Le Maître de Ballantrae/IX Le voyage de Mr. Mackellar avec le Maître

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Traduction par Théo Varlet.
Texte établi par Serge Soupel, Flammarion (p. 219-238).

IX

Le voyage de Mr. Mackellor avec le Maître


La chaise arriva devant la porte au milieu d’un brouillard épais et humide. Nous prîmes congé en silence du château de Durrisdeer qui apparaissait avec ses chéneaux crachants et ses fenêtres closes comme un lieu voué à la mélancolie. Le Maître garda la tête à la portière, pour jeter un dernier regard sur ces murs éclaboussés et ces toits ruisselants, jusqu’à leur brusque disparition dans le brouillard ; et je pense qu’une tristesse réelle envahit cet homme à l’instant du départ ; à moins qu’il ne pressentît le dénouement ? Quoi qu’il en fût, lors de la longue montée sur la lande au partir de Durrisdeer, que nous fîmes en marchant côte à côte sous la bruine, il se mit à siffler, puis chanter, le plus triste de nos airs rustiques, celui qui fait pleurer les gens dans les tavernes, « Willie-le-Vagabond ». Les paroles qu’il y appliqua, je ne les ai jamais entendues ailleurs, ni ne les ai vues imprimées ; quelques vers seulement, mieux appropriés à notre exode, me sont restés à la mémoire. Un couplet commençait :

Le home était le home, alors, ô mon ami, tout plein de chers visages ;
Le home était le home, alors, ô mon ami, heureux pour les enfants,


et finissait à peu près ainsi :

Aujourd’hui quand l’aurore se lève au front de la lande,
Déserte est la maison, et la pierre du foyer est froide ;
Qu’elle reste déserte, aujourd’hui que ses habitants s’en sont tous allés,
Les chers cœurs, les cœurs fidèles, qui aimaient le lieu d’autrefois.

J’ai toujours été incapable d’apprécier le mérite de ces vers, car ils furent auréolés pour moi par la mélancolie de l’air, et ils m’étaient alors chantés (ou plutôt modulés) par un maître chanteur, et en un temps si propice. Il me regarda quand il eut terminé, et vit mes yeux humides.

– Ah ! Mackellar, dit-il, croyez-vous donc que je n’ai jamais un regret ?

– Je ne crois pas que vous seriez un aussi méchant homme, si vous n’aviez toute l’étoffe voulue pour être bon.

– Non, pas toute, dit-il, pas toute. Vous vous trompez là-dessus, mon évangéliste. La manie de ne pas vouloir de lacunes ! – Mais je crus l’entendre soupirer en remontant dans la chaise.

Tout au long du jour nous voyageâmes par ce même temps déplorable : le brouillard nous enserrait étroitement, les cieux ne cessaient de pleurer sur ma tête. La route parcourait des ondulations marécageuses, où l’on n’entendait d’autre bruit que le cri des oiseaux sauvages dans la bruyère mouillée et le déversement des torrents gonflés. Parfois, je me laissais aller au sommeil, et me trouvais plongé presque aussitôt dans quelque sinistre cauchemar, dont je m’éveillais strangulé d’horreur. Parfois, quand la côte était dure et que les roues tournaient lentement, je surprenais les voix de l’intérieur, parlant dans cet idiome tropical, pour moi aussi peu articulé que le gazouillis des oiseaux. Parfois, lors des montées plus longues, le Maître mettait pied à terre et marchait à mon côté, presque sans rien dire. Et tout le temps, éveillé comme endormi, je voyais la même perspective funèbre de catastrophe imminente ; et les mêmes tableaux se déroulaient à mes yeux, mais ils se peignaient alors sur un flanc de colline embrumé. L’un de ces tableaux, il m’en souvient, m’apparut avec les couleurs d’une hallucination authentique. Il représentait Mylord assis à une table dans une petite chambre ; sa tête, d’abord cachée entre ses mains, se releva lentement, et il tourna vers moi un visage que toute espérance avait déserté. J’avais vu cette scène d’abord sur le noir de la fenêtre, ma dernière nuit de Durrisdeer ; elle revint me hanter durant la moitié du voyage ; mais il ne s’agissait pas là d’un symptôme de démence, car je suis arrivé à la maturité et à la vieillesse sans que ma raison ait décliné ; il ne faut y voir non plus (comme je fus alors tenté de le croire) un avertissement céleste, car tous les malheurs survinrent, sauf ce malheur, – et j’ai vu maints spectacles navrants, mais pas celui-là.

On avait décidé de voyager toute la nuit ; et, fait singulier, une fois le crépuscule tombé, je repris courage. Les lanternes allumées éclairant devant nous le brouillard, les croupes fumantes des chevaux et le postillon au trot, me faisaient voir intérieurement les choses sous un aspect plus aimable que durant le jour ; ou peut-être mon esprit était-il las de sa mélancolie. Du moins, je passai plusieurs heures éveillé, l’esprit assez dispos, quoique mouillé et mal à l’aise de corps ; après quoi je tombai dans un sommeil sans rêves. Cependant il est à croire que je conservai un reste d’activité, même au plus profond de mon sommeil, activité au moins en partie intelligente. Car je me réveillai tout à coup en plein, juste comme je déclamais :

Le home était le home, alors, ô mon ami,
heureux pour les enfants.

frappé d’y voir une adaptation, que je n’avais pas remarquée la veille, au but détestable que le Maître se proposait dans le voyage actuel.

Nous étions alors près de la ville de Glasgow, où nous fûmes bientôt pour déjeuner ensemble à l’auberge, et où (comme si le diable s’en mêlait) nous trouvâmes un navire prêt à mettre à la voile. Nous retînmes nos places dans la cabine, et deux jours plus tard, nous apportions nos effets à bord. Ce navire, qui s’appelait le Nonesuch, était très vieux et trop bien nommé. Au dire de chacun, ce voyage devait être son dernier ; les gens hochaient la tête sur les quais, et plusieurs étrangers m’arrêtèrent dans la rue pour m’avertir que ce bateau était pourri comme un fromage, beaucoup trop chargé, et qu’il sombrerait infailliblement à la première tempête. Nous fûmes en conséquence les seuls passagers. Le capitaine Mac Murtrie était un homme taciturne et méditatif, avec l’accent gaélique de Glasgow ; les matelots, des hommes de mer grossiers et ignorants ; aussi le Maître et moi en fûmes-nous réduits à notre compagnie réciproque.

Le Nonesuch sortit de la Clyde par un bon vent. La première semaine, le beau temps nous favorisa, et nous progressâmes heureusement. Je me découvris (et cela m’étonna) les qualités d’un marin né, en ce sens que je n’avais pas le mal de mer ; toutefois, j’étais loin de jouir de ma santé habituelle. Grâce au balancement du navire sur les lames, ou bien à l’air confiné, ou aux salaisons, ou au tout réuni, je me sentais l’âme assombrie et l’humeur péniblement irritée. La nature de la mission que je remplissais sur ce navire devait y contribuer ; mais pas plus ; car le mal (quel qu’il fût) provenait de mon entourage ; et si le navire n’en était pas responsable, c’était donc le Maître. La haine et la crainte sont de mauvais compagnons de lit ; mais (soit dit à ma honte) je les ai savourées en d’autres lieux, je me suis couché et levé, j’ai mangé et bu avec elles, mais jamais, auparavant ni plus tard, je n’ai été si complètement empoisonné, corps et âme, que je le fus à bord du Nonesuch. J’avoue sans fard que je reçus de mon ennemi l’exemple de la longanimité ; dans nos pires jours il déploya la patience la plus allègre, entretenant la conversation avec moi aussi longtemps que je le supportais et, lorsque je rebutais ses avances, allant se coucher sur le pont pour lire. Le volume qu’il avait apporté à bord était la fameuse Clarissa de Mr. Richardson, et, entre autres petites attentions, il m’en lisait tout haut des passages ; et aucun diseur n’eût su donner plus de force aux parties pathétiques de l’œuvre. Je lui répliquais par des extraits de la Bible, qui constituait toute la bibliothèque – et qui était toute nouvelle pour moi, car mes devoirs religieux (je l’avoue à regret) ont toujours été et sont encore aujourd’hui des plus négligés. Il goûta les mérites du livre en connaisseur qu’il était ; et parfois il me le prenait des mains, le feuilletant en homme familiarisé avec le texte, et l’habile déclamateur me donnait un Roland pour mon Olivier. Mais il était curieux de voir combien peu il se faisait à lui-même l’application de sa lecture ; elle passait loin au-dessus de sa tête comme le tonnerre d’été : Lovelace et Clarissa, les récits de la générosité de David, les psaumes de la Pénitence, les solennelles questions du Livre de Job, la poésie touchante d’Isaïe n’étaient pour lui qu’une source de divertissement, comme un raclement de crincrin dans un cabaret. Cette sensibilité superficielle et cette obnubilation intime m’indisposèrent contre lui ; elles s’accordaient trop bien avec cette impudente callosité que je savais cachée sous le vernis de ses belles manières ; et tantôt il m’inspirait le même dégoût que s’il eût été difforme – et d’autres fois la même répulsion qu’un être à demi spectral. À certains moments je me le figurais tel qu’un fantoche de carton – comme si un coup sec frappé dans ce modelage superficiel n’eût rencontré par-dessous que le vide. Cette appréhension (pas uniquement imaginaire, je crois) me fit détester encore plus son voisinage ; il m’arrivait à présent de me sentir parcouru d’un frisson à son approche ; j’ai failli plusieurs fois pousser un cri ; d’autres jours, j’avais envie de le battre. À cette disposition d’esprit contribuait sans doute le remords de m’être laissé aller, durant nos derniers jours à Durrisdeer, à une certaine tolérance à son égard, et si quelqu’un était venu me dire alors que j’y retomberais de nouveau, je lui aurais ri au nez. Il se peut qu’il n’eût pas conscience de cette ardeur extrême de mon ressentiment ; je crois néanmoins qu’il était trop subtil pour cela ; il en était arrivé plutôt, après une longue vie d’oisiveté, à un impérieux besoin de compagnie, qui l’obligeait à tolérer mon aversion non dissimulée. Il est certain, en tout cas, qu’il aimait s’écouter parler, comme d’ailleurs il aimait toutes les facultés et les parties de son individu : – genre de faiblesse qui s’attache presque fatalement aux méchants. Je l’ai vu, lorsque je me montrais récalcitrant, s’embarquer en de longs discours avec le capitaine ; et ce, nonobstant que l’autre ne dissimulât point son ennui, tambourinant des doigts et battant du pied, et répliquant par de simples grognements.

La première semaine écoulée, nous trouvâmes des vents contraires et du mauvais temps. La mer était grosse. Le Nonesuch, bateau de construction ancienne, et mal arrimé, roulait au-delà de toute expression. Nous ne faisions aucun progrès sur notre route. Une insupportable mauvaise humeur s’abattit sur le navire : hommes, quartiers-maîtres et officiers se querellaient tout le long du jour. Un gros mot d’une part, et un coup de l’autre, était pain quotidien. À certains moments, tout l’équipage à la fois refusait l’obéissance ; et nous autres de l’arrière prîmes deux fois les armes – c’était la première fois de ma vie que j’en portais – crainte d’une mutinerie.

Au pis de cette fâcheuse période survint une bourrasque de vent telle que nous nous attendions à sombrer. Je fus enfermé dans la cabine depuis un certain midi jusqu’au lendemain soir ; le Maître s’était amarré quelque part sur le pont ; Secundra Dass avait absorbé quelque drogue et gisait inerte ; et l’on peut dire que je passai toutes ces heures dans une entière solitude. Tout d’abord je fus paralysé par l’effroi, presque incapable de penser, et mon cerveau me semblait être congelé. Puis j’entrevis un rayon d’espérance. Si le Nonesuch sombrait, il entraînerait avec lui dans les abîmes de cette mer insondable l’être que nous craignions et haïssions tous, il n’y aurait plus de Maître de Ballantrae, les poissons joueraient à la poursuite au travers de ses côtes ; ses plans réduits à néant, ses innocents ennemis seraient en paix. Au début, comme je l’ai dit, ce n’était qu’un simple rayon d’espérance ; mais il ne tarda pas à s’épanouir en jour éblouissant. La mort de cet homme, sa suppression d’un monde qu’il rendait si cruel à beaucoup, – ces idées s’emparèrent de mon esprit. Je les dorlotais, je les savourais. J’imaginais le plongeon suprême du navire, les flots se refermant de toutes parts sur la cabine, ma brève lutte contre la mort, là, tout seul dans cet espace clos ; je dénombrais ces épouvantements, j’allais dire avec joie ; je sentais que je les supporterais tous, et davantage encore, si le Nonesuch abîmait avec lui sous les flots, dans la même catastrophe, l’ennemi de la famille de mon maître infortuné. Le second jour, vers midi, les hurlements du vent diminuèrent ; le navire donna une bande moins inquiétante, et je compris que le plus fort de la tempête était passé. J’ose espérer que je fus simplement déçu. Absorbé dans le vil égoïsme de ma passion haineuse, j’oubliais mes innocents compagnons de bord, et ne pensais qu’à moi et à mon ennemi. Pour moi, j’étais déjà vieux ; je n’avais pas eu de jeunesse, je n’étais pas fait pour les plaisirs du monde, j’avais peu d’attaches ; il n’importait pas le pile ou face d’un teston d’argent si j’étais noyé sur-le-champ dans l’Atlantique, ou si je survivais quelques années, pour mourir, peut-être de façon non moins affreuse, de maladie, sans personne à mon chevet. Je tombai à genoux – me retenant à un anneau, sans quoi j’eusse été précipité à l’instant par le roulis de la cabine – et, élevant la voix parmi les bruits de la tempête déclinante, je fis une prière impie afin d’obtenir ma propre mort. – « Ô Dieu ! m’écriai-je, je ressemblerais davantage à un homme, si je me levais pour abattre cette créature ; mais Tu m’as fait lâche dès le sein de ma mère. Ô Seigneur, Tu m’as fait tel, Tu connais ma faiblesse, Tu sais que tout visage de la mort me fait trembler. Mais voici que Ton serviteur est prêt, il dépouille sa cruelle faiblesse. Ô ! Que je donne ma vie pour celle de cette créature ; prends-les toutes deux, Seigneur ! prends les deux, et aie pitié de l’innocent ! » Telles furent à peu près les paroles, plus irrévérencieuses toutefois, et accompagnées de plus sacrilèges supplications, où je continuai à déverser mes sentiments. Dieu ne m’écouta pas, il me fit cette grâce : mais j’étais encore perdu dans ma détresse suppliante lorsque, soulevant la bâche goudronnée, quelqu’un fit entrer dans la cabine la lumière du couchant. Je me relevai plein de confusion, et fut tout surpris de m’apercevoir que je titubais et que j’avais les membres brisés comme si l’on m’eût roué. Secundra Dass, ayant cuvé sa drogue, se tenait dans un coin, à me considérer avec des yeux hagards, et par le vasistas ouvert, le capitaine me remerciait pour mes prières.

– Vous avez sauvé le navire, Mr. Mackellar, dit-il. Toute l’habileté nautique du monde n’eût pu le maintenir à flot ; nous pouvons bien le dire : La cité que le Seigneur ne garde pas, les sentinelles la gardent en vain.

J’étais abasourdi de l’erreur du capitaine, et aussi de la surprise craintive que l’Indien me manifesta d’abord, et des obséquieuses politesses dont il ne tarda pas à m’accabler. Je sais aujourd’hui qu’il dut m’entendre et saisir mon singulier genre de prières. En tout cas, il les avait certainement révélées aussitôt à son patron ; et, sachant tout ce que je sais aujourd’hui, je comprends aussi un mot qui lui échappa au cours de la conversation, ce soir-là, lorsque, levant la main et souriant, il dit : « Ah ! Mackellar ! chacun n’est pas un aussi grand lâche qu’il ne croit, – ni un aussi bon chrétien. » Il ne se doutait pas à quel point il disait vrai ! Car les pensées qui m’avaient envahi au fort de la tempête gardaient leur emprise sur moi ; et les paroles involontaires qui m’étaient montées aux lèvres sous forme de prière continuaient à me tinter aux oreilles : – avec les humiliants résultats dont il convient de faire l’aveu loyal ; car je n’admettrais pas de jouer le rôle perfide qui consiste à dévoiler les péchés d’autrui en dissimulant les siens propres.

Le vent tomba, mais la mer restait grosse. Toute la nuit, le Nonesuch roula outrageusement ; le lendemain se leva, puis le surlendemain, sans apporter aucun changement. Traverser la cabine était quasi impossible ; de vieux matelots pleins d’expérience furent renversés sur le pont, et l’un d’eux cruellement meurtri dans sa chute ; on entendait gémir chaque membrure, chaque poulie du vieux bateau, et la grosse cloche des bossoirs d’ancre ne cessait de sonner lugubrement. Un de ces jours-là, le Maître et moi étions assis tout seuls à la coupée de l’arrière. Je dois dire que le Nonesuch avait une poupe surélevée. Tout autour de celle-ci couraient de hauts bastingages, qui donnaient prise au vent et alourdissaient le navire. Or, ces bastingages, vers les deux extrémités latérales, s’abaissaient en une belle volute sculptée à la vieille mode qui rejoignait la lisse de coursive. De cette disposition, mieux faite pour l’ornement que pour la commodité, il s’ensuivait que le garde-fou était interrompu ; et ce, précisément au bord extrême de la partie haute où (lors de certains mouvements du navire) elle eût été plus nécessaire. Ce fut là que nous nous assîmes, les jambes pendantes, le Maître situé entre moi et le bordage, et moi me retenant des deux mains à la grille du vasistas de cabine ; car je voyais le danger de notre position, d’autant que j’avais sans cesse sous les yeux un moyen d’apprécier l’amplitude de nos oscillations, en la personne du Maître, qui se détachait à contre-soleil dans la coupée des bastingages. Tantôt son front touchait au zénith et son ombre s’allongeait bien en dehors du Nonesuch, du côté opposé ; tantôt il redescendait jusqu’au-dessous de mes pieds, et la ligne d’horizon surgissait bien au-dessus de lui comme le plafond d’une chambre. Je considérais ce jeu, qui me fascinait de plus en plus, comme les oiseaux regardent, dit-on, les serpents. J’avais d’ailleurs l’esprit confondu par une étourdissante multiplicité de bruits : car on avait déployé toutes les voiles dans le vain espoir de tenir tête à la mer, et le navire retentissait de leurs claquements, comme une manufacture. Nous parlâmes d’abord de la révolte dont nous avions été menacés ; sujet qui nous conduisit à celui de l’assassinat ; et ce dernier offrit au Maître une tentation à laquelle il ne put résister. Il lui fallut me raconter une histoire, et me montrer par la même occasion toute l’étendue de sa méchanceté. C’était un exercice auquel il ne manquait pas de se livrer avec un grand déploiement d’affectation ; et d’ordinaire avec succès. Mais cette histoire-ci, racontée sur un diapason élevé au milieu d’un fracas aussi intense, et par un narrateur qui un instant me regardait du haut des cieux et l’instant d’après levait les yeux vers moi de plus bas que les semelles de mes souliers, – cette histoire-ci, dis-je, m’impressionna singulièrement.

– Mon ami le comte (ce fut ainsi qu’il débuta) avait pour ennemi un certain baron allemand, nouveau venu dans Rome. Peu importe sur quoi reposait l’inimitié du comte ; mais, comme il avait la ferme intention de se venger, et cela sans nuire à sa sûreté, il n’en laissait rien voir, même au baron. Car c’est le premier principe de la vengeance qu’une haine avouée est une haine impuissante. Le comte était un homme de goût délicat et scrupuleux ; il y avait de l’artiste en lui ; tout ce qu’il exécutait, il voulait que ce fût fait avec une exacte perfection, non seulement de résultat, mais de moyens et d’instruments. Sinon, il jugeait la chose manquée. Un jour qu’il errait à cheval en dehors des faubourgs, il rencontra un chemin de traverse peu fréquenté qui s’enfonçait dans les maremmes avoisinant Rome. D’un côté, il y avait un vieux tombeau romain ; de l’autre, une maison abandonnée dans un clos de chênes verts. Ce chemin le conduisit bientôt parmi les ruines. Au milieu, dans le flanc d’un monticule, il vit une porte béante, et, non loin, un pin isolé et rabougri, pas plus haut qu’un groseillier. L’endroit était désert et fort écarté ; une voix intérieure avertit le comte qu’il s’y trouvait quelque chose d’avantageux pour lui. Il attacha son cheval au pin, prit en main son briquet pour faire de la lumière, et pénétra dans le monticule. La porte donnait accès à un corridor de vieille maçonnerie romaine qui, un peu plus loin, se bifurquait. Le comte prit le boyau de droite, le suivit à tâtons dans les ténèbres, et s’arrêta contre une espèce de clôture à hauteur d’appui qui barrait entièrement le passage. En sondant avec le pied, devant lui, il trouva une arête de pierre polie, et au-delà, le vide. Alors, toute sa curiosité en éveil, il ramassa quelques bouts de bois épars sur le sol, et alluma du feu. Il avait devant lui un puits profond. Sans doute quelque paysan du voisinage s’était servi de son eau, jadis, et avait installé le garde-fou. Longtemps le comte resta penché sur la rampe à regarder au fond du puits. Celui-ci était de construction romaine, et, comme tout ce qui sortit des mains de ce peuple, bâti pour l’éternité : les parois étaient encore d’aplomb et les joints unis. À quiconque y tomberait, pas de salut possible. « Voyons, pensait le comte, une forte impulsion m’a conduit à cet endroit. Dans quel but ? Qu’y ai-je gagné ? pourquoi ai-je été amené à regarder dans ce puits ? » Soudain, le garde-fou céda sous son poids, il s’en fallut d’un rien qu’il ne fût précipité. Dans le bond qu’il fit en arrière, il écrasa le dernier brandon du feu, qui ne donna plus, au lieu de lumière, qu’une fumée infecte. « Ai-je été envoyé ici pour mourir ? » se dit-il, en tremblant de la tête aux pieds. Mais alors une idée l’illumina. Il s’avança, rampant sur les mains et les genoux, jusqu’à l’orifice du puits, et tâtonna dans l’air, au-dessus de lui. La rampe avait été assujettie à une paire de montants ; elle s’était arrachée d’un seul, et tenait encore par l’autre. Le comte la rajusta comme il l’avait trouvée ; de sorte que c’était la mort assurée pour le prochain visiteur. Puis il s’évada de la catacombe, pareil à un malade. Le lendemain, comme le baron et lui parcouraient à cheval le Corso, il affecta une vive préoccupation. L’autre (comme il le prévoyait) en demanda la cause ; et lui, après quelques feintes, avoua qu’il avait eu l’esprit frappé d’un songe extraordinaire.

« Il comptait avec cela tenir le baron, homme superstitieux, qui affectait de mépriser la superstition. Après quelques railleries, le comte parut tout à coup céder à une impulsion et avertit son ami de prendre garde, car c’était de lui qu’il avait rêvé. Vous connaissez suffisamment la nature humaine, mon excellent Mackellar, pour être certain d’une chose : à savoir que le baron n’eut pas de cesse qu’il n’eût ouï le songe. Sûr qu’il n’en démordrait pas, le comte le tint en suspens, afin de mieux enflammer sa curiosité ; puis, avec une répugnance affectée, il parut se laisser vaincre, et commença :

« Je vous préviens, il en résultera un malheur : quelque chose me le dit. Mais comme nous n’aurons de trêve, ni vous ni moi, qu’à cette condition, la faute en retombe sur votre tête !… Voici le songe. Vous étiez à cheval, je ne sais où, mais je suppose que c’était près de Rome, car vous aviez d’un côté un tombeau antique, et de l’autre un clos de chênes verts. Il me semblait vous crier, avec une terreur angoissée, de vous en retourner. Je ne sais si vous m’entendiez, mais vous vous obstiniez à aller de l’avant. La route vous conduisit parmi des ruines, en un lieu désert, où il y avait une porte dans le flanc d’un monticule, et tout près de la porte un pin rabougri. Là, vous mîtes pied à terre (je vous criais toujours de prendre garde) et, attachant votre cheval au pin, vous passâtes résolument la porte. À l’intérieur, il faisait noir ; mais, dans mon rêve, je continuais cependant à vous voir, et, prenant un embranchement vers la droite, vous arrivâtes à une petite chambre où il y avait un puits avec un garde-fou. Alors – je ne sais pourquoi – ma frayeur s’accrut démesurément, et je m’égosillai à vous appeler : il était encore temps, criais-je ; et je vous adjurais de fuir à l’instant hors de ce vestibule. Tel fut le mot que j’employai dans mon rêve, et il me parut alors avoir un sens clair ; mais aujourd’hui, éveillé, j’avoue ne plus savoir ce qu’il veut dire. Vous, sans faire la moindre attention à tous mes appels, restiez accoudé sur la rampe à regarder attentivement dans l’eau. Et alors, une communication vous fut faite. Je ne crois pas l’avoir comprise, mais l’épouvante me tira net de mon sommeil, et je me réveillai tremblant et sanglotant. Et maintenant, poursuivit le comte, je vous remercie de tout cœur pour votre insistance. Ce rêve me pesait comme un fardeau ; mais une fois raconté clairement et en plein jour, ce n’est plus une telle affaire. – Je ne sais, dit le baron. Certains points en sont étrangers. Une communication, dites-vous ? Oui, c’est un rêve singulier. Cela fera un conte pour amuser nos amis. – Je n’en suis pas si sûr, dit le comte. Il m’inspire quelque appréhension. Oublions-le plutôt. – Certainement », dit le baron. Et, de fait, il ne fut plus question du rêve. Quelques jours après, le comte proposa une randonnée dans la campagne et, comme leur amitié devenait chaque jour plus étroite, le baron accepta aussitôt. Lors du retour, le comte le mena, à son insu, par une route déterminée. Soudain, il arrêta son cheval et, poussant un cri, se mit la main devant les yeux. Quand il découvrit son visage, il était très pâle (car c’était un comédien achevé), et regardait fixement le baron. « Qu’avez-vous ? s’écria celui-ci, que vous arrive-t-il ? – Rien, dit le comte, ce n’est rien. Un étourdissement, je ne sais. Retournons vite. » Mais entre-temps le baron avait regardé autour de lui ; et là, sur la gauche de la route en regardant vers Rome, il vit un chemin de traverse poussiéreux, avec un tombeau d’un côté et un clos de chênes verts de l’autre. « Oui, dit-il d’une voix altérée, c’est cela, retournons vite à Rome. Je crains que vous ne soyez pas bien. – Oh ! pour l’amour de Dieu, s’écria le comte en frissonnant, vite à Rome, et que je me mette au lit ! » Ils s’en retournèrent presque sans mot dire ; et le comte, bien qu’il fût attendu dans le monde, s’alita en faisant croire à un accès de fièvre du pays. Le lendemain, on trouva, attaché au pin, le cheval du baron ; mais du baron lui-même, plus de nouvelles jusqu’à cette heure.

– Et maintenant, dites-moi, était-ce un assassinat ? conclut le Maître en s’interrompant brusquement.

– Êtes-vous sûr que c’était un comte ? demandai-je.

– Je ne suis pas certain du titre, dit-il ; mais c’était un gentilhomme de naissance ; et que le Seigneur vous préserve, Mackellar, d’un ennemi aussi subtil !

Il m’adressa ces derniers mots en souriant, de bien au-dessus de moi ; l’instant d’après, il était sous mes pieds. Je suivais ces évolutions avec une fixité puérile ; elles me rendaient vertigineux et absent, et je parlais comme dans un rêve.

– Et il haïssait le baron d’une grande haine ? demandai-je.

– Il en avait des sursauts dans le ventre, à son approche, dit le Maître.

– J’ai ressenti cela, dis-je.

– Réellement ! s’écria le Maître. En voilà des nouvelles ! Je me demande – mais je me flatte peut-être – si je ne suis pas la cause de ces perturbations gastriques ?

Il était fort capable d’affecter une posture gracieuse, même sans autre témoin que moi, et d’autant plus s’il avait un élément de péril. Il était alors assis un genou passé par-dessus l’autre, les bras croisés, suivant les oscillations du navire avec un parfait équilibre, que le poids d’une plume eût rompu. Tout à coup j’eus la vision de Mylord à la table, sa tête entre ses mains, avec la différence que cette fois, lorsqu’il me laissa voir son visage, celui-ci était lourd de reproche. Les mots de ma prière : – Je ressemblerais davantage à un homme si j’abattais cette créature. – frappèrent en même temps ma mémoire. Je rassemblai mes énergies, et (le navire penchant alors vers mon ennemi) lui décochai un coup de pied rapide. Il était écrit que j’aurais la honte de cette tentative mais non le profit. Soit indécision de ma part, soit promptitude incroyable de la sienne, il esquiva le coup, se remettant sur pieds d’un bond, et se rattrapant aussitôt à un étai.

Je ne sais combien de temps s’écoula. Je restai étendu à ma place sur le pont, accablé de terreur, de remords et de honte, lui debout, l’étai en main, adossé aux bastingages, et me regardant avec un singulier mélange d’expression. À la fin, il parla :

– Mackellar, je ne vous ferai pas de reproches, mais je vous offre un marché. De votre côté, je ne crois pas que vous désiriez voir publier cet exploit ; du mien, j’avoue franchement que je ne tiens pas à vivre dans une crainte continuelle d’être assassiné par mon voisin de table. Promettez-moi… mais non, dit-il, en s’interrompant, vous n’êtes pas encore en pleine possession de vous-même ; vous pourriez croire que je vous ai extorqué la promesse par intimidation ; et je ne veux laisser aucune porte ouverte au casuisme – cette malhonnêteté des consciencieux. Prenez le temps de réfléchir.

Là-dessus, il s’éloigna, vif comme un écureuil, le long du pont glissant, et disparut dans la cabine. Une demi-heure plus tard environ il reparut. J’étais toujours couché à la même place.

– Maintenant, dit-il, vous allez me donner votre parole, comme chrétien et fidèle serviteur de mon frère, que désormais je n’aurais plus rien à craindre de vous.

– Vous avez ma parole, dis-je.

– Votre main pour la ratifier, je l’exige.

– Vous avez le droit de faire vos conditions, répliquai-je ; et nous nous serrâmes la main.

Il se rassit à la même place et dans la même attitude périlleuse.

– Arrêtez ! m’écriai-je, en me cachant les yeux. Je ne supporte pas de vous voir dans cette posture. La moindre irrégularité de la mer vous jetterait par-dessus bord.

– Vous êtes bien incohérent, répondit-il avec un sourire, mais faisant comme je le lui demandais… Avec tout cela, Mackellar, sachez que vous avez haussé de quarante pieds dans mon estime. Me jugez-vous incapable d’apprécier à sa valeur la fidélité ? Mais pourquoi croyez-vous que je traîne Secundra Dass par le monde après moi ? Parce qu’il mourrait ou tuerait pour moi demain ; et je l’aime à cause de cela. Eh bien, vous trouverez peut-être ceci bizarre, mais je vous aime davantage pour votre geste de tantôt. Je vous croyais magnétisé par les dix commandements ; mais non – Dieu me damne ! – s’écria-t-il, la vieille femme a du sang dans les veines, après tout ! Ce qui ne change rien au fait, continua-t-il, souriant de nouveau, que vous avez bien fait de me donner votre parole ; car je ne crois pas que vous auriez jamais brillé dans votre nouvelle carrière.

– Je pense, dis-je, qu’il me faut demander pardon à vous et à Dieu pour cet attentat. Du moins, vos avez ma parole, que j’observerai fidèlement. Mais quand je songe à ceux que vous persécutez…

– La vie est bien singulière, dit-il ; et l’humanité aussi. Vous vous figurez que vous aimez mon frère. Je vous affirme que c’est là pure habitude. Interrogez votre mémoire ; et vous trouverez qu’en arrivant à Durrisdeer, vous n’avez vu en lui qu’un jeune homme ordinaire et borné. Il est aussi ordinaire et borné à présent, quoique moins jeune. M’eussiez-vous rencontré à sa place, c’est à moi que vous seriez aujourd’hui fermement attaché.

– Je ne dirai pas que vous étiez ordinaire, Mr. Bally, répliquai-je ; mais ici vous vous montrez borné. Vous venez de dire que vous vous fiez à ma parole. En d’autres termes, je l’appelle ma conscience, – la même qui se détourne instinctivement à votre approche, comme l’œil blessé par une lumière trop vive.

– Ah ! dit-il, mais c’est autre chose que je veux dire. Je veux dire, si je vous avais rencontré dans ma jeunesse. Il vous faut considérer que je n’ai pas toujours été comme aujourd’hui ; et même (si j’avais rencontré un ami dans votre genre) je ne le serais peut-être pas devenu.

– Mais, Mr. Bally, dis-je, vous vous seriez moqué de moi ; vous n’auriez jamais consenti à échanger dix mots de politesse avec ce Bouts-Carrés !

Mais il était alors trop bien parti sur cette nouvelle méthode de réhabilitation, avec laquelle il m’assomma tout le restant du voyage. Sans doute, dans le passé, il avait pris plaisir à se montrer plus noir que nature ; il faisait étalage de sa perversité, s’en revêtant comme d’une cotte d’armes. Et il n’était pas non plus assez illogique pour retrancher un iota de ses confessions. « Mais à présent que je vous connais pour un être humain, disait-il, je veux bien prendre la peine de m’expliquer. Car je vous assure que je suis sensible, et que j’ai mes vertus, comme mes voisins. » Je le dis, il m’assommait, car je n’avais qu’une réponse à lui faire, et vingt fois je la lui fis : « Abandonnez votre présent dessein, et retournez avec moi à Durrisdeer : alors, je vous croirai. »

Là-dessus, il hochait la tête. « Ah ! Mackellar, vous pourriez vivre mille ans sans comprendre mon caractère, disait-il ; ce combat est désormais inévitable, l’heure de la réflexion passée depuis longtemps, et celle de la pitié encore loin. Les hostilités ont commencé entre nous lorsque fut jetée en l’air cette pièce, dans la salle de Durrisdeer, il y a vingt ans ; nous avons eu nos hauts et nos bas, mais jamais aucun de nous deux n’a songé à capituler ; et, quant à moi, lorsque mon gant est jeté, ma vie et mon honneur en dépendent.

– Foin de votre honneur ! disais-je. Et, avec votre congé, ces comparaisons guerrières sont de trop haut vol pour l’affaire en question. C’est un peu de vil métal que vous voulez ; tel est le fond de votre dispute ; et quant aux moyens, lesquels employez-vous ? susciter le chagrin dans une famille qui ne vous a jamais fait de mal, débaucher (si possible) votre propre neveu, et crever le cœur de votre frère ! Un chemineau qui assomme à coups d’ignoble trique une vieille, en train de filer sa laine, et cela pour une pièce de un shilling et un cornet de prise… voilà un guerrier de votre espèce.

Lorsque je l’attaquais ainsi (ou dans le même genre) il se prenait à sourire, et à soupirer comme quelqu’un d’incompris. Une fois, je me souviens, il se défendit plus au long, et me servit quelques sophismes curieux, dignes d’être rapportés, comme éclairant son caractère.

– Vous ressemblez fort à un civil qui se figure que toute la guerre consiste en tambours et drapeaux, dit-il. La guerre (comme les Anciens disaient très justement) est l’ultima ratio. Profiter implacablement de nos avantages, voilà la guerre. Ah ! Mackellar, vous êtes un diantre de soldat, dans votre bureau de régisseur à Durrisdeer, où les tenanciers vous font grave injure !

– Je me soucie peu de ce que la guerre est ou n’est pas, répliquai-je. Mais vous m’assommez, de prétendre à mon respect. Votre frère est un homme bon, et vous en êtes un mauvais, – ni plus ni moins.

– Si j’avais été Alexandre… commença-t-il.

– Voilà comme nous nous leurrons nous-mêmes, m’écriai-je. Si j’avais été saint Paul, c’eût été tout un ; j’aurais de même gâché ma carrière comme vous me le voyez faire à présent.

– Je vous dis, s’écria-t-il, après m’avoir laissé parler, que si j’avais été le moindre petit chef des Highlands, si j’avais été le dernier des rois nègres au centre de l’Afrique, mon peuple m’eût adoré. Un mauvais homme, moi ? Mais j’étais né pour faire un bon tyran ! Demandez à Secundra Dass ; il vous dira que je le traite comme un fils. Mettez votre enjeu sur moi demain, devenez mon esclave, ma chose, une dépendance de moi-même, qui m’obéisse à l’instar de mes membres et de mon esprit, – et vous ne verrez plus ce mauvais côté que je tourne vers le monde, dans ma colère. Il me faut tout ou rien. Mais si c’est tout que je reçois, je le rends avec usure. J’ai le tempérament d’un roi, c’est ce qui fait ma perte.

– Ce qui fait plutôt la perte des autres, observai-je ; et c’est là le revers de la médaille avec la royauté.

– Vétilles ! s’écria-t-il ; aujourd’hui encore, sachez-le, j’épargnerais cette famille, à laquelle vous prenez si grand intérêt ; oui, aujourd’hui encore – et dès demain je les laisserais à leur petit train-train, et m’enfoncerais dans cette jungle de larrons et de coupe-jarrets qui se nomme le monde. Oui, je le ferais demain !… mais… mais…

– Mais quoi ? demandai-je.

– Mais j’exige qu’ils viennent m’en supplier à genoux. En public aussi, il me semble, ajouta-t-il avec un sourire. Du reste, Mackellar, je doute qu’il existe une salle assez grande pour donner la publicité que j’entends à cette cérémonie expiatoire.

– Vanité, vanité ! moralisai-je. Et dire que cette puissance pour le mal procède de ce même sentiment qui pousse une fille à minauder devant sa glace !

– Oh ! il y a deux mots pour tout : le mot qui amplifie, le mot qui rapetisse ; vous n’avez pas le droit de me combattre avec un mot ! s’écria-t-il. Vous avez dit l’autre jour que je spéculais sur votre conscience ; si j’étais en votre humeur de dénigrement, je dirais que je table sur votre vanité. Vous avez la prétention d’être un homme de parole ; la mienne est de n’accepter point la défaite. Appelez-la vanité, appelez-la vertu, grandeur d’âme, – qu’importe le terme ? Toutefois, reconnaissez en nous deux un trait commun : savoir, que nous vivons pour une idée.

On aura conclu, de ces propos familiers, et de cette patience excessive des deux parts, que nous vivions alors en excellents termes. C’était bien redevenu le cas, et cette fois plus sérieusement que la première. À part des discussions analogues à celle que j’ai tâché de reproduire, il régnait entre nous plus que de la considération, presque de la cordialité. Quand je tombai malade (peu après la grande tempête) il vint s’asseoir devant ma couchette pour me distraire par sa conversation, et il me traita par des remèdes efficaces, que je recevais en toute confiance. Lui-même insista sur ce fait. « Voyez-vous, dit-il, vous commencez à me mieux connaître. Il n’y a que peu de temps, sur ce bateau solitaire, où personne autre que moi n’a le plus petit rudiment de savoir, vous auriez été persuadé que j’avais des desseins sur votre vie. Et remarquez-le, c’est depuis le jour où j’ai découvert que vous aviez des desseins sur la mienne, que je vous ai montré plus de considération. Dites-moi donc si c’est le fait d’un esprit étroit. » – Je ne trouvai pas grand-chose à répondre. En ce qui me concernait, je croyais réellement à ses bonnes intentions ; peut-être suis-je encore plus dupe de sa fourberie, mais je croyais (et je crois toujours) qu’il me considérait avec une réelle sympathie. Fait bizarre et attristant ! dès le début de cette métamorphose, mon hostilité tomba, et ces visions obsédantes de mon maître s’évanouirent tout à fait. En sorte que, peut-être, il y avait du vrai dans la dernière vantardise qu’il m’adressa le 2 juillet, alors que notre long voyage touchait à sa fin, et que le calme plat nous retenait en mer, à l’entrée du vaste port de New York, par une chaleur suffocante, que remplaça peu après une stupéfiante cataracte de pluie. Je me tenais à la poupe, regardant les rivages verdoyants et tout proches, et les fumées éparses de la petite ville qui était notre destination. J’étais en train de réfléchir aux moyens de prendre les devants sur mon ennemi familier, et je ressentis une ombre de gêne, lorsqu’il s’approcha de moi, la main tendue.

– Je suis venu vous dire adieu, dit-il, et cela pour toujours. Car vous vous en allez chez mes ennemis, qui vont raviver tous vos anciens préjugés. Je n’ai jamais manqué de séduire tous ceux que j’ai voulu ; même vous mon bon ami, – pour vous appeler une dernière fois ainsi – même vous, gardez aujourd’hui en votre mémoire un portrait de moi tout différent, et que vous n’oublierez jamais. Le voyage n’a pas assez duré, sans quoi l’empreinte eût été plus profonde. Mais à présent, tout cela est fini, et nous revoilà en guerre. Jugez, d’après ce petit intermède, combien je suis dangereux ; et dites à ces idiots – (et il désigna la ville) – d’y réfléchir à deux fois, et même à trois, avant de me mettre au défi.