Le Maître du drapeau bleu/p2/ch3

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Éditions Jules Tallandier (p. 264-284).

III

LIBERTÉ RELATIVE



Haïphong, le grand port du Tonkin, s’étend, à vingt milles de la mer, dans les plaines basses avoisinant le confluent du Cua-Cam et du Song-Tam-Bace, deux principaux bras du delta, par lequel le fleuve Rouge (Song-Coï) se déverse dans la mer.

Sur les rives se développent capricieusement les faubourgs indigènes, encerclant la ville européenne et chinoise, concentrée dans l’îlot triangulaire formé par le Cua-Cam, le Song-Tam-Bac et le canal Bonnal.

Le crépuscule commençait.

À l’extrême pointe de l’île, un homme se promenait seul.

Il regardait le Cua-Cam que le jour baissant teintait de gris, et sur lequel se détachaient, en formes sombres, les balises, bouées indiquant le chenal navigable qui relie la ville à la rade maritime de Hon-Dau.

Maintenant, des feux commençaient à s’allumer, indicateurs nocturnes des passes venant suppléer les signaux de jour.

Le promeneur eut un geste d’impatience :

— Par le Dragon Noir, ce coquin ne viendra donc pas !

Comme pour répondre à l’exclamation, une ombre se détache des maisons sises à peu de distance.

Elle traversa en courant l’espace découvert et s’arrêta en face de l’inconnu.

— Seigneur Requin[1], Pho-Doc a été retenu… Telle est la raison du retard qu’il a mis à se présenter au rendez-vous fixé par toi.

C’était un jeune Annamite, à la mine chafouine, vêtu de ce costume cosmopolite adopté pour les boys d’hôtels.

Le promeneur hocha la tête.

Pas de mots inutiles. Tu es venu, c’est bien.

Le boy se prit à rire silencieusement.

— Quand on est bien payé, la fidélité est douce. Le difficile est d’être fidèle pour rien.

Cette profession de foi cynique ne parut point déplaire à l’interlocuteur de l’indigène.

— Tu raconteras donc ce qui est convenu ?

— Sans en omettre un tzill. (Signe de la langue phuoc qui indique la fin d’une phrase.)

— Quand ?

Le boy eut un signe de doute.

— Ah ! voilà ! La congaï (femme) malade n’a pas repris connaissance…

— Qu’importe ! — Les autres l’auraient bien transportée sur un paquebot, parce que, là, l’embarquement est facile ; mais je suis sûr qu’ils n’essaieraient pas ce que tu désires… Le madicheun (médecin) a ait qu’elle était hors de danger… j’en suis sûr, j’écoutais à la porte… et qu’elle retrouverait ses esprits dans très peu d’heures.

— Soit !… aussitôt que possible, fais ce qui est convenu. Et avertis-moi aussitôt.

— Je n’y manquerai pas. Seigneur, puisqu’en te prévenant, je recevrai les piastres.

L’interlocuteur du fourbe mit la main à sa poche et la tendit ensuite au boy, qui avança la sienne. Un tintement d’or se produisit.

— Ceci est un supplément pour stimuler ton zèle.

— Maintenant que j’ai touché, répliqua effrontément l’Annamite, je peux te dire que c’était inutile.

Ces gens-là sont des Européens ; on les tromperait pour le plaisir.

Mais changeant de ton :

— Tu n’as plus besoin de moi, Seigneur ?

— Non.

— En ce cas, laisse-moi retourner à l’hôtel. Le gérant n’est pas commode et s’il me mettait à la porte…

Sur cette réflexion, le singulier domestique exécuta un salut mi-indigène, mi-européen, et reprit en courant le chemin par lequel il était venu.

Un instant plus tard, il avait disparu dans une rue adjacente.

D’un bon pas, l’Annamite marchait maintenant, sifflant un air importé au théâtre d’Haïphong par une troupe de music-hall en tournée, soulevant sur son passage les abois des chiens errants et les protestations des habitants regagnant leurs demeures.

Ainsi, il arriva sur le boulevard de Sontay.

Là, son allure changea du tout au tout.

Plus de coups de sifflet, une démarche posée, une affectation de politesse à céder le passage aux personnes qui croisaient sa route.

L’explication de la métamorphose s’offrit bientôt à ses regards. La façade de l’Hôtel de France se dressait en bordure de l’avenue, et c’était là que Pho-Doc, ce galopin tonkinois, exerçait, on a vu comment, ses fonctions de boy.

Un concert de vociférations accueillit son apparition. Le gérant, le portier, deux femmes de chambre clamèrent en même temps :

— D’où viens-tu ?

Il les regarda d’un air contrit.

Son humilité feinte apaisa aussitôt le gérant, un brave homme, qui reprit :

— C’est pour la malade… On demandait le médecin, afin qu’il soit là quand elle va reprendre connaissance.

— Le médecin ? J’en viens.

— Tu en viens ?

L’astucieux boy fit mine de pleurer.

— Oui… j’ai entendu la voyageuse qui réclamait le médecin… j’ai filé au plus vite… je croyais bien faire, moi.

— Et tu as bien fait, s’écria le gérant en lui passant la main sur la tête… C’est de l’initiative, cela, c’est du zèle… Tu toucheras dix centimes de plus par jour.

Comme suffoqué par la reconnaissance, le boy mima un remerciement passionné et s’éloigna en murmurant :

— Ce qu’ils sont bêtes, tous ces gens-là !…

Mais le temps lui manquait sans doute pour traduire sa gratitude à l’égard du directeur généreux qui venait d’augmenter ses gages si mal à propos, car changeant de ton :

— Maintenant faut voir la dame… Il est bon, le Requin, là-bas : « Quand débiteras-tu le conte que je t’ai appris ? »… Parbleu ! quand je trouverai le moment favorable.

Tout en monologuant, le boy avait grimpé l’escalier et était parvenu au premier étage.

Il se glissa dans le corridor sur lequel s’ouvraient les portes des chambres à voyageurs et s’arrêta devant l’une. Doucement, il gratta.

Presque aussitôt, le battant tourna sur ses gonds, et dans l’encadrement, éclairée par une veilleuse brûlant en arrière d’elle, une silhouette féminine se dessina.

— Le médecin viendra ce soir, Très Honorée, chuchota le boy. Il passera la nuit auprès de la malade.

— Ah ! tant mieux… merci, mon enfant.

Des piécettes de monnaie passèrent de la main de l’inconnue dans celle que Pho-Doc s’était empressé de tendre, et la porte se referma.

Le boy eut à l’adresse de la personne disparue un geste intraduisible, puis il ricana :

— Allons, les affaires reprennent… Demain, la malade aura recouvré sa lucidité. Songeons à gagner les piastres du noble personnage que j’ai vu tout à l’heure.

Sur ce, il descendit, se mit en quête du gérant de l’hôtel et lui exprima le désir de se rendre à la côte, auprès de son oncle maternel, employé au phare de Hon-Dau, érigé à l’entrée du Cua-Cam.

— Je passerai la nuit auprès de lui, conclut-il. Demain, au point du jour, je prendrai le vapeur qui relie la rade à Haïphong. Le service de l’hôtel n’en souffrira pas, et j’aurai rempli, auprès du frère de ma mère, le devoir prescrit par les Ancêtres.

Étant données les mœurs indochinoises, le gérant ne pouvait que féliciter le jeune drôle sur ses excellents sentiments. C’est ce qu’il fit, en accueillant la requête du boy. Celui-ci prétexta de l’heure tardive pour abréger ses remerciements et quitta l’hôtel.

Vingt minutes plus tard, il avait traversé le Cua-Cam dans un sampan (bateau) affecté au passage, et pénétrait dans une cabane indigène du faubourg en criant :

— La mère, je suis libre jusqu’à demain. Je vais dormir sous ton toit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Elle dort ! La fin de ce sommeil sera-t-il le début de la convalescence ?

Ces paroles furent murmurées plutôt que prononcées.

Auréolée par ses cheveux blonds, où la lueur de la veilleuse accrochait des paillettes d’or, Mona se penchait sur le lit où la petite duchesse, pâle, amaigrie, semblait dormir, les paupières abaissées presque transparentes, décelant ce qu’elle avait souffert.

Et Mona songeait à ces dernières semaines.

Elle se revoyait avec la Parisienne, sur l’étroit rebord rocheux dominant la passe de Ki-Lua, le parasol rouge jeté à terre donnant le signal d’un bouleversement : explosions, traits de feu, fumées, quartiers de rocs, débris humains se croisant dans l’air en fusées sanglantes. Et puis plus rien ; l’évanouissement, bienfait du ciel à ces deux pauvres créatures qui, dans une exaltation presque religieuse du patriotisme, avaient sacrifié à la France ceux qu’elles aimaient.

Dodekhan, Lucien avaient dû être pulvérisés comme la plupart des bandits qui suivaient Log et San.

Mona se souvenait.

Sa compagne et elle s’étaient retrouvées au poste militaire de Ki-Lua, où les soldats, accourus après l’explosion, les avaient transportées.

Ah ! les sanglots ! les cris de désespoir en apprenant que la passe n’était plus que décombres, où s’enchevêtraient broyés, méconnaissables, des débris humains !

Tout ce qu’elles avaient aimé gisait parmi ces débris.

Et puis tout à coup Sara s’était affolée, ses yeux s’étaient remplis d’un feu hagard. Une teinte rouge avait envahi son visage.

Une fièvre cérébrale commençait.

La pauvre, petite Parisienne ne s’était point engagée dans son voyage de noces avec la pensée de sa tragique conclusion. C’était trop pour ses forces, c’était trop pour son cœur. Après la crise d’héroïsme, l’âme tendre, aimante, succombait au déchirement de la solitude.

Le lieutenant Dalmaire, comprenant le danger, n’ayant sous la main aucune ressource médicale, avait immédiatement dirigé, en palanquin, les deux jeunes femmes vers le Fleuve Rouge.

Et Mona revoyait la lente navigation dans le sampan : son amie étendue sur des nattes, divaguant à l’abri de la tente dressée, la face écarlate, les regards fous.

Et la terrible chaleur du jour ; les haltes à l’ombre de quelques arbres penchés sur la rive ; les stations dans les postes, les bourgades… les médecins militaires ou civils consultés au passage, les soins incessants ; la glace absente remplacée par des compresses d’eau, rafraîchie en des vases poreux.

La fille du général Labianov ne connaissait plus le repos.

Elle luttait contre le mal avec un dévouement d’une âpreté étrange. Il lui semblait qu’en défendant l’existence de la duchesse, c’était la sienne propre qu’elle protégeait.

En dehors de Sara, quelle femme était aussi esseulée qu’elle-même ? Avec qui pourrait-elle rappeler le souvenir des morts de Ki-Lua, si la Parisienne venait à disparaître ? Qui comprendrait ses larmes comme celle-ci ?

Et puis l’arrivée à Haïphong ; le transport à l’Hôtel de France ; la difficulté d’y faire admettre la malade, que le gérant défiant voulait envoyer à l’hôpital.

Puis encore l’arrivée du docteur, son examen ; sa déclaration formelle que l’on se trouvait en présence d’une fièvre cérébrale simple, ne présentant aucune ressemblance avec les fièvres contagieuses du pays.

Alors le gérant s’humanisait. Il attribuait aux jeunes femmes deux chambres voisines, à prix d’or bien entendu ; il suffisait à Mona de se présenter à la banque de la ville, de télégraphier à Saint-Pétersbourg et à Paris, pour se faire ouvrir, ainsi qu’à son amie, un crédit aussi large que le comportait leur situation de fortune.

Dix jours avaient passé.

La blonde enfant n’avait pas quitté l’appartement où délirait la petite duchesse. Le mal perdait peu à peu du terrain.

Le jour même, le docteur avait déclaré que Sara allait tomber dans un sommeil profond, dont elle sortirait convalescente.

Et depuis de longues heures, Mona épiait ce réveil.

Sara dormait toujours, calme, paisible, sa respiration égale disant le repos réparateur, d’où les ressauts de la fièvre s’en étaient allés.

On heurta légèrement à la porte. Vite la jeune Russe ouvrit.

— Ah ! c’est vous, docteur, fit-elle, heureuse de n’être plus seule avec sa pensée.

Le praticien entra et la voix abaissée :

— Elle dort toujours.

— Oui.

— Tant mieux. Je m’en doutais du reste, et j’ai pris le temps de dîner… Vous en avez fait autant, mademoiselle ?…

Mona secoua la tête.

— Pas dîné… Malheureuse enfant ! Mais il faut réparer cette omission au plus vite. Pas dîné… Comment voulez-vous être forte ; comment voulez-vous avoir des idées nettes si vous ne dînez pas ?… Les femmes ne comprendront donc jamais que le corps humain est un foyer… les aliments sont le charbon nécessaire à la combustion, à la production de chaleur… Pas de charbon, pas de feu, le poêle s’éteint… et bonsoir !

Comme elle le regardait, hésitante :

— Vous allez me faire le plaisir de dîner… et de prendre votre temps… notre malade ne se réveillera pas avant deux heures.

— Pas avant ?

Le docteur fit de gros yeux :

— Pas avant, mademoiselle. Morbleu ! je dois savoir le dosage de ma dernière potion peut-être.

— J’obéis, j’obéis, s’écria Mona.

Il eut un sourire.

— À la bonne heure. Mais auparavant un mot. Notre malade est tirée d’affaire ; il ne nous faut pas de rechute.

— Vous craindriez ?…

— Le souvenir précis, frappant brusquement son cerveau anémié, pourrait déterminer un retour offensif… et cette fois…

— Mais le moyen de l’empêcher de se rappeler ?…

Le digne médecin lui prit doucement les mains :

— Mademoiselle, quand, au chevet d’une malade, on trouve une gentille sœur de charité comme vous, on triomphe toujours.

Doucement, elle balbutia :

— Que dois-je faire ?

— Une chose très laide… mentir. Oui, mentir… lui donner l’espérance de revoir ceux qui sont tombés là-bas.

D’une voix étranglée, Mona bégaya :

— Moi, moi, lui donner l’espoir, alors que je suis désespérée !

— Se dévouer, c’est oublier sa souffrance.

— C’est vrai.

La pauvre enfant se redressa, une vaillance dans ses yeux bleus.

— Je veux la sauver de sa pensée, fit-elle gravement… Je le veux… Vous avez raison, docteur… C’est la pensée qui tue.

Une émotion se peignit sur le visage du médecin.

— Oui, vous êtes une brave fille. Pardonnez-moi l’expression un peu triviale, mais je parle comme les mots me viennent. Voyez mon intention, qui est de vous adresser un grand compliment. Eh bien, puisque vous voulez qu’elle vive… mentez, mentez encore… Affirmez que les morts sont vivants, qu’ils viendront bientôt… Pendant ce temps, les consommés, blancs de volailles, œufs frais, répareront les forces détruites… et dans trois semaines, un mois au plus, je vous permettrai le doute d’abord, ensuite l’abandon de la douloureuse comédie que je vous impose.

Mona voulut répondre.

Mais le médecin la poussa doucement dehors.

— Dînez, mademoiselle, dînez… Le réveil exigera toute votre énergie, tout votre courage.

Et la porte refermée sur elle, le praticien se jeta dans un fauteuil voisin du lit.

— Pauvres femmes ! murmura-t-il d’un accent attendri… Quelle bête de profession que la médecine ! Nous devons guérir par définition… et par moments, il n’y a pas à dire… la véritable humanité consisterait à tuer !… Pauvres femmes !

Le docteur Maulenc, bien connu à Haïphong, a des idées… médicales qualifiées de subversives par ses confrères.

Cet homme ne peut voir souffrir les gens qu’il voudrait guérir sans souffrir lui-même, et chaque désespéré lui cause une angoisse profonde.

M. Maulenc ne s’enfonça pas plus avant dans ces réflexions, il tressaillit en entendant une douce voix murmurer :

— Elle dort toujours ?

C’était Mona qui rentrait.

— Déjà ! fit-il surpris, sa rêverie lui ayant fait perdre la notion du temps écoulé.

— Mais, docteur, dix heures viennent de sonner à l’horloge du Tribunal.

D’un seul mouvement, le médecin se trouva debout…

— Dix heures… alors attention ! Notre malade va se réveiller… Souvenez-vous de mes recommandations… Ayez le courage de la tromper mon enfant…

— Je l’aurai, répondit simplement la jeune fille.

Mais elle s’interrompit et frissonnant :

— Elle a remué !

Elle désignait le lit… En effet Sara venait de lever doucement la main, l’avait portée à son front et l’y promenait lentement, lentement, comme pour en arracher le voile dont sa pensée était obscurcie.

La main de la duchesse retomba mollement ; ses paupières battirent, se levèrent brusquement, démasquant son regard vague, puis elles s’abaissèrent, pour se relever après un instant.

Ses yeux maintenant s’animaient.

D’un mouvement insensible, ils faisaient le tour de la chambre, se fixant sur les meubles, sur la fenêtre.

Évidemment la malade, sortant du long envoûtement du délire, se demandait où elle se trouvait, pourquoi elle s’y trouvait ?

Mona voulut parler. Le docteur l’en empêcha du geste.

Mais ce mouvement avait attiré l’attention de la duchesse. Son regard se posa sur sa compagne ; elle l’examina, avec un léger froncement des sourcils, indiquant l’effort de la conscience renaissante, puis ses lèvres décolorées s’entr’ouvrirent pour un sourire, pour un nom :

— Mona !

La jeune Russe eut une sourde exclamation. Sara la reconnaissait !

Et tremblante, incapable de prononcer une parole, elle s’approcha du lit, prit la main amaigrie de celle qui se relevait d’entre les morts pour souffrir plus longtemps, et la serra doucement.

— Mona ! répéta la petite duchesse, Mona !

Elle disait cela d’une voix d’enfant, monotone et lasse.

— Oui. Sara, c’est moi, murmura tendrement la jeune fille.

Mme de la Roche-Sonnaille approuva d’un petit mouvement de la tête ; mais son visage prit soudain une expression d’inquiétude :

— Qu’est-ce que je fais là ? Pourquoi m’a-t-on amenée ici ?

Un tremblement secoua tout l’être de la fille du général Labianov… Il lui sembla qu’un froid glacial courait en ses veines.

L’heure prévue par le médecin était arrivée. Il allait falloir mentir à l’infortunée, encore courbée vers la tombe, et l’âme en deuil, le cœur saignant, affecter la joie, chanter l’avenir ensoleillé. Veuve désespérée, il fallait exprimer les divins espoirs de la fiancée.

Et brusquement, elle mesurait l’étendue du sacrifice, le raffinement de la torture.

M. Maulenc la vit chanceler. Il comprit l’angoisse surhumaine de la pauvre enfant, et vite il prit la parole :

— Je vous présente votre docteur, madame.

— Mon docteur ?

— Oui, vous avez été malade, très malade… Maintenant il faut reprendre des forces, voilà tout… Ah ! M. de la Roche-Sonnaille va être bien heureux.

— Lucien !

D’un mouvement saccadé, Sara s’était soulevée sur le coude. De ses yeux, agrandis par l’amaigrissement du visage, elle semblait regarder au fond de la pensée de son interlocuteur.

— Lucien, dit-elle lentement… Appelez-le, je veux le voir.

— Impossible.

— Pourquoi ?

Un frémissement tintait dans la voix de la jeune femme.

— Parce qu’il est à l’hôpital de la ville, il a été blessé.

— À Ki-Lua ? balbutia-t-elle, tandis qu’une roseur montait à ses joues.

— Oui, à Ki-Lua, où vous vous êtes couverte de gloire.

Elle haussa nerveusement les épaules :

— Oh ! la gloire !… mais lui, lui, Lucien ?

— Hors de danger, madame, je vous l’affirme… D’ici à quelques jours, on lui donnera son exeat, et il viendra vous voir… à moins, acheva le brave médecin d’un ton bonhomme, à moins que vous soyez bien sage, que vous vous nourrissiez bien, de façon à être assez forte pour lui faire visite la première.

Sara écoutait, mais sur ses traits une vague inquiétude laissait son ombre. Brusquement, elle se tourna vers Mona, et d’un accent impossible à rendre :

— Est-ce vrai ? Est-ce vrai ? fit-elle par deux fois.

Si Mona avait hésité une seconde, la vérité se faisait jour dans l’esprit de la petite duchesse, la rechute se produisait.

Mais la jeune Russe avait une âme héroïque. Par un effort surhumain elle rappela les couleurs à ses joues, la joie dans ses yeux. Sa voix redevint ferme, persuasive :

— Oui, affirma-t-elle avec le sourire des sublimes charités, oui, c’est vrai. Le duc, Dodekhan, blessés seulement, sauvés par miracle !

Un long silence suivit, où les assistants croyaient entendre battre leurs cœurs.

Enfin, Sara se laissa retomber sur l’oreiller, ses mains se joignirent. Elle avait fermé les yeux, ses lèvres s’agitaient doucement.

Et Mona, stupéfaite d’avoir eu le courage du mensonge, terrifiée par la transfiguration de sa compagne, s’appuyait au lit pour ne pas tomber. En elle passait comme un tourbillon de douleurs imprécises, à ses oreilles résonnait le fracas de rochers s’éboulant en tumultueuse avalanche, des traits de feu striaient le voile épandu sur ses yeux.

Le docteur la comprit sur le point de succomber à son émotion.

— Mademoiselle, dit-il du ton le plus naturel, voyez donc au bureau de l’hôtel s’il est possible, malgré l’heure avancée, d’envoyer quelqu’un à l’hôpital.

— À l’hôpital ? redit-elle machinalement.

— Oui, afin que, au plus tôt, M. de la Roche-Sonnaille apprenne que Mme la Duchesse est aussi bien qu’on peut le désirer.

La malade rouvrit les yeux ; elle eut un doux sourire.

— C’est cela, Mona, allez vite… Des nouvelles comme celle-là sont les meilleurs remèdes.

Déjà le docteur conduisait la jeune fille à la porte.

Sur le seuil, il chuchota à son oreille :

— Pleurez, mon enfant, pleurez… mais ne revenez qu’une fois les yeux bien secs. Qu’un soupçon de la vérité n’effleure pas votre amie !

Il avait refermé. Mona était seule dans le corridor. Elle s’appuya au mur, les bras ballants, laissant couler ses larmes, ayant l’impression cruelle et découragée que tout son cœur ruisselait sur ses joues, qu’il fondait, fondait dans sa poitrine, sans cesse rapetissé, laissant à sa place un trou noir.

Et de l’autre côté de la cloison, Sara souriait, tout heureuse du mensonger miracle dont, si près d’elle, sanglotait la malheureuse Mona.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cinq jours s’écoulèrent ainsi.

Sara pouvait se lever, se traîner jusqu’au fauteuil installé près de la fenêtre.

Ne se doutant pas du supplice qu’elle lui imposait, sans cesse elle interrogeait son amie sur l’état de Lucien, de Dodekhan.

Chaque après-midi, Mona devait disparaître durant deux heures. Elle était censée se rendre à l’hôpital, causer avec les blessés, et quand elle revenait, c’étaient des questions renouvelées toujours. La petite duchesse ne se lassait pas de s’entretenir de l’homme qui dominait sa vie.

Ses yeux avaient repris leur éclat ; une nuance rosée, avant-garde de la santé, s’épanouit sur ses traits, et absorbée par son tendre égoïsme, elle ne s’apercevait pas que sa jeune amie se montrait chaque matin plus pâle ; que ses grands yeux d’azur brillaient de fièvre au milieu d’une meurtrissure sombre.

Mona avait un perpétuel cauchemar, disant les mots de confiance qui retombaient sur son cœur comme des gouttelettes de plomb fondu, s’évertuant à refouler des mots de désespérance, d’agonie, dont l’envol de ses lèvres eût peut-être tué sa compagne de martyre.

Compagnes, Sara et elle, le seraient toujours. Elles devaient vieillir ensemble, l’une près de l’autre, feuilletant leurs âmes où elles seules sauraient lire ; leur amitié née d’une douleur identique, faite commune par les événements, serait seule apte au bien comprendre, au bien dire, dans les entretiens où se mêleraient, tels deux ruisselets, les larmes consolatrices et les larmes de désespérance.

Et la jeune fille montrait une impatience du moment où elle pourrait librement exprimer sa tristesse.

La gaieté, les projets d’avenir de Sara avivaient son épouvante de vivre.

Or, la sixième nuit se passait. Mona, que le docteur, inquiet de sa mauvaise mine, avait éloignée presque toute la journée précédente, devait venir remplacer, vers minuit. M. Maulenc, demeuré jusque-là auprès de la petite duchesse endormie.

L’heure tinta lentement dans l’ombre.

Le médecin, tiré de ses réflexions, s’agita dans le fauteuil où il était assis, posa le livre qu’il parcourait et se leva.

— Tiens, ma petite garde-malade est inexacte… Cela m’étonne d’elle, toujours si ponctuelle.

Mais il eut un bon sourire.

— Elle dort peut-être, et elle oublie.

Il se rassit :

— Moi, je suis une vieille bête. À mon âge, on n’a pas besoin de sommeil… Laissons-la reposer.

Pourtant, il ne poursuivit pas sa lecture. Ses idées maintenant s’étaient portées vers Mona et ne pouvaient plus s’en détacher.

— Repose-t-elle ? murmura-t-il pensif… Voilà ce que je n’oserais affirmer. Elle m’inquiète… Ah ! j’ai dû lui imposer une terrible épreuve !

Ses yeux se rivèrent sur Sara.

— Demain, celle-ci fera, une petite promenade en pousse-pousse… Avant trois jours, oui, il n’y a plus de danger maintenant, Mlle Labianov pourra laisser gémir son cœur… je ne puis pas tuer l’une pour sauver l’autre… Ah ! quelle sotte chose que la science humaine !… À quoi sert de guérir, imbécile, si tu ne consoles pas ?

Il consulta sa montre :

— Minuit vingt… Il n’y a pas à dire… Je suis inquiet…

Comme pris d’une idée subite, M. Maulenc se dressa sur ses pieds, et sans bruit se dirigea vers la porte.

Sara n’avait pas fait un mouvement.

— Elle n’ouvrira les yeux qu’au matin, murmura-t-il encore. Aucun inconvénient à la laisser seule un instant.

Avec précaution, il passa dans le couloir, où de petites ampoules électriques dépolies répandaient une lueur discrète[2]. Puis sur la pointe des pieds, se glissa vers une porte voisine, à laquelle il frappa légèrement. Rien ne répondit.

— Tiens, fit-il, la clef est sur la serrure.

Et d’un mouvement irréfléchi, consécutif de l’inquiétude vague pesant sur lui, il fit mouvoir le pêne.

Sur le seuil, il s’arrêta stupéfait.

En face de lui, Mona debout était penchée à la fenêtre ouverte au large. Elle n’avait rien entendu, toute son attention concentrée par l’examen d’un objet extérieur.

Et, détail bizarre, le plafonnier électrique, éclairant la chambre, était entouré d’une légère gaze de soie rouge.

— Mademoiselle.

Pas de réponse.

M. Maulenc fit un pas dans la chambre, puis deux, et se trouva auprès de Mona toujours immobile et absorbée.

Juste en face, dans la nuit, comme en un trou d’ombre, brillaient deux lumières éloignées.

— Mademoiselle, fit doucement le docteur, pardon de vous troubler… excusez mon anxiété, il est minuit et demi.

Elle se retourna surprise, et le digne homme demeura bouche bée. Une transfiguration s’était opérée chez la jeune fille.

Une roseur colorait ses joues, ses yeux avaient des rayonnements bleus. Une expression d’espoir illuminait tout son être, et sous la clarté rubescente du plafonnier, ses cheveux blonds la nimbaient d’une auréole d’or rouge.

— Oh ! docteur, fit-elle, si vous saviez…

— Si je savais quoi ?

Elle montra les lumières lointaines :

— Ces lumières… répondant à ceci.

Son index se tendit vers le plafonnier.

— À ceci, répéta M. Maulenc, frissonnant à la pensée que la vague sinistre de la folie déferlait peut-être en ce moment contre les parois du crâne de son interlocutrice.

Mais elle reprit doucement :

— Oui, un mot qui m’est arrivé par la poste, ce soir. Je n’ai rien dit, parce que je voulais voir, — elle montra de nouveau les deux points lumineux trouant l’obscurité avant d’ajouter, — et je vois, et j’espère.

— Vous espérez ?…

Elle le considéra avec un sourire, répondant à la pensée non exprimée :

— Rassurez-vous, mon cher docteur, je ne suis pas folle… Et pourtant, sortir soudain de l’abîme, être projetée du fond de la nuit en pleine lumière… il y aurait de quoi perdre l’esprit… Vous allez comprendre… Tenez, lisez ceci… c’est la lettre dont je parlais.

Elle tendait un papier au praticien. Celui-ci le déplia et lut :

« Demain, le docteur ordonnera une promenade en pousse-pousse. Accompagnez la duchesse. Dirigez vos porteurs vers le Cua-Cam. Là, suggérez à votre amie l’idée d’une promenade en bateau ; choisissez le sampan vert, avec l’œil rouge à la proue. Ne regardez pas les rameurs, ne cherchez pas à les reconnaître. Ils vous conduiront vers l’endroit où, sans danger pour vous, ni pour eux, il pourra vous être parlé de ceux qui passent pour morts.

« Si cette écriture vous inspire confiance, allumez ce soir un flambeau rouge… Au loin deux lumières jumelles vous annonceront que votre acceptation a été comprise, et que le sampan vert à l’œil rouge vous attendra. — 12. »

M. Maulenc leva les yeux et regarda Mona. Elle appuya son doigt tremblant sur le nombre qui terminait l’étrange missive.

— Douze, docteur.

— Je vois bien, mais qu’est-ce que ce Douze ?…

Il s’interrompit pour se frapper le front :

— J’y suis… C’est ce nombre, ce Douze, qui au bagne de Sakhaline…

— Désignait Dodekhan, oui, mon bon docteur… Et maintenant, je crois, je crois, divine surprise ! que nous n’avons point menti, alors que nous nous efforcions de rassurer la duchesse.

Le lendemain, vers neuf heures, Sara, ignorante de ces choses, était toute à la joie de la convalescente quittant enfin sa chambre.

Soutenue par Mona et le docteur, elle avait descendu l’escalier d’un pas chancelant encore, mais avec de petits rires, des accès de gaieté enfantine.

Dans l’avenue, devant la façade de l’hôtel, stationnait une de ces légères voitures à deux roues, dites pousse-pousse, entre les souples brancards de laquelle se tenait un indigène, attelage humain de cette réduction de véhicule.

Les deux amies s’y installèrent. Au moment de partir, Mona s’adressa au docteur :

— Vous viendrez tantôt, docteur ?

— Sans doute. Je tiens à voir si ma… cliente a bien supporté cette première sortie.

— Oh ! je me sens forte, protesta la duchesse… et je suis sûre que demain vous permettrez ce que vous avez défendu aujourd’hui.

— Quoi donc ?

— Ma visite à l’hôpital, à mon cher blessé.

Le médecin fit un geste dubitatif.

— Nous verrons cela… Les émotions sont plus fatigantes qu’une flânerie paisible. Enfin, respirez bien… Consommez de l’oxygène… Refaites-vous des globules rouges. Un mari, cela manque sans doute ; mais les globules rouges manquent bien davantage.

Et Sara le menaçant du doigt, il s’éloigna en riant, après avoir fait signe au traîneur de pousse-pousse de se mettre en marche.

— Quais du Cua-Cam, lança Mona.

Puis expliquant à sa compagne :

— C’est gai, animé… et puis, ce bras du fleuve est une sorte de couloir par lequel arrive l’air de la mer… excellent pour les globules rouges, comme dit M. Maulenc.

La petite duchesse approuva d’un signe de tête. Peu lui importait d’aller ici ou là. Elle était en proie à cette griserie du convalescent, longtemps captif à la chambre, et qui pour la première fois se retrouve à l’air libre.

Voici le Cua-Cam aux ondes paresseuses, coulant doucement entre la ville européenne et les faubourgs indigènes. Sampans annamites, petits vapeurs, imposants navires arrivés au moment de la haute mer, apparaissent, ceux-ci comme endormis au long des débarcadères, ceux-là glissant, rapides ou lents, sous la poussée d’avirons, de perches, de godilles, d’hélices.

Que c’est beau cette eau, ces constructions, ces embarcations, et aussi les masses verdoyantes des arbres, et le ciel que le soleil transforme eu coupole de feu !

Mona aussi semble admirer. Mais son sentiment est autre. Une émotion poignante l’étreint. Des sampans de promenade sont amarrés à quai.

Et elle songe que tout à l’heure, si la mystérieuse missive signée 12 ne l’a pas trompée, elle reconnaîtra l’embarcation verte, à la proue ornée de l’œil rouge.

Elle grelotte sous le large parasol qui arrête les flèches de feu du soleil… Elle a froid dans la tiédeur, de la matinée. Elle a peine à réprimer un cri.

À vingt pas, le sampan annoncé se montre. Sur le quai, deux hommes sont debout. Ils portent la veste lâche de coton bleu, le pantalon flottant serré aux chevilles des mariniers thaï-los, ces indigènes qui descendent des hautes vallées de la Rivière Claire, pour amasser un petit pécule dans le Delta, Limousins du Tonkin, économes jusqu’à l’avarice, accumulant leur gain jusqu’à une somme fixée par avance et retournant, dès que le chiffre est atteint, à leurs montagnes inaccessibles.

Oui, ce sont des Thaï-Los. Seuls, ces montagnards ont de ces chevelures, de ces barbes incultes dont le voile pileux descend sur le front, monte sur les joues, couvre le menton, les maxillaires : seuls, ils strient de raies bleues d’une dissolution d’argile cuprifère la faible partie de leur visage que leur barbe laisse à découvert.

Ces hommes ne paraissent prêter aucune attention au pousse-pousse qui approche au pas indolent du porteur.

Dix pas encore. Les bateliers restent aussi indifférents. Il faut agir. Mona prend la main de la petite duchesse, et d’un accent où palpite la vibration accélérée de son cœur, elle murmure :

— Une promenade sur l’eau ?

Mais Sara haussa les épaules :

— À quoi bon ?… Il faudrait me déranger… Je suis bien là…

Comment, elle refuse ! Et le porteur parvient à hauteur des bateliers.

Une sorte de rage s’empare de Mona. Quoi ? Une fantaisie de convalescente l’empêcherait de savoir si son espérance n’est pas vaine, si le miracle, si l’impossible ne s’est pas réalisé ?

Elle se penche, touche l’épaule du porteur de son éventail :

— Arrête.

Obéissant l’indigène fait halte ; délibérément, la fille du général Labianov saute à terre, imprimant un balancement à la voiture.

— Que faites-vous ? questionne la duchesse surprise.

— Je descends… Je vais vous aider à en faire autant.

— Je n’y tiens pas… je vous répète…

— J’y tiens, moi… parce que, j’en suis sûre, le bateau vous fera grand bien… Sur terre, les cahots, pour faibles qu’ils soient, fatiguent… Sur l’eau, rien à craindre de semblable.

Tout en parlant, elle tire la duchesse sans force pour se défendre, elle la soutient, elle la reçoit dans ses bras, la dépose à terre, tout étourdie de ce brusque enlèvement.

Elle ne lui accorde pas le temps de s’expliquer, de se plaindre. Au porteur, elle dit :

— Attends-nous ici.

Aux bateliers, qui se sont enfin tournés de son côté, elle demande :

— Pouvez-vous nous promener sur le Cua-Cam ?

Elle a une nervosité vaillante à laquelle rien ne résisterait. Et les Thaï-Los inclinent gravement la tête. Ils aident les passagères à se glisser sous le dais dressé au centre de l’embarcation, dénouant l’amarre. L’un se place à l’avant, entre les avirons, l’autre reste debout sur la plate-forme d’arrière, une longue perche à la main.

Sara, un peu étourdie, s’appuie sur l’épaule de sa jeune compagne dont le bras enlace sa taille.

Un instant, elle ferme les yeux. Dans sa sensitivité aiguë, encore malade, elle perçoit comme une caresse le glissement du canot sur l’eau d’émeraude que le soleil bossue de clapotis d’or.

Enfin elle relève ses paupières… Un émoi très doux bruit dans sa voix.

— Vous aviez raison, Mona, c’est exquis.

Le sampan est maintenant au milieu du chenal. La perche, les rames, sans secousses, le poussent, l’entraînent en une course rapide sur la route moelleuse.

On descend vers la mer. La ville française, les faubourgs restent en arrière ; maisons ou cahutes s’espacent au milieu de jardins, de cultures… Et puis des promontoires boisés cachent l’agglomération.

Plus de bruit de foule, plus de cris de coolies. Le silence des champs, troublé seulement par le passage d’un remorqueur au panache de fumée noire.

À longs traits, la duchesse aspire l’air, imprégné de senteurs salines. Comme Mona a bien fait de la forcer à descendre du pousse-pousse ! Elle a conscience que la vie, la santé, lui reviennent à flots… Bien certainement, demain, le docteur permettra sa visite à l’hôpital, où son blessé bien-aimé l’attend et songe à elle, comme elle songe à lui.

Mais elle s’inquiète. On s’éloigne beaucoup, lui semble-t-il…

— Jusqu’où allons-nous donc ?

Mona cherche une réponse… Mais le rameur a sans doute entendu, car il abandonne un instant les rames, pour designer, en avant, un îlot qui semble un bouquet de verdure jeté au milieu du fleuve.

— Jusqu’à cette île.

Et Sara regarde l’îlot qui grandit.

— Des fleurs ! des fleurs !

Oui, c’est un énorme massif de Bou-Minh, arbres prodigieux, dont le tronc de soixante pieds de haut porte un feuillage vert, jaune, fauve, dans lequel des fleurs mauves se détachent en grappes de deux mètres. C’est la merveille de la flore tonkinoise, et la petite duchesse bat des mains.

Vraiment il fait bon vivre en ce jour.

Mais on approche encore. Le rameur a relevé ses avirons. Seul l’homme à la perche dirige l’embarcation vers une petite anse à la berge de terre rougeâtre.

L’avant s’engrave avec un grincement léger. L’un dos rameurs a prestement sauté à terre, et retenant d’une main l’avant du sampan, invite de l’autre les passagères à débarquer.

Mona est déjà debout ; mais Sara la retient par sa jupe :

— Pourquoi descendre ?

La jeune fille a un mouvement agacé. Oh ! cette paresse de la convalescence qui se traduit sans cesse par la résistance inconsciente !

Elle s’apaise aussitôt, se reproche sa vivacité.

Pauvre Sara ! Elle ne sait pas !… C’est là sans doute que le correspondant mystérieux va se faire connaître.

Et la voix caressante, parlant tout doucement comme à un baby auquel on veut rendre aisée l’obéissance :

— Nous reposer un instant sous ces beaux arbres, cela ne vous tente-t-il pas, ma chère Sara ? Quel souvenir de voyage ! Une sieste dans un gros bouquet mauve !

Une sieste dans un bouquet.

Devant l’expression imagée, la Parisienne se retrouve tout entière. Elle oublie sa langueur. Presque sans aide elle prend pied sur la grève.

Les bateliers enchaînent le sampan à une grosse racine et s’enfoncent sous les arbres. Enlacées, les passagères suivent.

Au bout de quelques pas, les feuillages cachent le Cua-Cam. Elles ont l’illusion d’une forêt vierge en fleurs, en fleurs dont le seul défaut est de n’avoir pas d’odeur. Plus belles que leurs sœurs d’Europe, elles manquent de leur petite âme parfumée.

Une clairière s’ouvre devant les promeneurs. Les bateliers s’arrêtent. Ils semblent en proie à une émotion extraordinaire qui gagne Mona, qui lui fait murmurer malgré elle :

— Est-ce ici ?

Les yeux interrogateurs de la duchesse se fixent sur elle :

— Que voulez-vous dire ?

Mais ce n’est pas la voix de la jeune fille, qui formule la réponse. C’est un organe mâle, sonore, harmonieux.

— Nos ennemis veillent autour de nous… Le Maharatsu est ancré en rade d’Hon-Dau… Surveillés, il nous a fallu tromper les espions, nous transformer en bateliers thaï-los, pour vous voir, sans danger pour vous, sans danger pour nous.

Et comme la duchesse reste saisie, que Mona dont les mains se sont jointes, murmure, les yeux au ciel : « Dodekhan ! » celui qui vient de parler, arrache cheveux, barbe hirsute, et du même coup la pellicule safranée striée de tatouages bleus qui recouvrait son visage.

Un double cri s’échappe des lèvres des deux femmes.

Elles ont devant elles les traits nobles et fiers du Maître du Drapeau Bleu, de ce maître fugitif qui, elles l’ont compris à ses brèves paroles, risque sa vie, sa liberté pour se rapprocher d’elles.

  1. Le terme qui indique le plus haut respect chez les populations côtières du Tonkin.
  2. Haïphong est éclairé à l’électricité.