Le Maître du drapeau bleu/p1/ch8

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Éditions Jules Tallandier (p. 125-136).

VIII

ÉTOILE DANS LA NUIT



En reconnaissant leur protecteur en Dodekhan, en le voyant captif, en devinant sa souffrance lorsque Log avait expliqué la situation de Mona, les gamins avaient quitté leur observatoire.

À quelque distance, ils s’étaient arrêtés sur le plateau, et nettement Sourire, de sa petite voix frêle, avait dit :

— Il faut qu’il soit libre.

— Alors, en route ! avait répliqué simplement son jeune compagnon.

Par les sentes escarpées, ils avaient gagné la passe du cirque du lac Sans Fond. Là, Joyeux avait dit son plan. Pénétrer parmi les gardiens de Dodekhan. Une fois là, leur inspirer confiance et délivrer le captif.

Comment ? On le verrait. On s’inspirerait des circonstances.

Maintenant ils foulaient le sol des cavernes. En avant d’eux, ils apercevaient confusément, à la lueur d’une petite lampe électrique que portait l’un des marins, le groupe enserrant les captifs.

Leurs mains ne s’étaient pas désunies, et les félins, inquiets de cette course souterraine, marchaient à côté d’eux, se pressant contre leurs ïambes.

La course ne fut pas longue.

Au bout de cent cinquante pas environ, on pénétra dans une salle affectant la forme d’un pentagone irrégulier, sorte de carrefour, à la voûte peu élevée, deux mètres à peine, et d’où partaient dans tous les sens des galeries obscures, aux seuils capricieusement dentelés.

De grosses lampes de bord, à réflecteurs, éclairaient la salle, où des armes, des foyers ardents, des objets de toute nature, décelaient un campement de quelque durée.

— Les prisonniers dans leur « salon », commanda un quartier-maître.

— Leur salon ? répétèrent les enfants.

— Eh ! oui, la galerie en face de nous… à dix mètres de profondeur, elle est brusquement coupée par un gouffre… on n’en pourrait donc sortir qu’en inversant cette salle…

— Ah ! bon, je comprends, fit Joyeux du ton le plus indifférent qu’il put prendre.

Mais tandis que les gardiens délivraient les poignets des captifs et conduisaient ceux-ci dans le couloir désigné, le gamin se pencha à l’oreille de sa petite compagne :

— Ça ne sera pas commode.

— De les délivrer, n’est-ce pas ? D’autant moins que, dans ce souterrain, nous sommes un peu prisonniers nous-mêmes.

Entraînant sa petite compagne, suivi par les félins, le garçonnet se dirigea vers une galerie dont l’ouverture était voisine de celle où les captifs avaient disparu.

— Là nous serons très bien, et la lueur des lampes ne gênera pas notre sommeil.

— Où allez-vous, les hirondelles de vase (terme sous lequel on désigne les mendiants, les vagabonds) ? clama une voix rude.

Le quatuor s’arrêta net… Le gamin se retourna vers l’homme qui venait de l’interpeller :

— Là, dans cette galerie… pour dormir sans avoir la lumière dans les yeux.

— Ah ! bien ! bien !… Seulement attention à la culbute… le corridor s’interrompt comme le voisin… Une cassure dans la montagne.

Sourire se serra peureusement contre son compagnon, lui, eut un geste de remerciement à l’adresse de son interlocuteur.

— L’avis est bon… Je prends un brandon au foyer pour reconnaître le dortoir… puisque le plancher a besoin de réparations.

Il joignait l’acte à la parole… et le matelot riait d’un gros rire de la réponse du gamin.

Certes, il eût été surpris s’il avait assisté au manège de Joyeux, une fois dans la galerie, et par suite, hors de vue des satellites du seigneur Log. Portant à droite, à gauche, en haut, en bas, son tison enflammé, qui projetait sur les roches une lueur rougeâtre, le petit avançait avec précaution.

Au bout de vingt pas, le sol faisait brusquement défaut… et non seulement le sol mais aussi les parois. On eût cru que le coup de hache d’un Titan avait entaillé le massif basaltique.

Au-dessus, au-dessous d’eux, les gamins discernaient une muraille rocheuse se perdant en un trou d’ombre.

Du fond montait le bruit d’une eau tumultueuse. Sans doute un torrent bondissait dans la masse de la montagne, peut-être un déversoir du lac Sans Fond, emprisonné dans sa ceinture de falaises.

Brusquement le gamin repoussa sa petite compagne en arrière.

Resté seul au bord de l’abîme, il lança sa branche ardente dans le vide. Penché en avant, il suivit de l’œil la descente tournoyante de la torche improvisée, qui s’éteignit d’un coup avec un bruissement sifflant.

— Oh ! murmura-t-il, vingt pieds à peine… S’il n’y avait pas le torrent… on pourrait essayer… mais il y a le torrent… Voilà !

Puis revenant à miss Sourire :

— Dormons, dormons… Installons-nous près de la porte qui accède à la salle, car du côté de la fenêtre, — il désigna la crevasse, — on risquerait de dégringoler en rêve… et tu sais, on se ferait une bosse !

Cinq minutes plus tard, les enfants s’étaient enfoncés dans le pays des songes, et Log, qui leur donna un coup d’œil en rentrant, les trouva profondément endormis, leurs panthères couchées à leurs pieds.

Tout bruit avait cessé dans la caverne.

Un à un, les marins avaient fermé les paupières. Seul, le pas du factionnaire se promenant devant le couloir-prison de Dodekhan, retentissait par instants dans le silence.

Depuis combien de temps Joyeux avait-il perdu la notion des choses, quand un étrange malaise le tira des profondeurs du sommeil.

Il lui semblait qu’un objet pesant comprimait sa poitrine.

Ahuri, il se frotta les yeux. Un grognement répondit à ce geste.

— Fred ! Zizi ! balbutia-t-il. Les panthères en effet étaient cause de tout le mal. Zizi se tenait à demi couchée sur le garçonnet, que Fred bousculait avec obstination.

— Ah çà ! qu’est-ce que vous avez ?

Naturellement les panthères ne répondirent pas, mais leurs mouvements redoublèrent d’insistance, si bien que l’enfant comprit qu’elles désiraient l’entraîner vers le fond de la galerie.

— Mais, petites bêtes, c’est un trou, avec un torrent en bas… cela n’a rien de curieux.

Éloquence perdue ; le couple félin continua ses démonstrations.

En pareille occurrence, céder est plus aisé que résister.

Il se leva donc et les suivit.

Au bout de trois pas, il se trouva dans les ténèbres opaques ; les réverbérations de la salle n’arrivaient plus jusque-là. Néanmoins il continua d’avancer avec précaution, tâtant le sol du pied, la paroi de la main, afin d’être averti à temps du voisinage immédiat de la crevasse.

Et brusquement il s’arrêta net.

Devant lui, l’arête de la coupure rocheuse se profilait sur un brouillard, non pas lumineux, mais de pénombre qui, par comparaison avec l’épaisse obscurité environnante, semblait lumière.

— Qu’est-ce que cela veut dire, murmura le gamin ?

Les félins recommençaient à le tirer. Il n’y avait aucun doute, ils avaient découvert une chose insolite dans la faille où courait l’eau tumultueuse ; elles voulaient que leur jeune maître fût renseigné.

Avec des précautions de chasseur sauvage, l’enfant s’allongea sur le sol, et avança doucement la tête au-dessus du vide.

Une lumière brillait au bord du torrent. Une lumière surmontée d’une sorte d’abat-jour opaque rejetant les rayons vers le fond.

La clarté se déplaçait lentement, projetant son disque clair sur des roches formant un étroit passage, entre le pied de la muraille et les eaux qui passaient en flèches de feu.

Et dans ce cercle, Joyeux distingua la silhouette d’un homme.

Ses yeux s’habituant peu à peu, le gamin constata que, du flanc de l’inconnu, partait une ligne noire qui s’en allait disparaître derrière un épaulement rocheux. Il devina une corde.

L’étrange personnage était donc attaché, sans doute au cas où un faux pas le ferait rouler dans l’eau bouillonnante.

Mais alors, à l’autre extrémité de la corde… un autre homme devait veiller. Soudain un éclair traversa l’esprit du petit vagabond.

Parbleu ! Les deux prisonniers enfermés dans la galerie voisine, laquelle on l’avait dit tantôt, aboutissait également à la lézarde de la montagne. Évidemment, eux seuls pouvaient se livrer à cette exploration dangereuse.

Pas de doute, l’enfant murmura :

— Dodekhan !

Cependant l’homme s’était arrêté brusquement. Il eut un geste découragé. Il suffit à Joyeux d’un coup d’œil pour pénétrer la cause de sa mauvaise humeur. Le trottoir rocheux, la berge praticable s’interrompait devant l’inconnu et les clapotis tumultueux déferlaient sur la muraille perpendiculaire.

— Ah ! Esprit de Dilevnor, inspire Dodekhan !

Ces mots ; murmurés avec angoisse, montent vers le gamin… L’ombre mouvante, c’est Dodekhan, c’est celui qui, jadis, l’a confié au vieil Oang, celui auquel il a soif de se dévouer. Et comme malgré lui, se penchant au bord du trou, il lança cet appel contenu :

— Seigneur Dodekhan !

L’ombre a un sursaut. Avec inquiétude, elle semble chercher autour d’elle. Mais le gamin reprend :

— Au-dessus de vous… un enfant que vous avez confié autrefois à Oang… Il est mort, Oang… et, errant, je suis arrivé ici, pour faire ce que vous, le Maître du Drapeau Bleu, ne devez pas tenter…

Envoyez-moi une corde, Maître, que je descende auprès de vous.

Sa voix est si sincère, elle exprime une telle loyauté que son interlocuteur ne saurait s’y méprendre.

— Attends.

Puis il s’éloigne, disparaît derrière le contrefort que contourne le lieu.

Quelques instants s’écoulent ; la lueur tremblotante reparaît.

— Où es-tu ?

— Ici, Maître.

— Bien… j’ai attaché au bout de cette cordelette une pierre enveloppée d’étoffe ; tâche de la saisir.

Il jette la pierre… un premier essai est infructueux, mais au second, les mains maigres du petit empoignent le projectile.

— Je l’ai… Le temps de l’attacher solidement… et de prévenir ma compagne… celle que vous aviez tout comme moi, remise aux soins de Oang.

Et Joyeux se redresse… Une aspérité du roc lui permet de fixer le filin. Ce soin pris, il rampe auprès de miss Sourire, la réveille doucement, lui donne à voix basse des explications rapides, de brèves instructions.

Elle veut protester, il lui ferme la bouche par un énergique :

— Il n’y a aucun danger… Y en eût-il, du reste, que ce serait la même chose. Service du Maître du Drapeau Bleu !

Et la fillette courbe la tête. Service du Maître… cela est sans réplique pour ces petits, abandonnés aux hasards de la vie.

Tous deux reviennent à la fissure. Le gamin saisit la corde.

À ce moment, Sourire l’arrête encore :

— Dis-moi adieu !

— Non, au revoir…

— Dis-moi adieu, reprit-elle. Nul ne sait ce que Bouddha a décidé. Si tu ne reviens pas… J’irai te retrouver.

Son accent est ferme. La fillette se montre simplement héroïque. Un instant, les deux êtres demeurent enlacés.

Puis Joyeux glisse le long de la cordelette, prend pied sur les rochers, à deux pieds de Dodekhan.

— Me voici.

Dodekhan ne répondit pas d’abord. Il dirigea sur le visage du gamin le faisceau lumineux de sa minuscule lampe électrique, puis lentement :

— Tu étais tout jeune ?…

— Cinq ans, Maître…

— Je ne puis reconnaître les traits du bambin que j’appelais Tzé.

Tzé, j’étais Violet, pour toi. Et l’autre, la fillette était Peï, Blanche !

— Oui… Mais ces innocents ne pouvaient avoir le regard plus franc que toi. Je te crois donc. Parle. Que veux-tu ?

— Te servir.

— Le peux-tu ?

— Peut-être. Cela dépend des raisons qui t’ont fait quitter la galerie où tes ennemis te gardent, pour errer sur ces rochers.

L’interlocuteur du gamin garda le silence.

— Écoute, reprit ce dernier avec chaleur, n’aie pas défiance de moi. Voici ce que j’ai pensé… Tu t’es dit : « Ce cours d’eau souterrain est un déversoir du lac Sans Fond, il aboutit quelque part. » Et tu ne te trompes pas, Maître… Je crois qu’il va former la cascade du Sage Endormi, tombant de trois ou quatre mètres seulement dans la Coupe de Lao-Ssé, ainsi que l’on désigne l’étang d’où sort le ruisseau des Puretés, qui va se perdre dans la mer, tout près de Kiao-Tcheou.

Gravement, master Joyeux affirma du geste, et d’un ton insinuant :

— Alors, tu songes à fuir par ce chemin mobile… Cela, je ne saurais le faire pour toi… ou bien, tu sais des amis proches et tu souhaiterais les prévenir de ta captivité… et je puis me charger de leur porter tes ordres.

Comme Dodekhan se taisait, hésitant peut-être à se confier entièrement à ce gamin inconnu, le petit reprit :

— Oh ! parle sans crainte… Du haut du plateau, j’ai entendu toute la conversation avec le chef des Masques d’Ambre.

Le Maître du Drapeau Bleu ne put réprimer une exclamation :

— Tu écoutais ?

— De toutes mes oreilles…

— Eh bien, oui, je voudrais qu’un ordre fût transmis…

— Il le sera, ou bien…

L’enfant marqua une légère pause, puis reprit, d’un accent convaincu :

— Non, il n’y a pas de « ou bien »… Souvent j’ai jeté dans le lac Sans Fond des branches, des planchettes, que je retrouvais plus tard à la surface de la Coupe du Sage… Or, ces épaves n’étaient ni brisées, ni déchiquetées, comme il arrive aux objets charriés par un torrent encombré de rochers… Où une branche passe, je passerai.

Un attendrissement embua les yeux noirs du Maître. Il admirait cet être frêle qui, sans hésitation, avec un héroïsme inconscient, était prêt à s’abandonner au cours mystérieux et perfide de la rivière souterraine.

Et Joyeux souriait, son regard implorait la permission de se dévouer.

Ses angoisses, ses perplexités s’évanouirent et, se livrant, en une irrésistible impulsion, à cet enfant ignoré tout à l’heure encore :

— Écoute donc, Tzé ou Joyeux. Log a ordonné le meurtre et l’incendie de Kiao-Tcheou…

— J’ai entendu, Maître.

— C’est juste… Si cela se produit, mon rêve d’émancipation pacifique de l’Asie s’écroule. Une ère de bouleversements s’ouvre.

Le petit inclina la tête.

— Or, pour empêcher l’œuvre d’épouvante, il suffirait, cette nuit ou la nuit prochaine, d’allumer au sommet du mont Kiouëi

— Ah ! le Chien… qu’on nomme ainsi à cause de sa forme ?

— C’est bien cela… il suffirait d’allumer deux feux verts.

— Verts ? répéta le gamin stupéfait… Verts !…

Il y eut un sourire fugitif sur les lèvres du Maître. Et, arrachant deux larges boutons de sa blouse de chasse :

— Personne n’a jamais soupçonné que je portais sur moi les signaux du Drapeau Bleu. On m’a fouillé, certes… Mais aucun geôlier ne s’est méfié de mes boutons.

Joyeux les retournait dans sa main. Ils lui apparaissaient identiques à ces disques de corozo, dont les Célestes ornent leurs blouses de soie.

— Ce sont de simples feux de Bengale comprimés, inaltérables, impénétrables à l’eau… continua son interlocuteur… Tu fais deux tas de branchages à quelques pas l’un de l’autre ; tu les enflammes… un bouton dans chaque feu… et il deviendra vert.

Puis lentement :

— Ne t’étonne pas… des feux de Bengale, t’ai-je dit… Ceux-ci donnent la teinte émeraude uniquement parce qu’ils sont composés de chlorate de baryte, de calomel, de résine laque et de soufre.

Joyeux n’écoutait plus… Il regardait en l’air et soudain il appela :

— Sourire !

Comme un soupir, ces mots parvinrent aux deux causeurs :

— Je suis là.

— Détache la corde.

— C’est fait… la voici.

Et la fine cordelette tomba en raclant légèrement la muraille de granit.

Le gamin la tendit à Dodekhan.

— Gardez-la, Maître… elle vous servira peut-être.

Puis s’adressant de nouveau à la fillette, dont la forme se devinait vaguement au sommet de l’escarpement :

— Quand je me serai mis a l’eau… tu pousseras des cris… tu diras que je suis tombé…

— Oui… mais tu reviendras ?…

— Parbleu !… Il n’y a aucun danger, je nage comme un canard.

Et, à part, il murmura :

— Si je ne suis pas aplati contre un rocher, ou si je ne suis pas entraîné dans un boyau que l’eau remplisse complètement… il est évident que je reviendrai.

Mais il ne s’attarda pas à ces pensées, et se retournant vers Dodekhan :

— Maître, regagnez votre prison.

— Mais, essaya d’objecter le jeune homme…

— Oh ! nous avons dit tout ce qui était utile… Laissez-moi ici… j’attends votre signal et je pique une tête… Si vous restez… je pique tout de même… et alors on vous trouve là, personne ne croit à l’histoire que je viens de souffler à Sourire…

Il se penchait sur les eaux bondissantes…

— Attends, fit vivement le Maître… j’obéis, puisqu’il faut t’obéir.

— Laissez-moi la lampe.

— La lampe ?

— Oui… je la disposerai sur mon bonnet… En faisant la planche, les pieds en avant et avec un brin de lumière… le bain sera plus agréable.

Sans répondre, Dodekhan tendit l’ampoule au petit, dont il serra nerveusement la main. Après quoi, il pivota brusquement sur ses talons, craignant peut-être de se laisser aller à son émotion, et la main appuyée au rocher, il s’éloigna.

Un instant encore, puis il disparaissait derrière le saillant rocheux déjà remarqué par le gamin.

Celui-ci s’était assis sur un bloc de pierre ; à son bonnet de soie, il fixait la lampe électrique, de telle façon que le réflecteur en dirigeât le faisceau lumineux vers le sol.

— Comme cela, grommela-t-il, allongé sur l’eau, je verrai devant moi.

Soudain un chuchotement léger siffla dans l’air.

— Va !

Dodekhan avait regagné son couloir-prison. Il jetait, les lèvres tremblantes, l’ordre suprême. N’était-ce pas à la mort qu’il envoyait le brave enfant !

Master Joyeux ne se demanda pas tout cela. Il leva la tête, bredouilla très doucement, avec une inflexion troublante :

— Adieu, Miss Sourire.

Il perçut comme un murmure où vibrait cette réplique :

— À bientôt, Joyeux.

Et détendant ses jarrets ainsi que des ressorts, il bondit au milieu du courant.

Il crut entendre un grand cri, un bruit de chute, d’éclaboussement, succédant à son propre plongeon, puis il se sentit emporté avec une rapidité vertigineuse dans un défilé noir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Très pâle, Dodekhan avait rejoint Lucien. Il avait, lui aussi, entendu le bruit de la chute du gamin, la clameur de la petite Sourire, puis un nouveau rejaillissement de l’eau où plongeait un corps lourd.

Le cri, il l’attendait, mais cet éclaboussement supplémentaire, succédant à celui produit par Joyeux, d’où provenait-il ?

Est-ce que la fillette, cette petite Peï (Blanche), naguère sauvée de l’abandon par lui, et dont l’identité venait si inopinément de lui être révélée… est-ce qu’elle avait voulu partager les dangers de son compagnon de misère ? Est-ce qu’elle aussi, à présent, était entraînée par les eaux rapides, dans une aventure dont aucune puissance humaine ne pouvait modifier le dénouement sinistre ou heureux ?

Et il lui semblait apercevoir les deux petits corps, filant tels des flèches sur l’eau noire, dans un méandre de ténèbres, aboutissant peut-être au seuil plus sombre encore de la mort. Mais le factionnaire aussi a perçu les bruits insolites. Sa voix rude demande :

— Qu’est-ce que vous avez, les lotus de la glèbe (équivalent de traîne-ruisseau) ?

Et l’organe cristallin de Sourire répond :

— Au secours !… Zizi s’est penchée sur le trou… Elle a glissé… Joyeux a essayé de la retenir, et ils sont tombés tous les deux !

Dodekhan respire… Un seul est en danger pour lui. Mais il y a des appels ; des accents rauques résonnent dans la caverne, puis des pas précipités.

Log lui-même, averti aussitôt, accourt. Il s’assure que ses captifs d’importance sont toujours dans leur réduit. Tranquille de ce côté, il paraît se soucier fort peu du sort du gamin et de sa panthère.

À Sourire qui se lamente (car des paroles prononcées autour d’elle a brusquement surgi, en son esprit, la terreur du péril de celui qui a partagé sa vie errante, misérable…), à la pauvre petite, plus isolée, plus abandonnée à cette heure qu’elle ne l’a jamais été, il répond avec une barbare indifférence :

— Bah ! Une rivière, même souterraine, aboutit toujours quelque part.

— Mais il va mourir, balbutie la pauvrette !

— C’est dans les choses possibles…

— Oh ! vous le croyez, dites ! dites !

— Ma foi… quand on souhaite ne pas se noyer, il est bon de ne pas tomber à l’eau.

Et comme elle sanglote, déchirée par une indicible désespérance, il s’éloigne en haussant les épaules.

Mais une pensée le trouble. Si ses prisonniers avaient l’idée saugrenue de sauter, eux aussi, dans l’eau qui gronde au fond de la faille souterraine ! La captivité déprime tellement, que l’on peut s’attendre à tout.

Oh ! ils seraient perdus évidemment… mais il serait privé de leur concours… et il en a besoin, car, il en est sur, il ne connaît pas tous les secrets de Dodekhan. Le jeune homme vivant, il les lui arrachera, puisqu’il tient Mona, son cœur, son âme, en son pouvoir… Mais mort, le fils de Dilevnor rendrait vaines ses laborieuses combinaisons…

Il fait tirer Lucien et son compagnon du réduit qu’il leur a assigné… Ils resteront désormais au centre de la salle principale, entre les feux qui projettent leurs rougeurs dansantes sur les parois de granit.

Là, ils seront bien en vue. Non seulement les factionnaires, mais tous les hommes de la troupe les auront sous les yeux.