Le Maître de l’œuvre - II

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Hachette (p. 121-136).


II

À propos d’une fleur



Les premiers travaux de Pierre Vardouin à Bretteville avaient été signalés par un triste événement. Un tailleur de pierre s’était brisé la tête en tombant du haut d’un échafaudage. Marie, qui n’avait alors que huit ans, était présente à l’agonie du pauvre ouvrier. La vue du sang la glaça d’effroi ; puis son cœur se gonfla et ses larmes coulèrent, quand on emporta le corps de la victime et lorsqu’elle entendit les gémissements de sa femme et de son enfant. Elle suivit son père dans la maison de ces infortunés. A partir de ce jour, la veuve Regnault et son fils devinrent les protégés de Pierre Vardouin. François entra comme apprenti chez le maître de l’œuvre. En nettoyant les outils, en préparant les mortiers, l’adolescent n’aurait gagné qu’un faible salaire si son patron ne l’eût récompensé plus largement en souvenir de ses malheurs. A part cette charité, Pierre Vardouin s’inquiétait fort peu de son apprenti, le croyant destiné, comme son père, à mener une vie obscure et laborieuse.

Une seule personne remarqua ses heureuses dispositions. C’était la petite Marie. Elle aimait à s’entretenir avec lui ; elle lui racontait les belles légendes des saints qu’elle avait entendu raconter elle-même à sa mère, tandis que François façonnait de petites statuettes avec de la terre grasse ou dessinait sur le sable des cathédrales imaginaires. Rien n’était plus touchant que cette communication d’idées entre deux enfants si jeunes. Bientôt Marie, sur les instances de son ami, se décida à dérober quelques-uns des rares manuscrits de son père. Elle les lui remettait en secret. Une fois rentré chez lui, François les étudiait avec ardeur, devinant les passages difficiles à comprendre, tant son esprit avait de sagacité, et reproduisant les dessins et les figures de géométrie. Au bout de cinq ans, il les savait par cœur. Il critiquait déjà les travaux de son maître ; il traçait des plans de fantaisie, appelant de tous ses vœux le moment où il commanderait à son tour. Il n’était encore que simple manœuvre ! Pierre Vardouin fut émerveillé des dispositions de son apprenti ; sa facilité, ses connaissances le frappèrent d’étonnement. Un instant, il songea à lui confier ses ouvrages les plus délicats : ses tracés ; ses modèles, ses épures ; mais, à la réflexion, il eut peur. Il se garda bien d’encourager et d’aiguillonner ce talent naissant, qui déjà lui portait ombrage.

La confidence de Marie réveilla toutes les inquiétudes de Pierre Vardouin. François Regnault, son apprenti, son protégé, aimé de sa fille ! Cette pensée le faisait frémir. Pour peu que cette passion s’enracinât dans le cœur de son enfant, il voyait le jour où il serait obligé de céder à son désir. Son gendre alors deviendrait son rival ; sa jeune renommée ferait pâlir son étoile. Il était grand temps de lui ôter toute espérance, en lui montrant l’inutilité de ses prétentions. Quant à Marie, il dirigerait son esprit vers d’autres idées. On mettrait en jeu sa vanité ; on lui ferait comprendre qu’elle ne devait pas avoir d’amours vulgaires et qu’elle pouvait prétendre aux plus beaux partis. En cherchant à se cacher ainsi la vérité, Pierre Vardouin en vint à se tromper de bonne foi. Tout en combattant, par un sentiment d’inquiétude personnel, les vœux de sa fille, il s’imagina travailler dans l’intérêt de son enfant bien plus que dans celui de sa présomption. Déjà il caressait la pensée d’une alliance avec un de ses anciens amis, Henry Montredon, alors employé aux premiers travaux de l’abbaye de Saint-Ouen.

Tandis que Pierre Vardouin roulait ces beaux projets dans sa tête, Marie sortait de l’office en compagnie de la veuve Regnault et de son fils. La pauvre veuve, fidèle à la mémoire de son mari, allait, tous les dimanches, prier sur sa tombe dans le cimetière du petit village de Norrey. Marie et François l’accompagnaient habituellement dans cette pieuse promenade. La mère pleurait en songeant à la fin malheureuse de son mari ; les deux jeunes gens folâtraient à ses côtés et se jetaient des fleurs. Celle-ci récitait la prière des morts, ceux-là pensaient à leurs amours et rêvaient le bonheur dans l’avenir.

Cependant, on était arrivé dans le cimetière de Norrey. Tous trois s’agenouillèrent avec respect près d’une humble croix de bois et prièrent du fond du cœur pour le pauvre ouvrier. Magdeleine, alors, fit signe aux jeunes gens de se lever.

— Allez, dit-elle ; votre âge n’est pas fait pour de longues douleurs. Laissez-moi prier seule et promenez-vous sous les grands arbres du bois sans trop vous éloigner.

Marie passa son bras sous celui de François. Ils s’éloignèrent lentement sous l’œil de la veuve qui, tout en priant pour le mort, demandait au ciel de leur faire la vie douce et facile. Gais et folâtres, il n’y a qu’un moment, les jeunes gens avaient dans leur démarche quelque chose de mélancolique. Le devoir, qu’ils venaient d’accomplir, avait touché leur esprit. Ou plutôt, purs comme des anges, une voix intérieure leur disait que, maintenant qu’ils avaient échappé à la surveillance de Magdeleine, ils devaient agir avec plus de réserve et réprimer les élans passionnés de leurs cœurs. En échangeant quelques paroles, à de rares intervalles, ils arrivèrent à l’entrée du bois. Ils en connaissaient déjà les moindres allées et, sans qu’ils se communiquassent leurs impressions, leur promenade les ramenait toujours vers un tertre vert, banc rustique dont la nature avait fait tous les frais et où les deux amants s’asseyaient sur un moelleux coussin de mousse.

Le site était ravissant et plein de fraîcheur. A deux pas de là, une petite source s’échappait de dessous terre, descendait, d’abord libre et dégagée de toute entrave, sur un terrain légèrement incliné, puis s’enfonçait en murmurant sous les buissons, comme si elle eût reproché aux herbes et aux jonquilles de lui barrer le passage. Plus loin, elle prenait possession de son lit et venait, brillant ruisseau, former de petites cascades sous les pieds des deux amants. Marie et François, les mains dans les mains, admiraient sans mot dire ce petit coin de la création qui, pour eux, valait tout un monde, puisqu’ils y trouvaient le charme d’un beau site et deux cœurs qui battaient l’un pour l’autre. Ils se plaisaient surtout à lancer dans le courant des mottes de terre ou des brins d’herbe, dont la chute faisait ballotter leur image à la surface, écartant ou rapprochant leurs figures, selon le caprice du flot.

— Pourquoi ne peut-on passer toute sa vie ainsi ? dit Marie en cueillant une rose sauvage aux branches d’un églantier.

François la regardait, d’un air rêveur, rouler dans ses doigts la tige de la rose.

— Savez-vous, Marie, dit-il en sortant de son extase, que vous êtes la cause de mes meilleures inspirations. Chacun de vos mouvements m’enchante et me fait penser. Le sourire de votre bouche, le scintillement de vos yeux ; l’ondulation de vos cheveux, le frémissement de votre robe m’ouvrent un monde d’idées. En voyant cette rose entre vos mains, je ne goûte pas seulement le plaisir de vous contempler, je me rappelle comment un grand maître de l’antiquité inventa l’admirable chapiteau corinthien et je me dis qu’il ne me serait pas impossible d’attacher aussi mon nom à quelque découverte.

— Oui, interrompit Marie, vous pensez beaucoup à moi et encore plus à la gloire.

— La gloire ? je ne l’atteindrai jamais… Je suis trop pauvre pour cela ! Je pensais cependant que le temps est venu de ne plus emprunter à la décoration orientale ses palmettes et ses fleurs grasses. Je pensais qu’en reproduisant les végétaux du pays, en découpant délicatement dans la pierre ces feuilles si fines, si élégantes, on ferait mieux que de l’art : on obéirait à la loi de Dieu, dont la main généreuse a si justement réparti entre tous les climats les productions capables de les embellir, et qui ne veut pas qu’on délaisse l’humble fleur de nos champs pour les plantes orgueilleuses de l’Orient. Quand nos pères commencèrent à élever des églises, ils furent bien obligés de chercher des modèles en terre étrangère. Les feuilles d’acanthe, les palmettes venaient naturellement couronner leurs colonnes massives. Ils s’essayaient, ils n’avaient pas encore trouvé la manière qui convient aux édifices religieux ; leurs arcades s’abaissaient lourdement sur la tête des fidèles et semblaient arrêter l’élan des âmes vers le ciel. Plus tard, on voulut plus d’espace, plus d’air, afin que les hymnes et les prières montassent plus librement au trône du Seigneur. Comment se fit ce changement ? Comment les maîtres de l’œuvre obtinrent-ils ce progrès ? En observant la nature. Voyez, Marie, comme ces grands arbres s’élèvent majestueusement au-dessus de nos têtes, comme ils se pressent, se rapprochent à leur sommet et entrelacent leurs dernières branches en forme de voûte. Et, plus loin, remarquez ce groupe de chênes rabougris, dont les troncs paraissent abandonner avec regret le sol qui les nourrit ; un cavalier passerait difficilement sous leurs rameaux et, d’où nous sommes, on pourrait les prendre pour un énorme buisson. Vous avez là tout le secret de notre art et de celui de nos pères : là des colonnes écrasées, des arcades en plein-cintre ; ici des fûts de colonnettes légères, des arcades élancées. Eh bien ! je vous demande s’il ne serait pas déraisonnable et contraire à la nature d’attacher des feuilles de palmier à ces arbres de notre pays, au lieu d’y suspendre des feuilles de saule, de lierre ou de rosier ?

Il y a des moments où la langue humaine, si riche qu’on la suppose, n’a plus assez d’images pour exprimer la foule de pensées et de sentiments qui vous assiègent. Le mieux alors est de s’abandonner à une vague rêverie, source de toute poésie pour les hommes d’imagination.

Le jeune homme cessa de parler. Ses yeux, noyés dans l’infini, semblaient lire dans l’azur du ciel. C’est ainsi que devaient rêver Pythagore, quand il étudiait le vrai dans le monde physique ; Virgile, quand il étudiait le vrai dans le monde moral. Marie le contemplait avec ravissement. Mais elle s’inquiéta bientôt de ce silence prolongé. Elle lui passa près du visage la rose qu’elle tenait encore à la main et dit en souriant :

— C’est à l’occasion de cette fleur que vous avez imaginé de si belles choses. Maintenant que vous vous taisez, si j’en cueillais une autre ?

— Ne l’oubliez pas, Marie, reprit l’apprenti : vous êtes pour moi le principe des plus nobles pensées. L’homme possède en lui d’admirables facultés ; mais tous ces trésors, si quelque hasard heureux ne les met au jour, sont exposés à rester éternellement cachés dans son âme. Il faut un rayon de soleil pour que le diamant brille et se distingue, par son éclat, de la pierre brute qui l’entoure. Vous avez été pour moi cette lumière bienfaisante. Auparavant, mon âme était remplie de ténèbres. J’ignorais ma puissance ; je ne savais pas ce qu’il y a en moi d’énergie, d’imagination, de courage. Ma mère m’avait appris à prier, et je ne me rendais pas compte de ce que peut être Dieu. Depuis, quand l’âge est venu, quand je vous ai connue, j’ai su pourquoi j’aimais ma mère et Dieu, pourquoi j’avais de l’intelligence. Et toutes ces notions me venaient de mon amour pour vous. Je vous voyais bonne et j’eus immédiatement l’idée d’une bonté supérieure à la vôtre : Dieu m’était révélé ! Je vous voyais belle, et j’eus l’idée d’une beauté plus parfaite encore : j’eus le sentiment du beau ! Je remarquai l’expression toujours variée de vos traits, la mobilité de vos pensées ; et je fus doué d’invention ! Les quelques manuscrits de votre père m’ont donné des connaissances ; vous, vous m’avez donné l’inspiration ! Vous êtes et vous serez le principe de tout ce que je ferai, de tout ce que j’imaginerai de grand et de beau !

Plus le jeune homme parlait, plus les mots se pressaient harmonieux et sonores sur ses lèvres. Il s’exprimait avec toute la force d’une âme libre et convaincue. Le sein de Marie se gonflait d’émotion. La voix de son ami frappait aussi doucement son oreille qu’une musique céleste.

— Si j’étais peintre, continua François, j’entourerais votre front d’une brillante auréole et je vous placerais entre la terre et les astres, sur la route du ciel. Si j’étais sculpteur, je n’aurais pas assez de ma vie pour reproduire avec le marbre la finesse de vos traits, le charme de votre sourire !

— Et moi, si j’étais reine, répondit Marie en pressant avec effusion la main du jeune homme, je vous demanderais de me construire un palais, non pas pour avoir une magnifique demeure, mais pour vous faire élever un monument qui dirait votre nom aux siècles futurs. Car vous êtes grand, François ! car vous méritez d’être illustre ! et je…

Marie s’arrêta, rougissante. Ce mot charmant à dire, plus charmant à entendre, ce mot si noble et tant de fois profané, que chaque siècle prononce et qui ne mourra jamais, ce mot : je t’aime ! allait s’échapper de sa bouche. Mais François l’avait deviné. Ivre de bonheur, il approcha ses lèvres du front de la jeune fille. C’était le premier baiser. Marie sentit un frisson de plaisir courir par tous ses membres. En même temps, la sainte honte de la pudeur colora son visage ; et la petite rose d’églantier, qu’elle tenait à la main, semblait pâlir de jalousie auprès de l’éclat de son teint. Marie n’avait pas opposé de résistance. Elle ne fit pas non plus de reproches, parce qu’elle n’était pas coquette et qu’elle aimait de toute la force de son âme. Elle était heureuse ! pourquoi se plaindre ? François éprouvait plus d’embarras que son amie. Il s’était détourné, plein de confusion et de regrets, s’accusant déjà de trop d’audace. Il ne savait comment trouver des paroles d’excuse, lorsque, en se retournant, il comprit à l’air souriant de Marie qu’il était pardonné. Il se rapprocha d’elle, et, prenant une de ses mains dans les siennes :

— Marie, dit-il, nous nous aimons. Nous pouvons nous le dire sans crainte aujourd’hui, parce que nous sommes trop jeunes pour être persécutés… Mais, plus tard, Marie, si l’on voulait nous séparer, trouveriez-vous la force de résister ?

— Vous savez que je dépends de mon père, répondit tristement Marie.

— C’est cela ! s’écria François d’une voix pleine d’angoisses. Entre moi, pauvre ouvrier, et vous, fille d’un maître de l’œuvre, il y a des barrières infranchissables ! Et pourtant, je vous aime ! Je sens que pour vous posséder je serais capable de tout au monde. J’ai de l’intelligence ? je la cultiverais, je l’agrandirais, je travaillerais, je travaillerais jusqu’à en mourir ! Mais ce sont des vœux inutiles. Esprit, courage, imagination, travail, tout cela n’est rien sans la naissance. Il me faudrait un titre, des châteaux, et je n’en ai pas ! Tant d’autres ont de l’or ! Pourquoi suis-je parmi les misérables ? Est-ce que je ne suis pas autant, peut-être plus que nos suzerains ? Est-ce que je ne pense pas ? Oh ! voyez-vous, quand ces idées me montent à la tête, je suis pris d’une haine immense contre les puissants de la terre. Je voudrais brûler les repaires de cette race d’oppresseurs ! Ou plutôt, — car je ne me sens pas né pour le meurtre, — je voudrais immortaliser ma vengeance par la pierre, en faisant grimacer au sommet de nos églises, sous la forme de monstres et de reptiles, les figures de nos tyrans !

Le jeune homme s’arrêta, haletant, à bout de forces, épuisé par l’émotion. Son regard lançait des éclairs de fureur, et les passions grondaient sourdement dans sa poitrine. Marie le considérait avec un sentiment de pitié et d’effroi.

— Est-ce encore moi, dit-elle, qui vous inspire ces paroles de haine et d’orgueil ?

— Ne me faites pas de reproches, répondit François. Je suis si malheureux !

— Pourquoi vous décourager ? Qui vous dit que Dieu ne viendra pas à votre secours ? Vous êtes malheureux ? Est-ce que je ne vous aime plus ? Les hommes vous dédaignent ?… Est-ce que mon père ne songe pas à vous ? Croyez-vous qu’il n’apprécie pas votre talent ?

— Vous aurait-il parlé de moi ? s’écria François, en interrogeant avidement la jeune fille de la voix et du regard.

— Vous savez, répondit Marie, que mon père commence à vieillir. Le travail le fatigue. Il sentira le besoin d’un aide jeune, intelligent…

— Mais je travaillerais sous ses ordres, reprit François. Je ne serais pas son égal ; il aurait le droit de me mépriser. Il me refuserait votre main !

— C’est le démon qui vous fait parler aussi méchamment, François. Prenez garde ! Vous avez de bonnes inspirations, mais l’orgueil vous perdra. Rappelez-vous l’histoire de Hugues. Il avait du génie, et l’ambition le conduisit à l’abîme. L’esprit du Seigneur l’abandonna ; il dépouilla l’habit monacal pour se jeter dans une vie de désordre. Dieu, pour le punir, lui envoya une maladie mortelle…

— Vous avez raison, Marie. Mais vous oubliez que la Vierge lui apparut au sommet de la croix. Le globe d’azur qui la dérobait aux regards s’ouvrit merveilleusement en deux parties, et, dans le milieu, on vit la Reine du Ciel sous des vêtements fins et ineffables. La mère de Dieu descendit le long de la croix en semant des étoiles sur sa route. Elle s’assit près du pécheur et lui rendit la santé… Vous êtes pour moi cette bienheureuse apparition. Vous avez fait briller l’espérance à mes yeux… Et avec l’espérance, le calme et le repentir sont entrés dans mon cœur.

En achevant ces mots, François se jeta aux genoux de Marie et demeura dans une muette contemplation. Quand il se releva, son visage était rayonnant. Mais, tout à coup, il poussa un cri de surprise et recula de plusieurs pas, jusqu’au bord du ruisseau.