Le Maître de Ballantrae/XII L’expédition dans le désert (Suite)

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Traduction par Théo Varlet.
Texte établi par Serge Soupel, Flammarion (p. 285-300).

XII

L’expédinion dans le désert (Suite)


Lorsqu’il fit ce récit devant Sir William Johnson et Mylord, Mountain avait, naturellement, supprimé les détails ci-dessus, et présentait l’expédition comme s’étant déroulée sans incident, jusqu’à la maladie du Maître. Mais la dernière partie fut évoquée avec force, tandis que le narrateur frémissait visiblement à rappeler ses souvenirs ; et grâce à notre situation, là, sur la limite même du Désert, grâce aux intérêts privés de chacun, il avait un auditoire tout disposé à partager ses émotions. Car le récit de Mountain non seulement changea la face du monde pour Mylord Durrisdeer, mais modifia positivement les projets de Sir William.

Ces projets, il me semble que je dois les exposer au lecteur. Des bruits d’une origine suspecte avaient couru dans Albany ; on parlait d’hostilités prêtes à éclater, et le diplomate indien s’était en conséquence hâtivement mis en marche à travers les solitudes, malgré l’approche de l’hiver, pour couper le mal dans sa racine. Or, ici, sur les frontières, il apprenait qu’il était venu trop tard ; et un choix difficile s’offrait à un homme (tout compte fait) guère plus hardi que prudent. Son attitude vis-à-vis des braves peinturlurés est comparable à celle de Mylord Président Culloden au milieu des chefs de nos Highlands, en 45 ; c’est-à-dire qu’il était à peu près, pour ces hommes, un simple porte-voix, et que les conseils de paix et de modération, s’ils devaient du tout prévaloir, ne le pouvaient que par son influence. Si donc il s’en retournait, la province serait ouverte à toutes les abominables tragédies de la guerre indienne, – maisons incendiées, voyageurs égorgés, et les hommes des bois prélèveraient leur répugnant tribut de scalps humains. D’autre part, s’avancer trop loin dans le nord, risquer une si faible troupe dans le désert, porter des paroles de paix chez des sauvages belliqueux se réjouissant déjà de reprendre la guerre : cette extrémité, on le conçoit fort aisément, répugnait à son esprit.

– Je suis venu trop tard, répéta-t-il coup sur coup, et, absorbé dans ses réflexions, il se prit la tête à deux mains, en battant du pied sur le sol.

À la fin il releva la tête et nous regarda, c’est-à-dire Mylord, Mountain et moi, assis autour d’un petit feu que nous avions allumé dans un coin du camp, afin d’être seuls.

– Mylord, à parler franchement, je vous avouerai mon indécision. Je crois tout à fait nécessaire de pousser de l’avant, mais pas du tout convenable d’avoir plus longtemps le plaisir de votre société. Nous sommes encore ici au bord du fleuve, et j’estime que le risque n’est pas grand vers le sud. Ne voulez-vous pas, vous et Mr. Mackellar, prendre un bateau avec son équipage et vous en retourner à Albany ?

Mylord avait écouté Sir William avec une attention qui faisait peine à voir, et, quand il eut fini de parler, il sembla perdu dans un songe. Il y avait dans son regard quelque chose de très troublant, quelque chose à mes yeux de non entièrement humain ; son visage était émacié, hâlé, vieilli, la bouche douloureuse, découvrant les dents par un rictus continuel, et l’iris de ses yeux nageait sans toucher aux paupières sur le champ du blanc injecté. Moi-même je ne pouvais le voir sans éprouver cette irritation sourde que nous inspire trop souvent, plus que tout autre sentiment, la maladie de ceux qui nous sont chers. Les autres, je m’en apercevais bien, étaient presque incapables de supporter sa proximité : Sir William évitait son contact, Mountain fuyait son regard, ou bien, s’il le rencontrait, blêmissait et s’interrompait dans son récit. Interpellé de la sorte, néanmoins, Mylord parut se ressaisir.

– À Albany ? dit-il, d’une voix naturelle.

– Jusqu’aux environs, du moins, répondit Sir William. Vous ne seriez pas en sûreté avant.

– Je suis très peu désireux de m’en retourner, dit Mylord. Je n’ai pas peur… des Indiens, ajouta-t-il en tressaillant.

– Je voudrais pouvoir en dire autant, reprit Sir William avec un sourire ; et cependant, s’il y avait quelqu’un à même de le dire, ce serait bien moi. Mais vous devez considérer ma responsabilité, et aussi que ce voyage est à présent devenu des plus dangereux, et que votre affaire – si toutefois vous en aviez une – est arrivée à sa conclusion par la triste nouvelle de famille que vous avez reçue. Je n’ai donc plus guère le droit de vous laisser poursuivre, et je courrais le risque d’être blâmé s’il devait survenir quelque aventure regrettable.

Mylord se tourna vers Mountain.

– De quoi donc a-t-il fait semblant de mourir ? demanda-t-il.

– Je n’entends pas Votre Honneur, dit le trafiquant, d’un air très troublé en s’interrompant de soigner des engelures cruelles.

Pendant quelques minutes, Mylord sembla tout déconcerté ; et puis non sans irritation :

– Je vous demande de quoi il est mort. La question est claire, je pense.

– Oh, je ne sais pas, dit Mountain. Hastie même l’ignorait. Sa maladie a paru lui venir naturellement, et il a trépassé.

– Là ! vous voyez bien ! conclut Mylord, en se tournant vers Sir William.

– Votre Seigneurie est trop profonde pour moi, répliqua Sir William.

– Pourtant, dit Mylord, c’est une affaire de succession ; le titre de mon fils peut être révoqué en doute ; et si personne ne peut dire de quoi cet homme est mort, il y a là matière à provoquer de graves soupçons.

– Mais, Dieu me damne ! cet homme est enterré, s’écria Sir William.

– C’est ce que je ne croirai jamais, répliqua Mylord, tremblant à faire peur. Je ne le croirai jamais, cria-t-il en se levant d’un bond. Avait-il l’air mort ? demanda-t-il à Mountain.

– L’air mort ? répéta le trafiquant. Il était tout blanc. Quoi ? qu’est-ce que vous croyez ? C’est moi, vous dis-je, moi qui ai jeté les pelletées sur lui.

Mylord agrippa de ses doigts contractures l’habit de Sir William :

– Cet homme passe pour être mon frère, dit-il, mais chacun sait bien qu’il n’est pas naturel.

– Pas naturel ? reprit Sir William, comment cela ?

– Il n’est pas de ce monde, chuchota Mylord, ni lui ni le diable noir son serviteur. Je lui ai passé mon sabre au travers du corps, s’écria-t-il ; j’en ai senti la garde résonner sur son bréchet, son sang chaud m’a jailli au visage, à plusieurs reprises, répéta-t-il avec un geste fou. – Mais il n’est pas mort pour si peu, dit-il. (Et je poussai moi-même un gros soupir). – Pourquoi irais-je maintenant le croire mort ?… Non, tant que je ne l’aurai pas vu décomposé.

Sir William me regarda de côté, la mine allongée. Mountain en oubliait ses blessures, et nous considérait, béant.

– Mylord, dis-je, je vous conjure de rassembler vos esprits. – Mais j’avais la gorge tellement sèche, et la tête si perdue, qu’il me fut impossible de rien ajouter.

– Non, dit Mylord, il n’est pas croyable qu’il me comprenne. Mackellar, oui, car il sait tout, et il l’a vu enterré déjà une fois. Ce Mackellar, Sir William, est un très bon serviteur pour moi ; il l’a enterré de ses propres mains – avec l’aide de mon père – à la lueur de deux flambeaux d’argent. Cet autre homme est un esprit familier : il l’a ramené du Coromandel. Je vous aurais conté tout cela depuis longtemps, Sir William, si ce n’avait été un secret de famille. – Ces dernières remarques furent faites avec un sérieux mélancolique, et il semblait que son égarement fût passé. – Vous pourrez comprendre vous-même ce que tout cela veut dire, reprit-il. Mon frère tombe malade, il meurt, et est enterré, voilà ce qu’on raconte ; et cela paraît tout simple. Mais pourquoi le familier retourne-t-il sur ses pas ? Vous voyez vous-même, je pense, que ce point demande un éclaircissement.

– Je serai à votre service, Mylord, dans une demi-minute, dit Sir William en se levant. Mr. Mackellar, deux mots à part. – Et il m’entraîna hors du camp. Le gel grinçait sous nos pas, les arbres nous entouraient, chargés de givre, comme cette nuit de la Grande-Charmille. – Bien entendu, tout cela est de la folie pure, dit Sir William, dès que nous fûmes hors de portée d’être entendus.

– Oui, assurément, il est fou. La chose est, je crois, manifeste.

– Vais-je le faire saisir et lier ? demanda Sir William. Je m’en remets à votre avis. Si tout cela est pur délire, il faut certainement le faire.

Je regardai le sol devant moi, puis le camp, avec ses jeux clairs et les gens qui nous considéraient, et puis, autour de moi, les bois et les montagnes. Il y avait une seule direction dans laquelle je ne pouvais regarder, celle de Sir William.

– Sir William, dis-je enfin, je crois que Mylord n’est pas dans son état normal, et je le crois depuis longtemps. Mais il y a des degrés dans la folie ; et si oui ou non il doit être enfermé, Sir William, je n’en suis pas bon juge.

– Je le serai, dit Sir William. Je demande des faits. Y avait-il dans tout ce jargon un seul mot de vérité ou de raison ? Vous hésitez ? demanda-t-il. Dois-je comprendre que vous avez déjà enterré ce gentleman auparavant ?

– Pas enterré, dis-je, puis reprenant enfin courage : – Sir William, dis-je, si je ne vous raconte pas d’abord une longue histoire, qui compromettrait une noble famille (et pas du tout moi), il m’est impossible de rendre l’affaire compréhensible pour vous. Dites un mot, et je la raconte, à tort ou à droit. Mais en tout cas, je puis vous dire sans scrupule que Mylord n’est pas aussi fou qu’il le semble. C’est là une affaire singulière, dont vous subissez malheureusement le contrecoup.

– Je n’ai aucune envie de savoir vos secrets, répondit Sir William ; mais je serai clair, et vous avouerai, quitte à être impoli, que ma présente société me procure peu d’agrément.

– Je serai le dernier à vous le reprocher, dis-je.

– Je ne vous demande ni blâme, ni louange, monsieur, répliqua Sir William. Je désire seulement être débarrassé de vous ; et à cet effet, je mets un bateau avec son équipage à votre disposition.

– L’offre est honnête, dis-je, après avoir réfléchi. Mais vous me permettrez de dire un mot contre elle. Nous sommes positivement curieux d’apprendre la vérité sur cette affaire, je le suis moi-même ; Mylord (c’est bien évident) ne l’est que trop. Le retour de l’Indien est une véritable énigme.

– Je le crois, moi aussi, interrompit Sir William ; et je propose (puisque je vais dans cette direction) de la sonder à fond. Que l’homme soit ou non retourné pour mourir sur la tombe de son maître, comme un chien, sa vie, du moins, est en danger, et je me propose de la sauver, si possible. Il n’y a rien à dire contre lui ?

– Rien, Sir William.

– Et l’autre ? J’ai entendu Mylord, c’est vrai ; mais d’après la fidélité de son serviteur, je dois supposer qu’il avait quelques nobles vertus.

– Ne demandez pas cela ! m’écriai-je. L’enfer peut avoir de nobles flammes. Je l’ai connu depuis vingt ans, et je l’ai toujours haï, et toujours admiré, et toujours redouté servilement.

– Il me semble que je pénètre dans vos secrets, dit Sir William ; croyez-moi, c’est sans le vouloir. Il me suffit de voir cette tombe, et, si possible, de sauver l’Indien. À ces conditions, persuaderez-vous à votre maître de retourner à Albany ?

– Sir William, je vous dirai ce qui en est. Vous ne voyez pas Mylord à son avantage ; il peut même vous sembler bizarre que je l’aime tant ; mais je l’aime, et je ne suis pas le seul. S’il s’en retourne à Albany, ce ne sera que par force, et ce retour est l’arrêt de mort de sa raison, et peut-être de sa vie. Telle est ma sincère conviction ; mais je suis entre vos mains, et prêt à vous obéir, si vous voulez assumer la responsabilité de donner un tel ordre.

– Je ne veux aucune part de responsabilité ; précisément tous mes efforts tendent à l’éviter, s’écria Sir William. Vous insistez pour suivre cette expédition ; ainsi soit-il ! Et je me lave les mains de toute l’affaire.

Ayant dit ces paroles, il fit volte-face, et donna l’ordre de lever le camp. Mylord, qui n’avait cessé de rôder autour de nous, s’approcha aussitôt de moi.

– Qu’est-ce qu’on fait ? dit-il.

– Vous aurez votre volonté, répondis-je. Vous allez voir la tombe.

L’emplacement de la tombe du Maître fut, entre guides, aisément déterminé ; car elle se trouvait toute proche d’un des repères principaux du Désert, une certaine rangée de hauteurs, remarquables par leur forme et leur altitude, et où prenaient leur source maints torrents tributaires du lac Champlain, cette mer intérieure. Il était donc possible de couper tout droit dans cette direction, au lieu de remonter la piste sanglante des fugitifs ; et nous couvririons en quelque seize heures de marche une distance que leurs méandres affolés avaient allongée à plus de soixante. On laissa les bateaux sous bonne garde au bord du fleuve ; mais il était probable qu’au retour nous les trouverions pris dans les glaces ; et le petit équipement avec lequel nous entreprîmes notre expédition comprenait, outre une quantité de fourrures destinées à nous protéger du froid, un arsenal de raquettes pour nous rendre le voyage possible, lorsque tomberait la neige inévitable. Notre départ fut entouré des plus grandes précautions ; la marche conduite avec une sévérité militaire ; le camp nocturne soigneusement choisi et gardé. Ce fut une considération de cette espèce qui nous arrêta, le second jour, à quelques cents yards seulement de notre but : – la nuit allait tomber, le lieu où nous nous trouvions faisait un camp très convenable pour une troupe de notre importance ; bref, Sir William se détermina soudain à nous faire faire halte.

Devant nous s’élevait une haute chaîne de montagnes dont nous n’avions cessé tout le jour de nous rapprocher en ligne plus ou moins directe. Dès la première lueur de l’aube, leurs pics d’argent avaient été notre point de direction dans une forêt enchevêtrée et marécageuse, coupée de torrents farouches, et parsemée de rocs énormes ; – j’ai dit les pics d’argent, car déjà, sur les hauteurs, la neige tombait chaque nuit ; mais la forêt et les terrains bas ne subissaient que l’haleine du givre. Tout le jour, le ciel avait été chargé de sinistres vapeurs à travers lesquelles le soleil blafard luisait comme une pièce d’un shilling ; tout le jour, le vent nous souffla sur la joue gauche, sauvagement froid, mais très pur à respirer. Vers la fin de l’après-midi, toutefois, le vent tomba ; les nuages, faute de recevoir de nouveaux renforts, se dissipèrent ou se résorbèrent ; le soleil se coucha derrière nous avec une splendeur hivernale, et la blanche crête des montagnes se teignit de son mourant éclat.

Il faisait déjà noir quand nous eûmes à souper. On mangea en silence, et, le repas à peine terminé, Mylord s’esquiva d’auprès du feu et gagna les abords du camp, où je me hâtai de le suivre. Le camp était un lieu élevé, dominant un lac gelé de peut-être un mille dans sa plus grande dimension ; tout autour de nous, la forêt tapissait les creux et les hauteurs ; dans le ciel se dressaient les blanches montagnes ; et, au-dessus d’elles, la lune planait dans l’azur sombre. Il n’y avait pas un souffle d’air ; pas une feuille ne remuait ; et les bruits de notre camp étaient silenciés et absorbés par la paix environnante. À cette heure où le soleil et le vent avaient l’un et l’autre disparu, il semblait presque faire chaud comme un soir de juillet ; – singulière illusion des sens, alors que l’air, la terre et l’eau étaient pris et contractés par l’intensité du gel.

Mylord (ou l’être que je continuais à appeler de ce nom bien-aimé) se tenait debout, le coude dans une main, le menton dans l’autre, considérant devant lui l’étendue de la forêt. Mon regard suivit le sien, et se reposa presque avec plaisir sur les pins chargés de givre, qui se dressaient sur les monticules illunés, ou s’enfonçaient dans l’ombre des ravines. Tout proche, me disais-je, était la tombe de notre ennemi, enfin parti là où les méchants cessent de nuire, et la terre recouvrait pour toujours ses membres autrefois si actifs. J’enviais presque, en songeant à lui, son bonheur d’en avoir fini avec les inquiétudes et les fatigues humaines, ce quotidien gaspillage d’énergies, ce fleuve quotidien des contingences qu’il nous faut passer à la nage, à tout risque, sous peine de honte ou de mort. Je réfléchissais à la douceur d’en être quitte avec ce voyage ; et cette idée m’entraîna par la tangente vers Mylord. Pourquoi Mylord n’était-il pas mort aussi ? Mylord, soldat mutilé, attendant en vain son congé, dérisoirement resté sur le front de bataille ? Je le revoyais doux et sage, avec son honnête fierté, fils peut-être trop respectueux, mari trop aimant, sachant souffrir et se taire, celui dont j’aimais à serrer la main. Tout à coup la pitié me monta à la gorge dans un sanglot ; j’aurais volontiers pleuré tout haut de me le rappeler et de le voir là ; et, debout auprès de lui, sous la lune éclatante, je priai avec ferveur, demandant ou bien la délivrance pour lui, ou bien pour moi la force de persévérer dans mon affection.

« Oh ! mon Dieu, dis-je, cet homme était tout, à mes yeux comme aux siens, et voilà qu’à présent j’ai horreur de lui. Il n’a pas fait le mal, du moins avant d’être brisé par le chagrin. Ce sont ses blessures honorables qui nous font horreur. Oh ! cache-les, mon Dieu, ou reprends-le, avant que nous le haïssions ! »

J’étais ainsi replié sur moi-même, lorsqu’un bruit s’éleva soudain dans la nuit. Il n’était ni très fort ni très proche ; mais, rompant ce silence profond et prolongé, il émut le camp telle une fanfare de trompettes. Je n’avais pas repris mon souffle, que Sir William était auprès de moi, suivi de près par la plupart des voyageurs, tous prêtant l’oreille attentivement. Je crus, en jetant un coup d’œil par-dessus mon épaule, voir sur leurs joues une pâleur autre que celle de la lune : les rais de l’astre mettaient un reflet brillant sur les yeux de certains et l’ombre noire emplissait les orbites des autres (selon qu’ils levaient ou baissaient la tête pour écouter), de telle sorte que tout le groupe offrait un aspect étrange d’animation et d’inquiétude. Mylord était au-devant d’eux, à demi penché, la main levée comme pour imposer silence, – changé en statue. Et toujours les sons s’élevaient, renouvelés à perdre haleine sur un rythme précipité.

Soudain, Mountain parla, d’une voix haut-chuchotante et entrecoupée, comme celle d’un homme délivré.

– Je comprends tout, maintenant, dit-il ; et, chacun se tournant pour l’écouter, – l’Indien devait connaître la cache. C’est lui, lui en train de déterrer le trésor !

– Oui, c’est évident, s’écria Sir William. Quelles oies nous étions de ne l’avoir pas deviné !

– Pourtant, reprit Mountain, le bruit est tout proche de notre camp. Et, vrai, je ne vois pas de quelle façon il a pu y être avant nous, à moins qu’il n’ait des ailes !

– La cupidité et la peur sont des ailes, fit observer Sir William. Mais ce bandit nous a donné une alerte, et j’ai bonne envie de lui rendre la pareille. Que dites-vous, gentlemen, d’une chasse au clair de lune ?

La chose fut agréée ; on se disposa à prendre Secundra sur le fait ; quelques Indiens de Sir William partirent en avant ; et une forte garde étant laissée à notre quartier général, on se mit en marche sur le sol accidenté de la forêt. Le givre craquait, la glace éclatait parfois bruyamment sous le pied ; et nous avions sur nos têtes la noirceur de la pinède, et la clarté intermittente de la lune. Notre chemin descendit dans un creux, et à mesure que nous nous y enfoncions, le bruit diminuait, et il s’évanouit presque. L’autre versant était plus découvert, parsemé simplement de quelques pins et de gros rochers espacés, qui faisaient des ombres d’encre parmi le clair de lune. Là, le bruit recommença, plus distinct ; on discernait à présent la sonorité du fer, et on pouvait mieux apprécier la hâte frénétique que le piocheur apportait à manier son outil. Quand nous atteignîmes le haut de la montée, deux ou trois oiseaux s’envolèrent et se mirent à tournoyer, ombres noires dans le clair de lune. Un instant après, notre regard plongeait, à travers un rideau d’arbres, sur un spectacle singulier.

Un étroit plateau, dominé par les blanches montagnes, et enserré de plus près par les bois, étalait sa nudité sous l’irradiation de la pleine lune. Des équipements grossiers, de ceux qui constituent la richesse des forestiers, étaient épars çà et là sur le sol dans un désordre sans nom. Au milieu se dressait une tente roide de givre, dont la porte béait sur un intérieur noir. Vers une extrémité de cette scène minuscule, gisaient les restes défigurés d’un homme. Sans nul doute, nous avions atteint le campement de Harris ; c’étaient là les effets abandonnés dans la panique de la fuite ; sous cette tente, le Maître avait rendu le dernier soupir ; et ce cadavre gelé que nous voyions était le corps du savetier ivrogne. On est toujours ému d’arriver sur le théâtre d’un événement tragique : le fait d’y arriver après des jours écoulés, et de le trouver (grâce à l’isolement du désert) toujours dans l’état primitif, eût ému les plus insouciants. Et néanmoins ce ne fut pas ce fait qui nous pétrifia sur place, mais la vue (à laquelle nous nous attendions pourtant) de Secundra enfoncé jusqu’à la cheville dans la tombe de son défunt maître. Bien qu’il eût rejeté la plupart de ses vêtements, une sueur abondante reluisait au clair de la lune sur ses bras et ses épaules grêles ; ses traits étaient contractés par l’inquiétude et l’attente, ses coups résonnaient sur la tombe, lourds comme des sanglots ; et derrière lui, étrangement difforme et d’un noir d’encre sur le sol givré, son ombre répétait en la parodiant sa gesticulation précipitée. À notre arrivée, des oiseaux de nuit s’élevèrent des branches pour s’y reposer bientôt, mais Secundra, l’attention tout absorbée dans sa besogne, ne s’aperçut de rien.

J’entendis Mountain chuchoter à Sir William : « Bon Dieu ! c’est la tombe ! Il est en train de le déterrer ! » C’était ce que nous avions tous deviné ; mais je frémis de l’entendre formuler en paroles. Sir William sursauta violemment, et s’écria :

– Holà ! damné chien sacrilège ! Qu’est ceci ?

Secundra sauta en l’air, avec un léger cri étouffé, l’outil s’échappa de ses mains, et il resta ébahi devant son interpellateur. L’instant d’après, vif comme une flèche, il s’élança vers la forêt, mais presque aussitôt, levant les bras dans un geste de résolution véhémente, il retournait sur ses pas.

– Eh bien, alors, vous venir, vous aider… dit-il. Mais Mylord s’était avancé jusqu’auprès de Sir William ; la lune éclairait en plein ses traits ; et Secundra, avant même d’avoir fini sa phrase, distingua et reconnut l’ennemi de son maître. « Lui ! » hurla-t-il en se tordant les mains et se ramassant sur lui-même.

– Allons, allons, dit Sir William. Personne ici ne vous fera de mal, si vous êtes innocent ; et si vous êtes coupable, toute retraite vous est fermée. Répondez, que faites-vous ici, entre les tombes des morts et les cadavres sans sépulture ?

– Vous pas assassin ? demanda Secundra. Vous homme loyal ? Vous mettre moi en sûreté ?

– Je vous mettrai en sûreté si vous êtes innocent, répliqua Sir William. Je vous l’ai déjà dit ; et vous n’avez pas de raison d’en douter.

– Là tous assassins, s’écria Secundra, voilà pourquoi ! Lui tuer… assassin, – (et il désigna Mountain) – ces deux loue-assassins – (il désigna Mylord et moi-même) – tous assassins pour le gibet ! Ah ! je voir vous tous au bout d’une corde. Maintenant je vais sauver le sahib : il verra vous tous au bout d’une corde. Le sahib – (il désigna la tombe) – lui pas mort. Lui enterré, lui pas mort.

Mylord poussa un léger grognement, se rapprocha de la tombe, et ne la quitta plus des yeux.

– Enterré et pas mort ? exclama Sir William. Quelle stupidité nous racontez-vous là ?

– Voyez, sahib, dit Secundra. Le sahib et moi, seuls avec assassins ; essayer tous moyens d’échapper, aucun moyen bon. Alors essayer ce moyen : bon moyen pays chaud, bon moyen dans l’Inde ; ici dans cet endroit damnément froid, qui sait ? Je vous dis dépêchez-vous vite : vous aider, vous allumer un feu : aider frictionner.

– Qu’est-ce qu’il raconte là ? s’écria Sir William. La tête me tourne.

– Je vous dis, je enterrer lui vivant. Je enseigner lui avaler sa langue. Maintenant déterrer lui, dépêchez-vous vite, et lui pas de mal. Vous allumer du feu.

Sir William se tourna vers les plus rapprochés de ses hommes.

– Allumez du feu, dit-il. Il paraît que mon sort est de ne rencontrer que des fous.

– Vous homme bon, répondit Secundra. Maintenant je déterre le sahib.

Tout en parlant il revint à la tombe et se remit à la besogne. Mylord semblait avoir pris racine, et moi, à son côté, je redoutais je ne savais quoi.

La gelée n’était pas encore très profonde, et bientôt l’Indien rejeta sa pioche, et se mit à retirer la terre à pleines mains. Puis il dégagea le pan d’une robe de buffle ; et puis je vis des cheveux pris entre ses doigts ; un instant plus tard, la lune brillait sur quelque chose de blanc. Alors Secundra s’accroupit sur les genoux, raclant avec ses doigts graciles, respirant les joues gonflées ; et quand il s’écarta un peu, je vis la face du Maître complètement dégagée. Elle était d’une pâleur mortelle, les yeux clos, les oreilles et les narines bouchées, les joues creusées, le nez aminci comme chez les morts ; mais, bien qu’il fût demeuré tant de jours sous terre, la décomposition ne l’avait pas atteint, et (ce qui nous fit à tous un effet étrange) ses lèvres et son menton étaient revêtus d’une barbe épaisse.

– Mon Dieu ! s’écria Mountain, il avait la figure lisse comme celle d’un bébé quand nous l’avons déposé là.

– On dit que le poil pousse sur les morts, fit observer Sir William : mais sa voix était faible et embarrassée.

Secundra, sans faire attention à nos remarques, creusait aussi vite qu’un chien dans la terre meuble. D’instant en instant les formes du Maître, enveloppées dans la robe de buffle, devenaient plus distinctes au fond du trou ; la lune éclairait fortement, et les ombres des assistants, selon qu’ils approchaient ou se reculaient, tombaient et passaient sur l’homme en train d’émerger. Le spectacle nous poignait d’une horreur inconnue. Je n’osais regarder Mylord au visage ; mais, tant que dura la chose, je ne le vis pas respirer une seule fois, et l’un des hommes, qui se tenait un peu en arrière (je ne sais qui), éclata en sanglots.

– Maintenant, dit Secundra, vous aider moi retirer lui dehors.

Du temps qui s’écoula, je n’ai pas la moindre idée ; ce fut peut-être durant trois heures, ou bien cinq, que l’Indien peina pour ranimer le corps de son maître. Je sais seulement qu’il faisait toujours nuit, et que la lune, non encore couchée, mais déjà très basse, barrait le plateau de longues ombres, quand Secundra poussa un léger cri de satisfaction. Je me penchai vivement, et crus distinguer une modification sur les traits glacés du déterré. Un instant plus tard, je vis battre ses paupières, puis elles se soulevèrent tout à fait, et ce cadavre d’une semaine me regarda en face durant quelques instants.

Qu’il ait montré ce signe de vie, je puis quant à moi en jurer. J’ai ouï dire à d’autres qu’il s’efforça visiblement de parler, que ses dents apparurent dans sa barbe, et que son front se plissa d’une sorte d’agonie douloureuse. Cela se peut, je ne sais, j’étais occupé ailleurs. Car sitôt que se furent ouverts les yeux du mort, Mylord Durrisdeer tomba sur le sol, et quand je le relevai, il n’était plus qu’un cadavre.

Le jour vint, sans que Secundra pût être encore dissuadé de renoncer à ses vains efforts. Sir William, laissant une petite troupe sous mes ordres, repartit dès la première aube pour accomplir sa mission et toujours l’Indien frictionnait les membres du corps mort et lui insufflait son haleine dans la bouche. On eût pensé que de tels efforts devaient donner la vie à un marbre ; mais, sauf cet unique moment (qui fut celui de la mort de Mylord), le noir esprit du Maître se refusa à rentrer dans l’argile qu’il avait abandonnée ; et vers l’heure de midi enfin, le fidèle serviteur lui-même en fut convaincu. Il accepta la chose avec une quiétude égale.

– Trop froid, dit-il. Bon moyen dans l’Inde, pas bon ici.

Puis, ayant réclamé quelque nourriture, qu’il dévora en affamé sitôt placée devant lui, il s’approcha du feu et prit place à mon côté. En ce lieu même, dès qu’il eut fini de manger, il s’étendit de son long, et s’endormit d’un sommeil d’enfant, dont il me fallut le réveiller, quelques heures plus tard, afin qu’il assistât aux doubles funérailles. Il ne se départit pas de sa conduite ; il semblait avoir oublié sur l’instant, et du même effort, son chagrin envers son maître et la terreur que Mountain et moi lui inspirions.

Un des hommes laissés avec moi savait un peu tailler la pierre ; et avant que Sir William fût revenu nous prendre, je fis graver sur un bloc de rocher cette inscription, dont la copie viendra tout à point clore ma narration :

J. D.

HÉRITIER D’UN GRAND NOM D’ÉCOSSE,
MAÎTRE DES ARTS ET EN TALENTS,
ADMIRÉ EN EUROPE, ASIE, AMÉRIQUE,
EN GUERRE COMME EN PAIX,
SOUS LA TENTE DES CHASSEURS SAUVAGES
ET DANS LES FORTERESSES DES ROIS, APRÈS AVOIR TANT
ACQUIS, ACCOMPLI ET SOUFFERT,

GÎT ICI OUBLIÉ.


H. D.

SON FRÈRE,
APRÈS UNE VIE DE SOUFFRANCES IMMÉRITÉES
BRAVEMENT SUPPORTÉES,
MOURUT PRESQUE À LA MÊME HEURE,
ET REPOSE DANS CE TOMBEAU
AVEC SON FRATERNEL ENNEMI.
LA PIÉTÉ DE SA FEMME
ET D’UN VIEUX SERVITEUR
A ÉLEVÉ UN MONUMENT

À TOUS DEUX.