Le Maître du drapeau bleu/p1/ch6

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Éditions Jules Tallandier (p. 85-97).

VI

L’USINE DE KIAO-TCHÉOU



Oui, Messieurs, oui, l’essor de notre colonie du Chan-Toung, la prépondérance des intérêts allemands dans l’Est-Chinois, sont aujourd’hui assurés. Et cela, je me hâte de le dire, nous le devons, non seulement au généreux entrain de nos capitalistes, mais encore, mais surtout, au concours dévoué de la population chinoise de la province, et en particulier à celui du mandarin, ici présent, Moû-Peï, seigneur de ce territoire ; Messieurs, je propose un Ochs d’honneur à son intention.

L’assemblée, électrisée par ces paroles, fit retentir les échos du hall d’un formidable Ochs !

La Haute-Naissance Fousse von Lap, gouverneur pour l’Empire germanique de la province du Chan-Toung, saluait ainsi le treizième anniversaire de la fondation des usines sino-teutonnes de Fas-Yen, établies au fond d’une vallée, que dominaient de toutes parts les sommets du massif montagneux qui a donné son nom à la province.

Von Lap, grand, gros, la face bouffie émergeant ainsi qu’une calvitie de la broussaille de sa barbe blonde, se tenait majestueux sur une estrade, dominant l’assemblée d’actionnaires, d’ouvriers européens ou chinois, auxquels s’adressait sa harangue.

Auprès de lui, son épouse (die Gattin), Fraü von Lap, Flugelle de son Taufname (prénom), s’éventait avec rage.

Petite, courte, grasse, elle dressait, au-dessus d’une robe de soie brodée de fleurs, sanglée comme une cuirasse, une tête ronde, casquée de cheveux roussâtres. Elle semblait avoir très chaud ; était-ce l’émotion ou la température qui en étaient cause ? On ne saurait rien affirmer à ce sujet, mais le fait n’en existait pas moins, et son teint devait paraître étonnamment suave aux amateurs de cramoisi.

— Oh ! mon Fousse, murmura-t-elle dans un tendre grognement, j’admire votre éloquence… elle conviendrait au Chancelier de l’Empire lui-même.

Le gouverneur lui décocha une œillade satisfaite en lui offrant galamment le bras pour descendre de l’estrade.

Tous deux se mirent dignement en marche, au milieu des membres du Conseil d’administration, tandis que le public gagnait les diverses issues.

Ah ! le fonctionnaire germanique pouvait à bon droit être fier.

Son administration réalisait sans effort de véritables merveilles. Le petit port de Kiao-Tcheou, loué à bail au gouvernement chinois, était devenu un formidable point d’appui, avec ses nouveaux bassins, ses forts détachés… La pénétration allemande avait été aidée par le bon vouloir de la population, dont le gros personnage, gros dans tous les sens, s’attribuait modestement tout le mérite. Et c’est ainsi qu’à Fas-Yen, au centre du massif du Chan-Toung, dont les cascades, la houille blanche, une fois captées, avait pu s’établir une usine modèle, disposant d’une force de 80.000 chevaux, et dont les innombrables machines-outils, mues par l’électricité, concurrençaient victorieusement l’industrie européenne.

Trois jours plus tôt, un courrier spécial avait apporté au fonctionnaire les félicitations autographes de l’empereur de Berlin. Aussi le ménage von Lap portait haut la tête, se carrait, se gonflait, bien qu’il n’eût pas besoin de cet effort pour paraître volumineux.

Cependant le hall se vidait, laissant apercevoir les machines de cuivre et d’acier correctement alignées sur un plancher mobile, au-dessous duquel couraient les canalisations électriques.

Plus de poulies, plus de courroies de transmission, plus aucun de ces organes démodés qui obscurcissaient et peuplaient de dangers les ateliers d’autrefois.

C’était l’installation électrique ultra-moderne.

Quelques personnages demeuraient seuls sous la toiture vitrée, formant deux groupes, dont chacun occupait l’une des extrémités du hall.

Le premier était formé par les hauts dignitaires que l’on a vus déjà au Congrès de La Haye :

Le général russe Stanislas Labianov.

Le vice-amiral comte Ashaki.

— Alors, fit le second d’un ton interrogatif ?

— Je propose, répondit le Russe, de nous conformer aux instructions que le Maître du Drapeau Bleu nous a fait tenir hier.

— Vous avez raison, d’autant plus qu’ayant commencé, car nous avons commencé…

— Parfaitement. Nous sommes venus à cette assemblée d’actionnaires…

— Continuons, n’est-ce pas votre avis ?

— Le Wilhem-Gasthaus (Hôtel Guillaume) n’est pas loin.

— Allons-y.

— Ma foi, nous y passerons la nuit aussi bien qu’autre part.

— Mieux, car il est en dehors de la ville… Nous y trouverons plus de calme.

Labianov hocha mélancoliquement la tête :

— Puisse ce Maître du Drapeau Bleu…

— Vénéré… interrompit le comte Ashaki… Vénéré ; nos gouvernements nous ont enjoint le respect…

— Puisse-t-il, pour prix de mon obéissance, me permettre de revoir ma fille, ma chère petite Mona.

— Et ma non moins chère Lotus-Nacré.

Sur ce, le mince diplomate nippon, s’appuyant au bras de son vigoureux interlocuteur, se dirigea vers la porte la plus proche.

À l’autre extrémité du hall, les mortels formant le second groupe avaient suivi avec une attention évidente les mouvements des plénipotentiaires.

— Ils vont à l’hôtel, fit l’un en français, mais avec une accentuation qui trahissait l’étranger.

— Oui, le Maître peut venir… J’ai aperçu tantôt son navire au large.

— Le Maharatsu ?

— Oui, j’avais contourné la montagne pour ramener les deux bonzes (prêtres).

— Pourquoi faire ?

— Je ne sais pas… C’était l’ordre du télégraphe.

— Où sont-ils, maintenant ?

— Dans la maison des ingénieurs de l’usine ; chacun dans une chambre séparée.

Et avec une nervosité curieuse :

— Que le Dragon Rouge me croque, mais je voudrais bien savoir à quoi le Maître veut employer ces deux niais.

— Chut ! chut ! ne parle pas ainsi des saints serviteurs de Fô.

Les causeurs se turent un moment. C’étaient deux jeunes Chinois, d’une douzaine d’années, petits, frêles, avec des faces safranées trahissant par leur maigreur, la pauvreté, les privations… mais tous deux avaient des yeux de jais, pétillants de gaieté et de malice.

Si gais même qu’au consulat anglais de Kiao-Tcheou, à la porte du yamen (palais) duquel on les avait ramassés un matin, à demi morts de faim, on les avait baptisés :

— Master Joyeux.

— Miss Sourire.

Et ces sobriquets étaient restés aux deux enfants sans nom, épaves parmi ces milliers d’épaves que la société chinoise jette aux hasards du pavé.

Donc garçonnet et fillette, tous deux légers de famille et d’argent, étaient devenus les protégés de la colonie.

On les avait reçus comme apprentis à l’usine de Fas-Yen, où bientôt leur gentillesse, leur bonne volonté, les avait fait prendre en affection par tous.

Mais s’ils se montraient zélés, obéissants, affables, ils semblaient n’éprouver de réel plaisir qu’à se trouver ensemble.

Aussitôt leur tâche accomplie, ils se rejoignaient et partaient pour de longues courses dans la montagne.

Les Chinois sont superstitieux. La nuit surtout, ils trembleraient de se mettre en route, par crainte des loups-garous célestiaux, lesquels se dénomment le Tigre, le Dragon, le Fong-Tchoué, et cœtera.

Sans doute Joyeux et Sourire ne partageaient pas ces terreurs car, sous le soleil ou sous les étoiles, ils parcouraient, insouciants, les sentiers escarpés du massif du Chan-Toung.

Leurs compatriotes avaient même fini par les considérer comme quelque peu magiciens, et cela, à la suite d’une aventure qui avait transformé le duo des jeunes orphelins en quatuor.

Une ménagerie de passage s’était arrêtée à Kiao-Tcheou.

Elle comprenait notamment une quinzaine de ces jolies et féroces panthères noires, si redoutées à Sumatra, dans la presqu’île de Malacca et dans le Sud-Hindoustan.

Or, deux de ces félins s’échappèrent un beau jour.

On les poursuivit, on dirigea contre eux une fusillade nourrie, mais sans doute inefficace, car ils gagnèrent la montagne et disparurent.

Certain dimanche, dans le Bassin Neuf, on procédait au lancement d’un navire électrique, dont la machinerie toute spéciale avait été façonnée dans les ateliers de l’usine Fas-Yen.

Les ouvriers de l’usine, artisans du nouveau navire, étaient accourus en foule pour assister à ce lancement.

Et tout près du plan incliné sur lequel se dressait, soutenu par ses étais, le vaisseau portant sur son tableau d’arrière ce nom : Maharatsu, Joyeux et Sourire, âges alors d’une dizaine d’années, dissertaient gravement.

— Moi, faisait la fillette, je ne comprends pas.

— Qu’est-ce que tu ne comprends pas ? questionna son compagnon.

— Comment le Maharatsu s’approvisionnera d’électricité.

Le garçonnet leva les bras au ciel :

— C’est pourtant limpide. Le contremaître Jorki m’a expliqué…

Tous deux s’assirent sur une solive, et Joyeux reprit :

— Tu comprends bien que la ligne de flottaison du bateau est au ras de l’eau. Et que sa quille se trouve sept mètres plus bas.

— Oui.

— Suppose que ces sept mètres soient divisés en sept tranches d’un mètre chacune.

— Je le suppose, là.

— Bon… Alors des savants ont découvert que chacune de ces tranches n’est pas soumise à la même tension électrique.

— Pourquoi donc ?

— Ah ! çà, je n’en sais rien. Peut-être bien que les savants ne l’ont pas dit. Toujours est-il que si, au moyen d’un circuit, on peut mettre en communication la tranche d’en haut et la tranche d’en bas, on détermine un courant électrique. Tu me suis toujours ?

— Comme un petit chien… qui trouve que tu expliques très bien.

Ils se sourirent et Joyeux continua :

— Dès lors, deux petites turbines sont encastrées dans l’avant du bateau, l’une à la flottaison, l’autre près de la quille… réunies à l’intérieur par des conducteurs ; une fois à flot, le courant se produit, est rendu plus intense par des électro-aimants déterminant amplification par alternance, puis distribué partout au moyen d’une canalisation appropriée. Ne trouves-tu pas cela clair ?…

— Clair… dis, éblouissant… Ton électricité me fait voir trente-six lanternes… Mais je suis ravie que tu sois si intelligent, toi… Plus tard, tu seras ingénieur bien sûr, et comme jamais tu n’auras pour personne autant d’amitié que pour moi, nous nous marierons et nous serons très heureux.

— Ça, c’est bien vrai que je n’aimerai jamais personne comme toi, ma chère Sourire… Vrai, c’est une chance qu’on se soit rencontré, sans ça, il y aurait eu à supporter trop de malheur pour un seul.

Une acclamation les interrompit.

L’instant solennel, l’instant du lancement était venu.

De nouveau, les vivats éclatent.

Le Maharatsu flotte majestueusement sur le port.

Sourire et Joyeux mêlent leurs cris à ceux de la foule. Ils ont leur part de fierté dans l’événement, car eux aussi ont travaillé à la machinerie de ce géant que la houle berce mollement.

Leur joie fait sourire les passants. Ils sont si connus à Kiao-Tcheou !

Les Chinois les saluent du mot diell (lutins aimables) ; les colons européens les dénomment gavroches jaunes.

Et soudain une grande bousculade se produisit. Hommes, femmes, enfants, se jetaient de côté, s’effaraient, se bousculaient, se renversaient, cherchant à fuir ; les deux petits ouvriers regardent stupéfaits, isolés au milieu d’un vaste espace libre aux limites duquel hurle la panique.

Qu’est-ce donc ? La réponse arrive en bondissant par-dessus les groupes effarés. Deux panthères noires, aux mouvements rapides, semblent voler sur le peuple éperdu.

— Oh ! fait Sourire ; les pauvres petites… elles se livrent.

— Nous les défendrons, riposte résolument le jeune garçon.

Mais les félins arrivent, ils se roulent câlinement aux pieds des orphelins, avec des rauquements aimables, des ronronnements satisfaits.

Et la foule, qui regarde maintenant, est médusée de voir des enfants caresser les terribles animaux, les serrer dans leurs bras, baiser leur mufle, sans souci des dents aiguës, des griffes acérées.

Qu’est-ce que cela veut dire ? D’où vient cette familiarité insoupçonnée des diells, des gavroches, avec ces panthères qui, sans nul doute, sont colles que laissa échapper naguère la ménagerie de passage ?

— Apprêtez… armes ! À ce commandement, qui résonne menaçant sur le quai, tous tressaillent.

Le gouverneur en personne, Fousse von Lap est là, avec un peloton de soldats coloniaux allemands, dont les fusils brillent au soleil.

D’un même mouvement, les enfants sont debout, tenant dressées contre leur poitrine les panthères qui, dans cette position, sont de même taille qu’eux.

— Non, non, ne faites pas de mal à Fred et à Zizi, crient-ils.

— Fred, Zizi, répètent les assistants que la belle tranquillité des petits a rassurés.

— Oui, nos amies, les gros chats noirs.

— Les gros chats noirs !

Il y a un moment de stupeur. Joyeux, Sourire n’ont donc pas conscience de la férocité des carnassiers. Ils les prennent pour ces pacifiques et tranquilles commensaux du foyer, qui chassaient les souris à une époque où la fréquentation de l’homme ne les avait pas encore civilisés !

— Mais ce sont des bêtes féroces, crie-t-on de toutes parts.

Les petits haussent les épaules et avec un accent inimitable :

— Féroces vous-mêmes… Quand ils se sont sauvés de leur cage, est-ce qu’ils vous ont mordu ?… Non, n’est-ce pas ?… Tandis que vous, vous avez tiré sur eux, et vous avez blessé Zizi… Zizi qui serait morte, si nous ne l’avions pas trouvée dans la montagne.

Mais von Lap s’impatiente. Cette résistance de deux gamins lui semble une atteinte insupportable au prestige de son autorité.

— Écartez-vous, que l’on détruise ces vilaines bêtes, ordonne-t-il durement.

Les petits n’ont cure de son accent de colère :

— Non !

Et sur ce monosyllabe prononcé avec fermeté, ils se campent bravement devant le peloton en armes, couvrant les panthères de leur corps.

Peut-être Sourire a-t-elle un peu peur, mais elle a glissé sa main dans celle de son compagnon, et elle redresse sa petite taille, cambre son buste maigre, rejette sa tête en arrière en une attitude de défi.

— Retirez-vous, répète le gouverneur écumant de rage.

— Non, réitèrent les petits.

— Une fois !… deux fois !… trois fois !

— Non !

— Alors, tant pis pour vous.

Et d’une voix tonnante, le fonctionnaire rugit :

— En Joue !… Mais de la foule s’élève une clameur de réprobation… Des Européens s’interposent. Après tout, ces pauvres petits défendent leurs amies… Les panthères n’ont causé aucun dommage depuis leur évasion… On ne peut pourtant pas assassiner ces malheureux !

— Non… mais on peut les prendre et les corriger…

C’est von Lap qui, les yeux hors de la tête, lance cette motion.

On cherche à l’amener à une plus juste appréciation des choses. Les panthères paraissent attachées à leurs petits camarades ; elles les défendront et alors… que d’accidents sont à redouter !

Enfin, vaincu, non par le raisonnement, mais par le nombre et l’importance de ceux qui raisonnent, il clame :

— C’est bien… allez-vous-en !… mais que je n’entende plus parler de ces détestables bêtes.

La permission vient trop tard. Profitant du répit que leur assuraient leurs défenseurs, master Joyeux et miss Sourire ont fait entendre un clappement de langue ; les félins ont répondu par un rauquement sourd, et tous quatre se sont enfuis, à travers la foule qui s’est refermée sur eux.

Et le soir, à l’usine de Fas-Yen, les enfants, aux pieds desquels les panthères noires, dociles et câlines, sont étendues comme des tapis sombres, obtiennent un véritable succès en racontant, aux ouvriers assis en cercle sur des nattes, leur première entrevue avec les fauves.

— Oh ! on s’est convenu tout de suite, dit naïvement la fillette. On était un soir dans la gorge de Tchen, où coule le ruisseau du Dragon Bleu… On cherchait des champignons, parce que l’on n’a pas toujours assez de riz pour se nourrir.

— Tout à coup, reprit master Joyeux, voilà que nous entendons des gros soupirs et des plaintes si tristes, si tristes !…

— Que j’ai eu peur, affirma la frêle Chinoise, très peur… Je riais quand on parlait des Koueï (diables, mauvais génies), car je n’en avais jamais rencontré ; mais à ce moment je pensai que, peut-être, il y en avait tout de même, et qu’ils torturaient un pauvre voyageur. Si bien que je me serais sauvée, si Joyeux n’était pas si brave…

— Oh ! brave… je suis un homme, n’est-ce pas ?

La boutade du gamin ne fit sourire personne. Tous les assistants considéraient les deux gamins comme doués d’une vaillance extraordinaire, eux qui osaient s’aventurer de nuit dans la montagne.

— Oui, un homme, mais un homme brave, reprit la fillette qui tenait à son idée. Donc, soutenue par lui, nous nous glissons le long du ruisseau dans les rochers… Et nous découvrons Zizi, on l’a appelée comme ça, à cause d’un livre que le consul de France nous a prêté… Comme Fred du reste… Pour en revenir, Zizi avait reçu une balle dans les côtes, elle avait perdu presque tout son sang… la pauvre s’était traînée sur une grosse pierre qui dominait le Dragon Bleu d’un lifaï (expression particulière au Chan-Toung, environ quarante centimètres).

Elle voulait boire et n’avait pas la force de descendre jusqu’à l’eau.

Alors j’ai eu pitié d’elle, elle nous regardait avec des yeux si tristes… j’ai puisé dans mon chapeau… mais l’eau coulait à travers… Joyeux m’a prêté son bonnet de soie et Zizi a bu… Et puis on lui a lavé sa blessure, on l’a pansée avec des herbes des rochers… La-dessus Fred est arrivé avec un lapin qu’il avait pris à la chasse. Il a montré les dents d’abord, mais quand il a vu qu’on était bons amis avec Zizi, il est devenu très gentil aussi… Et voilà.

Depuis cet instant, enfants et félins avaient été inséparables.

Durant les heures du travail, Joyeux et Sourire se montraient assidus à l’atelier. Fred et Zizi quittaient alors l’usine, s’enfonçaient dans les passes montagneuses ; sans doute ils pourvoyaient à leur nourriture.

Puis la cloche sonnant la cessation du labeur ayant retenti, les quatre amis se retrouvaient comme s’ils avaient pu s’entendre et se donner rendez-vous.

On eût dit que panthères et enfants se comprenaient.

Et à cette heure, dans le hall, où ils restaient seuls après la sortie du général Labianov et du comte Ashaki, les animaux, avec leurs mines attentives, leurs regards fixés sur ceux des orphelins, donnaient la sensation qu’ils prenaient part à leur conversation.

— Alors, fit miss Sourire après un silence, nous allons voir le Maître ?

— Probablement. Et je n’en serai pas fâché, foi de Joyeux.

— Pourquoi ?

— Parce que les Frères du Masque Ambré, nos camarades d’atelier, nous ont affiliés à leur secte, sans que nous ayons jamais aperçu le chef.

— Il était en voyage, bien loin, dans les régions qu’habitent les hommes blancs.

Gravement le gamin approuva du geste.

— Sans doute ! sans doute ! Seulement j’en suis pour ce que j’ai dit. Cela m’agace d’obéir à un Maître Invisible.

— Moi, cela ne me coûtait pas, fit doucement Sourire. Je me figurais obéir à l’autre, celui que nous n’avons plus revu.

Tous deux se turent un instant. Enfin Joyeux murmura d’une voix incertaine :

— Ah ! celui-là, c’était un dlaï[1].

Puis, sous l’empire d’une émotion qui détonnait quelque peu avec son allure habituelle :

— Tu te souviens de lui, Sourire ?

— Sûrement, j’avais bien cinq ans lorsque nous le vîmes pour la dernière fois…

— Chez le vieux Oang, auquel il nous avait confiés, après nous avoir ramassés, le grand Fô sait où ! — Oang prétendait que c’était dans les rues, où les familles pauvres exposent leurs enfants : toi Joyeux, dans le Thibet ; moi, dans le Petchili.

— Qu’importe… Il nous avait sauvés de la mort, confiés à Oang qui devait nous nourrir, nous élever. Ce n’est pas sa faute si Oang est retourné au pays des dix mille Bouddhas, nous laissant seuls, nous obligeant à errer par les chemins, jusqu’au jour où l’on nous recueillit ici…

— Oh ! je n’accuse ni lui, ni Oang, s’écria la fillette. Seulement il est resté dans mon esprit comme le Maître à qui j’obéirai toujours si je le rencontre. Avec tout cela, le jour baisse. Allons prendre notre repas…

Sourire frappa ses mains l’une contre l’autre.

— Aujourd’hui on mangera à sa faim… les administrateurs étaient contents, ils ont ordonné une distribution supplémentaire de riz.

Le gamin prit la main de Sourire. Escortés par les panthères, tous deux gagnèrent la sortie du hall, traversèrent des cours, des ateliers, et parvinrent enfin au « village ouvrier », édifié à l’ouest des usines, dans le prolongement de la vallée.

La cahute des petits était la dernière.

Des cloisons de torchis, une porte fermée par un simple loquet ; des couchettes économiquement façonnées en remplissant de feuilles sèches, de grossiers sacs de toile, quatre rondins de bois figurent les sièges, une table faite d’une planche vermoulue posée sur des pieux fichés dans le plancher de terre battue, composaient un ensemble misérable, sordide, qui eût excité la verve ironique des fastueux vagabonds d’Europe.

Ces enfants, ces fleurs de misère, s’estimaient heureux de posséder un tel abri. Entre de grosses pierres dressées, du bois était préparé. C’était là le foyer sur lequel ils préparèrent leurs aliments. Joyeux plaça la marmite emplie d’eau sur les pierres, y jeta le riz, puis alluma le bois.

En l’absence de toute cheminée, une épaisse fumée se répandit aussitôt dans la cabane, et les orphelins, vaguement éclairés par les flammes dansantes, semblaient des ombres se mouvant au milieu de ce brouillard.

Un bourgeois robuste eût suffoqué dans cette atmosphère ; les petits ne paraissaient pas en être incommodés. Ils allaient, venaient, comme si cet air enfumé avait été aussi pur que celui des forêts.

De temps a autre, l’un des deux soulevait le couvercle de la marmite, aspirait avec délices l’odeur fade du riz, puis reprenait son occupation en murmurant :

— Il gonfle… dans quelques minutes, on pourra manger.

Ils étaient ravis. Cette soirée devenait soirée de fête pour ces abandonnés qui, une fois par hasard, se trouvaient suffisamment pourvus pour contenter leur appétit. Dire ce que fut le repas est impossible.

Jamais festin pantagruélique ne fut accompagné d’exclamations aussi laudatives, aussi enthousiastes. Les convives parlaient ensemble la bouche pleine, chantant les vertus du riz, la plante sacrée qui croit les pieds dans l’eau, la tête dans le feu. Sourire comparait les grains blancs à des perles, Joyeux affirmait que les étoiles étaient des grains de riz dispersés par les Bouddhas… Ils étaient émus, dithyrambiques, presque mystiques devant la platée du précieux aliment qu’ils dévoraient avec une ardeur infatigable.

Que voulez-vous ? C’est si bon le riz, les jours où l’on en a suffisamment !

Mais tout a une fin. Un moment vint où les petits atteignirent la limite de leur appétit. Alors, ils se regardèrent béats, souriants, et doucement la fillette murmura :

— Le bon souper !

— Oh ! oui, appuya Joyeux avec l’énergie d’une conviction profonde.

À cet instant un miaulement prolongé se fit entendre. Zizi s’étirait paresseusement, sa gueule rouge aux dents blanches ouverte en un formidable bâillement.

— Elle a faim, expliqua Sourire.

Son compagnon de misère opina du bonnet.

— Dame ! pas de travail aujourd’hui, donc pas de chasse, les bonnes bêtes ne nous ont pas quittés.

— Alors, il faut songer à elles.

— Emmenons-les… Elles trouveront ce qui leur est nécessaire, tandis que nous nous promènerons.

— En route !

— En route !

Et les braves petits miséreux se dirigèrent vers la porte. Les panthères, attentives à leurs mouvements, les joignirent aussitôt, et les quatre êtres, faisceau d’amitiés, tournant le dos au village ouvrier tout plein de rires, de chansons, s’enfoncèrent dans le dédale montagneux.

  1. Dlaï, mot argotique chinois qui correspond à notre locution populaire, un chic type, un homme d’aplomb.