec une cargaison ; – je ne puis me rappeler son nom. Nous fûmes stupéfaits d’apprendre qu’il s’était réfugié ici par crainte de la Sarah ; car nous n’avions pas idée que nos exploits fussent si notoires. Dès que l’Albanien sut qu’elle avait été prise la veille, il se leva d’un bond, nous donna un gobelet de rhum pour notre bonne nouvelle, et envoya ses nègres mettre à la voile sur le bermudan. De notre côté, nous profitâmes de la goutte pour devenir plus communicatifs, et nous offrir à la fin comme passagers. Il regarda de travers nos vêtements tachés de goudron et nos pistolets, et répondit poliment qu’il n’avait pas trop de place pour lui. Impossible, ni par nos prières, ni par nos offres d’argent, de plus en plus fortes, d’ébranler sa résolution.

– Je vois que vous n’avez pas confiance en nous, dit Ballantrae, mais je vais vous prouver la nôtre en vous disant la vérité. Nous sommes des Jacobites fugitifs, et nos têtes sont mises à prix.

Ce discours toucha visiblement l’Albanien. Il nous posa sur la guerre en Écosse maintes questions, auxquelles Ballantrae répondit fort patiemment. Puis, avec un clin d’œil, et d’un ton vulgaire, l’homme conclut :

– Il me semble que vous et votre prince Charles en avez pris plus que vous ne désiriez.

– Parbleu, c’est bien ça, dis-je. Et, mon cher ami, je souhaite que vous en donniez une nouvelle preuve, en nous prenant à votre bord.

Je dis cette phrase à la façon irlandaise, que l’on s’accorde à trouver assez plaisante. C’est un fait remarquable et qui témoigne de la faveur avec laquelle on regarde notre peuple, que cette façon ne manque guère son effet sur les honnêtes gens. Je ne saurais dire combien de fois j’ai vu un simple soldat esquiver une punition, ou un mendiant attraper une bonne aumône, grâce à son accent. Et, en fait, aussitôt que l’Albanien eut ri de moi, je fus tout à fait tranquille. Même alors, il est vrai, il posa beaucoup de conditions et, – entre autres, – nous enleva nos armes, avant de nous admettre à son bord. Ce fut le signal de l’appareillage et, un instant plus tard, nous filions sur la baie avec une bonne brise, bénissant Dieu de notre délivrance. Presque à l’entrée de l’estuaire, nous dépassâmes le croiseur et, un peu plus loin, la pauvre Sarah avec son équipage de prise ; et la vue de ces deux navires était bien propre à nous faire trembler. Sur le bermudan, toutefois, nous étions saufs et la réussite de notre coup d’audace nous parut plus heureuse, de nous rappeler ainsi le sort de nos compagnons. Malgré cela, nous n’avions guère que changé de piège, sauté de la poêle à frire dans le feu, couru de la vergue au billot, et fui l’hostilité ouverte du vaisseau de guerre, pour nous en remettre à la bonne foi douteuse de notre marchand albanien.

Plusieurs circonstances nous démontrèrent bientôt que nous étions plus en sûreté qu’on ne pouvait l’espérer. Les gens d’Albany, à cette époque, s’occupaient beaucoup de la contrebande, à travers le désert, avec les Indiens et les Français. Ces trafics illégaux relâchaient leur loyauté et, les mettant en relations avec le peuple le plus policé de la terre, divisaient leurs sympathies. Bref ils étaient comme tous les contrebandiers du monde, espions et agents tout prêts pour l’un et l’autre parti. Notre Albanien, en outre, était un homme vraiment honnête et très avide ; et pour mettre le comble à notre chance, il prit beaucoup de goût à notre société. Avant d’avoir atteint la ville de New York, nous avions fait une convention ferme, qu’il nous emmènerait sur son navire jusqu’à Albany, et de là nous mettrait sur le chemin pour gagner les frontières et les établissements français. Pour tout cela, nous eûmes à payer un bon prix ; mais ce ne sont pas les mendiants qui choisissent, ni les hors-la-loi qui dictent les marchés.

Nous remontâmes donc la rivière d’Hudson, un très beau fleuve, à mon avis, et descendîmes aux « Armes royales » en Albany. La ville regorgeait des milices de la province qui ne respiraient que massacre contre les Français. Le gouverneur Clinton, un personnage très actif, y était aussi et, d’après ce que j’entendis, l’esprit factieux de son Assemblée le rendait presque fou. Les Indiens des deux partis étaient sur le sentier de la guerre ; nous en vîmes des troupes qui ramenaient des prisonniers et (ce qui était pire) des scalps, d’hommes et de femmes, dont ils recevaient un bon prix ; mais je vous assure que cette vue n’était guère encourageante. En somme, nous ne pouvions arriver en un temps moins propice à nos desseins ; notre situation dans l’auberge principale était terriblement remarquable ; notre Albanien nous lanternait de mille manières, et semblait sur le point d’éluder ses engagements ; rien que des dangers, semblait-il, environnaient les pauvres fugitifs ; et pendant quelques jours, nous noyâmes nos soucis dans un train de vie fort désordonnée.

Ceci même tourna à bien ; et l’on a trop omis de remarquer, à propos de notre évasion, la manière providentielle dont tous nos pas furent conduits jusqu’au bout. Quelle humiliation pour la dignité humaine ! Ma philosophie, le génie supérieur de Ballantrae, notre valeur, en laquelle nous étions, je crois, égaux, – tout cela n’eût servi de rien, si la bénédiction de Dieu n’eût secondé nos efforts. Et comme il est exact, selon ce que l’Église nous enseigne, que les Vérités de la Religion sont, après tout, applicables entièrement à nos affaires quotidiennes ! Du moins, ce fut au cours de nos orgies que nous fîmes la connaissance d’un jeune homme d’esprit distingué, nommé Chew. C’était l’un des plus audacieux trafiquants indiens, très familier avec les pistes du désert, nécessiteux, dissolu, et, par une dernière chance heureuse, un peu brouillé avec sa famille. Nous lui persuadâmes de venir à notre aide ; il apprêta en secret tout ce qui était nécessaire à notre fuite et, un beau jour, nous nous esquivâmes d’Albany, pour nous embarquer, un peu plus loin, sur un canot.

Pour raconter les fatigues et les périls de ce voyage, et leur rendre pleine justice, il faudrait une plume autrement habile que la mienne. Le lecteur doit imaginer l’effrayante solitude qu’il nous fallait parcourir : fourrés, fondrières, rochers, précipices, rivières impétueuses et cascades fantastiques. Au milieu de ces paysages barbares, nous peinions tout le jour, parfois pagayant ou bien portant notre canot sur nos épaules ; et la nuit, nous dormions auprès d’un feu, environnés des hurlements des loups et autres bêtes féroces. Notre plan était de remonter l’Hudson jusqu’à sa source, au voisinage de Crown Point, où les Français ont un fort dans les bois, sur le lac Champlain. Mais il eût été fort dans les bois, sur le lac Champlain. Mais il eût été trop périlleux de le faire directement ; aussi nous passâmes par un tel labyrinthe de rivières, de lacs et de portages, que la tête m’en tourne à me les rappeler. En temps ordinaire, ces chemins étaient absolument déserts, mais le pays était alors en effervescence, les tribus sur le sentier de la guerre, les bois remplis d’éclaireurs indiens. À diverses reprises nous tombâmes sur l’une ou l’autre de ces troupes quand nous nous y attendions le moins ; et, un jour en particulier, je n’oublierai jamais comment, au lever de l’aube, nous fûmes soudain entourés par cinq ou six de ces diables peinturlurés, poussant une manière de cri rauque, et brandissant leurs hachettes. Cette rencontre fut inoffensive, d’ailleurs, comme les autres ; car Chew était bien connu et très apprécié des différentes tribus. C’était, en effet, un très honnête et respectable jeune homme ; mais on peut croire que, même avec l’avantage de sa société, ces rencontres n’allaient pas sans un réel danger. En vue de prouver notre amitié, nous devions de notre part puiser à notre stock de rhum, – et d’ailleurs, au fond, sous toute espèce de déguisement, c’est toujours la véritable affaire du trafiquant indien, de tenir un cabaret ambulant dans la forêt : et quand une fois les braves ont reçu leur bouteille de scaura (comme ils appellent cet abominable liquide) il convenait de nous mettre en route et de pagayer pour sauver nos scalps. Sitôt qu’ils avaient un peu bu, adieu toute convenance ; il ne leur restait plus qu’une idée : avoir encore du scaura. S’il leur avait aussi bien pris la fantaisie de nous donner la chasse, et que nous eussions été rattrapés, je n’aurais jamais écrit ces mémoires.

Nous étions arrivés à la partie la plus critique de notre trajet, où nous pouvions également nous attendre à tomber aux mains des Français ou des Anglais, lorsqu’il nous arriva un grand malheur. Chew fut pris d’un mal subit offrant tous les symptômes d’un empoisonnement et, au bout de quelques heures, il expirait au fond du canot. Nous venions de perdre à la fois notre guide, notre interprète, notre batelier et notre passeport, car il était tout cela réuni ; et nous nous trouvâmes réduits tout d’un coup et sans remède à la plus sombre détresse. Chew, qui s’enorgueillissait de son savoir, nous avait fait souvent des conférences géographiques ; et Ballantrae avait dû les écouter. Mais, pour ma part, ce genre d’enseignement m’a toujours causé un ennui souverain ; et, en dehors du fait que nous étions alors dans le pays des Indiens Adirondacks, et pas très loin de notre destination, si toutefois nous en avions trouvé le chemin, je ne savais rien d’autre. La sagesse de ma méthode apparut bientôt car, en dépit de toutes ses peines, Ballantrae n’était pas plus avancé que moi. Il savait bien que nous devions remonter un cours d’eau, puis, par voie de portage, en redescendre un autre ; et puis remonter un troisième. Mais il faut se rendre compte que dans un pays de montagnes, une foule de cours d’eau ruissellent de toutes parts. Et comment un gentilhomme, un parfait étranger dans cette partie du monde, ira-t-il les distinguer l’un de l’autre ? Et ce n’était pas là notre unique souci. Nous étions très novices dans la manœuvre du canot : les portages dépassaient presque nos forces, à ce point que je nous ai vus rester accablés de désespoir pendant toute une demi-heure, sans dire un mot ; et l’apparition d’un unique Indien, depuis que nous n’avions plus le moyen de converser avec eux, aurait amené fort probablement notre perte. Il n’est donc pas trop étonnant que Ballantrae fût d’une humeur plutôt sombre ; son habitude, de rejeter la faute sur des gens tout aussi capables que lui, s’accrut de façon intolérable, et son langage devint parfois inadmissible. Auparavant déjà, il avait contracté à bord d’un bateau pirate une manière de vous parler des plus inusitées entre gentlemen ; et, à cette époque, lorsqu’il était un peu fébrile, cette façon s’accentuait chez lui à l’excès.

Le troisième jour de ces tribulations, tandis que nous remontions un portage au milieu des rochers, avec le canot sur nos épaules, celui-ci tomba, et fut entièrement défoncé. Le portage menait d’un lac à l’autre, tous deux fort étendus ; la piste, à peine visible, aboutissait à l’eau, des deux extrémités et, à droite comme à gauche, la forêt vierge l’entourait. De plus, les bords des lacs étaient vaseux et absolument impraticables : ainsi, nous étions condamnés non seulement à nous passer d’embarcation et de la plus grande partie de nos provisions, mais à plonger dans les fourrés impénétrables, et abandonner le dernier fil conducteur qui nous restât, – le cours de la rivière. Nous mîmes chacun nos pistolets à nos ceintures, une hache sur l’épaule, nous fîmes un ballot de nos richesses et d’autant de vivres que nous en pouvions porter ; et, abandonnant le reste de notre avoir, jusqu’à nos épées, qui nous auraient beaucoup gênés parmi les bois, nous entreprîmes cette déplorable aventure. Les travaux d’Hercule, si bien décrits par Homère, étaient une bagatelle, comparés à ceux que nous subissions. Certains endroits de la forêt étaient un parfait massif jusqu’au niveau du sol, et nous devions nous y frayer un chemin comme des vers dans un fromage. Ailleurs, le terrain était profondément marécageux, et les arbres tout à fait pourris. J’ai sauté sur un grand fût renversé par terre, et m’y suis enfoncé jusqu’aux cuisses, comme dans de l’amadou. Une autre fois, en tombant, je voulus m’appuyer contre ce qui avait l’air d’un tronc solide, lequel sous mon toucher céda comme une feuille de papier. Trébuchant, tombant, nous enlisant jusqu’aux genoux, taillant notre chemin à la hache, à demi éborgnés par les épines et les branches, les vêtements en lambeaux, nous peinâmes tout le jour, et je doute que nous ayons fait deux milles. Le pis, c’est que nous pouvions rarement jeter un coup d’œil sur les alentours, et que nous étions perpétuellement détournés de notre chemin par des obstacles, – d’où il nous était impossible d’avoir le moindre indice sur la direction suivie.

Un peu avant le coucher du soleil, dans une clairière au bord d’un cours d’eau et environnée de montagnes farouches, Ballantrae jeta son chargement par terre.

– Je ne vais pas plus loin, dit-il.

Puis, il m’ordonna d’allumer du feu, maudissant ma race, en termes peu propres à un homme bien élevé.

Je le priai d’oublier qu’il eût jamais été un pirate, et de se souvenir qu’il avait été un gentilhomme.

– Êtes-vous fou ? s’écria-t-il. Ne me contrariez pas aujourd’hui !

Puis, montrant le poing aux montagnes :

– Quand je songe, s’écria-t-il, que je vais laisser mes os dans ce misérable désert ! Plût à Dieu que je sois mort sur l’échafaud en bon gentilhomme !

Il déclama cette phrase comme un acteur, et puis il s’assit, mordant ses poings, les yeux fixés sur le sol, l’air aussi peu chrétien que possible.

Il m’inspira une véritable horreur, car je pensais qu’un soldat et un gentilhomme aurait dû envisager sa fin avec plus de philosophie. Je ne lui répliquai pas, néanmoins ; et comme la nuit tombait, glacée, je fus bien aise d’allumer du feu pour mon propre compte. Dieu sait cependant que, dans un lieu aussi découvert, et avec le pays plein de sauvages, c’était là presque un acte de folie. Ballantrae ne semblait pas me voir ; mais à la fin, comme je faisais griller un peu de blé, il leva les yeux.

– Avez-vous jamais eu un frère ? demanda-t-il.

– Par la permission du ciel, dis-je, pas moins de cinq.

– Je n’en ai qu’un, reprit-il, d’une voix bizarre ; et, aussitôt : – Il me paiera tout ceci, ajouta-t-il. – Et quand je lui eus demandé quel rôle jouait son frère dans notre malheur ? – Comment ! s’écria-t-il, il a pris ma place, il porte mon nom, il courtise ma femme ; et me voilà seul ici avec un damné Irlandais, à claquer les dents au fond de ce désert ! Oh ! quelle vulgaire dupe je fais !

Cette sortie était de tous points si opposée au caractère de mon ami, que la stupéfaction émoussa mon juste ressentiment. Et puis, une expression injurieuse, même vive, apparaît une bien petite affaire en des conjonctures aussi angoissantes. Mais il faut noter un point singulier. Une seule fois auparavant, il avait fait allusion à la dame sa fiancée : nous arrivions alors devant New York, et il me dit que, s’il avait joui de ses droits, il était alors en vue de sa propriété, car Miss Alison Graeme possédait dans cette province des biens considérables. L’occasion était sans doute naturelle, ce jour-là ; mais aujourd’hui qu’il nommait la dame pour la seconde fois, se produisait une coïncidence bien digne de remarque : en ce même mois de novembre 1747 et, je crois ce même jour où nous étions perdus au milieu de ces montagnes farouches, son frère épousait Miss Graeme[4]. Je suis le moins superstitieux des hommes ; mais le doigt de la Providence est ici trop visible pour n’en point faire l’observation.

Le jour suivant, puis l’autre, se passèrent en travaux analogues. Ballantrae décidait à pile ou face de notre direction ; et une fois, comme je lui reprochais cet enfantillage, il me fit une réponse que je n’ai jamais oubliée :

– C’est le meilleur moyen que je connaisse d’exprimer mon dédain de la raison humaine.

Ce fut, je crois, le troisième jour, que nous découvrîmes le cadavre d’un chrétien, scalpé et affreusement mutilé, gisant dans une mare de son sang ; les oiseaux du désert s’acharnaient sur lui à grands cris, aussi nombreux que des mouches. Je ne saurais dire à quel point ce spectacle nous fut odieux ; en tout cas, il me fit perdre mes dernières forces et tout espoir de ce monde. Le même jour, et peu après, nous traversions péniblement une partie de la forêt qui avait brûlé, quand je vis soudain Ballantrae, qui me précédait, se baisser derrière un tronc abattu. Je le rejoignis dans sa cachette, d’où l’on voyait aux alentours, sans être vu ; et, au fond du ravin proche, je découvris une forte troupe de sauvages armés en guerre, dont la marche allait couper notre chemin. Il y avait là peut-être l’équivalent d’un bataillon ; leurs torses étaient nus, enduits de graisse et de noir de fumée, et peinturlurés de céruse et de vermillon, suivant leur coutume barbare. Ils s’avançaient l’un derrière l’autre, à la file, comme des oies, et à un petit trot assez rapide, en sorte qu’ils mirent peu de temps à passer et à disparaître de nouveau parmi les bois. Pourtant, je crois bien que nous souffrîmes une plus forte torture d’hésitation et de suspens au cours de ces quelques minutes qu’il n’en tient d’ordinaire en toute la vie d’un homme. Ces Indiens étaient-ils Français ou Anglais ? voulaient-ils des scalps ou des prisonniers ? Devions-nous à tout hasard nous montrer, ou rester cachés pour continuer ensuite notre démoralisant voyage ? Ces questions auraient mis en échec le cerveau d’Aristote lui-même. Ballantrae se tourna vers moi. Un rictus affreux lui tordait la bouche et laissait voir ses dents, comme j’ai lu que cela se produit chez ceux qui meurent de faim. Il ne dit rien, mais toute sa personne semblait poser une question redoutable.

– Ils sont peut-être du parti anglais, chuchotai-je, et songez, alors ! ce que nous aurions de mieux à espérer, ce serait de recommencer pareille évasion !

– Je sais… je sais… dit-il. Cependant, il faut en finir.

Et soudain il tira son éternelle pièce de monnaie, l’agita dans le creux de ses mains, regarda, puis se coucha la face dans la poussière.


Addition de Mr. Mackellar


J’abandonne le récit du chevalier, parce que tous deux se querellèrent et se séparèrent le même jour ; et la façon dont le chevalier rapporte les querelles me semble (je dois l’avouer) tout à fait incompatible avec le caractère des deux personnages. Par la suite, ils errèrent isolément, et connurent des souffrances indicibles. À la fin, l’un, puis l’autre furent recueillis par une patrouille du fort Saint-Frédéric. Il n’y a plus à ajouter que deux choses. Primo (et c’est ce qui importe surtout à mon récit) le Maître, au cours de ces tribulations, enterra ses richesses, en un point qui n’a pas été retrouvé, mais dont il leva la topographie, à l’aide de son propre sang, sur la doublure de son chapeau. Et secundo, en arrivant ainsi sans le sou au fort, il fut accueilli comme un frère par le chevalier, qui plus tard lui paya son retour en France. La simplicité de caractère de Mr. Burke l’induit à cet excès de louer le Maître. À des yeux plus mondainement sages, il semblerait que le chevalier seul fût digne d’éloges. J’ai d’autant plus de plaisir à citer ce noble trait de mon honorable correspondant, que je crains de l’avoir blessé, quelques lignes plus haut. Je me dispense de tous commentaires sur aucune de ses opinions si extraordinaires et (à mon sens) immorales, car je le sais fort pointilleux en matière de respect. Mais sa version de la querelle dépasse vraiment ce que je puis reproduire ; car j’ai moi-même connu le Maître, et on ne peut imaginer homme moins susceptible de crainte. Je déplore cette négligence du chevalier, et d’autant plus que l’allure de son récit (à part quelques fioritures) me frappe par sa haute ingénuité.

  1. Note de Mr. Mackellar. — Ne s'agirait-il pas ici d'Alan Breck Stewart, connu par la suite comme le meurtrier d’Appin ? Le chevalier n'est pas très ferré sur les noms.
  2. Note de Mr. Mackellar. — On ne doit pas confondre ce Teach de la Sarah avec le célèbre Barbe-Noire. Les dates et les faits ne concordent en rien. Il est possible que le second ait emprunté à la fois le nom et imité les allures du premier dans ce qu’elles avaient d’excessif. — Le Maître de Ballantrae eut bien des imitateurs !
  3. Note de Mr. Mackellar. — En voici, je crois, une explication concordante avec le fait invoqué : Dutton, exactement comme les officiers, avait, pour les stimuler, une certaine part de responsabilité.
  4. Note de Mr. Mackellar. — Erreur absolue : il n’était pasquestion de manage à cette époque. Voir plus haut mon récit personnel.