Le Maître de l’œuvre - I

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Hachette (p. 110-121).


I

Pierre Vardouin



Tandis que saint Louis régnait à Paris, Pierre Vardouin goûtait à Bretteville les douceurs d’une royauté non contestée. A coup sûr il n’eût pas été le second à Rome, mais il était certainement le premier dans son village. Il suffira d’un mot pour faire comprendre de quel respect, de quelle vénération on entourait ce grave personnage. Il était : Maître de l’œuvre. C’était ainsi qu’on désignait les architectes avant le seizième siècle. Les moindres détails de l’ornementation et de l’ameublement étant aussi bien de son ressort que la construction des édifices et la direction des travaux, le maître de l’œuvre devait joindre à une étude approfondie de son art des connaissances vraiment encyclopédiques. A lui de bâtir les châteaux forts des seigneurs ; à lui de bâtir les monastères et les églises. Ce dernier attribut lui donnait aux yeux du vulgaire un caractère sacré, presque sacerdotal. Aussi les maîtres de l’œuvre partageaient-ils souvent les honneurs réservés aux nobles et aux abbés. On plaçait leurs tombeaux dans l’église qu’ils avaient construite, et le sculpteur n’oubliait pas de leur mettre des nuages sous les pieds, distinction qu’on n’accordait alors qu’aux personnes divines.

Mais il y avait une autre cause à la renommée de Pierre Vardouin. Les mœurs, le langage, les costumes, le gouvernement changent avec le temps ; mais les préjugés, les petitesses du cœur humain ne suivent pas les variations du calendrier. Que le treizième ou le dix-neuvième siècle sonne à l’horloge du temps, les sept péchés capitaux n’en sont pas moins à l’ordre du jour. On accepte une réputation faite, parce qu’on ne se sent pas de force à lutter contre l’opinion générale ; mais si votre voisin a du talent, vous en parlez comme d’un homme ordinaire ; vous vous feriez tort à vous-même plutôt que de servir à son élévation. Il est très-difficile d’avoir du mérite dans la ville qui vous a vu naître.

Les habitants de Bretteville avaient donc Pierre Vardouin en grande estime, parce qu’il venait de loin. On ne connaissait pas le lieu de sa naissance, on ne savait pas au juste dans quel chantier ni sous quel patron il avait fait son apprentissage ; mais il s’était établi tout à coup à Bretteville, se faisant précéder d’une réputation plus ou moins méritée, répétant à qui voulait l’entendre qu’il avait travaillé sous les maîtres les plus illustres et émerveillé les gens du métier par son bon goût, ses nouveaux procédés et l’élégance de ses constructions. Pourquoi abandonnait-il le théâtre de ses triomphes ? Pourquoi s’enterrait-il dans un village à peine connu ? On ne se le demandait même pas. Il fit si bien son apologie, vanta si habilement ses connaissances, que son éloge fut bientôt dans toutes les bouches. Chacun proclama son talent.

Les notables de Bretteville, entraînés par ce concert de louanges, et prenant, comme toujours, la voix du peuple pour la voix de Dieu, demandèrent comme une grâce au nouvel arrivé d’achever l’église du village. Pierre Vardouin se fit prier quelque temps pour la forme et accepta de grand cœur des propositions qui venaient flatter si à propos sa vanité. Il s’installa donc avec sa fille et les maîtres ouvriers dans la maison dite de l’œuvre, qu’on plaçait habituellement dans le voisinage de l’édifice en construction.

S’il n’avait pas l’inspiration de la plupart des artistes de son temps, il possédait assez bien les ressources du métier et savait remplacer, par la pratique et l’expérience, ce qui lui manquait en théorie ou en largeur de vues. Il se mit ardemment à l’ouvrage, ne songeant guère à travailler pour la gloire de Dieu, mais désirant frapper l’esprit de ses nouveaux concitoyens et agrandir sa renommée. Son nom était gravé sur sa porte avec cette orgueilleuse inscription : vir non incertus, l’homme illustre ! empruntée à Gilabertus, architecte de Toulouse.

La tour s’élevait, s’élevait à vue d’œil et commençait à dominer tout le village. Chaque habitant pouvait apercevoir, de ses fenêtres ou de son jardin, les manœuvres des ouvriers suspendus aux échafaudages. La plupart, n’osant porter un jugement sur ce qu’ils étaient incapables de comprendre, se contentaient d’admirer sur la foi de la renommée de Pierre Vardouin. Le maître de l’œuvre ne trouvait pas partout la même indulgence. Les esprits forts de l’endroit, — ces gens qui aiment à critiquer en raison directe de leur ignorance, — parlaient déjà librement sur son travail à mesure qu’il approchait de sa fin. On n’aimait pas la forme des gargouilles, qui vomissaient l’eau du sommet du corps carré ; la flèche ne s’annonçait pas bien, elle était trop massive, elle ne s’élançait pas gracieusement dans les airs. Ces commentaires ne se faisaient pas à huis clos ou à voix basse ; car le désir de se faire remarquer entre pour beaucoup dans l’esprit de ceux qui les font. Bien que Pierre Vardouin ne le cédât à personne sous le rapport du contentement de soi-même, bien qu’il fût convaincu de sa supériorité, il fut blessé au cœur par ces critiques malveillantes.

Un dimanche, en revenant de l’office avec sa fille, il passa près d’un groupe qui s’était formé à l’entrée du cimetière, comme pour mieux examiner les travaux. Il prêta l’oreille, espérant saisir au vol quelques-uns de ces mots flatteurs si agréables à la médiocrité. Hélas ! l’orateur de la troupe faisait une satire. Pierre Vardouin hâta le pas et entraîna sa fille sous le porche de sa maison. Il monta au premier étage, entra dans sa chambre et se jeta, tout découragé, sur une chaise. Sa fille, une jeune fille de seize ans, aux cheveux blonds, aux yeux purs comme un beau ciel d’été, une de ces adorables natures qui vivent de dévouement, devinent vos douleurs et s’ingénient toujours pour vous consoler, voyant l’accablement du vieillard, s’approcha de lui, prit ses mains et lui demanda la cause de son chagrin.

— Je crois savoir ; dit-elle, le motif de votre mécontentement. Mais laissez parler vos ennemis. Leurs amères critiques passeront comme le vent, et votre ouvrage restera pour dire votre nom et votre gloire aux âges futurs.

Le vieillard rougit légèrement, en voyant sa pensée si bien mise à nu. Il regretta de ne pas avoir mieux caché sa faiblesse et ne chercha plus qu’à dissimuler la honte qu’il en éprouvait.

— Que tu es jeune, ma pauvre Marie ! dit-il en regardant sa fille d’un air de compassion. Les épigrammes de ces lourdauds ne peuvent que s’aplatir en m’atteignant. J’ai le droit de les mépriser. Ce que tu as pris pour les souffrances de l’humiliation, c’était tout simplement une des mille souffrances de ce misérable corps qui se vieillit. Car je souffre affreusement ! Ma tête est lourde… Le sang me brûle !… je suis altéré. C’est cela même, ajouta-t-il en voyant sa fille courir vers une armoire et lui rapporter une coupe pleine de vin. Cela me calmera peut-être. La fièvre, la pire de toutes les maladies, la fièvre de l’esprit me dévore. La pensée, quand elle est trop forte, trop fréquente, use et abat le corps le plus robuste. Et c’est au moment où j’enfante les plus belles conceptions, où je m’épuise, où je me tue pour la gloire et l’embellissement de ce pays, c’est à cet instant que ces hommes stupides me crachent l’injure à la face. — Tiens ! regarde, dit-il après avoir amené sa fille près de la fenêtre, regarde cette tour, cette flèche, dépouille-les, par un effort d’imagination, de ces échafaudages qui les masquent en partie, et dis-moi si tu as vu jamais quelque chose de plus léger, de plus simple, mais aussi de plus solide et de plus gracieux !

— Vous n’ignorez pas, mon père, répondit naïvement Marie, que j’étais bien jeune quand j’ai voyagé et que je n’ai pas grande connaissance en fait d’art ?

— N’importe ! tu es ma fille et tu vas me comprendre. Admire l’élégance de ces fenêtres, longues et étroites. Admire la finesse des colonnettes ; vois comme les quatre pans de l’octogone correspondent bien aux quatre faces de la tour. Remarque comme chaque détail est étudié, comme tout est prévu, calculé, proportionné ; et dis-moi si ce n’est pas là un travail admirable !

— Oui, mon père, c’est bien beau.

— Eh bien ! le croiras-tu ? ce troupeau d’imbéciles me tourne en ridicule. Ils disent que l’effet est manqué, que ma tour ressemble au four d’un potier, que j’ai déshonoré leur village. En vérité, ils mériteraient, les misérables, que je commandasse à mes ouvriers de démolir leur église et de ne pas laisser pierre sur pierre de cet édifice de damnation !

— Plus vous vous emporterez, plus vous augmenterez votre mal, dit Marie.

Tout en parlant ainsi, la jeune fille prit doucement le bras de son père et le fit asseoir près de la table.

— Vous travaillez trop, vous vous fatiguez, reprit-elle. Que ne prenez-vous quelqu’un pour vous aider ?

— C’est cela ! grommela le vieillard avec humeur ; je ne suis plus propre à rien ! Vite, il faut faire place à un successeur ! Aujourd’hui, l’imbécillité ; demain, la tombe !

— Je prie assez le bon Dieu et sa douce mère, ma patronne, pour qu’ils me fassent la grâce de vous conserver longtemps.

— Je préférerais la mort à une vieillesse honteuse !

— Vous blasphémez, mon père, dit Marie. Est-ce que vous ne n’aimez plus ? ajouta-t-elle en se suspendant au cou du vieillard. Est-ce que je suis trop exigeante ? Je vous demande de vivre pour moi, de ne pas épuiser vos forces par un travail opiniâtre, de confier à quelque personne intelligente une partie de vos entreprises.

— Voilà justement la difficulté. Qui choisir ? Philippe, Robert, Ewrard ? Ils ne manquent pas d’adresse ; ce sont d’excellents tâcherons, de bons tailleurs de pierre, de bons appareilleurs. Mais allez donc leur demander des projections sur parchemin ou des tracés sur granit, et vous verrez la belle besogne qu’ils vous feront ! Toi, ma fille, tu parles fort à ton aise de choses que tu n’es pas capable d’apprécier. J’ai des ouvriers, des hommes qui exécutent bien, mais qui sont impuissants quand il s’agit d’inventer. Voilà ce qui me condamne à faire tout par moi-même.

— N’oubliez-vous pas quelqu’un ? dit Marie en rougissant.

Le maître de l’œuvre jeta un regard perçant sur sa fille et ne put s’empêcher de partager son trouble. Il ne comprenait que trop bien. Mais, feignant d’ignorer de qui la jeune fille voulait parler, il demeura les yeux fixes, comme un homme qui cherche à rappeler ses souvenirs.

— Celui qui a ciselé la coupe que vous avez entre les mains, reprit Marie.

— Je ne me souviens pas…

— Il vous l’a pourtant apportée lui-même, le jour de votre fête, il n’y a pas un an de cela. Le pauvre François, le fils de cette bonne mère Regnault, serait bien affligé s’il apprenait que vous faites si peu de cas de ses attentions pour vous.

— C’est vrai. Tu as ma foi raison ! Mais il est si jeune que je n’aurais jamais songé à lui, quand tu me parlais de chercher quelqu’un pour me décharger un peu de mon travail.

— Il a du talent.

— Qu’en sais-tu ?

— Mais ses dessins, ses statuettes, vous les connaissez aussi bien que moi… Que je vous montre encore un de ses derniers ouvrages !

Marie alla chercher son livre d’heures. Elle l’ouvrit et mit sous les yeux de son père une feuille de parchemin, enluminée avec cette richesse de couleurs qu’on ne rencontre plus que dans les manuscrits du moyen âge.

— Cela pourrait être mieux, dit Pierre Vardouin en répondant par un jugement sévère à l’enthousiasme de sa fille. Ce sont des enfantillages. Tout cela me confirme dans mon opinion sur François Regnault. Il ne saura jamais faire que des images ou des statuettes. Je t’interdis de rien accepter désormais de ce garçon-là.

— Est-ce qu’il y a du mal à recevoir un présent ?

— Sans doute, quand celui qui le fait espère un droit de retour. Te voilà maintenant l’obligée de François, et je ne le veux pas, entends-tu je ne le veux pas.

— Vous me grondez, petit père, dit Marie en jouant avec les cheveux du vieillard et en lui donnant un baiser sur le front. Est-ce que vous avez à vous plaindre de moi ? J’écoute docilement vos leçons ; je chante quand vous m’ordonnez de vous désennuyer ; je prie le bon Dieu avec ardeur, matin et soir, pour que vous soyez illustre et heureux, pour qu’il vous fasse retrouver en votre fille les vertus qui distinguaient ma pauvre mère. Enfin — et la jeune fille rendit sa voix encore plus caressante, — je vous ai promis de me soumettre à vos volontés. Vous choisirez vous-même mon mari, et je ne me plaindrai pas, s’il a les yeux noirs comme ceux du fils de la veuve Regnault. Mais voici les vêpres qui sonnent, ajouta Marie avant de quitter sa position de suppliante ; vous ne me laisserez pas partir sans me promettre d’être plus indulgent pour François ?

— Nous verrons ! répondit Pierre Vardouin en embrassant sa fille.

Et Marie s’échappa des bras du maître de l’œuvre, emportant avec elle du bonheur et de l’espérance pour le reste de la journée et s’attachant au dernier mot de son père, comme l’hirondelle, qui traverse les mers, se repose sur le mât d’un navire afin d’y prendre la force de continuer sonvoyage.