Le Maître du drapeau bleu/p1/ch9

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Éditions Jules Tallandier (p. 137-157).

IX

DU VERT



— Au revoir ! au revoir !

Dans les bras de leurs pères respectifs, Mona et Lotus-Nacré répétaient ces mots, ponctués de baisers.

C’était sur le pont du Friedrick’s, steamer danois de deux mille tonneaux, encore accoté à l’embarcadère du port de Kiao-Tcheou, que les jeunes filles se séparaient avec peine de Stanislas Labianov et du comte Ashaki, lesquels, se pliant aux indications de Log, allaient quitter la terre chinoise.

Mais à la tristesse du départ, se mêlait chez tous un sentiment de triomphe caché, qui se faisait jour par des phrases murmurées à voix basse.

— Courage, Mona, disait le général Labianov ; au bout du chemin, il y a la grandeur de la Russie… et le bonheur pour toi, puisque ton cœur est à ce jeune Dodekhan.

— Oh ! oui, père, tout entier.

Cependant qu’Ashaki susurrait à l’oreille de la gentille Nippone :

— Sois forte, ma jolie Lotus-Nacré ; notre Japon sera grandi par notre dévouement.

— Certes !… Et je sourirais presque en songeant que nous bernons les lourds Moscovites.

— Ils ne se doutent pas que tu es l’épouse de Dodekhan, que cet admirable Log défend, malgré lui, contres embûches des Diables d’Europe.

Comme on le voit, la diplomatie du Graveur de Prières fructifiait.

Et Ashaki ayant relevé la tête, son regard rencontra celui de Labianov fixé sur lui. Les deux plénipotentiaires ressentirent un choc. Chacun eut la sensation fugitive d’un adversaire en belle humeur, comprimant un rire intérieur. Ils baissèrent leurs paupières, pour abriter leur pensée.

Quand ils les relevèrent, ils ne lurent plus dans les yeux l’un de l’autre qu’indifférence et ennui, et ils se persuadèrent aussitôt que leur précédente impression avait été faussée par leur propre état d’esprit.

— Mesdemoiselles, je suis obligé de vous prier de regagner la terre… La marée étale, et le pilote me fait signe qu’il attend pour la mise en route.

C’est le commandant du bord qui formule ceci avec un salut courtois.

Un dernier baiser, hâtif, et les jeunes filles franchissent la passerelle, qui est relevée derrière elles. Les voici sur le quai.

Trois brefs appels de la sirène.

Et doucement, en un glissement processionnel, le vaisseau file sur l’eau verdâtre ; il s’engage entre les estacades.

Sur celle du Nord, Mona et sa compagne le suivent, se maintenant à sa hauteur. Elles marcheront ainsi jusqu’à l’extrémité de l’ouvrage où, du milieu d’une plate-forme circulaire, jaillit, tel un cierge géant, le fût blanc de la tourelle portant le feu rouge, à éclipse régulière, qui marque l’entrée de la passe.

Elles y sont arrivées.

À moins de quatre mètres, le bordage du steamer prolonge la jetée.

Toutes deux ont un cri d’adieu, auquel les diplomates répondent du spardeck. Mais le Friedrick’s poursuit sa route. Son arrière arrive à la hauteur du feu, il le dépasse… Il s’éloigne, s’enfonçant dans l’inconnu, se rapetissant tout d’un coup, comme si la vaste étendue liquide, sur laquelle il flotte à présent, absorbait sa dimension.

Les deux Jeunes filles restaient toujours à la même place, absorbées par leurs pensées.

Enfin Mona parut sortir d’un rêve.

— Nous devrions rentrer.

— C’est vrai, répliqua la gentille Japonaise… Sara pourrait s’impatienter.

— Quelle femme charmante !

— Et d’un tact ! Aujourd’hui encore, se condamner à rester toute seule, pour ne pas troubler nos effusions, pour nous laisser toutes à nos adieux !

Sara ne méritait peut-être pas ces éloges.

Esclave de Log, elle souffrait de ne pouvoir dire à ses compagnes le mensonge dont il les enveloppait, et elle avait considéré comme un repos, comme une « vacance », de disposer d’un après-midi, où elle pourrait penser à sa guise, sans composer son visage, sans exprimer le contraire de ses idées.

Car, avec sa nature, la petite duchesse enrageait d’obéir au géant.

Le matin même, selon les ordres de son « bourreau », — entre autres aménités elle lui décernait ce titre, dans la liberté du tête-à-tête avec elle-même, — elle avait remis la lettre dont il l’avait chargée à un émissaire mystérieux.

Curieuse par nature et par raison, elle avait tenté d’engager une conversation avec ce personnage, mais celui-ci lui avait répondu froidement :

— Le Maître hait les paroles inutiles. Donne-moi ses ordres et laisse-moi partir.

Elle n’avait pu en tirer autre chose.

À cette heure, la jeune femme, renversée dans un fauteuil de rotin, au centre du jardinet, situé derrière la maison qui lui avait été désignée comme demeure, lorsqu’elle avait quitté la veille l’Hôtel Guillaume, la jeune femme rêvait.

Devant elle un petit bassin de marbre, où un jet d’eau retombait avec un clapotis joyeux, se tapissait de nymphéas, arrêtait au passage en stries d’or, dans lesquelles passaient parfois des poissons rouges, rubis vivants, les rayons d’une lampe s’évadant de l’intérieur de l’habitation par une fenêtre ouverte. Sara tournait le dos à cette croisée, sans doute pour ne pas voir San, le serviteur fanatique de son ennemi Log.

San était là, étudiant un papier déployé sur la table. Grimoire incompréhensible, formé de caractères chinois disposés non pas en lignes verticales, ainsi que dans les manuscrits des scribes, mais dessinant des arabesques, des figures géométriques. Et, nouvelle étrangeté, chacun des signes était accompagné par un point, soit rouge, soit bleu.

— Tous sont avertis, grommela San, tous. À minuit, ils agiront. À deux heures, la ville sera déserte, ruinée, les Européens morts, les « Jaunes » partis avec le butin.

Il eut un ricanement silencieux.

— Les jeunes personnes ne doivent connaître que les résultats, non les moyens !

Et, après un coup d’œil vers le jardin, où se profilait, dans la pénombre, la silhouette de Sara :

— Celle-ci n’y songe guère, du reste… Elle regarde dans son cœur.

Sur ce, il se dirigea vers une étagère, aux deux angles de laquelle se dressaient des récipients de cristal emplis d’une eau limpide.

Il prit celui de droite, y versa une poudre blanche enfermée dans une petite boite tirée de sa poche, puis, replaçant le vase sur l’étagère :

— Là… elles dormiront bien… Voici leur carafe… et voici la mienne, acheva-t-il en désignant celle qu’il n’avait pas touchée.

Puis avec ironie :

— Le Maître avait raison quand il disait : « Étudier les moyens de provoquer le sommeil, c’est apprendre à régner sur le monde… » Parbleu ! il me le démontre par l’expérience.

Il revint à la porte-fenêtre, jeta un regard dans le jardin.

Sara n’avait pas fait un mouvement. Elle était toujours pelotonnée au bord du bassin murmurant, où dans les stries d’or évoluaient les « rubis », donnant l’illusion d’un steeple-chase féerique. Les lèvres de San se crispèrent en une grimace qui avait l’intention d’être un sourire.

— Cette petite Européenne inquiète bien à fort le Maître, grommela-t-il. Est-ce que ces barbares savent regarder ! Non. Cela rêve, cela discute avec soi-même… Cela ne regarde pas !

Et avec un haussement d’épaules :

— Les autres ne tarderont pas… Je vais faire dresser le couvert. Il faut manger pour boire… il faut boire pour dormir…

Puis, il glissa plutôt qu’il ne marcha vers une porte pleine, faisant vis-à-vis à celle du jardin, l’ouvrit sans bruit et disparut.

Ce mouvement, comme les précédents, parut n’avoir pas été perçu par la duchesse de la Roche-Sonnaille.

Aucun mouvement ne trahit d’abord qu’elle y eût prêté attention. Après un instant cependant, elle se leva, tourna sur elle-même, en étendant les bras, en ce geste familier et gracieux d’une personne engourdie par une longue immobilité. Maintenant, elle faisait face à la porte vitrée.

D’un pas ferme elle pénétra dans la salle déserte, prêta l’oreille, et, rassurée sans doute, elle courut à l’étagère, saisit les vases à eau, portant à droite celui de gauche et réciproquement.

Puis, preste comme un sylphe, elle rejoignit son siège de jardin, s’y laissa tomber et reprit son attitude somnolente.

Elle ne se détourna qu’au bruit fait, en entrant dans la pièce sous la conduite de San, par deux servantes chinoises, serrées dans l’étroite tunique de soie brune à parements bleus, le chignon au sommet du crâne avec les épingles en croix.

À petits pas, leurs semelles de feutre donnant à leur démarche une allure furtive, elles s’empressaient, disposant les soucoupes du « service chinois », les assiettes à l’européenne, que les Célestes qualifient de « service barbare », les verres, les bâtonnets à riz et aussi les diaboliques fourches, ainsi que sont désignées, dans la phraséologie jaune, les pacifiques fourchettes.

Sara vint languissamment jusqu’à la porte vitrée.

— Les jeunes filles sont-elles de retour ? demanda-t-elle au fidèle de Log.

— Elles arrivent à l’instant. Elles sont au premier étage, dans leurs chambres… Elles descendront de suite.

Comme satisfaite de la réponse, la petite duchesse inclina la tête, puis, indifférente en apparence, elle s’assit d’un côté de la table, où trois couverts se trouvaient mis.

Du côté opposé se voyait un couvert unique.

Ainsi l’avait voulu San dès l’arrivée. En s’excusant de l’étroitesse du logis, de sa pauvreté en meubles, qui ne permettaient pas de dresser deux tables, il avait déclaré tenir à marquer ainsi une séparation… convenable ; à défaut de deux tables complètes, il créait ainsi deux demi-tables, l’une attribuée aux prisonnières, l’autre à lui-même.

Et il avait paru si satisfait de cette subtilité d’étiquette, que les jeunes femmes ne s’étaient pas senti le courage d’engager une discussion à ce sujet. Lui-même prit les vases de liquide sur l’étagère, posa celui de droite parmi les porcelaines fleuries, à l’usage des captives, celui de gauche devant les soucoupes à lui réservées.

Sara ne sembla même pas s’en apercevoir, mais ses paupières s’abaissèrent, voilant de leurs cils bruns ses yeux rieurs. Au surplus, la porte intérieure tourna sur ses gonds, livrant passage à Mona et à Lotus-Nacré.

Toutes deux serrèrent la main de la duchesse : Mona, de façon tendre, caressante, comme pour marquer une muette confiance ; la jolie Nippone avec un je ne sais quoi de vainqueur, de conquérant.

Elles songeaient à leur mariage avec Dodekhan, chacune persuadée qu’elle était l’épouse réelle, chacune, selon sa nature, promettant tacitement sa protection à la compagne de captivité.

On se mit à table. La boisson — soit hasard, soit calcul de San — se composait uniquement d’eau-de-vie de riz et d’eau.

Les jeunes femmes usaient seulement de ce dernier liquide. Le « masque d’ambre » le mélangeait d’une proportion copieuse d’eau-de-vie.

Il clignait des yeux, comme s’il s’amusait énormément de la conversation de celles qu’il surveillait.

Et ma foi, étant donné sa morale particulière, le dialogue était comique.

Ainsi Lotus-Nacré levait son verre où tremblotait l’eau limpide et disait :

— À la santé de la réelle Mme Dodekhan !

Mona lui faisait raison.

Et les deux jeunes filles, ignorantes de l’effroyable drame dont elles étaient les actrices inconscientes, riaient en ajoutant, chacune à part soi :

— J’ai bu à ma santé.

Seulement le regard bleu de Mona se faisait très doux, une lueur tendre s’y allumait, tandis que les noires prunelles de la Japonaise se piquaient d’une étincelle rouge d’orgueil et de victoire.

Les mets disposés sur la table, San avait congédié les servantes.

Les captives, se modelant sur Sara, avaient peu à peu baissé la voix. Sans s’être rendu compte, elles arrivaient à causer presque bas, obéissant à cet instinct d’imitation qui fait que, dans une réunion, on répond par un chuchotement, à la question chuchotée. San ne s’en était point aperçu.

Les coudes sur la table, le menton appuyé dans les mains, il avait fermé les yeux, et sa respiration trahissait un sommeil paisible.

— Il dort, fit Sara.

Et ses compagnes l’interrogeant du regard :

— Savez-vous pourquoi ? En bien, parce qu’il a bu l’eau contenue dans la carafe placée devant lui…

— Comment ? Que prétendez-vous dire ?

— Cette carafe nous était destinée… C’est moi qui l’ai substituée, parce que j’avais vu, sans qu’il s’en doutât, cet homme y jeter une poudre… soporifique, à ce que vous voyez.

— On voulait nous endormir ? se récrièrent les jeunes filles.

La petite duchesse désigna San du geste :

— Ceci vous le démontre jusqu’à l’évidence.

— Pourquoi ?…

— Je l’ignore… Mais le simple bon sens nous indique que l’on ferme les yeux des gens pour les empêcher de voir.

— Voir quoi ?

— En regardant, nous l’apprendrons peut-être.

Puis, saisissant les mains de ses compagnes :

— Écoutez… Je sais bien des choses que je vous dissimule.

— Vous ? — Oh ! pas par défiance, mais par crainte. En parlant, je condamnerais mon mari à mort.

Et avec un soupir :

— Je garderai donc le secret… Mais il est des choses, que votre bourreau n’a point prévues… celles-là, vous les pouvez apprendre vous-mêmes… je vous y aide un peu, voila tout, et vous ne m’accuserez pas…

Elles eurent un oh ! d’énergique protestation.

— Je suis certaine de votre discrétion, reprit la duchesse. Je m’explique à vous, afin que vous n’insistiez pas, s’il m’arrive de vous dire : Je ne puis répondre à telle ou telle question.

Puis changeant de ton :

— Maintenant nous sommes d’accord… suivez-moi dans ma chambre… et veillons, puisque l’on désire que nous dormions.

Elle avait pris la lampe. Silencieuses, Mona et Lotus-Nacré la suivirent.

Tout à l’heure les jeunes filles se sentaient des âmes rivales. Les paroles de Sara avaient soudain réduit la distance qui les séparait.

Pourquoi ? Elles n’auraient su le dire ; mais autour d’elles une chose inexplicable avait passé, les effleurant d’un frôlement impalpable, leur apportant une anxiété, un malaise, une attente d’inconnu.

Par l’escalier raide et étroit, elles parvinrent au premier étage.

Un petit palier carré, tapissé de nattes multicolores, et sur lequel s’ouvraient quatre portes laquées de rouge, avec, sur les panneaux, les silhouettes d’or des Esprits Bienfaisants, au casque d’argent portant en cimier la tête du Coq blanc. Sara ouvrit celle de droite.

— Je vous reçois dans ma chambre, dit-elle à voix basse, parce que les fenêtres donnent, l’une sur la rue, l’autre sur le jardin. Nos yeux peuvent s’ouvrir des deux côtés.

— Éteignons la lampe.

— Vous avez raison. Nous avons absorbé un narcotique, donc nous tombons de sommeil… Bonsoir !

L’obscurité se fit. Sara venait de tourner le bouton commandant la mèche.

Par les vitres entrait la clarté lunaire, et aussi les rayons jaunâtres projetés par un réverbère électrique planté en face de la maison.

Groupées d’instinct près de la croisée ménagée sur la rue, les jeunes filles regardaient au dehors, surprises de ne discerner rien d’anormal.

Comme chaque soir, à pareille heure, la voie était à peu près déserte. De loin en loin, un colon attardé passait en se hâtant, ou bien des Célestes, marchands de riz bouilli, coiffeurs ambulants, diseurs d’avenir, rentrant à leur domicile, poussaient devant eux les légères charrettes à une seule roue centrale, supportant leurs installations culinaire, antipileuse, ou magique.

Au temple allemand de Vei, l’horloge monumentale, apportée à grands frais de Kœnigsberg, sonna dix heures.

Les vibrations du timbre grave planèrent sur la ville avec une impression de grands coups d’ailes.

Lentement, sans bruit, Sara ouvrit la fenêtre, se pencha au dehors.

Vivement elle se rejeta en arrière.

— Silence !

Et par l’ouverture, des froissements, des glissements légers pénétrèrent dans la chambre, bruissant aux oreilles des jeunes filles.

— Qu’est-ce ? demanda Lotus-Nacré dans un chuchotement.

— Des hommes.

— Quels hommes ?

— Chinois, sans doute, puisqu’ils ont des semelles de feutre, vous l’entendez ?

— C’est vrai !

— Mais que veulent-ils ? murmura Mona dont les grands yeux s’ouvraient démesurément, cherchant à percer les ténèbres.

— Je ne sais pas, répliqua la duchesse, ou plutôt j’ai peur de deviner.

— Deviner quoi ?

— Ce sont des assassins.

— Des… ?

— Oui… qui viennent frapper les Européens, obéir à un détestable mot d’ordre… C’est une nuit rouge qui se prépare.

Et comme Lotus-Nacré haussait les épaules, la Parisienne reprit :

— Vous ne croyez pas ?

— Si, fit la Nippons, cela peut être… Mais, je suis fille de l’empire du Soleil Levant et le massacre d’Européens m’est indifférent.

— Indifférent !

— Sans doute… Pourquoi sont-ils venus en ce pays si éloigné du leur ?

Dans la jolie voix de la jeune fille se trahissait toute la haine de l’Asiate pour les conquérants d’Europe. Mona protestait déjà. La duchesse l’interrompit :

— Vous avez raison, Mona, la femme ne doit point se réjouir des tueries ; en le faisant, à quelque nation qu’elle appartienne, elle manque à son devoir… Celle que la nature a destinée à être la mère, à être cette forme vénérable et douce de la vie, celle-là doit haïr quiconque hâte la mort ; mais Lotus-Nacré est Japonaise, son âme aime encore la pourpre sanglante chère à ses aïeux, les samouraï guerriers. Je l’excuserais d’être indifférente au crime si, comme vous, comme moi, elle n’était une victime de ceux qui vont tuer…

— Moi, se récria la fille du comte Ashaki, moi, mais je ne suis pas victime, je…

Elle allait révéler les paroles que lui avait adressées Log ; elle allait clamer son triomphe matrimonial, elle, la seule épouse réelle de Dodekhan !

Mais la réflexion lui vint. Dévoiler ceci, n’était-ce pas gêner les desseins de l’homme qu’elle croyait son allié ? Et elle refoula le cri montant à ses lèvres, et elle baissa les paupières pour masquer l’éclat de ses yeux, comme si elle avait craint que l’obscurité fût un voile insuffisant.

Inutile effort, Sara avait compris.

Et doucement elle laissa tomber ces mots :

— Celui qui entreprend pareille tâche ne se confie pas à une petite fille.

Sa main, posée sur les épaules de ses compagnes, les sentit frissonner. Un sourire, invisible dans la nuit, passa sur ses lèvres, et elle continua :

— Cet homme peut faire de la pauvre enfant un instrument de ses desseins ; mais, à elle comme aux autres, il cache son but ; sans cela il deviendrait plus faible qu’un roseau.

Le frissonnement des jeunes filles s’accentua.

— Ainsi, poursuivit Sara d’un accent plus persuasif… est-ce que je connais ses projets ?… Je suis entrée par hasard dans ses préoccupations… Vite il m’a faite l’instrument docile de ses combinaisons… On ! c’est bien simple… Ma conscience, d’une part ; ma tendresse pour mon mari, de l’autre. Il les oppose l’une à l’autre, et j’obéis.

Avec force elle prononça :

— Autrefois, en Italie, existait un homme, Machiavel, Nicolo Macchiavelli, qui, de 1499 à 1512, fut secrétaire de la République de Florence. Log a dû étudier son art de gouverner, car il en applique la maxime maîtresse : Diviser pour régner.

Les jeunes filles poussèrent un profond soupir.

— Or, acheva la duchesse d’une voix pénétrante, la seule façon de nous défendre sûrement, de le vaincre peut-être, serait…

— Serait ?… répétèrent-elles, haletantes,

— De n’avoir entre nous aucun secret.

— Mais nous n’en avons pas.

À cette affirmation de la gentille Japonaise, Sara répondit doucement :

— En êtes-vous certaine, Lotus-Nacré ?… En êtes vous certaine, petite fleur des Îles du Soleil Levant ?

Et l’interpellée se taisant :

— Par la manière cruelle dont il se joue de moi, j’induis ce qu’il peut faire vis-à-vis de vous.

— Que peut-il ?

— C’est à le rechercher que je vous convie. Plus de secrets… unissons-nous loyalement, sans arrière-pensée. On ne se figure pas ce que peut donner l’alliance de trois faibles petites femmes qui veulent savoir quelque chose.

Cela fut dit d’un ton décidé, mutin, menaçant et gai, qui impressionna les interlocutrices de l’aimable Parisienne, car Mona se décida brusquement :

— J’ai foi en vous ; Log m’a affirmé…

Elle parut hésiter encore.

— Dites, dites… supplia tendrement Sara.

— Eh bien… il m’a affirmé que mon mariage avec Dodekhan était le premier célébré.

— Pardon, c’est à moi qu’il a dit cela, interrompit Lotus-Nacré.

— À moi !

— À moi !

— À toutes deux, mes petites amies, à toutes deux. Il trompe donc au moins l’une de vous. Quel intérêt a-t-il à déchirer le cœur de gentilles fillettes ?…

— C’est à moi qu’il a menti, gronda la Nippone, les dents serrées.

— Pourquoi ? — Il m’a chargée de rapporter ses paroles à mon père… C’était lui qu’il voulait induire en erreur, et par lui, S. M. le Mikado.

Un sanglot de Mona l’interrompit.

— Non, non, gémit la jeune Russe… J’ai dû répéter à mon père… c’est lui, c’est la Russie qu’il a prétendu aveugler.

Il se fit un morne silence, puis la voix de Sara s’éleva, grave et douce :

— Êtes-vous persuadées de l’excellence de la franchise absolue entre nous ?

— Oui, affirmèrent-elles, sans hésitation.

— Alors, mettez vos mains dans les miennes.

Elles obéirent.

— Et jurez que rien ne brisera notre alliance. Nous voulons arriver à la vérité, nous voulons arriver à la délivrance de ceux que nous aimons, de ceux qui nous aiment.

— Je jure, fit Mona d’une voix ferme.

— Je jure, redit la brune Lotus, d’un accent où vibrait encore son irritation.

— Allons donc, le serment d’Uri liait trois hommes, et le tyran Gessler succomba… Le serment de Kiao-Tcheou lie trois jeunes femmes, je ne donnerais pas un centime de la puissance du seigneur Log.

Mais toutes trois se turent. Un bourdonnement montait de la rue.

Elles coururent à la fenêtre. En face, le long des maisons, c’était un grouillement d’hommes, des messagers s’élançaient en courant vers les extrémités de la voie. Et de la foule montait, incessamment répétée, cette exclamation incompréhensible :

— Les feux verts ! Les feux verts !

Les nouvelles alliées s’interrogèrent du regard, et soudain elles demeurèrent stupéfaites. Par la croisée donnant sur le jardin, une lueur d’un ton d’émeraude pénétrait dans la chambre.

— Qu’est-ce que cela ?

Sara traversa la salle, gagna la fenêtre éclairée.

— Les feux verts ! redit-elle.

Et ses compagnes l’ayant rejointe, elle leur montra au loin, dominant les arbres du jardin, deux bûchers aux flammes vertes, qui semblaient flamber en plein ciel.

— Un météore ! murmura Mona non sans une nuance d’effroi.

Mais Lotus-Nacré secoua la tête.

— Non… un signal.

— De qui ?

— Je l’ignore.

— Mais qui signifie quoi ?

— Je n’en sais rien… seulement, en ces pays, un ou plusieurs feux allumés sur les hauteurs sont toujours des signaux… Qui a jugé ceux-ci utiles ?… Mystère.

— Il n’y a pas de doute, prononça la duchesse… Les gens qui emplissent la rue… gens que nous ne devions pas voir, puisqu’un narcotique…

— C’est vrai.

— Ces gens comprennent le signal… Vous avez entendu leurs chuchotements ?

— Oui… Seulement qu’est-ce que cela signifie ?

Les flammes mystérieuses semblaient baisser, baisser rapidement… La coloration s’atténuait, et tout à coup elles s’éteignirent ; une colonne d’étincelles fusa dans la nuit, puis plus rien.

On eût dit que les foyers avaient été aveuglés à l’aide de sable.

Revenant à l’ouverture dominant la rue, les prisonnières eurent un petit cri d’étonnement. Les portes, les fenêtres des maisons étaient ouvertes.

Des hommes, des femmes, des enfants, reconnaissables pour des indigènes, entraient et sortaient incessamment. Seulement, s’ils entraient les mains vides, ils sortaient pesamment chargés.

— Ah çà ! reprit Sara, ils déménagent !

On aurait pu le croire : meubles, ustensiles de cuisine, bronzes, pendules, garnitures de foyers, tapis, tableaux, défilaient dans tes bras, sur les épaules, sur le dos des travailleurs.

— Mais les habitants ?…

Cette question, formulée par Mona, ne reçut pas de réponse.

En effet, chose étrange, les habitants ne se montraient pas.

Et cependant il était inadmissible qu’ils consentissent ainsi, sans protestation, à l’exode de leur mobilier.

Pourtant cela était, ou du moins cela paraissait être.

Les jeunes femmes avaient beau prêter l’oreille, elles ne percevaient rien qui ressemblât à une discussion, à une lutte. Seuls le bruit des pas, les ordres brefs se faisaient entendre dans la nuit.

Et toujours les déménageurs se succédaient, se hâtant à leur incompréhensible tâche.

Vingt fois, les jeunes femmes furent sur le point de héler ces ombres s’agitant dans la rue ; vingt fois à leurs lèvres monta la question curieuse :

— À quelle singulière besogne vous livrez-vous ?

Toujours une crainte arrêta la phrase prête à prendre son vol.

L’image de la carafe au narcotique passa devant leurs yeux.

— Non… gardons le silence… Nous ne devrions pas voir ces choses. Il y aurait sans doute danger à montrer que nous les avons vues.

Les heures s’écoulèrent ainsi.

Quatre heures avaient sonné là-bas, vers l’arsenal, et comme si cette sonnerie avait réveillé toutes celles de la ville, les timbres des horloges du Gouvernement, des Missions protestantes, de la Chapelle catholique, des Docks, de la Nouvelle Pagode avaient égrené les quatre coups de l’heure en un carillon baroque, inharmonique, troublant comme tout ce qui se passait en cette nuit étrange.

Une teinte gris pâle envahissait peu à peu le ciel, éteignant les étoiles, annonçant la prochaine apparition du jour.

Et sur la rue, déserte à présent, tomba la clarté blanche de l’aube, à chaque instant plus lumineuse, plus jaune, jusqu’à la minute où les rais du soleil, franchissant la crête de l’horizon, couvrirent la voie d’un poudroiement d’or.

Les portes, les fenêtres étaient demeurées ouvertes, et l’avenue silencieuse, inondée de lumière, empruntait un aspect étrange, inquiétant, à toutes ces baies, dont le vide semblait mendier un passant, un être vivant.

Les prisonnières restaient à la fenêtre, sans voix, pénétrées peu à peu par une terreur imprécise, dont la cause se perdait pour elles dans un brouillard. Et brusquement, sa voix communiquant son grelottement anxieux aux nerfs de ses interlocutrices, la duchesse balbutia :

— On croirait que tout est mort.

Cette fois, Lotus-Nacré ne répondit pas par des paroles d’indifférence. La conversation avec ses compagnes lui avait révélé que Log agissait pour lui seul, que jaunes et blancs lui étaient jouets ennemis. Elle se sentait atteinte, dans les victimes possibles, quelle que fût leur race.

Et elle murmura angoissée :

— Oui… on jurerait une ville morte.

— Il faut voir.

Mona avait dit cela. Élevée par son père, le général Labianov, la gentille Russe avait mené de front la tapisserie et le tir au revolver, la littérature et l’équitation… De cette éducation virile, elle avait acquis un besoin d’action, une horreur de la souffrance passive, qui se traduisaient à cette heure par la phrase.

— Bien, approuva Sara… Vous êtes dans le vrai, chère Mona, seulement…

— Pourrons-nous sortir d’ici ?

Et après un silence.

— Descendons… Si notre geôlier San dort encore, ce que j’espère, car il a absorbé notre narcotique sans modération…

— Et si nous le trouvons debout, interrogea la Japonaise ?

On eût cru, qu’avec la certitude de l’alliance des masques d’Ambre et de l’Empire nippon, la jeune fille avait perdu tout courage.

— Dans ce cas, reprit Sara, nous venons de nous réveiller et nous descendons au jardin… Nous avons, la tête un peu lourde, ce qui n’étonnera pas notre geôlier, les opiacés produisant habituellement cet effet.

— Ah ! s’écria Lotus-Nacré avec expansion, vous avez réponse à tout !

— Alors, ne perdons plus de temps, descendons.

Au bas de l’escalier, elle ouvrit crânement la porte de la salle à manger, où l’on avait laissé San.

Le confident de Log s’y trouvait toujours… Seulement il était allongé tout de son long sur les nattes tapissant le sol.

Sans doute la chaise avait cédé sous le poids de l’athlète jaune.

Il dormait, cela ne faisait aucun doute. Il dormait lourdement, profondément, jugulé par le narcotique. Mona, Lotus-Nacré s’étaient arrêtées sur le seuil, frissonnant à la vue du géant endormi.

La petite duchesse, elle-même, avait marqué une hésitation, mais, après un mouvement volontaire de sa jolie tête, elle marcha vers le colosse immobile.

— Que faites-vous ? chuchotèrent ses compagnes.

— Je cherche à m’instruire, répliqua-t-elle avec, dans l’accent, un léger tremblement qui trahissait l’effort de courage auquel elle se livrait.

— Vous instruire ?

— Oui… Il a peut-être en poche des papiers qui nous peuvent apprendre…

Elles eurent une exclamation… La curiosité les poussant, elles firent quelques pas en avant, tandis que la duchesse, le doigt levé, prononçait doctoralement cette phrase du Prince, de Machiavel.

— Lire les papiers secrets d’un ennemi, ou même d’un ami, c’est lire en un cœur fermé ou à peine entr’ouvert.

Et avec un petit rire :

— Ah ! quand je maudissais, au Lycée, les professeurs qui me forçaient à apprendre par cœur ces choses ennuyeuses, je ne me doutais pas du plaisir que j’aurais un jour à les appliquer.

Elle se penchait sur le complice de Log. Elle explorait les poches de sa blouse de chasse… Soudain, elle eut un léger cri.

— Qu’est-ce ? interrogèrent les jeunes filles.

— Vos actes de mariage, mesdemoiselles, avec le timbre des consulats de Russie et du Japon.

Elles devinrent toutes pâles.

— Quel est le premier ? firent-elles d’une voix éteinte.

— Aucun.

— Comment ?

— Ils portent même date religieuse, même date consulaire… Les déclarations de cet homme, de son maître Log, pourront seules faire que l’un de ces papiers soit valable de préférence à l’autre.

Toutes deux avaient baissé les yeux.

— Mais, balbutia enfin Lotus-Nacré, s’il reconnaît que nous agissons contre lui, il nous punira par ces actes…

Mais Sara l’interrompit :

— Eh ! non, ma pauvre amie… Machiavel me permet encore de vous répondre, par ces mots simples et profonds : On doit surveiller ses amis et acheter ses adversaires.

— C’est-à-dire ?

— C’est-à-dire que vous avez tout avantage à être parmi ses ennemis.

Lotus-Nacré comprit. Sa main fine se tendit vers celle de Mona, et elles échangèrent un shake-hand cordial, le premier depuis qu’elles s’étaient reconnues rivales.

— Alliées ?

— Alliées.

— Eh ! les Bouddahs des pagodes décideront.

— Oui, Lotus-Nacré, le ciel décidera.

Sara se dirigeait vers la porte accédant à l’entrée de la maison. Elles la suivirent, parvinrent avec elle dans l’antichambre. Mais le vantail ouvrant sur la rue était clos… la serrure veuve de sa clef.

Un gémissement désespéré fusa des lèvres des jeunes filles arrêtées par cet obstacle imprévu. La duchesse, elle, ne sembla pas surprise.

— Que fait-on, quand on ne peut entrer par la porte ? demanda-t-elle.

Ses interlocutrices levèrent les bras en signe d’ignorance.

— Eh bien, reprit la Parisienne, mes parents faisaient du commerce, et ils m’ont enseigné que, la porte barrée, on entre par la fenêtre… Pour sortir, c’est la même chose, c’est même plus facile, car l’espagnolette est de notre côté.

Et tandis qu’elles la considéraient avec admiration, elle se glissa dans la pièce voisine :

— Venez.

Tout en ouvrant la croisée, élevée à peine d’un mètre au-dessus de la chaussée :

— Notre maison est la seule dont les fenêtres soient demeurées fermées.

— C’est vrai !

— Ce que nous avons vu était donc voulu par Log, par San.

— Et, ajouta Mona avec une épouvante dans la voix, ce que nous allons voir a été commandé par eux.

Un geste décidé de la duchesse mit fin à ses réflexions. Légèrement, Sara bondit sur la fenêtre, sauta dans la rue, et se retournant :

— À vous… hâtons-nous.

Un instant plus tard, toutes trois se tenaient au milieu de la voie. Aussi loin que pouvaient porter leurs regards, elles n’apercevaient aucun piéton… Toutes les habitations se montraient silencieuses, mornes, les portes, les fenêtres ouvertes, découpant leurs rectangles noirs sur les façades peintes ou laquées de couleurs claires.

Pour satisfaire leur curiosité, pour percer le mystère qui s’était joué devant elles, durant la nuit, il leur suffisait de faim quelques pas, de pénétrer dans la maison la plus voisine.

Et elles ne bougeaient pas.

La terreur de ce qu’elles allaient rencontrer les paralysait.

Le courage de la duchesse qui, jusque-là, avait soutenu celui de ses compagnes, ce courage chancelait.

N’est-ce pas elle qui, dans son désir éperdu de sauver son mari, avait porté les ordres de Log ?

S’il y avait des morts sanglants, les yeux fixes, immobilisés dans la contemplation de l’au-delà, n’était-ce pas elle qui avait été la messagère de leur condamnation ?

Elle avait peur ; elle avait honte !

Cette fois, ce fut Lotus-Nacré qui entraîna le trio tremblant.

— Quelle demeure recevra notre visite ?

À sa question, Sara se sentit parcourue par un long frisson.

Pourtant il fallait se décider. La Nippone avait raison. Après tout, on aurait beau reculer l’instant de la certitude, on en viendrait toujours à savoir.

Autant tout de suite… maintenant, rien de ce qui était ne pouvait être changé.

Et décidée soudain, prête aux plus horribles visions, la duchesse ouvrit la bouche pour dire :

— La maison qui nous fait face !…

Quand, à vingt mètres à peine, débouchant d’une ruelle transversale, apparut une voiturette automobile.

Une voiturette à deux places, parfaitement ! Et les deux places étaient occupées par un gamin d’une douzaine d’années, ayant à côté de lui, gravement assise sur la banquette, une superbe panthère noire.

Un oh ! de surprise jaillit en même temps des lèvres des trois jeunes femmes. La voiturette venait sur elles… Elle se rapprochait, allait les dépasser, quand le conducteur lança un grand cri.

Le véhicule s’arrêta net. Son mécanicien se dressa tout droit ; la panthère considéra les fugitives en clignant les paupières sur ses yeux fauves, et, avant qu’aucune fut revenue de la surprise provoquée par ce triple mouvement, le gamin s’écria :

— La Duchesse, les Cheveux d’Or, la sujette du Mikado !

Passant sa main sur la tête de sa panthère, il sauta à terre… et tranquillement :

— Quelle chance de vous rencontrer !… Vous allez m’aider…

— Vous aider ? firent-elles toutes trois, retrouvant soudain la voix.

— À délivrer le noble Dodekhan et son ami le duc.

— Eux !… Eux… Que voulez-vous dire ?

— Que je lui suis dévoué… Vous ne comprenez pas… et cependant je veux que vous croyiez… Avant-hier, j’étais dans les grottes, près du lac Sans Fond.

— Vous ?

— Oui… J’ai entendu comment on vous menait : vous, madame la Duchesse, par l’existence de votre époux, et ces jeunes filles, par Dodekhan… Or, Dodekhan est mon maître. Il me dit : évitons le crime.

Si la rivière conduisait dehors…

— Quelle rivière ?

— Celle qui traverse les cavernes !

— Oui… je me souviens.

— Alors, je saute dedans, Zizi me suit, — il caressa la panthère, — c’est elle, Zizi. Nous avons eu la chance d’en sortir sans être trop abîmés, si bien que cette nuit j’ai pu faire le signal.

— Le signal ?

— Parfaitement, des feux verts ; avec des boutons en feux de Bengale, si bien que ça a tout changé.

Sara, Mona, Lotus-Nacré se regardaient d’un air affolé… cherchant vainement à comprendre les paroles que Joyeux débitait avec volubilité.

Et il continuait :

— Hier soir, les domestiques indigènes avaient mêlé de l’opium aux aliments de tous les Européens.

— Ah ! murmurèrent les trois femmes.

— J’ai su cela, sur la route, ce matin. Tous se sont endormis… On devait les égorger à minuit… Seulement, paraît que les deux brasiers verts correspondaient à d’autres ordres du Drapeau Bleu, que le seigneur Log ne connaît pas… et on n’a pas tué, on a seulement pillé.

— Pas tué ! pas tué ! fit Sara en levant un regard reconnaissant vers le ciel.

— Et alors, Log va venir avec mon maître Dodekhan pour lui montrer son travail… Il sera étonné, vous pensez… Aussi derrière l’entrepôt, j’attendrai le soigneur que je sers, et son ami le duc. Je tiens à leur disposition cette auto, que j’ai enlevée chez des négociants du pays, qui n’ont rien dit, vu qu’ils dorment comme des souches… Il y a pas mal de pétrole, de quoi faire une étape sérieuse et être, à la nuit, hors de l’atteinte du Maître des Masques d’Ambre.

Ah ! maintenant, la duchesse percevait le sens du discours.

Ce petit bonhomme offrait à Dodekhan, à Lucien, le moyen de fuir, d’échapper à la main pesante de Log.

— Je n’ai que deux places, poursuivit le gamin… Mais quand ils seront libres, vous pouvez être tranquilles, le maître vous délivrera… d’autant plus, ajouta-t-il avec fierté, que je serai là avec Sourire, Fred et Zizi, et qu’à nous quatre, on est capable de donner un coup de main, bien que Fred et Zizi n’aient que des pattes.

Il se tut brusquement. Un rugissement éperdu venait de retentir à quelque distance, et la panthère, demeurée sur le siège de la voiture pétrolette, avait bondi sur ses pattes.

Avant que l’on eût pu deviner le dessein du félin, sa gueule rouge crénelée de dents aiguës s’était ouverte pour lancer un rauquement formidable.

Les jeunes femmes avaient sursauté : Master Joyeux les rassura du geste :

— Fred est sur la piste. Zizi vient de lui répondre.

Il achevait à peine qu’une forme noire apparut à l’extrémité de la rue, telle qu’un boulet animé, bondissant en trajectoires successives.

Elle parvint jusqu’au groupe, se dressa sur les pattes de derrière, frotta câlinement son museau sur les joues du gamin, puis présenta ses politesses à Zizi, laquelle attendait modestement son tour.

Cette paire de panthères, cette familiarité inaccoutumée entre un garçonnet et des fauves, réputés généralement d’un commerce désagréable, donnait à la scène une apparence d’irréel.

Sara, ses compagnes avaient bien senti un léger frisson, mais la peur s’en était allée aussitôt. La bonne entente des trois inconnus : bipèdes et quadrupèdes, apparaissait si évidente, qu’elles eussent eu mauvaise grâce à s’effrayer. Au surplus, Joyeux, ne leur en laissa pas le temps.

Il prenait dans l’automobile une baguette qu’il plaçait entre les dents de Fred, puis désignant le côté par lequel la gracieuse bête était venue :

— Va, ordonna-t-il, Sourire attend.

Fred modula un ronronnement affectueux, se battit les flancs de sa queue, et reprit à toute vitesse le chemin parcouru.

— Là, fit alors le gamin, je vais remiser derrière l’Entrepôt. Il vous sera facile d’avertir Sourire… Elle trouvera le moyen d’avertir le Maître.

— Qui est Sourire ? fit d’une voix incertaine Sara, retrouvant enfin la faculté d’exprimer sa pensée.

— Une petite fille, comme je suis un petit garçon… Vous le savez, madame la Duchesse, une pierre enlevée à une voûte détermine l’écroulement général ; eh bien, miss Sourire et moi, nous sommes des petites pierres… seulement le seigneur Log ne doit pas s’en douter.

Il avait repris place sur le siège.

— Je file, car il ne faut pas encore me faire voir. Il actionna le levier de marche, et les mains crispées sur le volant de direction, il partit en vitesse, s’engouffrant bientôt dans une voie latérale où il disparut.