Le Maître du drapeau bleu/p2/ch4

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Éditions Jules Tallandier (p. 285-304).

IV

ENTRE L’EXPLOSION ET LA HAINE



Tout doucement, avec des précautions infinies, Sara préparée à la joie excessive, le second batelier, comme Dodekhan, avait dépouillé son déguisement hirsute de Thaï-Los… La duchesse était tombée dans les bras de Lucien vivant, sans blessures.

Et maintenant, les premières effusions passées, Dodekhan contait les circonstances miraculeuses qui leur avaient permis d’échapper à la mort dans les gorges de Ki-Lua.

Au moment où Sara, dans une suprême tension d’énergie, jetait à terre le parasol rouge qui allait déchaîner le bouleversement, Sourire avait murmuré :

— Ce doit être le signal.

Comme par hasard, elle, son inséparable Joyeux, leurs panthères, avaient rejoint la troupe Log le matin même. Ils avaient manifesté une joie exubérante, affirmé qu’ils cherchaient les guerriers depuis deux jours. Bref, l’athlète jaune, trompé par leurs protestations, désireux d’ailleurs de disposer de tous ses guerriers, leur avait confié, à eux et à leurs fauves, la garde des prisonniers.

Bien avant la passe fatale, les enfants avaient trouvé le moyen de dénouer les liens qui ligotaient ceux-ci.

On arriva aux gorges. San fut envoyé en avant. À son retour, le misérable lança ces paroles :

— Avance sans crainte, Maître, la Française ne donnera pas le signal aux soldats barbares.

Tous s’étaient regardés. Quel signal ? Le signal de quoi ? Dodekhan avait murmuré :

— Un défilé, cela se défend par des barricades ou par des mines.

Or, on le constata bientôt, aucun obstacle ne coupait le ravin de Ki-Lua. Aucun être armé n’apparaissait sur les crêtes. La conclusion logique était qu’il existait des mines que les Français avaient la faculté de faire exploser à distance.

Puis sur un plateau dominant le passage, Lucien et ses amis avaient aperçu les jeunes femmes, le vaste parasol rouge.

À l’heure tragique, la petite duchesse ne se trompait pas, M. de la Roche-Sonnaille ne la quittait pas des yeux.

La sente serpentait entre deux murailles, où les caprices des convulsions géologiques avaient amalgamé des couches crétacées et granitiques, parsemées de basalte.

La diversité de résistance aux agents destructeurs de ces roches dissemblables avait produit son effet ordinaire. Le basalte était demeuré intact, le granit avait subi une minime usure, les craies s’étaient affouillées, diluées sous l’action des eaux, creusant, dans la masse, des cavités, des couloirs, tantôt spacieux, tantôt réduits aux dimensions de simples terriers.

— Fameuses cachettes, grommelait Joyeux d’un air entendu.

Et aux prisonniers, il répétait sans cesse ce mot :

— Attention ! attention !

— Attention ? chuchota Sourire. Qu’est-ce que tu entends par là ?

— J’entends que, le signal donné… il faut nous jeter dans le trou le plus proche… c’est la seule chance de salut…

— Tu en parles à ton aise. Personne ne le connaît, le signal.

Il plaisanta :

— C’est évidemment quelque chose de pas habituel… quelque chose que l’on ne peut pas confondre avec le geste de se moucher, où de s’essuyer le front… En bien, il faut regarder les femmes qui sont là-bas, et au premier mouvement bizarre… sauter de cheval et me suivre.

La consigne passa le long de la file des captifs. Tous comprirent la justesse de la réflexion du gamin. Tous rivèrent leurs regards sur les silhouettes de Mme  de la Roche-Sonnaille et de Mona se découpant au haut de leur étroit observatoire.

Soudain ils les virent s’agiter. Mona marchait vers le parasol rouge planté en terre ; Sara se plaçait en avant comme pour en interdire l’approche. La mimique des jeunes femmes était claire. Mona voulait accomplir le devoir, si atroce qu’il se présentât… Sara résistait, dans une suprême convulsion de son affection menacée.

Tous, chefs et guerriers avaient compris la minute décisive… Hésiter eût été se perdre…

— Hop ! fit doucement Joyeux.

— Hop ! répéta de même miss Sourire.

Les braves petits, à cette minute où ils jouaient leur vie, eurent encore le sang-froid d’aider Lotus-Nacré à se laisser glisser à terre.

Ce soin pris, ils bondirent à toutes jambes vers une excavation qui trouait la falaise d’un portail sombre.

Quelques cris s’élevèrent. Des cavaliers s’effaraient de voir les gamins, les prisonniers, les panthères, s’engouffrer dans ce refuge d’obscurité.

Mais une formidable détonation couvrit tous les bruits. Le sol trembla. Il sembla que la montagne se tordait sous l’étreinte irrésistible d’un titan ; une auréole boréale parut jaillir des entrailles de la terre… La passe s’embrasa, devint un gouffre de feu, bombardant le ciel de quartiers de rocs et de lambeaux humains.

L’entrée de la cavité où les fugitifs s’étaient réfugiés, avait disparu, obstruée par un énorme éboulement de la falaise.

Prisonniers ! Ils étaient prisonniers sous terre, et comme pour ajouter à l’horreur de la situation, un cube de granit, se détachant de la voûte, tombait à leurs pieds, broyant la frêle et gracieuse Lotus-Nacré.

Les emmurés n’avaient rien vu, une obscurité profonde les enveloppant depuis que l’éboulis avait obstrué l’entrée.

Mais le sourd résonnement du roc sur le sol leur apprit sa chute tout près d’eux, et Dodekhan appela :

— Monsieur le Duc !… Peï !… Tzé !… Lotus-Nacré !

Les trois premiers répondirent… seul le nom de la fille du comte Ashaki fut suivi d’un morne silence. Et comme le Maître du Drapeau Bleu répétait angoissé : « Lotus-Nacré ! », une petite flamme brilla comme une étoile… Master Joyeux avait frotté une allumette.

Brève fut la clarté, et cependant pour tous elle fut trop longue, car elle éclaira un affreux spectacle.

Sous un bloc de plusieurs mètres cubes, dont l’alvéole se creusait sinistre dans la voûte, des cheveux noirs traversés d’une épingle d’or se montraient et aussi une flaque liquide, roussâtre, qui venait baigner les pieds des fugitifs et renvoyait en éclairs de pourpre les rayons de la minuscule flamme. Ce qui avait été une grâce, un sourire, n’était plus qu’une chose informe broyée par une pierre, une mare de sang.

Tous restaient sans voix, terrifiés par le trépas brutal de cette enfant, entraînée par la fatalité dans un tourbillon géant des rivalités de races. Et avec stupeur, Lucien, les gamins virent Dodekhan se pencher, retirer l’épingle d’or de la petite Japonaise, couper de son poignard une mèche de cheveux brillants.

— Que faites-vous ? bégaya le duc avec une indicible horreur.

D’une voix tremblante, le Turkmène répliqua :

— Cette jeune fille a un père… Il faut qu’il puisse pleurer sur un souvenir d’elle !

L’allumette s’éteignit, et dans les ténèbres revenues, pesa le silence angoissant coupé de profonds soupirs.

Que dura cela ? Qui pourrait mesurer le temps passé dans la nuit, dans le mutisme d’une tombe ? Soudain tous furent secoués par un même frisson ! On parlait… qui ? Il leur fallut un effort pour reconnaître l’organe de master Joyeux.

— Un courant d’air… Il y a donc un trou, un conduit… Si l’on s’occupait de sortir d’ici !

Mais les paroles du gamin avaient évoqué dans les esprits l’idée de liberté, de délivrance. Et avec cet inconscient égoïsme qu’aux heures d’épouvante, l’instinct de la conservation impose aux plus généreux, l’image de Lotus-Nacré s’effaça de tous les esprits.

— Un trou, un conduit… où cela ?

— Attendez, je vais vous le montrer.

Une flamme brilla, plus intense que celle de la fragile allumette de tout à l’heure.

— De la lumière…

C’est encore Joyeux qui réplique :

— Oui, les caravaniers se reposaient sans doute dans notre caverne, car j’ai découvert un tas de bois résineux… et maintenant j’ai une torche. Venez.

Tous suivirent le petit vers le fond de la cavité.

Là, Fred et Zizi se tenaient aplaties sur le sol, devant une sorte de terrier, et grondaient sourdement.

— Approchez, Maître, murmura Sourire en fixant ses grands yeux noirs sur Dodekhan, il vient de l’air par là.

Le Turkmène inclina la tête. Un vent frais venait frapper les malheureux enfermés dans la cavité souterraine.

— Impossible de passer.

— Je crois que si, Maître, murmura le gamin. Fred s’est déjà glissé par le trou. Il est revenu avec très peu de terre sur sa fourrure.

— D’où tu conclus ?

— Que le passage n’est pas long, ou bien qu’il s’élargit vite.

— Alors, il faudrait nous mettre au travail pour agrandir l’orifice.

Le petit eut un geste hésitant.

— Ce n’est point là ta pensée, demanda Lucien avec, surprise ?

— Pardon, elle est telle… seulement…

— Seulement, quoi ? Achève.

— Eh bien, il y a une chose qui m’inquiète. Regardez mes panthères. Elles se hérissent. Elles semblent prêtes au combat… Un danger est entre nous et le dehors.

Il disait vrai. L’altitude des félins indiquait la colère et la peur.

Quel ennemi se trouvait donc en arrière de la muraille rocheuse ? Vers quel péril les prisonniers devaient-ils marcher pour arriver à la liberté ?

Mais les réflexions furent brèves. Demeurer où ils se trouvaient, c’était consentir à mourir de faim, de soif… Quel que fût le danger inconnu, il fallait l’affronter, dût-on périr… Après tout une mort violente est préférable à la lente agonie… Et puis, dans le combat réside l’espoir de la victoire.

Instinctivement, sans se l’avouer, tous songèrent à Lotus-Nacré. Ils l’avaient plainte un instant plus tôt. La pauvre petite Nippone, surprise par le trépas foudroyant, n’avait pas connu leur anxiété présente. Son sort ne mériterait-il pas l’envie plutôt que la pitié ?

Joyeux et Miss Sourire s’étaient déjà accroupis devant l’ouverture signalée, et de leurs mains maigres ils grattaient le sol.

— Oh ! de l’eau a dû couler là, Maître, remarqua le gamin… Ce n’est pas du rocher, c’est de l’argile qui obstrue le passage.

— De l’argile ?

D’un même mouvement le Maître du Drapeau Bleu, le duc de la Roche-Sonnaille, s’étaient courbés auprès des enfants.

Oui, la déchirure du rocher apparaissait empâtée par un dépôt brun, friable, dans lequel ils reconnaissaient un limon déposé par les eaux.

— Au travail !

S’aidant de leurs mains, de leurs couteaux, de branches choisies au milieu de celles découvertes par le gamin, tous attaquèrent le « bouchon argileux ».

La besogne avança rapidement. En deux heures, ils avaient creusé une excavation de plus de trois mètres, où un homme pouvait se glisser.

Comme l’avait prévu master Joyeux, le conduit s’élargissait assez pour que les souples panthères y pussent circuler à l’aise, mais insuffisamment pour être praticable à un homme.

À mesure que l’on avançait du reste, le labeur utile diminuait, vu l’obligation de ramener en arrière les déblais de la fouille.

Vers minuit, heure indiquée par la montre de Lucien, tous, brisés, moulus, demandèrent au sommeil de réparer leurs forces. Leur première journée de captivité dans le sous-sol de la montagne avait pris fin.

Au réveil, deux sensations désagréables les attendaient. Ils souffraient d’une faim violente, la soif desséchait leurs lèvres. D’autre part, le duc consultant sa montre, constata qu’elle s’était arrêtée.

Depuis combien de temps les aiguilles avaient-elles cessé de se poursuivre sur le cadran ? Impossible de l’établir. Elles marquaient quatre heures.

Et ce fut une angoisse nouvelle. Il semblait qu’un dernier lien se fût brisé entre ces enterrés vifs et les heureux humains vivant à la surface du sol.

Parfois le découragement naît de détails infimes, auxquels les circonstances exceptionnelles donnent une gravité insoupçonnée.

Lucien marqua cet état d’esprit par cette réflexion :

— Fait-il jour, fait-il nuit maintenant là-haut ?

Que leur importait cela en réalité. Ne devait-il pas leur être indifférent à ces hommes enfouis dans l’obscurité d’une fissure souterraine, que les campagnes fussent éclairées par le soleil ou par les étoiles ?

Pourtant tous frissonnèrent aux paroles du duc. Et Dodekhan, désireux sans doute de faire diversion, prononça d’une voix mal assurée :

— À qui le tour de travailler au trou ?

M. le duc a fait le dernier quart hier… C’est donc à moi.

Joyeux se coula aussitôt dans le boyau, non sans que ses compagnons lui eussent recommandé :

— Attention !… Avance avec prudence… l’inquiétude de tes panthères redouble !

En effet, les félins ne tenaient plus en place. On ne pouvait pas se méprendre à leurs allures ; elles avaient peur… peur de quoi ? Mystère.

Chaque fois que le chemin se trouvait un instant libre, alors que les travailleurs se relevaient, Fred, Zizi, les oreilles rabattues en arrière, disparaissaient dans l’étroit couloir.

Une fois même, après une absence qui parut interminable, elles revinrent, traînant après elles un quartier de venaison.

Elles avaient dû se donner une peine énorme pour faire passer l’objet. La masse recouverte de poils longs et rudes, fut reconnue pour avoir appartenu à un yak ou bœuf thibétain. On l’examina… Les chairs paraissaient avoir été déchirées violemment. Le couteau n’avait pas été employé pour les séparer de l’animal dont elles faisaient auparavant partie.

Mais, en face de ces questions sans réponse, se dressait une affirmation précise. Les prisonniers avaient faim et cette nourriture arrivait fort à propos.

Donc, puisant au tas de branches amoncelées dans un angle, on fit un feu clair qui permit de griller la venaison apparue si à propos.

Les panthères eurent leur part, et Joyeux, Sourire, la bouche pleine, les caressaient en disant :

— C’est très bien. Vous ne savez pas creuser comme nous. Alors, vous allez au marché pour vous rendre utiles.

Seulement, la faim apaisée, la soif se fit sentir avec plus d’acuité.

Dodekhan remarqua que les félins ne semblaient point en souffrir.

Or, la petitesse des glandes salivaires détermine chez les carnassiers digitigrades une soif tellement ardente que, malgré leur prudence naturelle, ils n’hésitent pas à fondre sur leurs ennemis les plus redoutables, si ceux-ci leur interdisent l’accès des points d’eau. Fred et Zizi avaient pu boire.

Au delà de la barrière rocheuse coulait donc une source, un filet liquide ?

Et le désir de se désaltérer surexcité par cette pensée durant des heures, Joyeux, Lucien, Dodekhan se succédèrent dans le boyau… Ceux qui ne creusaient pas, se tenaient en arrière, ramenant les terres dans la caverne…

Mais le temps s’écoula. Les forces s’épuisèrent.

Vint le montent où, les reins brisés par la courbature, les bras ankylosés par une fatigue douloureuse, les infortunés durent s’arrêter.

Miss Sourire, que l’on avait dispensée de ce labeur trop rude pour elle, voulut remplacer ses amis ; mais ses petites mains frêles, son corps menu anémié par les longues privations, ne pouvaient faire beaucoup de besogne.

Elle réussit surtout à épuiser le peu d’énergie physique qu’elle possédait, et après des efforts impuissants, elle dut se décider à rejoindre ses compagnons.

Ceux-ci dormaient. Une branche de pin achevait de se consumer, projetant sur les hommes, sur les choses, une lueur rougeâtre. Les parois rocheuses, les hommes, les panthères allongées paresseusement sur le sol auprès de leur jeune maître, se couvraient de reflets sanglants.

La couleur impressionna la fillette.

Comme malgré elle, elle jeta un regard craintif vers l’ombre qui, à l’autre extrémité de la cavité, cachait le rocher, sépulcre sous lequel gisait la gentille Lotus-Nacré. Sourire se prit à trembler.

La soif hallucinait la frêle créature ; la soif lui enlevait sa clairvoyance accoutumée… Il lui semblait que des fantômes s’agitaient dans le noir, tendant vers elle des bras passant de la prière a la menace.

La soif, la fatigue se fondaient chez l’enfant en une affolante rêverie.

Elle se contraignit à se relever, à entasser du bois sec, et elle enflamma le bûcher avec l’idée que la chaleur, la clarté chasseraient ses vacillantes imaginations.

Les flammes montèrent éclairant toute la caverne. Sourire ferma les yeux.

En face d’elle, la fillette venait d’apercevoir le bloc dont la chute avait écrasé Lotus-Nacré, les longs cheveux s’échappant comme une cascade d’un noir bleu de la rainure séparative de la pierre et du sol, et aussi la mare de sang, coagulé en une sorte de tache brunâtre. Mais qu’est cela ? Elle ne rêve plus maintenant… Les fantômes évitent la lumière.

Pourtant quelque chose s’agite là. Le mouvement persiste. Elle regarde mieux, distinguo une forme féline… C’est une des panthères qui lèche le sol ensanglanté.

On ! la petite a un cri d’horreur… Fred et Zizi se nourrissant de celle qui fut sa compagne de malheur… la victime du farouche Log et des éléments !

Et puis elle demeure surprise… Non, ce n’est aucune des panthères… À son exclamation, le félin a redressé la tête, il s’approche curieusement. C’est un tigre, à la démarche encore lourde, encore empreinte de la maladresse du jeune âge. Un tigre maintenant ?

D’où sort-il ? Comment a-t-il pu parvenir jusque-là. C’est invraisemblable ; c’est fou… Est-ce que Sourire perd la raison ? Il ne peut y avoir un tigre dans la caverne… et cependant l’enfant le voit… elle constate que ce fauve, qui n’existe certainement que dans son imagination, se précise… qu’il rampe vers elle.

Alors, prise d’une terreur irraisonnée, instinctive, insurmontable, elle crie :

— À moi ! Au secours !

Tandis que Dodekhan, Lucien, Joyeux, éveillés en sursaut, se lèvent en désordre, Fred et Zizi ont bondi à la voix de leur petite maîtresse.

Il y a quelques rauquements secs, puis une ruée, un rugissement d’agonie… Les panthères noires ont étranglé le tigre… qui gît sur le sol où sa robe rayée se dessine nettement sous la clarté dansante des flammes.

Comme en un étourdissement, miss Sourire entend ses compagnons s’exclamer :

— Un tigre !

— Tout jeune !

— Par où est-il entré ?

Et brusquement, du couloir foré par les ensevelis, jaillit lugubre, féroce, terrifiant, un rugissement sinistre, haletant.

— La tigresse ! prononce master Joyeux d’une voix incertaine.

La tigresse ! ce mot explique tout. Dans une cavité voisine, une tigresse a établi son repaire. C’est là que les panthères ont enlevé le quartier de yak dont les prisonniers se sont nourris. Un des petits a suivi le chemin malaisé, il a pénétré dans la caverne, il y a trouvé In mort ; mais il a donné de la voix. Maintenant la mère furieuse, altérée de vengeance, s’efforce de se couler par le passage pour secourir son rejeton.

Les panthères, elles aussi, ont reconnu le terrible cri de guerre du plus formidable des félins. Elles se sont réfugiées dans un coin, le poil hérissé ; elles semblent vouloir s’enfoncer dans le rocher.

Brusquement, Dodekhan court au foyer, il en tire une longue branche dont l’extrémité flambe.

— Le tigre ! le tigre ! clame Sourire d’une voix étranglée.

Le Maître du Drapeau Bleu se retourne. La mignonne a dit vrai. La tête énorme de la tigresse paraît à l’orifice du couloir.

Alors c’est une scène rapide, où les gestes vont plus vite que la pensée.

Dodekhan brandit comme une lance la branche enflammée. Il la darde vers le terrible carnassier. Un épouvantable rugissement dont la caverne parait ébranlée, répond à ce geste, et l’énorme corps rayé de fauve et de noir bondit impétueusement dans la retraite souterraine.

Tous se sont groupés dans un angle, croyant leur dernière heure venue.

Et ils demeurent stupéfaits. Le félin n’a pas l’air de les apercevoir. Il bondit, se traîne sur le sol avec des rauquements de rage et de douleur.

Mais que fait-il donc ? Il va droit sur le foyer. Il met le mufle dans les flammes.

Il se rejette en arrière avec un éclat de voix terrible… Mais quoi ? Il y revient. Ses pattes se portent désespérément à sa tête… On dirait qu’il cherche à éloigner une souffrance. Soudain, il se jette en avant d’un élan rageur et vient retomber juste au beau milieu des flammes.

Et les assistants médusés contemplent une scène terrifiante.

Le carnassier s’est précipité. Il est loin du brasier mais il emporte le feu avec lui. Sa fourrure s’est embrasée… Un cercle de flammes l’entoure, corrode et fait éclater la peau. Il est hideux, saignant, horrible.

Malgré leurs craintes, les compagnons de Dodekhan ont pitié de la bête féroce qui se convulse en une effroyable agonie.

Et lui se penche vers eux, il murmure :

— Au moment où il paraissait à l’orifice de notre tunnel, je lui ai brûlé les yeux.

Aveugle… la tigresse est aveugle… Voila donc la raison de ses mouvements désordonnés, de sa marche au feu, du dénouement de l’aventure.

Lucien, les gamins, serrent les mains de Turkmène, dont le sang-froid les a sauvés.

La tigresse, les pattes calcinées, s’est étendue sur le sol. Elle halette péniblement.

— Quel malheur de n’avoir pas un revolver ! murmure le duc… C’est horrible de laisser souffrir cette bête.

Dodekhan a entendu. Lui aussi comprend ce sentiment pitoyable, qui fait oublier l’inimitié devant la souffrance, l’être qui souffre fût-il un tigre.

Sans mot dire, il va doucement au monceau de bois, amoncelé naguère par des caravaniers qui ne soupçonnaient pas à quels multiples usages il serait employé…

Après un instant de recherches, le jeune homme en retire une perche bien droite, bien solide, à l’une des extrémités de laquelle il fixe son long couteau, seule arme qu’aient conservée les fugitifs.

Son bâton, ainsi garni, figure une lance grossière.

Et calme, il s’approche de l’animal. Il pointa vers lui la lame d’acier, qui s’enfonce brusquement au défaut de l’épaule.

Un rauquement sourd, une mousse sanguinolente coulant de la gueule ouverte, une contraction dont tout le corps est secoué, et le carnassier ne bouge plus. La pointe du couteau a percé le cœur.

Rassurées maintenant, les panthères noires se glissent auprès de leur ennemi incapable de nuire… Elles flairent le corps, puis regardent autour d’elles avec une expression étonnée. Évidemment, elles ne comprennent pas les incidents qui se sont déroulés devant elles.

Seulement les émotions venant s’ajouter à la fatigue, à la soif, tous se sont recouchés, tous retombent dans un lourd sommeil.

Combien dura cette prostration ? Quand ils rouvrent les yeux, des ténèbres opaques les environnent.

Le foyer s’est éteint depuis longtemps.

Sur l’invitation de Dodekhan, Joyeux frotte une allumette, enflamme une branche. À sa clarté fumeuse, les prisonniers de la montagne, se considéraient.

Ils sont blêmes, leurs regards vacillent. Ils se dressent sur leurs pieds et il leur semble que le sol oscille, leur communiquant un balancement.

Leurs nerfs sont à bout d’énergie. Ils restent là, sans pensée, engourdis dans une demi-veille. Et tous ont un sursaut. La voix de Dodekhan vient de frapper leurs oreilles.

— Écoutez-moi. Nous allons sortir d’ici.

— Sortir ?

— Oui. Les fauves ont travaillé pour nous… Où la tigresse a passé, nous passerons bien… Cette féroce visiteuse nous a tracé le chemin de l’air libre, de la délivrance.

C’est vrai. Comment n’y ont-ils pas songé de suite ? Et tous se précipitent vers le boyau dans lequel ils ont tant peiné.

Mais le Turkmène les arrête.

— Un instant ; nous avons abattu la tigresse, bien ; mais nous risquons de rencontrer le mâle.

— Ah ! gémit miss Sourire, alors nous sommes perdus.

Sans impatience, Dodekhan continue :

— Rassure-toi, petite Peï, — il lui donne ce nom sous lequel il la désignait autrefois. Rassure-toi… Nous allons nous munir de branches, que nous enflammerons le moment venu… Le mâle peut être aveuglé tout comme la femelle.

Il n’a pas achevé que ses compagnons se sont jetés dans l’angle où s’amoncelle la provision de bois. Chacun choisit une ou deux branches propres à remplir le rôle de lances à feu.

Le Maître du Drapeau Bleu s’arme comme les autres, puis doucement :

— Maintenant, les panthères en avant pour éclairer la route… puis Joyeux, Sourire, M. de la Roche-Sonnaille et moi.

Tous s’engagent en rampant dans le couloir, précédés par Fred et par Zizi, qui n’ont fait aucune difficulté pour accepter leur rôle d’éclaireurs.

Les chuchotements joyeux des gamins apprennent aux jeunes gens, qui ferment la marche, que les suppositions de Dodekhan sont fondées.

La tigresse en cherchant à rejoindre son petit a travaillé pour eux.

Certes, le conduit est étroit ; ils ont besoin de se comprimer pour passer ; mais ils progressent, ils avancent, ils s’éloignent de la cavité où ils ont pensé trouver un tombeau.

Et le boyau dans lequel ils rampent devient une galerie basse, où ils peuvent marcher en se courbant.

Ce couloir a une pente raide. Pour la gravir, il faut parfois se déplacer sur les mains et sur les genoux.

C’est une véritable glissade naturelle, établie sous un angle d’au moins 45°. On croirait volontiers circuler sur un de ces plans inclinés que dressent les ingénieurs des mines entre deux étages de galeries d’extraction.

Enfin cette fissure inclinée débouche dans un corridor plan. La voûte ici se bossue de pointes de stalactites à plus de quatre mètres du sol.

— Halte ! commande Dodekhan en rejoignant ses compagnons.

Tous s’arrêtent. Ils se sont rapprochés, interrogeant du regard le Maître du Drapeau Bleu. Et celui-ci explique :

— Nous devons craindre la rencontre du tigre.

C’est vrai. Tout à la joie de faire du chemin dans ce dédale souterrain, tous ont oublié le danger possible qui les attend peut-être dans le fond d’ombre qui arrête leur vue.

— Allumez vos perches.

— Cela nous signalera de loin.

— Je le sais bien. Mais le temps de les enflammer nous manquerait si nous étions surpris… Et nous ne possédons pas d’autres armes.

Dodekhan a toujours raison.

Le tison presque consumé que Joyeux a constamment conservé, est mis en contact avec les branches dont chacun s’est chargé. Elles ont bien embarrassé la marche ; à ce moment elles vont l’aider… Elles feront davantage, elles assureront peut-être la défense des captifs de la montagne.

L’on se remet en route. Les perches sont tenues en arrêt comme des lances… leurs extrémités enflammées semblent des feux follets.

Il n’y a pas de danger immédiat, d’ailleurs. La tranquillité des panthères le prouve. Les sveltes félins vont, viennent, comme des chiens battant le terrain en avant d’un groupe de chasseurs. Ils disparaissent dans l’ombre, puis brusquement se montrent en pleine lumière.

On marche longtemps ainsi.

Le couloir a de soudains retours. Tantôt on gravit avec peine des raidillons raboteux, tantôt on glisse presque sur des rampes montueuses. En d’autres points, des seuils rocheux se présentent, contraignant la petite troupe à des escalades ou à des sauts pénibles.

Il n’importe… On marche vers la liberté. Tous en ont la conviction réconfortante. Chaque obstacle franchi est un pas vers la lumière, vers le soleil, vers les arbres verts.

Un brusque arrêt. Qu’y a-t-il ? Le couloir fait un coude brusque, et à l’angle, Fred et Zizi, aplaties sur le sol, regardent dans le noir.

Avec leur vision féline de nyctalopes, aperçoivent-elles l’ennemi ? Peut-être, car elles demeurent immobiles, les oreilles rabattues. Et cependant, si leur attitude est prudente, elle n’exprime pas la terreur.

Le tigre, dont on attend la rencontre depuis le début de l’expédition, n’est donc pas aux environs. Mais si ce n’est lui, qu’est-ce donc qui motive la pantomime des gracieuses et féroces amies de master Joyeux ?

Et dans le grand silence, entre les légers crépitements des perches que le feu ronge lentement, Dodekhan, Lucien croient percevoir des rumeurs assourdies. Cela ressemble à des gémissements lointains, modulés de façon barbare. Qui donc gémit ainsi ?

— Il faut voir !

Sur ces mots prononcés d’une voix ferme, le Maître du Drapeau Bleu se porte résolument en avant.

À quelques mètres de Dodekhan, les gamins, escortés par le duc de la Roche-Sonnaille, s’avancent, réglant leurs pas sur celui du Maître.

On contourne l’angle de la galerie. Le sol à présent est formé de strates simulant un escalier irrégulier, aux marches rudes et inégales.

La montée est lente ; à hauteur de Dodekhan, les panthères filent le long des parois. L’ascension continue, brisante, interminable. Ah ça ! cet escalier naturel ne finira donc jamais ?

Cependant les gémissements deviennent plus nets. Soudain le Turkmène se retourne ; il lance eut avertissement chuchoté :

— Les jeunes tigres !…

Tous tressaillent. L’instant de la lutte prévue est-il arrivé ? Mais Dodekhan reprend :

— Ils sont seuls… Ils appellent… Sans doute, ils ont faim.

Il s’est remis en marche. Tous le suivent. Leur allure s’est accélérée. S’ils atteignent le repaire des fauves, c’est qu’ils sont peu éloignés de l’issue, de la fin de la soif ardente qui les torture depuis si longtemps.

Un cri de stupeur jaillit de leurs lèvres desséchées. Des rauquements féroces ont résonné sous les voûtes ; puis un bruit de ruée éperdue.

Et l’organe de Dodekhan appelle :

— Arrivez !

Il y a de la joie dans l’accent du jeune homme.

Tous se jettent en avant, escaladent les derniers degrés rocheux, et par une déchirure dentelée font irruption dans une salle spacieuse, dont la torche du Maître du Drapeau Bleu éclaire à peine les parois.

Aux pieds du Turkmène, les panthères noires labourent voluptueusement de leurs griffes les corps rayés de deux petits tigres, frères sans doute de celui qui a pénétré naguère dans leur première prison.

Mais le Cri de triomphe qui monte à la bouche de

Lucien, des enfants, se transforme en une exclamation angoissée.

Le long de la muraille, ils viennent d’apercevoir une forme énorme.

C’est le tigre. C’est le dernier représentant de la famille de félins. C’est le mâle qui, sous la clarté dansante des torches, semble s’agiter, se préparer à fondre sur les intrus venant violer sa tanière.

Dodekhan les rassure d’un mot.

— Il est mort… Il a dû être blessé au dehors et est venu mourir ici.

Oui, oui… le tigre énorme… (quel formidable adversaire c’eût été !) est raidi par la mort, dont la cause se montre enfoncée dans son poitrail… C’est un épieu de fer, un de ces lourds épieux que manient les montagnards de la région, un Moris-Gong, qui a traversé le fauve de part en part.

Et le Turkmène désigne des traces de sang qui partent du corps immobile et s’enfoncent en une galerie adjacente.

— Suivons-les, dit-il seulement… Au bout de la piste est l’issue que nous cherchons.

Tous ont compris. Le petit Poucet, de féerique mémoire, guidait sa marche par de menus cailloux. Le sang du tigre sera pour eux l’indicateur de la route accédant a la liberté.

Empressés à l’évasion de ce dédale de nuit, ils s’élancent en courant, à la suite de Dodekhan, précédés par les panthères qui bondissent joyeusement.

Cinquante ou soixante mètres sont parcourus dans la galerie sinueuse, puis tous demeurent saisis, stupéfaits, pétrifiés par la joie, n’osant croire à ce qu’ils voient.

Après un dernier coude, le couloir se présente tout droit, et à son extrémité une clarté dorée flamboie, telle un œil de lumière.

C’est le soleil, c’est le jour !

La course reprend, inconsciente, instinctive… l’orifice semble grandir, la clarté arrive jusqu’à eux, plaquant des taches claires aux aspérités du sous-sol.

Un dernier effort, et les prisonniers seront libres… Ils fouleront l’herbe courte qu’ils aperçoivent… Quoi encore ? Les panthères se replient vivement vers eux avec des grognements assourdis.

On ne saurait douter de leur admirable instinct. Elles signalent quelque chose dont il convient de se défier… Il y a là-bas, en avant, dans ce flamboiement, un obstacle, un danger inconnu. Une rage s’empare d’eux.

Ils ont cru la lutte finie. Va-t-elle recommencer, en changeant de forme ? Après la bataille contre les ténèbres, devront-ils conquérir le droit de se baigner dans ces rayons de soleil, dont les lueurs dégradées arrivent jusqu’à eux ? Il faut se rendre compte.

Point n’est besoin de parler, de se concerter. Une âme commune anime la petite troupe qui vient de vivre de si effroyables heures.

Master Joyeux et miss Sourire apaisant leurs panthères, tous se coulent avec précaution vers l’issue.

Un peu en avant de l’orifice, des buissons tordus par le vent, enchevêtrés de ronces aux longues épines argentées, masquent la vue. Ils laissent entre la paroi rougeâtre du rocher et eux, une sorte de large couloir tapissé de gazon vert et dru.

Rien d’inquiétant là.

Malgré leur anxiété, Dodekhan et ses compagnons se sentent envahis par un bien-être indicible en se trouvant à l’air libre… en ne voyant plus autour d’eux les murs de granit qui, si longtemps, les étreignirent.

Un instant ils s’oublient au plaisir enfantin d’enfoncer leurs pieds dans le feutrage moelleux des herbes.

Mais l’inquiétude de l’esprit les arrache bientôt à cette béatitude. Une menace est suspendue sur leurs têtes, elle gêne l’expression de leur bonheur. Ils veulent la connaître.

Des appels, des bruits de voix humaines leur parviennent. Il y a des hommes là. Quels hommes ? Écartant les branches, se déchirant les mains aux ronces, ils regardent au delà de la barrière des buissons.

Une trentaine de Pavillons Noirs bivouaquant autour d’une source leur apparaissent.

D’abord, ils ne considèrent que la petite mare d’eau limpide, d’où s’écoule un ruisseau qui serpente à travers un plateau de faible étendue. L’eau qui réfléchit le bleu du ciel, l’eau dont les rides semblent emporter des rais de soleil… Ils sont si altérés ! Pour un peu, ils oublieraient la situation et courraient vers la vasque liquide, où tendent toutes les aspirations de leur être.

Mais Dodekhan veille. Seul il a conservé son sang-froid.

— San, dit-il, et ceux qui ont échappé à la catastrophe !

C’est un frémissement douloureux qui accueille ces paroles, trop vraies hélas ! Les malheureux regardent mieux. Oui, ils reconnaissent les farouches gardes du corps de Log… Près d’une tente même, ils distinguent la stature athlétique de San.

Ah ! l’aspect des guerriers dit le cataclysme. Les vêtements sont en lambeaux. Sur les visages se lit l’horreur de l’explosion terrible dont tout le pays a été bouleversé. Et puis des bras en écharpe, des jambes pansées grossièrement révèlent que ceux-là mêmes, faible débris des cinq cents fanatiques qui escortaient le chef des Graveurs de Prières, ont été effleurés par l’ouragan de feu où leurs compagnons ont disparu.

Un mandarin à la longue robe brune sort de la tente dressée. Il a le bouton de jade réservé aux médecins du Yun-Nan. Et San l’arrête :

— Puissant mandarin, que penses-tu ?

— Que le blessé doit être conduit à la ville la plus proche, où il sera plus aisé de lui donner les soins que réclame son état.

— Pourra-t-il supporter le transport ?

— Oui, grâce à l’élixir que je viens de lui faire prendre.

San s’incline… Il y a dans son geste une reconnaissance presque adorante. Dodekhan qui l’observe, murmure :

— Le blessé, c’est Log lui-même. Pour nul autre, cette brute de San ne marquerait pareil intérêt.

Personne ne répond, car le fidèle du Graveur de Prières reprend :

— Je fais lever le camp à l’instant.

Lentement le mandarin secoue la tête et d’un ton doctoral :

— Non, laisse ton maître reposer durant la chaleur du jour. Quand le soleil descendra vers l’horizon, alors, mais alors seulement, mettez-vous en route. N’ayez point de hâte durant la marche ; évitez les secousses. La vie humaine est fragile, prenez garde de briser le fil qui rattache celui-ci à l’existence.

Et tandis qu’une pâleur s’épand sur les traits de San, le médecin célestial s’éloigne lentement, côtoyant le ruisselet ; par une sente que masque l’arête du plateau, il semble s’enfoncer dans le vide et disparaît.

Les fugitifs se sont laissés tomber sur l’herbe.

Ils meurent de soif… leur langue parait racornie dans leur bouche… et ils doivent attendre au soir pour boire !

Combien longue est cette journée ! Avec quelle impatience fébrile, ils assistent aux préparatifs de départ des débris de la troupe de Log !

Mais les heures heureuses finissent pus sonner comme les autres.

Le campement est levé. La tente qui cachait le blessé mystérieux est abattue. Sur une civière faite de lances et de nattes, une forme humaine apparaît entourée de bandelettes, donnant l’impression d’une momie… mais d’une momie gémissante, que des guerriers soulèvent avec la civière improvisée et emportent d’un pas cadencé.

Quelques minutes encore s’écoulent. Le plateau est redevenu désert. Les fugitifs se dressent, livides, les traits contractés par la souffrance… ils vont en titubant vers la source, ils se jettent à plat ventre, plongent leur figure dans l’eau transparente et boivent, boivent à longs traits.

Cette fois ils sont sauvés.

Par des sentiers de chèvres, ils contournent la passe de Ki-Lua, désormais impraticable ; ils parviennent au poste militaire.

Là, ils apprennent que Sara, prise d’une fièvre cérébrale inquiétante, a été évacuée vers le Fleuve Rouge pour être dirigée sur Haïphong.

Master Joyeux et Sourire prennent congé de leurs compagnons. Avec Fred et Zizi, les enfants vont tâcher de rejoindre Log, afin de surveiller le farouche partisan et de secourir, si l’occasion s’en présente, d’autres victimes.

Pour Dodekhan, pour Lucien, désespéré de savoir sa vaillante petite Sara en danger, ils se dirigent vers le fleuve. Ils louent un sampan. D’étape en étape, ils poursuivent celles qui ont leur âme.

Ainsi ils parviennent à Haïphong. Mais là, ils reconnaissent qu’ils sont surveillés.

Pour ne pas attirer de nouveaux malheurs sur les chères recluses de l’Hôtel de France, ils renoncent à les joindre, et par une nuit sombre, quittant leur demeure, munis d’argent que Lucien s’est fait adresser télégraphiquement à une banque de la ville, ils changent d’aspect, de costume, ils deviennent les bateliers Thaï-Los.