Le Maître du drapeau bleu/p1/ch3

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Éditions Jules Tallandier (p. 31-49).

III

LE DRAPEAU BLEU



La ville de La Haye, qui s’enorgueillissait d’avoir été choisie, en 1899, comme lieu de réunion au Congrès de la Paix, était de nouveau en joie.

Sur l’initiative des gouvernements russe, japonais et des États-Unis d’Amérique, un second Congrès avait été accepté par les peuples civilisés, et ce Congrès avait voulu se rassembler encore dans la capitale hollandaise, dans cet Huis ten Bosch, la maison du Bois, palais où la conférence de 1899 avait déjà tenu ses assises.

Qu’allait-il sortir de la nouvelle Assemblée ?

Que décideraient les représentants officiels des différents gouvernements ?

Tous bas, les optimistes prédisaient la constitution d’une Confédération européenne, les États-Unis d’Europe, où chaque nation continuerait à s’administrer selon ses goûts, mais où la politique étrangère s’inspirerait des intérêts européens et non plus de ceux de telle ou telle nation ; mais où les contestations entre peuples seraient désormais réglées par un tribunal, assemblée supérieure dont les jugements remplaceraient avantageusement les guerres et les massacres.

Ces gens bien informés partageaient la terre en trois groupements.

Deux groupements mangeurs : les États-Unis du Nord-Américain, avec action privilégiée sur tout le Nouveau Monde, aussi bien au sud de Panama qu’au septentrion, et les États-Unis d’Europe, avec action privilégiée sur l’Afrique.

Un groupement mangé : l’Asie, pour laquelle on adopterait le régime de la porte ouverte, c’est-à-dire du dépeçage en règle par les diverses unités composant les premiers groupements.

Comme on le voit, la justice était quelque peu égratignée dans ce partage du monde ; mais les Russes, Japonais, Anglais, Allemands, Français possédaient de si riches territoires asiatiques que l’on ne pouvait décemment les inviter à les évacuer, afin de doter les Asiates des bienfaits d’une troisième Confédération : les États-Unis d’Asie.

Ce jour-là, vers deux heures, quatre personnes, respectueusement saluées par le personnel, sortirent de l’Hôtel des Indes, situé sur la promenade de Lange Voorhout, qu’entourent le palais Guillaume, le ministère des Finances, où le prince Galitzin, alors ambassadeur de Russie, offrît, au XVIIIe siècle, l’hospitalité à Diderot ; et, plus loin, le palais de la Reine-Mère, jadis Hôtel Hope, résidence de Napoléon Ier en 1810.

Sur le registre de l’hôtel, les personnages, évidemment étrangers à la Hollande, avaient inscrit ainsi leurs noms et titres :

Général Stanislas Labianov, représentant de la Russie au Congrès de la Paix, et sa fille Mona.

Amiral comte Ashaki, délégué du Japon et sa fille Lia-Nmgui.

Le général, grand, fort la figure colorée, la barbe grisonnante taillée à la Souwarof, marchait auprès du comte Ashaki, petit, la face safranée, les yeux obliques remplis de vivacité.

Les deux jeunes filles allaient en avant, se donnant le bras, prouvant qu’en dépit des vils flatteurs locaux, le charme, la beauté sont à toutes les races, appartiennent à toutes les latitudes.

Mona, la jeune Russe, pouvait avoir seize ans… De son père, elle tenait une taille assez élevée, mais sa minceur robuste, son visage à la peau transparente sous la lourde couronne de ses cheveux blonds, ses yeux d’un bleu tendre, yeux de rêve au repos, de résolution dans l’action, en faisaient un type adorable de vierge slave.

Lia-Nmgui, sa compagne japonaise, était de stature moyenne. Très brune, les yeux sombres et rieurs, un coloris étrange, sorte de matité ambrée, charmeuse plus que réellement belle, gracieuse plus que sculpturale, résolvant, secret de la femme nippone, le problème délicat d’être à la fois svelte et grassouillette.

Au demeurant exquise avec son parfum exotique et portant gentiment son nom de fleur, car Lia-Nmgui signifie tout uniment Lotus Nacré.

Les jeunes filles marchaient, Mona avec une mélancolie dans ses regards bleus, Lotus-Nacré avec une expression curieuse, indéfinissablement jalouse en ses yeux noirs.

— Ainsi, Mona, tu crois l’avoir vu ?

— Oui il y a deux ans, à Sakhaline… Les soldats de ton Mikado avaient vaincu mes frères russes. Mon père, gouverneur de Sakhaline, restait debout avec une quinzaine d’hommes, entourés par l’ennemi. Ils allaient se faire tuer, et je serais morte avec eux pour la patrie russe, quand Dodekhan parut

— Dodekhan… C’est bien le nom. Mais comment vous délivra-t-il ?

— Je ne sais pas.

— Comment, tu ne sais pas ?

— Non, ma chère curieuse, non. Il donnait des ordres ; tes compatriotes obéissaient, et depuis, depuis… Une mystérieuse protection accompagne mon père… Il est comblé d’honneurs, ce qui n’arrive généralement pas aux vaincus… Pour ce Congrès encore, le gouvernement l’a désigné de préférence à cent autres.

— Son mérite n’explique-t-il pas ?

— Non.

— Tu es dure pour l’auteur de tes jours, plaisanta Lotus-Nacré avec une vivacité presque parisienne.

Mais Mona répondit gravement :

— Je m’exprime mal. Toute la vie du général Labianov est pleine de belles, de nobles actions. Elles n’avaient point suffi à le mettre en lumière. Le poste même qu’il occupait, le gouvernement de Sakhaline, une île neigeuse, glacée, où l’on gardait de malheureux forçats, te le prouve. Et depuis la rencontre de Dodekhan, les moindres gestes du général sont commentés avec faveur, ses moindres paroles sont acceptées comme des oracles.

— Et tu attribues cela…

— À Dodekhan.

— Et rien ne t’a mise sur la voie, ne t’a laissé soupçonner ce qu’il est ?

— Rien… Je t’ai dit sa réponse, le seul jour où je l’interrogeai…

— Ah oui ! « Je suis le Maître du Drapeau Bleu… », mais qu’est-ce que cela signifie ?

— Mystère.

— Et cette communication sécrète du Mikado au comte Ashaki : « Tenir le plus grand compte de tout conseil qui vous arrivera sous le couvert de la signature : « Dodekhan. »

— Communication identique à celle que le ministre des Affaires extérieures de Russie a fait tenir au général Labianov !

— Qu’est-ce que tout cela veut dire ?

Un instant les jeunes filles gardèrent le silence.

Elles avaient traversé le Voorhout, suivi la Korte Voorhout, large avenue où se dressent le Théâtre Royal et le Palais de la princesse Marie. Maintenant elles franchissaient le petit pont jeté au-dessus du Canal de ceinture, et elles s’engageaient sur la Straatweg, allée centrale de Het Bosch, le Bois, qui a donné son nom au palais où se tenait le Congrès.

Les deux diplomates restaient à une vingtaine de pas en arrière.

Soudain, Lotus-Nacré se pencha et, la voix abaissée, une pâleur étrange s’épandant sur ses joues ambrées :

— Il t’a paru beau ?

— Oh ! fit seulement Mona.

— Et son image est restée présente à ta mémoire, tu le reconnaîtrais ?

— Mais oui, murmura la blonde Russe, avec un accent de reproche, comme s’il lui avait semblé injurieux, que l’on pût la soupçonner d’avoir oublié.

Sur les traits de la Japonaise passa le frisson d’une lutte intime. Ses yeux se voilèrent un instant, puis d’un geste brusque, ce geste fatal des résolutions désespérées, elle retroussa légèrement la manche gauche de son vêtement Autour de son poignet délicat s’enroulait un serpent d’or, supportent un médaillon formant montre.

Elle souleva le cadran où couraient les minuscules aiguilles de platine, et, levant le bras, amena le boîtier tout près des yeux de sa compagne :

— Regarde, dit-elle.

Mona regarda. Sur le bottier était figuré un portrait émaillé. Elle eut un petit cri.

— Dodekhan !

— C’est donc lui ?…

— Mais comment possèdes-tu ce portrait ?

— Je vais te le dire. Au moment de quitter le Japon, tandis que le Mikado recevait mon père en audience particulière, la Naïa-doa, la grande maîtresse de l’étiquette, si tu veux, me conduisit devant l’Impératrice. Celle-ci fixa elle-même ce bracelet à mon bras, elle me montra le secret du boîtier et me dit ces paroles :

« — Lotus-Nacré, promets à ta souveraine de réserver ton cœur à celui dont voici l’image. Tu le rencontreras, sois-en sûre. Alors fais qu’il te voue sa tendresse !…

« — Pourquoi, pourquoi, Madame ? m’écriai-je.

« Elle sourit, caressa mes cheveux de sa main auguste et, tout doucement :

« — Enfant, je ne puis te confier les choses qui font se courber vers la terre, pensifs, les fronts des souverains… Mais retiens mes paroles… obéis aveuglément à mes conseils… La grandeur du Japon est en ta corolle, petite fleur, Lotus-Nacré. »

— Et tu penses à lui ? prononça Mona avec effort.

— Toujours. C’est l’ordre de l’Impératrice.

Mais la fillette s’interrompit en voyant deux grosses larmes couler sur les joues de son interlocutrice.

— Tu pleures, Mona ?

— Non, non !

— Pourquoi nier… Je le vois bien, je t’ai fait de la peine.

— Eh bien, oui, là… Si tu le rencontres… ne songe pas aux ordres de ta souveraine…

— Ne plus songer ?…

— Je t’en prie… Aucune impératrice ne m’en avait donné à moi, et pourtant… pourtant…

— Achève.

— Je viens de sentir que je te haïrais si tu lui devenais chère !

Les regards des jeunes filles se croisèrent. L’éclair des yeux noirs se heurta au rayonnement d’acier des yeux bleus, puis ces lueurs s’éteignirent, et en même temps, détournant la vue, elles dirent d’une voix mal assurée, vague, comme lointaine :

— Le Pavillon du Bois.

Devant elles s’étendait le vaste tapis vert des pelouses semées de loin en loin de massifs d’arbres touffus.

Des blancheurs de statues se montraient de-ci de-là, et formant le fond ainsi qu’un écran, la façade du château, avec ses deux ailes, dominées par la coupole de la salle d’Orange, étalait son architecture d’un composite amusant datant partie de 1647, partie de 1748. À travers les carreaux d’une fenêtre se distinguait confusément le buste de marbre d’Amélie de Solms, veuve du Stathouder Frédéric-Henri d’Orange, qui chercha à consoler son veuvage en édifiant le castel autour de la salle que marque la coupole, consacrée à la mémoire du défunt.

Et à gauche, masquant l’angle de l’aile du bâtiment, s’enguirlandait de plantes grimpantes le cabinet de verdure édifié naguère pour Louis Bonaparte, qui affectionnait cette retraite.

Cependant les pères avaient rejoint les jeunes filles.

Elles purent entendre ces paroles, prononcées par le comte Ashaki :

— Le statu quo… évidemment, le statu quo… La porte ouverte ; chacun pour soi. La Confédération est commerciale, pacifique… elle ne saurait avoir un but de guerre…

Il s’interrompit en remarquant l’attention de Mona et de Lotus-Nacré.

Et les quatre promeneurs, faisant le tour du pavillon d’angle supporté par des arcades romanes, parvinrent devant l’entrée principale et gravirent les deux régimes de dix-huit degrés accédant à la terrasse, où s’ouvrent les trois portes-fenêtres par lesquelles on pénètre à l’intérieur du palais.

Plusieurs personnes, au passage, serrèrent la main des deux congressistes : le comte Bianchi, M. Lothz, sir Andrew Black, le duc de Fez, le baron de Dann, délégués d’Italie, de Suisse, des États-Unis, d’Espagne, de Norvège.

Sir Vilian Goodneforte, envoyé d’Angleterre, les arrêta même :

— Un mot, je vous prie.

Labianov et Ashaki répondirent en même temps :

— Avec grand plaisir.

Puis, s’adressant aux jeunes filles, qui avaient également fait halte :

— Allez, mesdemoiselles… Occupez les places qui vous sont réservées.

Elles sourirent et, comme si elles avaient oublié leur conversation de tout à l’heure, elles gagnèrent la salle d’Orange, lieu de réunion du Congrès.

Elles n’eurent point un regard pour la porte d’entrée, sur les panneaux de laquelle, prescience d’artiste, Corneille Brizé peignit, en 1651, le groupe symbolique : Hercule et Pallas ouvrant la porte à la Paix, et pénétrèrent dans la salle octogonale, éclairée par la verrière de la coupole…

Sans doute, elles étaient déjà accoutumées à la richesse de l’ornementation, car elles ne parurent prêter aucune attention aux peintures murales : Le triomphe de Frédéric-Henri, par Jordaens, éclatant de coloris, l’Hercule, du même, dressant sa puissante stature près de la fenêtre, Les Cyclopes, par Van Thulden, etc.

Non. Elles regardaient la vaste table centrale, semée d’encriers, de plumes, de papiers, autour de laquelle allaient prendre place les délégués du Monde, enfin désireux de paix ; puis, tout autour de la rotonde, les deux rangées de banquettes destinées au public choisi, autorisé à assister aux délibérations.

Une légère balustrade en bois, posée à même le parquet sur des pieds en T, séparait seule les curieux de l’enceinte réservée aux congressistes.

Mona et sa compagne s’installèrent sur la première banquette, tout près de l’entrée, sans prendre garde à une jeune femme, à peine plus âgée qu’elles, qui déjà occupait l’angle de la seconde.

Par contre, celle-ci parut s’intéresser beaucoup aux jeunes filles.

— Si mes instructions sont exactes, murmura-t-elle, la blonde est Mona, la brune, Lotus-Nacré… « Elles sont charmantes… pauvres petites !

Avec un soupir de regret, elle conclut :

— Et je dois les entraîner dans un guêpier… que je sens terrible, bien que je n’en puisse préciser les dangers.

Sa physionomie mobile exprima l’irritation. Sara, on l’a reconnue à ce monologue, Sara, se conformant en tout aux instructions écrites de Log, avait pris, à Scheveningue, le tramway à vapeur à la station du Kurhaus, était descendue à Maliebaam et, traversant le Bois, avait gagné le palais, puis la salle d’Orange, où, sur présentation d’une carte, jointe à sa « feuille de conduite », elle avait été admise sans difficulté.

Maintenant, elle avait interrompu son monologue intérieur, et, penchée en avant, elle prêtait une oreille attentive au dialogue des deux jeunes filles, bavardant à mi-voix, tandis que, lentement, les congressistes entraient dans la salle, par groupes affairés, discutant avec des gestes dignes, des intonations graves, seuls convenables chez des gens proclamés arbitres de la paix mondiale.

Chacun s’installa… il y eut un bruit de chaises remuées, des toux contenues, des chuchotements et enfin le silence s’établit.

— La parole est à M. Léon Villageois, délégué de France, prononça le président.

Un murmure discret du public et l’envoyé de France se leva :

— Messieurs, j’ai une simple motion à présenter au Congrès. Ce qui doit sortir de notre réunion, c’est la paix certaine pour l’Univers, c’est le premier pas de la marche sereine de l’Humanité dans les siècles à venir. Or, qu’avons-nous fait, jusqu’à présent ? Nous avons déplacé le théâtre des guerres probables, nous avons créé des causes nouvelles de conflits futurs.

Des protestations éclatèrent ; mais la sonnette présidentielle tinta, et dans le silence revenu, l’orateur poursuivit :

— Je n’ai pas l’intention d’inculper le bon vouloir de mes collègues… les faits seuls sont coupables. Nous avons pu aisément arriver à l’entente sur la constitution des États-Unis d’Amérique et d’Europe et sur leurs sphères respectives d’influence… Mais l’Asie reste. Le régime de la porte ouverte, c’est l’anarchie, c’est le choc des ambitions, des appétits, des intérêts… C’est l’Europe et l’Amérique aux prises, se disputant les riches territoires, surabondamment peuplés, consommateurs d’une inépuisable capacité offerts aux industries rivales… La conséquence normale, naturelle, inéluctable, est la guerre, cent fois plus atroce que dans le passé, car elle mettra aux prises, non plus deux nations, mais deux parties du monde.

— Le seul moyen de remédier à cela, s’écria ironiquement le délégué d’Allemagne, le seul moyen serait que les possesseurs de territoires asiatiques commençassent par les évacuer.

Le mauvais vouloir de l’Allemagne, puissance basée uniquement sur le militarisme, n’était un secret pour personne. Sans cesse le délégué d’Empire avait cherché à entraver les travaux du Congrès de la Paix, et lorsque tous les assistants avaient voté « oui », en faveur de la formation des États-Unis d’Europe, seul il avait voté « non ».

Le choix même du personnage avait été un défi à la paix. Son nom rappelait à la France une douleur ineffaçable, que, dans un élan humanitaire, elle s’efforçait d’oublier. Il portait le titre de comte de Strasbourg.

Mais, à la surprise générale, Léon Villageois repartit sans sourciller :

— Justement !… C’est ce que, d’accord avec mon collègue d’Angleterre, sir Goodneforte, je souhaitais proposer. Les avances considérables consenties par les gouvernements intéressés pour doter des régions asiatiques d’une administration, de routes, canaux, chemins de fer, etc., figureraient au budget des nations rendues libres, sous la rubrique : « Dette flottante » ; il serait prévu un intérêt annuel et un délai normal d’amortissement.

— L’Empire d’Allemagne ne consentira jamais à abandonner ainsi ses possessions de la province chinoise du Chan-Toung.

Le délégué français continua :

— La Russie, le Japon, l’Angleterre, l’Allemagne et la France sont les principaux propriétaires des provinces asiates. Plaise au Congrès de décider s’il y aurait lieu de provoquer un vote spécial de ces cinq puissances, l’avis de la majorité devant prévaloir. En ce qui concerne mon gouvernement, je suis autorisé à voter « oui ».

— Et moi « yes », appuya l’envoyé britannique.

— Messieurs, déclara alors le président, je lève la séance durant une heure, afin de permettre aux membres présents de réfléchir et de se concerter sur la question de principe.

Un brouhaha de conversations remplit aussitôt la salle.

Congressistes, spectateurs commentaient à l’envi la motion française. La plupart se montraient favorables à son adoption, mais on reconnaissait que la Russie avec la Sibérie ; le Japon maître de la Corée et privilégié en Mandchourie ; l’Angleterre établie aux Indes, la France en Indo-Chine, l’Allemagne au Chan-Toung avaient seules qualité pour décider.

On félicitait les gouvernements amis de la République française et du Royaume-Uni d’avoir apporté pareil gage à la cause de la paix, car tous comprenaient que la conséquence directe de la mesure préconisée serait la formation d’un troisième groupement mondial : les États-Unis d’Asie.

Au plus fort des discussions, la porte décorée par Corneille Brizé tourna lentement sur ses gonds ; un petit cycliste, portant la tenue des « chasseurs » de l’Hôtel des Indes parut sur le seuil. Un huissier lui désigna Mona Labianov.

Le groom vint à elle, et, la casquette à la main, lui remit une enveloppe.

Si la jeune Russe se fût retournée, elle eût été frappée de la pâleur qui avait envahi le visage de Sara de la Roche-Sonnaille, assise derrière elle.

L’aimable jeune femme semblait affolée.

— Voilà le billet annoncé, fit-elle entre ses dents serrées.

Et tandis que Mona décachetait la missive, Sara ajouta encore :

— L’heure est venue… Il faut ! Il faut pour sauver Lucien.

Puis dans un long soupir :

— Ah ! si j’avais su… C’est moi qui ne serais pas venue en Hollande !

Cependant Mona lisait. Elle eut un petit cri de Joie.

— Ma tante Olga, retour de Suisse, a fait un détour pour nous joindre ici… Elle m’attend à l’hôtel.

La gentille Russe s’était levée, elle se penchait sur la balustrade.

— Père ! père ! appela-t-elle.

Le général Labianov reconnut la voix aimée ; il interrompit une conversation en cours et regardant Mona.

— Qu’y a-t-il, mon enfant ?

— Tante Olga arrivée… je retourne à l’hôtel…

— Je suis venu sur ma bicyclette, Fräulein (Mademoiselle), dit tout bas le « chasseur », mais j’ai amené une vigilante (voiture) qui attend à la grille.

— Bien ! En ce cas, va, ma chérie… à ce soir.

Légère comme un oiseau, Mona Labianov enveloppa sa petite amie nippone d’un joli sourire et s’élança dehors, suivie par le groom de l’Hôtel des Indes.

Sans un mouvement, Sara avait assisté à cette scène rapide.

Quand la porte retomba, elle eut un sursaut ; ses mains se crispèrent sur sa poitrine ; ses yeux se fixèrent sur Mlle  Lotus-Nacré avec une expression de détresse et de douleur.

— C’est à mon tour maintenant, fit-elle, à mon tour !…

Elle marqua un geste de résolution, se pencha en avant comme pour adresser la parole à la mignonne Japonaise qui, restée seule sur la première banquette, s’efforçait de se consoler du départ de sa compagne en observant les congressistes… Mais elle se rejeta en arrière :

— Non, non ! gémit doucement Sara… Ce Log est un misérable ; cela est sûr… C’est trop horrible d’être une pourvoyeuse de victimes… je…

Elle s’arrêta net… Un papier roulé venait de tomber sur ses genoux.

— Qu’est cela ?

Ses yeux cherchèrent… personne ne semblait s’occuper d’elle… et pourtant ce papier… quelqu’un l’avait lancé… Mais qui ?

D’une main tremblante elle le prit, le déroula.

Ses yeux se troublèrent à l’apparition de cette ligne funèbre tracée sur la feuille froissée :

« La maison Scriedamoon livre le deuil de veuve en seize heures. »

Les paupières de la jeune femme s’abaissèrent.

Elle avait compris la menace enfermée dans la phrase banale, empruntée au répertoire-réclame des maisons de confection pour deuil.

Un serviteur de Log devait la surveiller, elle, pauvre jouet entre les mains d’un terrible inconnu.

Sara se pencha de nouveau vers la fille du comte Ashaki, ses lèvres frôlèrent presque l’oreille de la gracieuse Nippone, et elle prononça résolument :

— Mademoiselle Lotus-Nacré !

L’interpellée la considéra avec surprise :

— Vous me connaissez… Madame ou Mademoiselle ?

— Madame… Vous êtes décidée à souscrire aux désirs de Sa Majesté l’Impératrice du Pays du Soleil Levant ?

À la question, une buée rose monta aux joues d’or pâle de la charmante créature.

— Quels désirs ? dit-elle tout bas.

Il est au large de la place de Scheveningue… le tramway à vapeur vous conduirait à la digue en vingt minutes. Un canot attend votre venue et vous portera en un quart d’heure sur le navire à bord duquel il respire.

— De quel il parlez-vous ? fit encore la Japonaise.

Mais sa voix tremblait, mais sa poitrine se soulevait sous les coups sourds de son cœur bondissant.

— Celui dont l’image est sous la montre que soutient le serpent.

D’un geste instinctif, Lotus-Nacré crispa sa main droite sur le bijou qui encerclait son poignet gauche. Puis elle se leva toute droite et ses traits disant une âme joyeuse et bouleversée :

— Je vais à Scheveningue, madame… Si vous rendez compte de notre rencontre à qui vous envoie, vous affirmerez que je n’ai pas hésité.

Sara se borna à incliner la tête. Elle suivit des yeux Lotus-Nacré lorsqu’elle se glissa dehors, et, la porte retombée, serra convulsivement l’une contre l’autre ses mains glacées.

Le glissement de la porte se rouvrant l’arracha à sa noire rêverie.

C’était Mona qui rentrait. Le général Labianov avait aperçu sa fille. Avec une nuance d’étonnement, il s’approcha de la balustrade :

— C’est toi, Mona… ta tante t’accompagne sans doute.

La blonde Russe secoua la tête et d’un accent mécontent :

— Il n’y a pas de tante, père… Je ne sais qui s’est livré à cette plaisanterie déplacée… Mais à l’hôtel, on ne sait pas ce que je veux dire… on prétend n’avoir expédié ici aucun chasseur…

— Pourtant celui qui est venu ici ?…

— M’a fait monter en voiture, et a filé sur sa bicyclette… disparu, envolé !

— Nous éclaircirons cela ce soir… Pour le moment, j’ai plus graves idées en tête.

Et le général retourna auprès de ses collègues, tandis que, boudeuse, renfrognée, Mona venait reprendre sa place devant Sara.

— Tiens ! fit-elle entre haut et bas… Où est donc Lotus-Nacré ?

— À Scheveningue, modula une voix à son oreille… À Scheveningue, où elle compte se rencontrer avec celui dont le portrait est sous la montre que supporte le serpent.

— Avec Dodekhan ! Ce disant, Mona fixait son regard bleu, plein d’éclairs, sur Sara qui avait répondu à sa question.

Incapable de parler, celle-ci inclina la tête en signe d’assentiment.

— Lui, lui… reprit la jeune Russe, dont le teint s’animait, dont toute la personne exprimait une émotion extraordinaire… à Scheveningue, mais où, en quel endroit ?

— J’ai entendu le serviteur qui est venu la prier de le suivre… celui dont il parlait est en mer, sur un steamer qui stationne en face de la jetée… Une chaloupe devait y conduire…

Mona n’écoutait plus.

Elle s’était précipitée vers la sortie et avait disparu. Une douleur nouvelle, inconnue, la jalousie, lui donnait des ailes.

Quant à Sara, elle demeurait à sa place, livide, éperdue ; des larmes lentement glissaient le long de ses joues qui lui causaient l’impression étrange et troublante de s’être soudain pétrifiée.

Mais des exclamations jaillissent de toutes les lèvres. Toutes les têtes sont levées, les regards disent l’étonnement.

En dépit de sa préoccupation, la duchesse de la Roche-Sonnaille est rappelée au monde extérieur par le tumulte.

Elle promène des yeux effarés sur l’assistance, puis elle les porte dans la direction de la coupole vers laquelle convergent les rayons visuels, les gestes, l’attention de tous.

Qu’est-ce donc ? Un petit ballon allongé, forme dirigeable Lebaudy, descend lentement de la verrière du dôme de la salle d’Orange.

À l’arrière de sa minuscule nacelle, flotte un petit drapeau.

Pavillon étrange, inconnu, qui devient plus net, plus perceptible, à mesure que l’aérostat se rapproche de la table des congressistes, sur laquelle il vient doucement se poser.

Le carré d’étoffe, d’un bleu pâle, porte deux signes d’or bordés de rouge.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? demandent les spectateurs, les congressistes.

— Bon, un jouet d’enfant, riposte le délégué de France en riant ; ne nous laissons pas détourner pour cela de nos travaux…

— Mais comment cela descend-il de la coupole ? hasarde un autre.

— Oui, comment ? fait un troisième, la verrière est fermée…

— Bah ! reprend M. Villageois… nous questionnerons l’architecte du palais, plus tard. Pour l’instant, reprenons la séance.

Trois personnes seulement semblent graves, émues…

D’abord. Sara. Dans un éclair, elle a deviné que le petit pavillon du ballon est ce Drapeau Bleu, dont elle a naguère appris l’existence par le dialogue de Log et de San.

Cela la fait trembler, en lui démontrant la présence autour d’elle de complices, d’agents, du personnage mystérieux dont elle est la servante.

Puis encore le général Labianov, l’amiral comte Ashaki.

Le Russe et le Nippon se sont écartés du groupe agité des congressistes. Accoudés à la balustrade séparative, ils causent à mi-voix.

— Le Drapeau Bleu.

— L’une des signatures de Dodekhan.

— À qui nos gouvernements nous ordonnent d’obéir.

— Oui… mais que veut-il ? Dans quel sens devons-nous voter, car il n’y a pas de doute… cette communication… aérostatique vise les États-Unis d’Asie.

— Bien curieux, ces signes jaunes sur fond bleu, fit une voix auprès des causeurs… Ce sont des caractères de l’ancienne écriture des Lamas du Thibet… écriture perdue, dont une cinquantaine de signes seulement ont pu être retrouvés !

Le général et son interlocuteur se tournèrent vivement vers l’homme qui venait de prononcer ces paroles. C’était un grand vieillard aux longs cheveux blancs, dont le nez camard était chevauché par des besicles à monture de corne.

En dehors de la balustrade, les bras appuyés sur l’accoudoir, il ne semblait pas faire attention à eux, toute son individualité absorbée, d’apparence, par la contemplation de l’aérostat.

Oui, oui, continua-t-il, c’est le signe lia, précédé du préfixe privatif gué… c’est la négation.

— La négation de quoi ? demanda Labianov obéissant à une impulsion irraisonnée.

Le personnage aux lunettes de corne le toisa :

— Ah ! ah ! Monsieur s’intéresse à ces choses… Monsieur est peut-être un confrère, un curieux des anciens dialectes d’Extrême-Orient.

— Peuh ! peuh ! lança évasivement le délégué russe.

— Oh ! vous pouvez l’avouer… C’est l’honneur de notre époque que quelques esprits d’élite s’adonnent à ces passionnantes recherches… Oui, monsieur, lia précédé du gué, c’est la négation redoublée, c’est l’équivalent de l’expression : non, non, mille fois non !

— Et à quoi répond cette négation ? questionna doucement le comte Ashaki, le regard rivé sur le visage du vieillard.

On eût cru qu’une flamme rapide passait dans les yeux de l’orientaliste, mais sa voix resta calme pour répliquer :

— Je ne sais pas… Peut-être à rien ? Peut-être à quelque chose ?… En tout cas, je vais télégraphier à l’Archéologique de Hambourg… car l’incident est trop curieux pour n’en pas faire l’objet d’une communication.

Et saluant de la tête, l’inconnu reprit son chapeau, déposé sur la banquette publique, et se dirigea vers la sortie.

Les deux délégués se considérèrent un instant :

— Non ! murmura, enfin le général.

— Non ! répéta le comte. Il n’y a pas à hésiter… C’est l’indication de voter « Non »… au sujet de la confédération asiatique.

— Absolument.

La sonnette présidentielle tinta soudain, invitant les congressistes à reprendre leurs places.

Tous obéirent et dans le grand silence rétabli, l’organe du président prononça lentement :

— Messieurs, l’opinion unanime est que les cinq représentants des États intéressés tranchent par un vote la question des États-Unis d’Asie.

Toute conversation avait pris fin. Ce fut au milieu d’une assemblée pétrifiée qu’un huissier recueillit dans une coupe les bulletins des délégués de France, d’Angleterre, d’Allemagne, de Russie et du Japon.

La coupe posée devant le président, celui-ci dépouilla le scrutin.

— Trois « non », contre deux « oui », fit-il enfin avec une nuance de regret ; la motion est repoussée et l’on s’en tient au statu quo.

— J’ai voté « oui », s’écria M. Léon Villageois, au milieu de la stupeur frissonnante de l’auditoire.

And I also (et moi aussi), appuya le délégué britannique.

— Messieurs, messieurs, clama le Président, le secret du vote doit être observé.

Mais le représentant français riposta d’une voix tonnante :

— Pas en cas, monsieur le Président. La France et l’Angleterre veulent que le public, que la presse, sachent bien quels gouvernements ont condamné les peuples à trembler encore devant le spectre de la guerre.

L’envoyé allemand voulut répliquer. Cela lui fut impossible. Des rangs du public monta en tempête une immense acclamation :

— Vive la France ! Vive l’Angleterre ! Disant assez que, de par toute la terre, on honnirait ceux dont les trois non avaient arrêté l’essor de la généreuse proposition des associés de l’Entente cordiale.

Comme en rêve, Sara avait assisté à tout cela.

Brusquement, elle tressauta. Une main venait de saisir sa main.

Elle leva les yeux et eut peine à retenir un cri.

Celui qui emprisonnait ses doigts fuselés était le seigneur Log en personne, dans un impeccable costume de plage, le monocle à l’œil, une cravate bleutée, dont le nœud savant se trouvait fixé par une épingle d’or figurant une raquette de tennis,

— Venez, dit-il à voix basse.

— Au bateau ?

— Sans doute… au bateau où M. le duc de la Roche-Sonnaille vous attend avec une douloureuse inquiétude.

Elle s’était levée avant qu’il eût achevé.

Avec Log, elle quitta la salle d’Orange. Au dehors, sur la route Bezuiden Houtsche, une automobile de louage attendait. Log y fit monter sa compagne, s’assit auprès d’elle, et ordonna au wattman :

— Où vous savez !

Le véhicule se prit aussitôt à rouler. Alors le mystérieux personnage au masque d’ambre tira de sa poche une lettre. Avec surprise, la femme remarqua que l’enveloppe, dont la suscription avait été tracée à la machine, portait dans l’angle gauche une vignette figurant le drapeau bleu pâle, ses signes jaunes cernés de rouge.

Log en tira une feuille de vélin également couverte de caractères du dactyle. Il la tendit à la petite duchesse :

— Lisez. Vous verrez que de plus puissants que vous m’obéissent. Cela vous rendra la soumission plus facile.

Sara parcourut le papier d’un regard rapide, et avec une stupeur épouvantée, elle lut :

À Messieurs le général Stanislas Labianov
et l’amiral comte Ashaki
.

« Vous avez bien voté. Remerciements.

« Mais il est nécessaire à l’alliance qui fait que la « Russie et le Japon n’auront rien à redouter des événements se préparant en Asie, il est nécessaire que vous, les délégués choisis par les gouvernements des deux pays, vous obéissiez toujours, aveuglément, sans chercher à comprendre.

« Avec autorisation desdits gouvernements, j’ai donc pris des otages pouvant me répondre de vous.

« À cette heure, Mlles  Mona et Lotus-Nacré sont en mon pouvoir.

« Il ne leur sera fait aucun mal, sauf en cas de révolte de votre part. Marchez aux ordres et elles seront choyées, honorées, heureuses, jusqu’au jour peu éloigné, où l’émancipation asiate étant un fait accompli, je pourrai les rendre à votre tendresse.

« Je n’insiste pas sur le cas impossible où vous résisteriez… Vous avez compris. Fortune, honneurs, pour vous et les vôtres, si vous êtes fidèles… les pires catastrophes si vous cessez de l’être.

« Le Congrès touche à sa fin. Regagnez alors sans tarder, vous, général Labianov, votre gouvernement de la Sibérie Orientale ; vous, comte Ashaki, votre vaisseau amiral de la flotte japonaise des mers de Chine. 

« C’est là que vous recevrez mes nouvelles instructions.

« Signé : « Le Maître du Drapeau Bleu. »

— Nous allons déposer cela en passant à l’Hôtel des Indes, expliqua Log quand la jeune femme eut achevé sa lecture.

Ce disant, il glissait la feuille dans l’enveloppe qu’il cachetait ensuite.

Il était temps. L’automobile ayant parcouru à grande allure Bezuiden Houtsche, passé en météore devant le parc de la Reine Emma, avait tourné par les rues avoisinant Heh Plani et débouchait sur la promenade de Lange Voorhout.

Un instant après, elle stoppait en face l’Hôtel des Indes ; le wattman sautait à terre, remettait au bureau la lettre adressée aux représentants du Japon et de Russie, puis reprenait son poste, et le véhicule, modérant sa course pendant la traversée de la ville, se dirigeait vers Scheveningue.

Parvenu au Kurhaus de la coquette station balnéaire, Log fit descendre sa compagne, et fort aimablement :

— Quand il vous plaira, madame la Duchesse. J’aperçois notre canot, le long de la jetée. Dans dix minutes, vous vous trouverez en présence du duc Lucien de la Roche-Sonnaille, que j’envie par ma foi, en voyant combien son absence vous pèse.

Elle se laissa entraîner sur la jetée, embarqua, et sans avoir prononcé un mot, se trouva bientôt sur le pont du steamer Maharatsu.

Un ordre bref de Log, dans une langue inconnue d’elle, et Sara fut conduite dans une cabine.

Mais en y entrant, elle oublia sa torture morale, ses angoisses. Lucien était là, lui tendant les bras.

Soudain, une trépidation légère parcourut le navire comme un frisson ; puis, un roulis plus accentué inclina le navire.

— L’hélice fonctionne… nous marchons ! s’écrièrent les époux avec surprise.

Ils coururent à la porte. Impossible de l’ouvrir.

— Enfermés !

Mais le hublot restait. Par sa vitre ronde, ils jetèrent un coup d’œil au dehors. C’était vrai. Le steamer s’était mis en mouvement… La plage de Scheveningue semblait s’enfoncer sous les eaux.

Les jeunes époux, partis de Paris pour faire un voyage de noces aux bords du Rhin, étaient emportés vers une destination inconnue, par un paquebot mystérieux, qui obéissait à un homme plus inquiétant, plus mystérieux encore.