Le Maître du drapeau bleu/p2/ch2

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Éditions Jules Tallandier (p. 240-263).

II

LE CHANT DE LA MÉLINITE



— Baligane !

— Mon lieutenant !

— A-t-on envoyé les patrouilles prescrites ?

— Oui, lieutenant… c’était ce matin aux sous-officiers Sarger et Toulot de marcher, ils sont en route ; Vadan et moi restons à votre disposition… et aussi le sergent-major Lavry.

— Nos Tonkinois… contents ?… pas de réclamations ?

— Oh ! jamais.

— C’est au mieux. Vous préviendrez Lavry… Un mot à ajouter au rapport. Je ne veux punir personne, mais je tiens à ce que l’on sache bien que je n’ignore rien.

Et comme le sergent Baligane considérait son supérieur d’un air ébahi, le lieutenant Dalmaire, un grand garçon, étrange avec sa mine bronzée sous ses cheveux d’un blond clair, ajouta :

— Des Pavillons Noirs ont franchi la frontière hier matin. Ils se sont retirés sans aucune manifestation hostile. Mais personne ne m’a averti de cette incursion… Personne… Heureusement, j’ai mon service de renseignements.

Et, frisant sa moustache blonde, l’officier ajouta :

— Allez, rompez, Baligane… n’oubliez pas Lavry.

Resté seul, l’officier alluma une cigarette et s’étendit paresseusement sur le fauteuil primitif qui lui servait de siège, et que constituaient des nattes tendues sur une carcasse de rotin.

Derrière lui se dressait la « paillote », décorée du nom pompeux de « Chefferie », au-dessus de laquelle des arbres, unissant leurs rameaux, formaient un berceau d’ombre. À quelques centaines de mètres, se profilaient les dernières masures du village de Ki-Lua.

En avant, l’enceinte du poste, faite de terre battue, surmontée de palanques et protégée par un fossé.

Plus loin, les rizières, semées de massifs de bambous, de bouquets d’arbres ; plus loin encore, montant vers le ciel en écran dentelé, les montagnes de la frontière, parmi lesquelles une coupure nette, trait d’ombre interrompant les pentes lumineuses sous le soleil matinal, indiquait la passe de Ki-Lua. Soudain, le lieutenant Dalmaire eut un sursaut.

— Sapristi !… Les Pavillons Noirs n’ont causé aucun dommage ici… mais là-bas… est-ce que… ?

Il se leva vivement :

— Si ces coquins avaient éventé les mines qui défendent la passe ! Quelle surprise au moment donné ! Nul ne franchira le col. La mélinite ferait exploser le sol sous les pieds des assaillants… Et puis, bernique, à l’instant psychologique… la mélinite fait long feu.

Il s’était précipité à l’intérieur de la paillote.

Des armes suspendues aux cloisons, une couchette démontable, une petite table composaient tout l’ameublement.

Mais sur cette table, abrité par un globe de verre, se trouvait un appareil électrique au milieu duquel, dans une ampoule presque semblable à une lampe dix bougies, se balançait une petite aiguille aimantée.

Des fils aboutissaient auprès de bornes-pôles.

Le lieutenant les fixa dans ces bornes. Aussitôt l’aiguille tourna.

Il poussa un soupir de satisfaction.

— Non, le circuit est intact.

Et plaçant doucement la main sur une manette de cuivre :

— En baissant ce commutateur, murmura-t-il, je suis toujours libre d’envoyer la passe de Ki-Lua dans les nuages. Grâce à ce petit morceau de métal, avec mes trente miliciens, je puis faire face à tous les événements.

Il recouvrit l’appareil de son globe transparent, puis revint à la porte, avec l’intention évidente de reprendre sa sieste interrompue ; mais sur le seuil, il s’arrêta surpris. Franchissant le ponceau mobile jeté sur le fossé, une dizaine de miliciens indigènes entouraient deux jeunes femmes, Européennes d’allure et de costume.

Deux véhicules bizarres suivaient, tirés par des mules.

— Qu’est-ce que c’est que ça, murmura Dalmaire ?

Interpellant le sergent qui marchait en avant :

— Toulot ? appela-t-il.

Le sous-officier s’approcha, se mit au port d’armes :

— Mon lieutenant.

— Quelles prisonnières me ramenez-vous là ?

— Nous faisions notre tournée habituelle, quand nous avons rencontré ces personnes. Elles nous ont demandé la route du poste de Ki-Lua ; nous les avons escortées, voilà tout.

— Mais que veulent-elles.

— Parler au chef de poste…

— À moi ?

— Communication grave, ont-elles dit ; mais elles ont refusé de s’expliquer davantage.

L’officier eut un geste de surprise, puis, après un silence :

— Faites-les approcher et allez vous reposer, ainsi que vos hommes.

Une minute plus tard, Sara et Mona, car c’étaient les fugitives, se trouvaient en face du lieutenant Dalmaire. La Parisienne prit la parole :

— Monsieur, nous avons à vous confier des choses graves… Les minutes sont précieuses. Un effroyable danger menace l’Indochine française.

Et comme il la regardait avec un étonnement manifeste :

— Permettez-moi d’abord de nous présenter. Mademoiselle — elle prit sa compagne par la main — est Mona Labianov, fille du général russe, naguère délégué au Congrès de la Paix ; moi, je suis la duchesse de la Roche-Sonnaille, votre compatriote. Nous nous sommes évadées cette nuit du monastère taoïste de Lin-Nan-Lien, ou nous étions gardées par un homme qui a juré la mort de tous les Européens.

— Oh ! fit Dalmaire avec un sourire, tous, c’est beaucoup.

— Et qui tiendra son serment, continua la Parisienne, car il dispose de ressources que nul ne soupçonne.

Et l’officier souriant toujours, elle reprit avec plus de force :

— Tout à l’heure, Monsieur, vous penserez comme moi, lorsque vous aurez appris ce que j’ai vu depuis que, bien malgré moi, j’ai quitté la France.

Son accent impressionna son interlocuteur.

Il entra dans la cabane, y prit des escabeaux, les apporta aux visiteuses, et celles-ci s’étant assises, il murmura :

— Je vous écoute, Madame, avec la plus extrême attention.

Aussi rapidement que possible, Sara, appuyée par Mona, dit son voyage de noces, brusquement interrompu par l’aventure qui avait fait d’elle, de son mari, de Dodekhan, de Mona, de Lotus-Nacré, les prisonniers de Log et de San.

Elle dit le voyage à bord du Maharatsu, l’arrivée en Chine, les incidents de Kiao-Tchéou, puis la longue marche vers le sud, le blocus du temple de Lin-Nan-Lien, leur évasion sous la conduite de Joyeux et de Sourire, lesquels, après avoir conduit les fugitives jusqu’à la passe de Ki-Lua, s’étaient éloignés, afin de pouvoir encore rejoindre Log et le surveiller sans éveiller ses soupçons.

Le lieutenant ne riait plus.

— Et, dites-vous, Madame… ce Maître du Drapeau Bleu…

— Traversera aujourd’hui même, — je l’ai entendu… Cinq cents Pavillons Noirs environ l’accompagneront. Il veut gagner les sentes situées en territoire français, qui permettent l’ascension des hauteurs Fiancé de la Nuit et Fils du Jour, camper au sommet et, la nuit prochaine, allumer le feu rouge, signal du massacre de nos compatriotes dans toute l’Indo-chine.

— Aujourd’hui, répéta le lieutenant d’un ton sombre.

Son visage se crispait sous l’effort de la réflexion intérieure.

— J’ai trente hommes… des miliciens… des gens du pays… Sont-ils sûrs ? La plupart d’entre eux ne sont-ils pas affiliés à la monstrueuse association qui m’est révélée ?

— Croyez à leur affiliation, déclara nettement la petite duchesse. Tout est organisé de main de maître. En une nuit, Kiao-Tchéou a pu être pillé, tous les habitants de race blanche endormis à l’aide de narcotiques… Ce seul détail démontre la puissance presque infinie de l’organisation asiate.

Dalmaire la regarda un instant avant de répondre.

— Oui, oui, Madame, je vois le danger… Je vois que je ne puis m’opposer à coups de fusil au passage de l’ennemi… J’aurais trente de nos braves « marsouins », ou une section de la Légion étrangère, parbleu, je barrerais la passe… La disposition des lieux donne tout avantage à une petite troupe embusquée… mais les miliciens tourneraient peut-être leurs armes contre nous.

— Ne pouvez-vous demander du secours aux postes voisins ?

L’officier eut un geste rageur.

— Pas le temps. Ils arriveraient demain, après-demain… Trop tard enfin !… Et puis les autres sont logés à la même enseigne que moi… cadres français, troupes indigènes. Non, non, il faut recourir aux grands moyens ; ceux que je dois réserver pour un cas désespéré… Le cas se présente.

Il les entraîna dans la cabane et d’un geste, rendu tragique par les circonstances, il leur désigna l’appareil électrique qu’il avait interrogé une demi-heure plus tôt :

— Lorsque nos arsenaux reçurent leur approvisionnement de mélinite, ils cherchèrent à faire de la place en utilisant les explosifs démodés : poudre et dynamite… Eh bien, en appuyant sur ce manipulateur que vous voyez là, je puis fermer un circuit, déterminer la déflagration de quatorze mille kilogrammes de ces derniers corps, répartis en douze fourneaux de mine dans le défilé de Ki-Lua.

Quelques semaines auparavant, Sara aurait pâli devant ce fragile appareil, susceptible de devenir un formidable engin de destruction, capable de réaliser un bouleversement analogue aux catastrophes sismiques. Aujourd’hui, elle ressentit une joie.

— Mais comment jugerez-vous du moment opportun ?

— Je vais placer des guetteurs en un point déterminé d’avance et visible d’ici à la lorgnette… au signal qu’ils me feront, j’appuierai sur le bouton et… Log, San, leurs complices… sauteront.

Le mot tomba lugubre, tel un glas. Dans le silence lourd, les trois causeurs se regardèrent ; ils se virent les traits blêmis, éclairés par leurs yeux brillants de fièvre.

Le lieutenant s’interrompit avec un geste trahissant l’embarras :

— Une difficulté… Comme veilleurs, je ne puis compter que sur mes cinq sous-officiers français. Deux vont être occupés au sans-fil, — il désignait l’antenne dressée en arrière de sa cabane, — car je dois aviser, sans retard, les postes environnants… Et la communication sera longue, personne ne soupçonnant la conspiration que vous venez de m’apprendre.

— Eh bien, riposta légèrement la duchesse, qui de cinq retire deux, reste trois.

— À peine suffisants pour surveiller le village et empêcher les habitants de courir au-devant des ennemis, de les aviser du danger qu’ils courent. Vous le voyez, madame, je raisonne comme si toute la population était affiliée.

Un mouvement de Sara trahit une hésitation vaincue :

— Est-il bien nécessaire que vos veilleurs soient militaires ?

— Non… mais l’élément civil étant uniquement composé d’indigènes, c’est-à-dire de gens dont le concours ne saurait être escompté, je ne vois pas…

— Et nous ?…

— Vous… vous… ? balbutia le lieutenant, hésitant à comprendre.

— Mais oui, nous. En quoi cela vous peut-il surprendre ? Je suis Française, ma jeune amie est Russe… Nous tenons donc l’une et l’autre à l’écrasement des ennemis de la France.

— Ah ! Madame ! Mademoiselle !

Dans un élan irréfléchi, Dalmaire avait pris les mains de ses interlocutrices et les serrait avec énergie, en répétant :

— Merci, merci… au nom de tous ceux qui défendent le drapeau… je vous remercie… de vraies femmes de France !

Puis se calmant soudain :

— Mais la faction sera horriblement dure… l’endroit que nous avons dû choisir est une plate-forme rocheuse où le soleil darde…

— Bah ! dure au physique, douce au moral… Et puis, vous avez bien un parasol… Au Tonkin, les parasols traînent partout.

— C’est vrai, j’ai un grand parasol rouge, sous lequel je travaille parfois en plein air.

— Vous nous le prêterez…

— Vous n’en doutez pas, madame.

Sara se prit à rire.

— Et ce parasol rouge sera le signal. La couleur rouge est celle qui se voit de plus loin. Donc, tant qu’il demeurera drossé, ne bougez pas… Mais aussitôt que nous l’abaisserons…

— Je déchaîne l’explosion.

— C’est cela même.

Puis gaiement, avec l’allure joueuse si étrange que la fantasque petite duchesse conservait dans les circonstances les plus critiques :

— Avez-vous des crayons, du papier blanc ? Nous nous installons sous le parasol-signal et nous dessinons le paysage. De la sorte, si l’un des habitants du village réussit à tromper la surveillance de vos gradés et vient nous observer, il ne pourra tirer de notre présence dans la montagne aucune conclusion… militaire.

Cette fois, Dalmaire s’écria :

— Ah ! madame la Duchesse, vous êtes faite pour la guerre d’embuscades… C’est adorable, le dessin inoffensif, le parasol, les mines… Adorable vraiment !

Puis avec un enthousiasme profond, inconscient peut-être :

— Ah ! la noblesse militaire… atavisme indéniable… L’art de la guerre est inné.

Ce à quoi Sara riposta par un : « Peuh ! Peuh !… » très évasif.

Il y avait si peu de temps qu’elle faisait partie de la noblesse ! Toutefois, la remarque du lieutenant lui causa un délicieux chatouillement dans la région du cœur.

Elle songeait que Lucien serait fier d’elle.

Tandis qu’elle réfléchissait, le lieutenant Dalmaire prenait les dispositions utiles. L’un des sous-officiers préparait une musette de vivres, se chargeait du parasol, d’un carnet de papier, de crayons.

Les mules, attelées naguère aux barils sacrés des bonzes, furent harnachées tant bien que mal. Les jeunes femmes les monteraient et gagneraient ainsi sans fatigue le poste qu’elles allaient occuper.

— Le parasol abaissé sera le signal.

— Oui, madame, répondit-il dans un souffle… Je m’installe à demeure à ma lunette et je ne vous perds pas de vue.

Elle approuva de la tête, se mit en selle. Mona était déjà juchée sur sa mule. Un dernier salut, trois voix prononcèrent en même temps :

— Au revoir !

Et les deux quadrupèdes, tenus en bride par le sergent désigné, se mirent en marche. La mule de la petite duchesse portait la musette aux vivres ; celle de la fille du général Labianov était chargée d’un vaste parasol rouge, soie tendue sur jonc.

Il était exactement neuf heures du matin quand les jeunes femmes furent installées à leur poste.

C’était un petit plateau rocheux de quelques mètres de surface, accessible par une grimpette très raide, qui se détachait, à mi-hauteur de la montagne, de la sente en lacets escaladant le Fiancé de la Nuit.

Le parasol dressé, la tige fichée en terre, la musette, papiers, crayons déposés sur le rocher, le sous-officier s’était éloigné, et sautant sur l’une des mules, avait repris au grand trot le chemin de Ki-Lua.

Les jeunes femmes avaient regardé autour d’elles. Le rocher dessinait sur la passe un saillant très accentué, et du bord de l’escarpement, elles pouvaient parcourir du regard l’étroit couloir de bout en bout

Elles distinguaient le fond sinueux, la voie tracée par les caravanes, serpentant autour de blocs de granit dont l’obstacle justifiait ses détours incessants.

Tout était désert de ce côté. L’ennemi n’était point encore en vue.

Rassurées par ce premier examen, elles regardèrent en arrière, vers ce Tonkin qu’elles allaient tenter de sauvegarder d’une épouvantable tuerie.

Sara, munie, par l’obligeance du lieutenant Dalmaire, d’une petite jumelle de campagne, chercha d’abord le village de Ki-Lua, puis le poste, où le déclenchement d’une simple manette déchaînerait dans la passe un cataclysme sans nom.

— Je le vois ! s’écria-t-elle.

— Qui ou quoi ?

— L’officier.

— Vous le distinguez bien ?

— Parfaitement. Il nous regarde. La longue-vue est dressée sur un trépied devant sa porte…

Et avec une vivacité soudaine :

— Votre mouchoir, Mona, votre mouchoir…

Déjà la pétulante Sara avait déployé le sien et l’agitait, tout en conservant aux yeux l’oculaire de la jumelle.

— Il a compris, reprit-elle… le voilà qui, lui aussi, agite son mouchoir.

Elle passa gentiment la lorgnette à sa compagne.

— Regardez, Mona… Vous le voyez, nos signaux seront parfaitement perçus là-bas. Je suis heureuse de m’en être assurée. Je craignais toujours que quelque chose allât de travers.

Puis, d’un ton décidé :

— Maintenant, assez de fantaisie. Il s’agit de dessiner comme nous nous y sommes engagées. Qu’est-ce que cela fait ?… Je n’exposerai pas mon travail, n’est-ce pas ?… Et les amateurs qui le pourraient critiquer ne le verront que de très loin, puisque ce seront des espions.

En riant, la duchesse ajouta :

— Rien n’avantage le grand art comme de l’admirer à distance, en marchant vite, et, si possible, dans l’obscurité.

Tout en parlant, l’aimable jeune femme s’installait ; son crayon rapide jetait sur le papier un croquis audacieux, et, puisant dans la situation un entrain nerveux, elle bavardait :

— Voilà bien la première fois de ma vie que je comprends l’utilité des arts dits d’agrément.

Elle allait exercer sa verve contre elle-même… une légère exclamation de Mona trancha son improvisation.

— Oh ! qu’est cela ?

Interrompant son dessin, la duchesse leva les yeux sur la jeune fille. Elle la vit pale, les traits soudainement figés, penchée au bord de la plate-forme, regardant en bas.

Eux peut-être, murmura-t-elle.

Un flot de sang colora son visage. Eux… c’est-à-dire ceux qui, depuis des semaines lui avaient imposé la souffrance, appris la haine ; ceux qui venaient sur la terre française avec le désir d’un crime géant !

Un frisson héroïque la secoua tout entière… En elle passa l’âpre soif des batailles, des révoltes, des vengeances.

Mona avait dit vrai.

Il lui sembla qu’un être nouveau naissait en elle !

Là-bas, au débouché du col, sur le territoire chinois, des cavaliers s’agitaient confusément. Les parois rocheuses de la passe, de par leurs sinuosités, exagéraient l’étroitesse du chemin et les regards avaient l’impression de se glisser par une meurtrière.

Dans cette zone si peu large, des formes d’hommes, de chevaux, se croisaient, allaient, venaient, semblant tenir conseil, semblant hésiter à progresser plus avant.

— Que signifie ?… commença la duchesse…

Mais elle s’interrompit brusquement…

— Tiens, un cavalier… Un éclaireur sans doute.

Beaucoup plus près, un homme, masqué jusque-là par les ressauts du rocher, s’avançait, maintenant sa monture au pas.

Les jeunes femmes se rejetèrent en arrière. Il ne fallait pas être aperçues par ce guerrier, chargé sans doute de s’assurer que rien ne s’opposerait à la marche de la troupe ennemie.

Le parasol rouge se dressait le long des murailles encerclant la plate-forme. On ne le pouvait distinguer d’en bas. Une imprudence des Européennes eût seule trahi leur présence.

Mais elles s’étaient écrasées sur le sol, derrière un renflement du rebord, et elles voyaient sans être visibles.

Toutes deux tressaillirent.

— San !

Oui, c’était le serviteur fanatique de Log, qui avait réclamé l’honneur d’éclairer la marche des terribles adversaires de la domination française, de ces sinistres très rêveurs tendant à cet idéal monstrueux d’une région noyée dans le sang.

Il se dandinait sur sa selle, s’abandonnant mollement aux mouvements de son cheval, et, entre ses lèvres il tenait un pao-lo-foung[1], cigarette de fine paille de maïs, dont il expulsait la fumée bleuâtre avec une satisfaction visible.

Il passe au-dessous de la cachette des jeunes femmes ; il continue sa route, bientôt caché par un épaulement de la falaise.

Elles ne bougent pas. Elles attendent que, certain du chemin libre, il revienne, sur ses pas pour annoncer à ses complices qu’aucun obstacle ne s’oppose à leurs projets.

Dix minutes, vingt… une demi-heure se passent San ne reparaît pas.

Que fait-il donc ?

Sara s’est relevée. Elle arpente fiévreusement la plate-forme. Elle l’a dit naguère à Lucien de la Roche-Sonnaille, ce qu’elle ne comprend pas l’irrite.

Et elle ne s’explique point la disparition du serviteur de Log.

Soudain la petite duchesse à un sursaut. Une pierre vient de rouler avec fracas sur la pente, tout près.

D’un geste brusque, elle saisit le revolver que le lieutenant Dalmaire a joint aux bagages, et elle s’approche sans bruit du point où la sente escarpée aboutit à la plate-forme.

Avec peine, elle retient un cri d’épouvante.

À sept ou huit mètres au-dessous d’elle, arrêté à l’intersection du chemin qui escalade le Fiancé de la Nuit et du rameau accédant à l’observatoire des jeunes femmes, San est debout. Son visage jaune grimace un ironique sourire.

Un instant la peur trouble le jugement de la duchesse. Elle lève son arme ; elle va faire feu mais le géant la salue cérémonieusement et lance vers elle ces étranges paroles :

— Madame la Duchesse ; je n’ai aucun mérite à vous découvrir en votre cachette. Je vous savais ici et je viens vers vous en ambassadeur.

— En ambassadeur !

Et bouleversée, domptée par la péripétie inattendue, elle laisse retomber, le long de son corps, sa main armée du revolver.

San souligne le geste.

— Ne soyez pas surprise, madame la Duchesse. Un instant vous avez trompé notre police, vous avez pu gagner le territoire français… grâce à je ne sais quelles complicités.

— Vous ne saurez jamais, protesta la jeune femme avec énergie !

Le géant fit entendre un rire insolent :

— Ne discutons pas cela. Pour l’instant la chose est dépourvue d’importance. Je continue donc. Une fois la frontière franchie, nos affiliés ont surpris vos mouvements. Vous avez rencontré une patrouille, gagné sous sa protection le poste militaire de Ki-Lua, et après une conversation mystérieuse avec le lieutenant Dalmaire, vous êtes revenue en ce lieu, guidée par un sous-officier français.

Sara ne trouva rien à répondre.

— Faut-il vous dire ce que vous êtes venue chercher ici, reprit l’herculéen San après un silence ?

Et elle, ses lèvres contractées ne pouvant formuler un son, le Masque d’Ambre poursuivit :

— La passe est semée de mines que la manœuvre d’un commutateur du poste de Ki-Lua doit faire exploser.

— Oh ! gémit-elle, ces gens sont donc des démons ?

San ricana :

— Non, de simples mortels qui s’entourent de précautions. Quoi de surprenant à ce que nous connaissions l’existence d’un instrument, de travaux de défense ? ce sont là des faits d’ordre matériel qu’un peu d’attention suffira toujours à percevoir.

Il marqua une pause, puis négligemment :

— Au surplus, nous ne savons pas tout. Ainsi nous ignorons l’emplacement exact des mines qui commandent la passe.

— Alors, qu’importe le reste.

— Le fait est, madame la Duchesse, que c’est là une lacune regrettable. Elle a nécessité un effort intellectuel que vous apprécierez. Il nous a fallu deviner vos pensées intimes.

— Oh ! mes pensées ?…

— Sans doute. Vous dirai-je pourquoi vous êtes ici ?

Elle fit oui de la tête.

— Vous guettez notre arrivée ; quand nous serons bien engagés dans le défilé, vous en avertirez le poste de Ki-Lua par un signal optique quelconque et… vous nous délivrerez ainsi un billet direct pour les nuages.

La duchesse approuvait du geste, les poings serrés, une flamme dans les yeux…

— Allons, reprit le Graveur de Prière, je vois que vous avez le courage de votre opinion. D’aucuns nieraient. Vous, vous reconnaissez la justesse de mes dires.

Puis narquoisement :

— Seulement l’ascension brutale vers les nues ne séduit ni le Maître du Drapeau Bleu ni moi-même, et elle n’aura pas lieu.

— Si.

— Pour que nous soyons projetés en l’air, il faudrait que l’explosion des mines se produisit. Or, elle ne se produira pas.

— Vraiment… Et pourquoi cela, je vous prie ?

— Parce que nous ne le voulons pas.

— Raison insuffisante.

— Et aussi, madame la Duchesse, acheva imperturbablement le géant jaune, parce que vous craindrez l’explosion tout autant que nous-mêmes, lorsque je vous aurai fait part des événements qui ont suivi votre évasion.

Devant l’assurance de son interlocuteur, Sara se mit à trembler. Un instant elle ferma les yeux, avec l’impression terrifiante qu’une douleur inexprimable planait sur elle.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La veille au soir, deux heures après que les fugitives s’étaient enfuies de la pagode de Lin-Nan-Lien, San, extrêmement peiné par le mécontentement du Maître, s’était timidement dirigé vers la tente de feutre de ce dernier.

Il se fit reconnaître du factionnaire qui gardait l’entrée et se glissa à l’intérieur, où Log, couché sur des nattes, rêvait les yeux ouverts.

À la vue de son fidèle, le chef des Masques d’Ambre fronça les sourcils. San se prosterna aussitôt, et, le front dans la poussière, murmura :

— Seigneur, ton dévoué a été coupable. Il a eu peur des Diables (Koueï) de la nuit. Il aurait dû aller voir ceux du Feu Jaune au sommet du Fils du Jour. Il voudrait réparer sa faute, mériter ton pardon. Il croit avoir à prononcer des paroles agréables à tes oreilles ; daigne les entendre.

— Soit, j’écoute, consentit négligemment le seigneur Log.

San redressa son buste mais demeura agenouillé :

— Demain, as-tu dit, Maître… demain tu conduiras un parti de guerriers vers Ki-Lua ; tu occuperas les sommets du Fiancé de la Nuit, du Fils du Jour, et quand les ténèbres seront revenues, tu feras le signal rouge annonçant aux hommes d’Indochine que l’heure de la vengeance a sonné.

Lentement Log inclina la tête.

— Or, poursuivit son interlocuteur ; en partant, tu emporteras une inquiétude. La garde qui veillera autour du sanctuaire de Lin-Nan-Lien sera moins nombreuse… Dodekhan, ses complices seront libres… Du fond de leur asile, ils continueront sans doute à préparer leur évasion.

Et comme le chef des Masques d’Ambre menaçait le vide d’un poing irrité :

— Il serait mieux que tes adversaires fussent en ton pouvoir.

La phrase n’était pas terminée que Log se trouvait debout.

— Chien, gronda-t-il, es-tu venu pour me railler ?

— Je suis venu pour offrir au Maître le moyen de prendre, cette nuit même, ceux qui se croient à l’abri de sa colère.

Sur les traits du chef s’exprimèrent le doute, la surprise, la joie hésitante… Puis d’un ton radouci :

— Si tu as trouvé cela, j’oublierai que tu as mal exécuté mes ordres.

San aurait pu protester. Il avait bien exécuté les ordres du seigneur Log. On ne pouvait raisonnablement le blâmer des manœuvres d’adversaires inconnus. Mais il ne jugea pas à propos de discuter et paisiblement :

— Lin-Nan-Lien couvre les fugitifs de son droit d’asile.

— Les Pavillons Noirs eux-mêmes se révolteraient contre moi si je tentais pareille chose.

— Si tu tentais ouvertement, Maître. Les bouddhas bienfaisants peuvent déchaîner les fléaux devant lesquels les êtres fuient éperdus.

Un instant, les deux hommes croisèrent leurs regards, dans un silence lourd. Enfin, le chef des Masques d’Ambre murmura d’une voix prudemment abaissée :

— Quel fléau ?

— L’incendie. Toutes les constructions sont en bois ; la brique, les tuiles sont soutenues par de légères charpentes ; le feu en aura facilement raison, et pour fuir les flammes, nos ennemis se jetteront hors de leurs cachettes.

Un nouveau silence suivit. Puis Log demanda encore :

— Brûler le temple est sacrilège. Qui osera prendre cette responsabilité devant les dieux ?

— Moi, Seigneur.

— Toi, mon brave San ?

— Qu’importe une pagode, auprès de ton triomphe ! Les bouddhas seront cléments à qui aura préparé la défaite des Diables Étrangers, adorateurs de faux dieux, concurrents perfides de ceux que rendirent visibles à nos esprits les grands philosophes de l’empire du Ciel.

Un sourire ironique distendit les lèvres de Log. Il fut bref comme l’éclair.

— Relève-toi, San.

Le géant obéit, la face épanouie. Il était pardonné,

— Voyons, reprit Log, raisonnons… Tu te fais fort de mettre le feu à la pagode, à ses dépendances… sans être vu, sans être soupçonné ?

— Oui, si tes réflecteurs électriques sont dirigés de façon à éclairer les alentours du sanctuaire, en laissant les bâtiments dans l’ombre.

— Ceci est facile.

Amicalement, Log frappa sur l’épaule de son fidèle :

— Allons, allons… tu es toujours, à mes yeux, le lieutenant cher entre tous. Tu effaces admirablement un instant de défaillance. Quand opéreras-tu ?

— De suite, la nuit est assez avancée.

— Va donc.

Les deux hommes se séparèrent, San regagnant ostensiblement sa tente ; Log, lui, simula une tournée d’inspection dans le campement. Aux guerriers veillant près des divers projecteurs, il adressa des observations dont l’ensemble ont pour résultat de diriger les faisceaux lumineux de telle sorte qu’ils formaient un cercle de clarté, au centre duquel la pagode dessinait une tache sombre.

Aux sentinelles, le chef recommanda de redoubler de vigilance. Un pressentiment, affirma-t-il, l’agitait. Les esprits du ciel et de la terre l’avaient frôlé de leurs ailes, lui indiquant ainsi que des événements tout proches s’élaboraient dans les sphères inaccessibles aux hommes.

L’appel au merveilleux est un admirable procédé de domination. Log, comme autrefois Mahomet, comme aujourd’hui les brahmes, l’employait avec une certaine maestria.

Sa ronde terminée, il rentra paisiblement dans sa tente.

Mais il ne se coucha point. Il demeura près de l’entrée, regardant au dehors, prêtant l’oreille au moindre bruit, craignant à toute minute un tumulte annonçant que San s’était fait surprendre.

Le silence nocturne pesait sur le plateau, ce silence de la campagne, piqué de craquements de branches, d’herbes, de bourdonnements d’insectes noctambules, de cris de fauves ou de rapaces en chasse.

La lumière blanche de l’électricité jetait un ton blafard sur les tentes dressées, sur les chevaux entravés en ligne. Sous cet éclairage, les objets, les animaux prenaient une apparence fantastique… Le campement donnait une impression apocalyptique et froide.

Pourtant, de petites gouttes de sueur perlaient aux tempes du géant.

— C’est ridicule, grommela-t-il, je deviens nerveux… Il est vrai, que si je reprends mes fugitifs, j’aurai partie gagnée… Dodekhan immobilisé, et cette fois, contraint de parler ; s’il ne veut voir expirer sa… Mona, dans les plus atroces tortures !… Le massacre commencé au Tonkin, en Annam, au Cambodge. Le sang des Français terrifiant les gens d’Europe, exaltant les Asiates…

Il s’interrompit net. Au-dessus de l’enceinte du temple, il lui avait semblé voir passer un rapide éclair. Il regarda avec attention.

La nuit s’était refaite opaque sur les bâtiments,

— J’ai mal vu… commença-t-il.

Sa réflexion ne s’acheva pas ; non, il n’avait pas mal vu. Une langue de flamme avait brusquement jailli de l’ombre, pointant vers le ciel.

Il respira. Rien n’avait bougé, autour de lui. Ce digne San avait bien choisi son heure. Le sommeil aveuglait guerriers et bonzes.

Mais tout à coup, il se produisit une série d’explosions violentes, une épaisse colonne de fumée noir s’éleva ; de toutes parts, les flammes apparurent.

Et comme le camp entrait en rumeur, que les guerriers couraient effarés, levant les bras, échangeant des cris stupéfaits : « Au feu ! au feu !… » San se dressa brusquement devant le chef des Masques d’Ambre.

— Toi ?

— J’ai enflammé les provisions de pétrole, de paille, de fourrages.

Le brouhaha grandissait. Pas une goutte d’eau sur le plateau. Impossible de lutter contre l’incendie, qui se propageait avec une rapidité vertigineuse parmi les constructions de bois.

— Il ne faudrait pas qu’ils s’échappent à la faveur du désordre, murmura Log.

Il n’avait pas achevé que San se précipitait, clamant de sa voix tonitruante :

— Tous les réflecteurs dirigés sur le temple ! Que les factionnaires restent à leur poste ! Dix hommes de bonne volonté pour sauver les bonzes !

Il est à remarquer que, devant tous les cataclysmes, l’homme se sent disposé à l’obéissance.

En un instant, le désordre cessa.

Tous les projecteurs firent converger leurs faisceaux lumineux sur les constructions du sanctuaire taoïste. Les sentinelles reprirent leur faction. Une dizaine de guerriers, choisis par San, s’élancèrent dans la cour.

La cruelle manœuvre du Graveur de Prières devait réussir.

Dodekhan, Lucien, Lotus-Nacré, poursuivis par le feu, à demi asphyxiés par la fumée, durent quitter leur asile. Aussitôt saisis, garrottés, ils se retrouvèrent prisonniers de Log.

Et cependant celui-ci piétinait de rage devant le brasier.

Les bonzes, un à un, ou par groupes gémissants s’étaient échappés des bâtiments en flammes.

Deux êtres, dont on n’eut pas le temps de reconnaître la nature et que les Chinois superstitieux qualifièrent aussitôt de Dragons Volants, jaillirent de la fournaise et traversèrent le camp en bonds éperdus pour s’enfoncer dans l’obscurité environnante : c’étaient les panthères laissées à la garde des infortunés dont master Joyeux et miss Sourire avaient emprunté la défroque.

Au surplus, l’incident était secondaire. Une chose bouleversait le chef ; une chose qui rendait son triomphe incomplet, qui le privait de son meilleur moyen de coercition contre Dodekhan et le duc de la Roche-Sonnaille.

Ni Sara, ni Mona ne se montraient.

Et cependant les toitures s’effondraient parmi les gerbes d’étincelles fusant vers la voûte noire du ciel, les pans de murs s’affaissaient avec fracas.

Rien, toujours rien.

Vainement San, après avoir mis en lieu sûr les trois captifs, était-il revenu auprès du Maître et cherchait-il à calmer sa nervosité.

Log ne voulait pas être apaisé.

C’est qu’avec sa conception précise des choses, qui faisait de lui un si redoutable adversaire, il comprenait que le commandement, sans conteste, de l’immense association asiate lui échappait avec les deux jeunes femmes.

Elles absentes, elles mortes, elles ne pouvaient plus être torturées, et le terrible jouteur perdait son plus sûr moyen d’action sur l’âme aimante de Dodekhan.

Et les flammes dansaient sur les ruines, les étincelles s’envolaient en essaims crépitants, les volutes de fumée roulaient au sommet des décombres, en figures fugitives et grimaçantes.

Enfin, vers l’aube, l’incendie sembla avoir achevé son œuvre… Toutes les matières combustibles étaient dévorées.

À la voix de Log, de San, des équipes de travailleurs, armés de longues perches, se ruèrent sur les décombres, s’acharnèrent à l’enlèvement des débris calcinés.

Deux corps carbonisés, recroquevillés, hideux, méconnaissables, furent tirés des ruines, fumantes de l’écurie.

Mais le supérieur des bonzes déclara reconnaîtra des plaques amulettes de métal demeurées intactes au cou des défunts.

Elles appartenaient aux prêtres envoyés à la provision d’eau.

Cela lui semblait inexplicable. Comment ces serviteurs de Tao-Ssé, que, du fond du temple, il avait vus s’éloigner avec les barils sacrés se retrouvaient-ils ici, dans cet état ?

Log et San, eux, échangèrent un regard sans mot dire.

Le soupçon de la vérité venait de naître en eux. Les captives avaient pu prendre la place des infortunés religieux taoïstes ! Comment ? À la faveur de quel subterfuge ? Cela était inexplicable pour l’instant ; mais cela devait être.

L’éveil ainsi donné, des éclaireurs furent lancés sur la piste des fugitives.

Les empreintes laissées de loin en loin par les chariots conduisirent les chasseurs à la passe de Ki-Lua.

Plus de doute. Sara et la fille du général Labianov avaient franchi la frontière. Elles s’étaient réfugiées au poste militaire le plus proche.

Des agriculteurs interrogés confirmèrent ces suppositions. Puis un boy, évadé du village de Ki-Lua, avant que les abords en fussent surveillés, apporta la nouvelle que le télégraphe sans fil fonctionnait sans relâche, que des femmes d’Europe, après un entretien avec le chef du poste, avaient repris le chemin de la passe et que, à l’abri d’un parasol, elles semblaient dessiner, installées sur une plate-forme rocheuse, sise à mi-hauteur de la montagne.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et San, ces éclaircissements donnés, continua :

— Non, l’explosion des mines n’aura pas lieu. Elle n’aura pas lieu, parce que leur déflagration coïnciderait avec le râle d’agonie du duc de la Roche-Sonnaille et de Dodekhan.

Un double cri ponctua la déclaration.

Mona, qui s’était rapprochée de sa compagne, avait entendu, et comme celle de la duchesse, son émotion s’était trahie par une exclamation étouffée.

La bouche de San s’ouvrit largement pour un ricanement moqueur :

— Au surplus, je ne vous demande aucune promesse, madame la Duchesse. Dans cinq minutes, après vous avoir appris ce qui arrivera si vous persistez dans le dessein dont vous étiez animée en vous rendant ici, dans cinq minutes, dis-je, je m’éloignerai sans tourner la tête. Je rejoindrai le Maître du Drapeau Bleu et ses soldats à l’entrée du défilé. Je dirai au Maître : « J’ai parlé ainsi que tu l’avais prescrit ! » Il me répondra : « C’est bien », et quelques instants plus tard, nous nous engagerons tous dans la passe, certains que vous ne donnerez pas le signal de la mise à feu.

Sara grinça des dents.

— Oh ! fit-elle, je le donnerai, je vous le jure. Je vous défends de franchir la frontière. Si vous enfreignez cette interdiction…

— Les mines éclateront sous nos pieds, n’est-ce pas ?…

— Oui…

— Et nous projetteront en l’air en morceaux… Seulement parmi les débris humains certains vous seront plus chers que les autres.

Et comme la petite duchesse le considérait avec une inquiétude dans les yeux :

— Sans doute, acheva l’herculéen Graveur de Prières, j’oubliais de vous informer qu’au milieu de nous, soigneusement attachés sur leurs chevaux, marcheraient Dodekhan, M. le duc votre époux et Mlle  Lotus-Nacré.

Pétrifiées par l’horreur de cette brusque révélation, les jeunes femmes demeurèrent sans voix.

Quelques secondes, avec un rire cruel, San considéra leurs visages bouleversés, leurs yeux hagards, la détresse de toute leur attitude, puis il salua d’un geste large, lança cet adieu plus atroce qu’une insulte :

— À tout à l’heure, Mesdames ; le temps de parcourir le défilé et nous sommes à vous.

Ni Mona ni la duchesse ne songèrent à le retenir.

Elles restaient là, au sommet de l’escarpement, incapables de se mouvoir, incapables de formuler une idée.

Des acclamations lointaines les tirèrent ce leur anéantissement.

— Ces cris !

— Ce sont eux.

Et frissonnantes, comme galvanisées par l’épouvante, elles bondirent sur le plateau, coururent à l’arête surplombant l’abîme.

À cinq cents mètres, la troupe du chef des Masques d’Ambre apparaissait dans le sentier sinueux. En avant, un peloton de Pavillons Noirs encadrait Lucien, et Dodekhan et Lotus-Nacré, attachés en travers sur des chevaux.

— Oh ! murmurèrent les jeunes femmes, ils les ont rejoints.

Ils, c’étaient Joyeux et Sourire qui conduisaient par la bride les montures des captifs.

La vue des gamins fut la goutte d’eau qui fait déborder le vase.

Sara se tordit les mains.

— Eux, eux, ils nous ont sauvées… ils ont échappé à tous les dangers, aux soupçons même de nos ennemis. Devront-ils trouver la mort ici… sur un signal de moi ?

Ses dents claquaient :

— Qui parle de signal, reprit-elle avec terreur. Je ne veux pas… Je ne veux pas ! Le signal, mais ce serait tuer Lucien, mon mari, celui qui est tout mon cœur, toute ma vie… Est-ce que l’on peut commettre pareil crime ? non, non… Cela ne sera pas.

— Et cependant s’il était ici, et nous là-bas, il donnerait le signal.

Mona vient de prononcer cette terrible phrase.

La fille du général Labianov se souvient à cette heure des enseignements si souvent entendus dans la société de son père. Le soldat doit tout sacrifier : ses biens, sa famille, lui-même, pour défendre sa patrie.

Elle a oublié un instant qu’elle est Russe, pour se souvenir qu’à l’extrémité du défilé s’ouvre une terre que des soldats gardent, sous leur drapeau, que les gens engagés dans la passe veulent abattre.

Sara a reçu un grand coup au cœur.

Sa compagne a exprimé la vérité.

Lucien, avec sa conception de l’honneur, du patriotisme, donnerait le signal. Il aurait le cœur déchiré…

Oh ! oui, oui, il est bon, il aime, mais dût-il en mourir de douleur, il murmurerait :

— Périsse mon âme, périsse mon nom, mais que les soldats de France soient sauvés.

Et tandis que devant elle se dresse, affolant et tragique, le conflit de sa morale humaine de tendresse, de douceur, et de la morale plus haute du sacrifice, âpre, rigide, mais haussant l’homme à la taille de la divinité, Mona reprend :

— Je suis une fille noble de Russie, vous êtes duchesse de France.

— Duchesse ! balbutie Sara, Duchesse !

Il y a de l’égarement dans son geste. Et Mona Labianov poursuit d’une voix brisée, plainte d’une âme en agonie :

— Mon cœur tout entier est à Dodekhan, comme le vôtre appartient à M. de la Roche-Sonnaille ; ma sœur, ma sœur de souffrance, appuyons-nous l’une sur l’autre pour accomplir le sacrifice.

Le sacrifice ! Les yeux de la petite duchesse restent secs, mais toute sa personne sanglote.

Va-t-elle jeter à terre le parasol rouge ? Va-t-elle par ce geste menu déchaîner la catastrophe ?

Oui, l’honneur le veut !

Cette pensée résonne en son cerveau, jaillie soudain des profondeurs de son être.

Elle jette ses bras en avant pour la repousser.

Geste vain. La voix qui a prononcé la sentence n’est point autour d’elle, mais en elle, l’ayant pénétrée déjà… et cette voix s’enfle, se fait plus impérieuse… Elle commande :

— Duchesse, tu dois conserver intact le legs d’honneur que t’ont transmis trente générations sans tache.

Sara se tord sous la terrible pression morale. Elle tend ses nerfs à les briser dans une suprême résistance.

Elle n’est pas la duchesse de la Roche-Sonnaille. Elle est la petite Sara Lillois, duchesse par alliance, au hasard d’un mariage.

Instinctivement, dans sa détresse morale, la jeune femme s’est approchée du rebord de l’escarpement ; elle plonge son regard dans le défilé.

Les prisonniers sont au milieu de leur escorte de gardiens.

Et Sara a l’impression lancinante que les yeux de Lucien se fixent sur elle, lui intimant l’ordre qu’elle ne veut pas exécuter, qu’elle ne veut pas comprendre.

Elle se rejette en arrière. Elle ne veut plus voir les captifs, leurs gardiens.

Et d’un accent angoissé, Mona, debout à l’extrême pointe de la plate-forme, sur l’abîme, prononce :

— Quelques minutes encore… il sera trop tard.

Elle s’est redressée, la frêle jeune fille ; elle couvre la duchesse d’un regard douloureux, et très bas, mais avec une invincible fermeté, elle dit :

— C’est donc moi qui aurai le courage…

Sara a un grondement éperdu… Elle a compris…

Le courage dont parle Mona consistera à abattre le parasol piqué en terre. Elle se jette en avant de l’objet à la couleur voyante, elle étend les bras, elle bégaie :

— Non, non… cela ne sera pas, cela ne sera pas !

Elle s’attend à une lutte, à une apostrophe violente… Elle demeure stupéfaite. Mona la supplie :

— Je suis plus forte… Deux cœurs de jeunes femmes doivent être broyés plutôt qu’un peuple… N’usez pas mon courage… Pauvres nous !

Mais un frisson secoue la petite duchesse. Au-dessous de son poste d’observation, les sabots des chevaux sonnent sur le roc.

Une galopade effrénée de pensées évolue dans son crâne.

Elle oublie le lieu, l’heure présente. Le passé de la terre de Gaule, endormi à l’état de souvenir historique en un coin ignoré de son cerveau, se réveille, se met en mouvement, devient actuel.

Et le réel, et les spectres de la mémoire, l’aujourd’hui, l’autrefois, se mêlent, se confondent.

Ces chevaux qu’elle entend ne sont plus les montures des Pavillons Noirs de Log, non… Ce sont tous les envahisseurs de la terre de France. Cohortes romaines, hordes d’Attila, chevaliers de Charles le Téméraire, Espagnols de Flandre, Autrichiens, Anglais de 1814 et 1815, cohue prussienne de 1870.

Et elle est là. Un geste d’elle sera la délivrance, l’écrasement des barbares, le triomphe du drapeau bandé de tricolore qui claque là-bas, dans le semis d’or du soleil, au sommet de la paillote, où un Français attend son signal pour frapper.

Que disait-elle donc, tout à l’heure ? Il faut un orgueil de race pour atteindre à certains dévouements. Mais cet orgueil, elle le sent en elle. Elle l’a ; ce n’est point la duchesse qui s’irrite, c’est la petite femme de France ; c’est ce composé de tous les effluves du terroir, transmis, accumulés par les ancêtres, brillants ou obscurs, lettrés ou, roturiers.

Comme en dépit d’elle-même, Sara crispe sa main sur la tige du parasol. Un effort sec, brutal, et la rouge circonférence de soie se penche, s’abat sur le sol.

Et l’enfer semble prendre possession de la passe de Ki-Lua. Des coups de tonnerre, des avalanches de rochers pulvérisés, des gerbes de flammes, de fumées, de débris sont projetés à une prodigieuse hauteur.

La plate-forme vacille sous les pieds des jeunes femmes, comme si elle allait être arrachée du flanc de la montagne.

C’est un spectacle d’horreur, de confusion, où elles ne voient rien, mais où elles devinent des corps décrivant d’effroyables trajectoires, où elles sentent passer la mort autour d’elles.

Elles ont toutes deux le cri du désespoir :

— Dodekhan !

— Lucien !

Leurs genoux ploient sous elles : un brouillard jette son caveçon sur leurs yeux. Leurs cœurs cessent de battre, leur sang s’immobilise dans leurs veines. Il leur semble que le néant les prend, les envahit et elles s’affalent lentement sur le rocher, privées de sentiment.

  1. Le Pao-lo-foung est une cigarette de tabac qui a été trempé dans une dissolution d’opium. Introduite en Chine par les Américains installés à Manille, elle a obtenu d’emblée un énorme succès parmi les Célestiaux.