Le Maître du drapeau bleu/p1/ch2

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Éditions Jules Tallandier (p. 17-30).

II

TROIS CŒURS SOUS UN FILET



En parlant de Mme Van Permariboom, un Français, né galant, la déclare grassouillette. Tout individu appartenant à une autre nationalité la jugerait « follement obèse ».

Ce ne sont que rondeurs, que protubérances juxtaposées et qui, faute d’une base suffisante sur la digne personne un peu courtaude, se joignent, se contrarient, suivant des tangentes, des sécantes d’une géométrie déconcertante.

Au moral, Mme Van Permariboom est tout aussi boursouflée, car, de son crâne trop étroit pour le contenir, son orgueil s’est infiltré dans tout son être, à travers os, nerfs et tissus. Orgueil légitime, car elle est l’épouse du respectable Marfœus Permariboom, bourgmestre inamovible de la cité de Vœrzee, dont les dernières maisons ont vue sur la mer du Nord.

Aussi reçut-elle de la belle façon Sara et Lucien de la Roche-Sonnaille qui envahissaient son domicile !

Et quand ils lui narrèrent leur rencontre avec les géants jaunes, projetant un crime selon toute apparence, elle haussa les épaules.

— un crime !… En Hollande, on ne commet pas de crimes. Il faut être étranger pour ne pas savoir cela.

Comme ils insistaient, disant que leur canot avait suivi le rivage du Haringvliet de très près, sans qu’ils pussent apercevoir l’inconnu dont les athlétiques pêcheurs attendaient le passage ; comme ils priaient l’administration d’envoyer la gendarmerie sur les lieux, elle glapit :

— Déranger des citoyens paisibles pour rien…

— Pardon, rectifia Sara dont la patience commençait à s’épuiser, un attentat se prépare…

— Je vous répète que cela n’existe pas.

— Pourtant, nous avons entendu.

— Vous avez cru entendre. Les mœurs néerlandaises ne se prêtent pas aux drames si fréquents à l’étranger. Vous venez de Paris, n’est-ce pas ?… Vous jugez notre vertueuse contrée d’après la Babylone moderne…

Puis, à bout de souffle, elle sonna, ordonna que l’on reconduisît les visiteurs à la porte, et se replongea dans ses combinaisons de moutarde et de souper. Dans la rue, la petite duchesse trépigna :

— Quelle sotte créature !… Paris, la Babylone moderne… cette femme qui est une tour… une tour de Babel, car elle semble avoir confisqué à son usage l’abdomen de tous les peuples, civilisés ou non.

— Ma chère Sara, je vous en prie, un peu de tenue, prononça doucement Lucien.

— De la tenue ! s’écria-t-elle… — Crois bien, murmura le duc, que si je critiquais tes paroles, quant à la forme, sur le fond nous sommes d’accord.

Elle lut sourit tendrement :

— J’en suis bien sûre…

Et brusquement, la voix changée :

— Qu’allons-nous faire maintenant ?

Il la regarda surpris, balbutiant :

— Comment ? Ce que nous allons…

— Sans doute. Il ne faut pas compter sur la gendarmerie… et nous savons pourtant les projets des… bandits.

— C’est vrai.

— Donc, il faut les déjouer.

Lucien eut un haut-le-corps.

— Tu n’y penses pas…

— Je ne pense qu’à cela, au contraire.

— Nous sommes en pays étranger… nos adversaires inconnus sont évidemment sur leurs gardes et, l’aveu me coûte mais il est nécessaire, je ne vous vois pas venir à bout des deux hercules… Elle l’arrêta :

— Quiconque sait le guet-apens et ne s’y oppose pas, en devient complice.

— Oh ! complice, si l’on veut…

— Non pas. Qu’on le veuille ou non… Et je pense qu’un duc de vieille roche, une duchesse de fraîche date ne sauraient admettre l’hypothèse, comme disait le professeur de mathématiques.

Le jeune Français leva les bras au ciel, en un geste d’éloquente impuissance.

— Le jour baisse, le temps presse… À moins de remonter dans notre canot, de retourner là-bas et de nous faire assommer par ces mystérieux gaillards…

À vaincre sans péril, on triomphe…

— Non, Sara, pas de citations… c’est une solution du problème qu’il nous faudrait.

— Je n’ai jamais su résoudre un problème… Ah si !

Lucien interrogea sa compagne du regard.

— Se battre pour être battu, reprit-elle, ce n’est pas possible ; je suis de ton avis… Mais la personne que menacent les pêcheurs suit le sentier du bord de l’eau jusqu’à la route qui se dirige vers Oud-Beyerland… tu te souviens, ils l’ont dit…

— Oui, en effet.

— Eh bien, qui nous empêche de nous embarquer ? Nous aborderons à quelques centaines de mètres en aval du point où les coquins sont aux aguets… et nous préviendrons leur… victime au passage.

— Mais nous ne la connaissons pas.

— Oh ! il y a si peu de promeneurs dans cette campagne… et puis nous arrêterons tout le monde.

— Bravo ! ma chère Sara, tu es un ange !

Cinq minutes plus tard, par une des rues mornes de la petite cité, les deux époux parvenaient au quai du Haringvliet.

Ils délièrent l’amarre qui retenait leur canot électrique au pied d’un embarcadère sur pilotis, et la légère embarcation, évoluant sur l’eau calme que le crépuscule commençant teintait de gris, s’élança à toute vitesse dans la direction opposée à la mer.

— Ici nous serons très bien.

— Oui, je crois reconnaître ce moulin aux ailes blanches rechampies de vert.

— Nous sommes environ à sept ou huit cents mètres du poste d’observation des hommes jaunes.

Le canauto (canot automobile) a été tiré dans les roseaux ; sur la rive, Sara et son époux enroulent l’amarre autour du tronc tourmenté d’un saule au feuillage argenté, puis tous deux se couchent sur le sol, à l’ombre protectrice de l’arbre ami des terrains humides.

Le sentier qu’ils surveillent est à trois mètres d’eux, et au delà s’étend une prairie où des herbes folles, des fleurs sauvages, ombelles blanches pour la plupart, revêtent la terre d’un tapis verdoyant épais de soixante centimètres. C’est un rempart contre la curiosité. Les jeunes gens ne sauraient être aperçus que du côté de l’eau, ce qui n’a aucune importance, puisque ceux dont ils prétendent déjouer les desseins sont installés sur la même rive qu’eux-mêmes.

La nuit, du reste, se fait peu à peu.

Une teinte gris ardoise s’épand sur le paysage ; sur les prés, les arbres rares, les eaux si lentes en leur cours qu’elles semblent stagnantes.

Ainsi que des ampoules électriques, les étoiles s’allument à la voûte céleste. Et puis, là-bas, à l’horizon, une lueur argentée paraît, croît, s’élève, et telle qu’un ballon échappé à la main d’un baby de l’infini, la lune monte lentement dans le ciel.

La brume légère répandue sur toutes choses devient laiteuse. On comprend où les vieux conteurs des Pays-Bas ont puisé l’inspiration rêveuse qui leur fait habiller les elfes, les lynnes et autres divinités dansantes des nuits, de robes clair de lune !

Il règne un grand silence. Les herbes semblent se pelotonner pour s’endormir ; l’eau paraît oublier de couler ; les moulins cessent de tourner et immobilisent leurs grands bras, qui se dressent vers la lune en un geste implorant et pétrifié.

— Rien, murmure Sara d’une voix légère comme un souffle.

— Non, rien, reprend Lucien en prêtant l’oreille.

Si… il avait pris un autre chemin ?

— Bon, le résultat serait identique… il échapperait à ceux qui le guettent sur celui-ci.

— C’est juste… mais alors, nous resterions en sentinelles toute la nuit ?

La jeune femme murmura doucement :

— Qu’importe !… Elle est si douce, cette nuit… Elle est peuplée de rêves…

— Et de rhumatismes, ma chère.

— Oh ! s’exclama-t-elle, comme tu es pratique !…

Mais vite elle s’excusa, câline :

— Je demande pardon… Ai l’air de dire grosse méchanceté… Pas ça, pas ça du tout… J’ai parlé avant de réfléchir, tu ne m’en veux pas… Non, n’est-ce pas ? L’important est de réfléchir, avant ou après, Qu’est-ce que cela fait ?… Et tiens, voici ma réflexion. Le dernier train part de la gare d’Oud-Beyerland vers neuf heures… Si à neuf heures nous n’avons vu personne, nous redescendrons à Vœrzee… il y a bien un hôtel, une auberge où les rhumatismes restent à la porte.

Elle s’interrompit :

— Chut ! on marche dans le sentier.

— Oui, attention.

Un pas ferme, cadencé, sonnait sur le sol. À ce moment, quelques petits nuages masquèrent la lune comme une voilette de tulle estompant un visage d’élégante. Dans la clarté momentanément affaiblie, les jeunes Français distinguèrent vaguement une silhouette humaine.

D’un bond ils furent debout et s’élancèrent en avant avec ces mots :

— Monsieur… monsieur… veuillez nous écouter… n’ayez pas peur.

La recommandation venait trop tard. Le nocturne promeneur s’était jeté de côté dans la prairie. Sans doute une dénivellation du terrain, masquée par le feutrage des herbes, se trouva sous ses pieds, car il bascula et tomba tout de son long parmi les graminées et les ombelles, en clamant d’une voix aiguë, qui trahissait le sexe faible :

— Au secours !… Par le nom du docteur Martin Luther, ne me faites pas de mal !

Le voyageur était une voyageuse. Voulant sauver un représentant de l’espèce homme, les jeunes gens avaient simplement provoqué la culbute d’un échantillon de la plus belle moitié du genre humain.

Lucien, Sara s’empressaient à la relever, et le duc mettait dans la main de la villageoise un beau Ryks daalder d’argent (deux florins et demi, ou gulden, en disant :

— Acceptez et pardonnez notre erreur… Nous vous avons prise pour une autre personne.

Un emplâtre d’argent guérit tous les maux campagnards. La face terrifiée de la bonne femme retrouva le sourire, et, la voix haletante encore de la frayeur éprouvée, la Néerlandaise répondit gracieusement :

— Mon bon monsieur, je passe par ici tous les soirs… je vous rencontrerai toujours avec plaisir, ainsi que la jeune dame.

Sur ce, elle reprit son chemin, enchantée, faisant miroiter sa pièce blanche à la clarté de la lune, de nouveau sortie des nuages, bénissant l’astre des nuits qui l’avait fait prendre pour une autre, et qui lui avait ainsi permis d’empocher un beau deux gulden et demi. Sara, elle, avait regagné son poste d’observation, et comme Lucien s’étendait auprès d’elle, elle lui confia, dans un rire silencieux :

— Décidément, c’est très coûteux de faire le bien.

Puis, le bruit des pas de la campagnarde s’éteignit dans le lointain ; le silence se rétablit, la faction continua.

Un quart d’heure, vingt minutes s’écoulèrent ainsi.

L’humidité de la nuit commençait à pénétrer le petit ménage français ; leurs réflexions devenaient moroses :

— Défendre un inconnu contre un danger, c’est très joli… sortir, pour ce bel exploit, cinq francs vingt-cinq centimes, passe encore ; mais risquer la bronchite, laquelle, si l’on n’y prend garde, dégénère en pleurésie, broncho-pneumonie et autres préparateurs de mort en vie, cela dépasse les folies admises en un voyage de noces.

Et peut-être allaient-ils prosaïquement réintégrer leur bateau pour se mettre en quête d’une auberge riveraine, quand un pas vif, alerte et léger, les cloua sur place. De nouveau, on venait, sur le sentier.

Cette fois, ils se dressèrent doucement, se confondant avec le tronc du saule leur servant d’appui. La lune, débarrassée de toute vapeur, répandait sa clarté opaline sur la terre. Sara, Lucien distinguèrent un personnage se dirigeant vers eux.

Grand, souple, élancé, dans sa blouse de chasse, le pantalon large serré en des jambières de cuir. Un béret rejeté en arrière laissait ses traits en pleine lumière et Lucien ne put se tenir de dire :

— Sapristi ! un beau gars !

C’était vrai.

La figure du plus pur ovale, le teint mat, de grands yeux de velours sombre exprimant la douceur et la volonté, le nez d’un dessin impeccable, les lèvres ombragées d’une moustache fine et soyeuse, tout cela, ajouté à la stature élevée, nerveuse, élégante et robuste, faisait de l’inconnu un de ces types admirables de beauté, que l’on ne rencontre plus guère que dans le nord de l’Inde, certaines provinces de l’Afghanistan et le Turkestan.

Si bas qu’eût parlé Lucien, le nouveau venu avait perçu le chuchotement de sa voix. Il s’arrêta. Le Français se pencha vers sa compagne :

— Montrons-nous.

Et, attirant Sara sur le sentier :

— Monsieur, dit-il avec un salut parfaitement correct, vous n’avez rien à craindre. Nous sommes Ici pour vous rendre un service.

— Un service ? répéta l’inconnu d’une voix chaude, sonore, attirante.

— Oui. Ne prenez-vous pas, chaque soir, le train pour La Haye, à la gare d’Oud-Beyerland ?

— Comment savez-vous cela ?

— C’est donc vous… parfait… vous comprendrez tout à l’heure…

Tout en parlant, les jeunes gens s’étaient rapprochés de leur interlocuteur.

— À quelques centaines de mètres d’ici, continua le duc, deux hommes se proposent de vous attaquer… ils ont nom Log et San…

L’inconnu tressaillit.

— Log et San, fit-il comme malgré lui… ceux qui veulent du sang… ceux pour qui le Drapeau Bleu…

La phrase fut brusquement coupée.

Un bruissement étrange siffla dans l’air, et les trois causeurs sentirent s’abattre sur eux un objet lourd… Ils devinèrent vaguement les mailles d’un filet, dont les « plombs » frappèrent leurs jambes.

Puis une secousse violente, une chute sur le sol, une sorte d’engourdissement, puis plus rien.

Ils gisaient tous trois l’un sur l’autre, emprisonnés dans les mailles d’un vaste filet-épervier.

Et, debout parmi les hautes herbes, au milieu desquelles ils avaient rampé, Log et San riaient silencieusement, leurs faces jaunes striées de mille plis.

— Hein, fit le second, heureusement qu’ils ont arrêté la paysanne et que son cri d’appel est parvenu jusqu’à nous, n’est-ce pas, seigneur Log ?

Le premier hocha la tête :

— Nous tenons Dodekhan… son corps est à nous… Demain, nous aurons le moyen d’asservir son âme. Nous serons alors maîtres du Drapeau Bleu.

— Oui, Seigneur, gronda l’herculéen San, dont les traits exprimaient une cruauté farouche.

— Le canot de ces étrangers est là, reprit celui qui semblait commander. Transporte-les à bord. Nous déciderons du sort des étrangers quand nous aurons rejoint le Maharatsu qui croise au large.

Un instant plus tard, les prisonniers, toujours enveloppés dans le filet, étaient couchés au fond du canot électrique, et les deux géants jaunes s’embarquaient à leur tour, faisant frémir sous leurs pieds la légère chaloupe, construite sans nul doute en vue de passagers moins gigantesques. Un clapotement de manette, et le bateau s’éloigna de la rive, reprenant le chemin de la mer.

Quand Sara de la Roche-Sonnaille revint au sentiment, ce fut pour promener autour d’elle des regards stupéfaits.

Elle était étendue sur une couchette, dans une cabine de navire. Par la lentille transparente du hublot, un gai rayon de soleil pénétrait.

Elle se passa la main sur le front, se souleva lentement et enfin s’assit, les jambes pendantes, au bord du cadre, sur lequel elle reposait tout à l’heure.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? murmura-t-elle.

La jeune femme se sentait la tête lourde, les idées troubles. Avait-elle dû dormir, pour être engourdie à ce point !

Mais, peu à peu, ses idées se clarifiaient. Elle se rappelait son intervention dans un drame inconnu, les pêcheurs à la face jaune, le beau garçon menacé par eux, et puis Lucien, elle-même, bousculés, entrechoqués, perdant connaissance.

Tout cela n’expliquait pas sa présence en mer… Car elle était en mer, un léger roulis ne laissait aucun doute à cet égard.

Néanmoins elle se dressa sur ses pieds et se dirigea vers le hublot, non sans constater que ses jambes molles la portaient avec peine.

— Ça y est, fit-elle encore, je suis sur un paquebot

Elle fit tourner sur sa charnière l’obturateur du hublot et, ranimée par la brise tiède qui se coulait par l’ouverture, elle examina les alentours.

Elle était bien sur un steamer, en panne à un mille environ d’une côte basse que le soleil teintait d’or.

Elle eut un cri.

— Mais c’est Scheveningue, la plage fréquentée par les habitants de La Haye !

Eh oui ! Elle reconnaissait les dunes ocrées, la digue où les baigneurs matineux figuraient des taches sombres, les villas, les gares des tramways à vapeur reliant les deux villes, et les hôtels, et le Kurhaus, avec sa large terrasse, la coupole de la Salle des fêtes, la jetée promenade terminée par la rotonde du café-restaurant.

— C’est tout de même un peu raide d’être ici… Et Lucien ! Qu’en a-ton fait ? Je ne suis pas mariée depuis assez longtemps pour égarer mon mari.

Elle courut à la porte. Impossible d’ouvrir…

— Enfermée à clef… Voilà qui dépasse les bornes !

Et, furieuse, elle se mit à frapper la cloison. Coups de poing, coups de pied se succédaient avec un entrain qui démontrait chez la gentille prisonnière des aptitudes toutes spéciales pour la boxe ou le jiu-jitsu.

Elle s’arrêta net. Une clef avait grincé dans la serrure.

La porte tourna sans bruit et Sara poussa un cri. Celui qui entrait était l’un des deux pêcheurs étranges, le même qui répondait au nom de Log, qui semblait naguère commander à l’autre ; seulement, le personnage avait remplacé sa tenue rustique de dépopulateur de rivières par un élégant complet de voyage, qui faisait ressortir sa stature athlétique.

Mais la prisonnière n’accorda qu’une attention distraite à la toilette du visiteur. Ses yeux s’étaient fixés sur le visage du personnage et ne pouvaient s’en détacher.

Visage singulier, d’un ton ambré, où les yeux, le menton et les lèvres seuls remuaient ; les joues, le front, le nez n’avaient pas un frémissement, pas une palpitation… ils étaient rigides, figés.

Et cette figure, à demi pétrifiée, à demi mobile, devenait effrayante.

L’inconnu comprit sans doute la pensée de la petite duchesse, car il dit avec une nuance d’ironie :

— Vous m’aviez mal vu hier… et mes traits vous produisent une impression désagréable…

Elle l’interrompit, incapable de se contenir plus longtemps.

— Vous avez dit : hier ?…

— Sans doute, affirma-t-il, le plus paisiblement du monde. Souvenez-vous, la soirée était avancée quand… j’eus l’honneur d’entrer en relations avec vous. Le soleil brille, maintenant ; c’est donc que la nuit a pris fin.

— Mais ce n’est pas possible.

Il désigna le hublot ensoleillé.

— Voyez… le soleil vous garantit la véracité de mes paroles.

— Non… ce n’est pas le jour que je conteste… c’est que j’aie pu dormir si longtemps…

Il eut un nouveau sourire. —

L’épervier qui m’a permis de… triompher, était humecté de chloroforme… Cela fait dormir, parfois pour toujours.

Elle frissonna sous la pesée du regard de son interlocuteur et courba la tête.

— Vous avez compris ? demanda-t-il. Maintenant je vais reprendre l’entretien où vous l’avez coupé. Un conseil en passant ! Personne au monde ne saurait m’empêcher de parler et d’agir de la façon et dans l’ordre que j’ai décidé. Donc ne m’interrompez plus, si vous tenez à être rapidement renseignée.

Et, après un temps :

— Je disais que mon visage vous effrayait… Je n’ai encore — il appuya sur le mot — aucune raison de vous terrifier… et puis vous n’êtes pas bouddhiste, par conséquent je consens à me montrer à vous tel que je suis.

Il avait porté la main à son front.

Sara ne put retenir une exclamation stupéfaite.

L’inconnu semblait avoir arraché un voile de sa physionomie. Toute la figure, à présent, vivait, une figure belle sans doute, mais déparée par l’éclat sauvage, presque féroce du regard.

Entre le pouce et l’index, l’homme tenait un masque, une sorte de « loup » jaunâtre, transparent, mince comme une pellicule.

— Qu’est-ce ? balbutia-t-elle.

— Un masque d’ambre, ricana-t-il. Rien ne déguise comme cela…

D’un ton sinistre, il ajouta :

— Rien ne doit vous inciter autant au dévouement, à l’obéissance.

— À l’obéissance… protesta Sara, prête à tout le contraire.

— « Vous comprendrez quand je jugerai le temps opportun. En attendant, vous obéirez sans comprendre.

— J’obéirai… il vous plaît à dire.

En véritable Française, la petite duchesse était beaucoup plus disposée à commander qu’à subir une autorité étrangère. Toute sa personne exprimait le défi.

L’homme haussa les épaules.

— Vous obéirez… parce que vous vous êtes mêlée à mes affaires sans en être priée… et que j’exige maintenant que vous vous en occupiez sur mon ordre.

— Ah bien ! plaisanta-t-elle, pour cacher son inquiétude intérieure, si vous comptez sur cet ordre-là pour obtenir celui de la Légion d’honneur !…

— Vous obéirez, répéta-t-il avec autorité.

Elle sentit en elle quelque chose comme la peur, et cependant elle répliqua :

— Vous avez de l’aplomb, vous… vous savez !

Sans élever la voix, l’inconnu se borna à jeter négligemment cette phrase ambiguë :

— Cette jolie tête va se courber.

— Vraiment ?

— Car si elle demeure aussi altière, une autre tombera !

Ces mots sonnèrent comme le coup de hache sur l’échafaud. Tout l’être de Sara frémit, et presque sans en avoir conscience, ses lèvres s’ouvrirent, laissant jaillir un nom :

— Lucien !

— C’est cela même, madame la Duchesse… Nous commençons à nous entendre.

Puis, avec une désinvolture charmante :

— Durant le sommeil de votre noble mari, j’ai pris connaissance de ses papiers…

Sara eut une moue dédaigneuse. Lui secoua la tête et, narquois :

— J’ai trouvé un homme… que je puis considérer comme mort !… J’ai recherché son identité afin d’aviser sa famille.

Puis, reprenant un ton moins menaçant :

— Ne blêmissez pas, madame la Duchesse ; la santé de M. de la Roche-Sonnaille m’inspire déjà moins d’inquiétudes… et j’espère qu’avec votre aide, nous le sauverons du lacet de Confucius — vous autres, Occidentaux, dites, je crois, l’épée de Damoclès — qui menace ses jours.

D’un accent hypocritement, pitoyable, il acheva :

— J’en suis ravi pour ma part… car rien ne m’apparaît lamentable comme la séparation brutale, éternelle, de deux êtres comme vous.

En proie à une angoisse indicible, Sara ne répondait plus. Il lui semblait que ses lèvres, sa langue, étaient paralysées, qu’elles n’obéissaient plus, à sa volonté.

Il lui fallut un effort violent pour prononcer :

— Enfin, que voulez-vous de moi ?

Cette fois, le seigneur Log daigna sourire. Il eut une inclination du meilleur style et, de l’accent le plus fadement mondain, il susurra :

— Vous êtes tout à fait charmante, mais quels mots violents vous employez !… Ce que je veux… Oh ! madame la Duchesse, je vous adressais une prière, simplement. Sur l’échiquier du monde, je joue une partie gigantesque, jugez de ma joie en voyant la Grâce et la Beauté se mettre dans mon jeu !

Il arrondissait galamment le bras.

— Vous plaît-il de vous appuyer sur moi pour gagner le pont… Un canot est prêt à vous conduire à terre, et je vais vous dire ce que je sollicite… humblement, de votre raison.

La jeune femme se rendit compte que toute résistance était inutile. En frémissant, elle posa sa main sur le bras de son athlétique interlocuteur, puis tous deux, par les coursives, gagnèrent le pont.

Log avait dit vrai. Au bas de l’escalier de la coupée, une chaloupe attendait, les rameurs à leurs bancs.

— Vous voyez, dit-il.

Sara fit « oui » du geste. Alors il tira de sa poche un papier couvert de caractères tracés au dactylographe et le tendit à la jeune femme.

— Vous lirez ceci durant la petite traversée. Un quart d’heure est largement suffisant pour vous pénétrer de…

— De vos ordres… grommela-t-elle.

— Non, non, belle dame, pas d’ordres, des conseils seulement. J’aurais pu vous les donner verbalement… les paroles ne laissent point de traces… J’ai préféré vous remettre un écrit… Vous pourriez vous en servir pour appuyer vos dires si vous me trahissiez… En vous le confiant, je vous prouve que je vous crois incapable de traîtrise.

— Mon mari vous répond de moi, lança-t-elle, frémissante de se sentir aussi complètement dominée.

Log se récria :

— Oh ! madame la Duchesse… Votre mari est pour moi l’espoir de votre retour, il sera un souvenir de cet instant délicieux… un souvenir dont je ne consentirai à me séparer qu’avec…

— Qu’avec la vie… un cliché de romance…

— Qu’avec sa vie… un cliché de tragédie, madame la Duchesse.

La jeune femme eut un geste rageur. L’homme étrange lui causait une terreur insurmontable, et il restait son maître, même en fait de reparties.

Et — l’esprit humain a des mouvements inattendus — Sara songea, à ce moment, que l’instruction supérieure donnée par les lycées à leurs élèves, lui avait assuré, jusque-là, la palme dans les causeries mondaines. De se voir dominée, même sur ce point, elle éprouva comme un regain de découragement. Si bien que, d’un ton soumis, elle murmura :

— J’obéirai.

— Daignez donc embarquer, madame la Duchesse… Un jour vous reconnaîtrez combien je suis dévoué au bonheur de mes… amis ; car il m’est doux de me croire votre ami.

Un instant après, la petite duchesse, assise à l’arrière de la chaloupe qui se dirigeait à force de rames vers la jetée, dépliait pensivement le papier que Log lui avait confié un instant plus tôt, sur le pont du steamer Maharatsu.