Le Magasin d’antiquités/Tome 1/8

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Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (1p. 65-75).



CHAPITRE VIII.


L’affaire étant ainsi arrangée, Swiveller sentit, à des avertissements intérieurs, que l’heure de son dîner approchait, et, de peur de compromettre sa santé par une trop longue abstinence, il envoya au plus proche restaurant demander immédiatement un renfort de bœuf bouilli et de choux verts pour deux. Le restaurateur, édifié par expérience sur sa pratique, refusa net, en répondant, comme un grossier qu’il était, que si M. Swiveller voulait du bœuf, il eût la complaisance de venir à la maison le manger sur place, en ayant soin d’apporter, pour le remettre avant le bénédicité, le montant de certain petit compte que depuis longtemps il avait négligé de solder. Sans se laisser décourager par cette rebuffade, mais au contraire se sentant plus que jamais en verve d’appétit, Swiveller envoya de nouveau chez un autre restaurateur qui demeurait plus loin. Il eut soin de faire dire par son messager que, s’il s’adressait à un établissement aussi éloigné, c’était non-seulement à cause de la haute réputation, de la popularité que la qualité de son bœuf avait acquise à cette maison, mais encore parce que le précédent fournisseur du gentleman, le traiteur inflexible, donnait de la viande tellement dure qu’elle était indigne de servir de nourriture à des gens comme il faut, et même à toute créature humaine. L’excellent effet de cette démarche politique fut démontré par l’arrivée presque immédiate d’une petite pyramide culinaire en étain, dont l’architecture curieuse était composée de plats recouverts : le bœuf bouilli en formait la base, et un pot de bière écumante en était le couronnement. Lorsque l’on eut décomposé cet édifice, ses différentes parties constitutives présentaient tous les éléments désirés d’un repas appétissant, auquel Swiveller et son ami se mirent joyeusement en devoir de faire largement honneur.

« Puissions-nous, s’écria Richard en piquant sa fourchette dans les flancs d’une grosse pomme de terre rissolée, puissions-nous ne jamais connaître de pire moment que celui-ci ! J’aime cette manière d’envoyer les pommes de terre avec leur peau ; il y a quelque chose d’agréable à tirer ce tubercule de son élément natif, si je puis employer cette expression, et c’est un plaisir que ne connaissent pas les riches et les puissants de ce monde. Ah ! l’homme ici-bas a besoin de bien peu de chose, et il n’en a pas longtemps besoin ! Comme c’est vrai cela… après dîner !

— J’espère que le restaurateur a besoin de peu de chose, dit Frédéric ; et j’espère aussi pour lui que ce peu de chose, il n’en aura pas besoin longtemps. Je ne vous crois pas en état de payer la dépense.

— Je vais passer chez ce restaurateur et je réglerai avec lui, répondit Swiveller en clignant de l’œil d’une manière significative. Le garçon n’a aucun recours contre nous : voilà les provisions consommées, Fred ; tout est absorbé. »

De fait, le garçon parut s’accommoder de cette vérité ; car, lorsqu’il revint chercher les plats et les assiettes vides, et que Swiveller lui dit d’un ton d’insouciante dignité qu’il passerait bientôt chez son maître pour régler, le garçon montra d’abord quelque trouble et marmotta entre ses dents quelques mots, comme : « Payement au comptant, pas de crédit, » et autres balivernes ; mais, après tout, il se résigna facilement et demanda seulement à quelle heure il plairait à monsieur de venir payer, disant que, comme il était personnellement responsable pour le bœuf, les légumes, etc., il fallait qu’il se trouvât là. Swiveller, après s’être donné l’air de calculer mentalement ses nombreux engagements d’un bout à l’autre, répondit qu’il serait au restaurant entre six heures moins deux minutes et six heures sept. Le garçon dut sortir avec cette garantie peu rassurante ; alors Swiveller tira de sa poche un carnet tout graisseux et y traça une marque.

« C’est sans doute pour vous rappeler le traiteur, dit Trent en ricanant, dans le cas où vous pourriez l’oublier par mégarde ?

— Non, Fred, répondit gravement Richard en continuant d’écrire comme un homme très-affairé ; ce n’est pas tout à fait cela. Je note dans ce petit livre les noms des rues où il m’est interdit de passer, tant que les boutiques en sont ouvertes. Notre dîner d’aujourd’hui me ferme Long-Acre. La semaine dernière, j’ai acheté une paire de bottes dans Great-Queen-Street, et je ne puis plus aller par là. Maintenant, si je veux me rendre au Strand, il n’y a plus pour moi qu’un chemin, et encore faudra-t-il que je me le ferme en y achetant ce soir une paire de gants. Toutes les issues sont si bien bouchées que si, d’ici à un mois, ma tante ne m’envoie de l’argent, je serai forcé d’aller m’établir à trois ou quatre milles de Londres pour pouvoir circuler avec sécurité.

— Mais ne craignez-vous pas qu’à la longue elle ne se fatigue ?

— J’espère que non ; cependant le nombre de lettres que j’ai à lui écrire d’ordinaire pour l’attendrir est de six, et cette fois nous ne lui en avons pas envoyé moins de huit sans obtenir aucun effet. Demain matin, je lui écrirai de nouveau. Je compte faire beaucoup de pâtés et arroser ma lettre de larmes que je verserai du flacon à l’essence de poivre pour leur donner un air plus sombre et plus pénitent. « Ma chère tante, je suis dans un état d’esprit tel, que je sais à peine ce que j’écris. — Un pâté. — Si vous pouviez me voir en ce moment versant des pleurs amers sur les fautes de mon passé !… — Poivrière. — Quand j’y pense, ma main tremble… » — Encore un pâté. — Ma foi, si cela ne produit rien, tout est fini. »

En parlant ainsi, Swiveller avait achevé de tracer sa note ; il replaça le crayon dans son petit étui et ferma le carnet d’un air parfaitement calme et sérieux. Frédéric songea alors qu’il avait un engagement qui l’appelait dehors, et laissa Richard en compagnie du vin rosé et de ses méditations sur miss Sophie Wackles.

« C’est un peu subit, se dit Richard, secouant la tête avec un regard profond et jetant en désordre des lambeaux de poésies à travers ses réflexions, comme de la vile prose, habitude qu’on lui connaît : si le cœur de l’homme est accablé de crainte, ce brouillard se dissipe quand miss Wackles apparaît : miss Wackles, cette délicieuse créature !… C’est la rose vermeille qui éclôt sous les rayons de juin. On ne peut nier qu’elle ne soit aussi, comme une douce mélodie jouée sur un instrument harmonieux. C’est réellement un peu subit. Assurément, il n’est pas urgent de rompre immédiatement avec elle, à cause de la petite sœur de Fred ; mais il vaut mieux ne pas aller trop loin. Si je dois lui battre froid, il sera bon de le faire tout de suite. Il y aurait lieu à une action judiciaire pour rupture de promesse, premier point. Sophie pourra trouver un autre mari, second point. Il est probable que… Non, cela n’est pas probable ; mais, en tout cas, il vaut mieux se tenir sur ses gardes. »

Cette chance, qu’il n’avait pas développée et sur laquelle il s’était arrêté tout court, c’était la possibilité, qu’il ne cherchait pas à se dissimuler à lui-même, qu’il ne fût pas encore parfaitement à l’épreuve des charmes de miss Wackles et la crainte que, s’il venait à lier son sort à celui de cette jeune fille dans un moment d’abandon, il ne s’enlevât à lui-même le moyen de poursuivre le beau plan d’avenir qu’il avait accueilli avec tant de chaleur de la bouche de son ami. Toutes ces raisons réunies le décidèrent à chercher querelle à miss Wackles sans perdre de temps et à la planter là sous un prétexte en l’air de jalousie mal fondée. Fixé sur ce point important, il fit passer plusieurs fois le verre de sa droite à sa gauche, et de sa gauche à sa droite, avec une assez notable dextérité, pour se mettre en état de remplir son rôle en homme prudent ; puis, après avoir donné quelques soins à sa toilette, il sortit et se dirigea vers le lien poétisé par le charmant objet de ses méditations.

C’était à Chelsea. Miss Sophie Wackles y demeurait avec sa mère, qui était veuve, et deux sœurs ; elles tenaient ensemble un modeste externat pour les petites filles : ce qu’indiquait aux passants un cadre ovale placé au-dessus d’une fenêtre du premier étage et où on lisait au milieu de magnifiques parafes : Pensionnat de jeunes demoiselles. Le fait prenait chaque matin plus de certitude encore lorsque, de neuf heures et demie à dix, on voyait arriver quelque enfant d’âge encore tendre, élève isolée et solitaire qui, se posant sur le décrottoir et se levant sur la pointe de ses pieds, faisait de pénibles efforts pour atteindre le marteau avec son abécédaire. Voici comment étaient réparties dans cet établissement les diverses fonctions des institutrices : grammaire anglaise, composition, géographie, exercice gymnastique des haltères, par miss Mélissa Wackles ; écriture, arithmétique, danse, musique, arts d’agrément en général, par miss Sophie Wackles ; travaux d’aiguille, modèles sur le canevas pour apprendre à marquer, par miss Jane Wackles ; punitions corporelles, pain sec et autres châtiments et tortures composant le département de la terreur, par mistress Wackles. Miss Mélissa était la fille aînée ; miss Sophie, la cadette, et miss Jane la dernière. Miss Mélissa avait vu trente-cinq printemps, ou à peu près, et elle s’acheminait vers l’automne ; miss Sophie était une jeune fille de vingt ans, fraîche, avenante et gaie ; quant à miss Jane, à peine comptait-elle seize années. Mistress Wackles était une personne de soixante ans, excellente peut-être, mais d’humeur acariâtre.

C’est vers ce « pensionnat de jeunes demoiselles » que Richard Swiveller se dirigeait en toute hâte avec des projets hostiles au repos de la belle Sophie. Celle-ci, vêtue de blanc comme une vierge, et n’ayant pour tout ornement qu’une rose rouge, reçut le jeune homme à son arrivée, au milieu de dispositions fort élégantes, pour ne pas dire brillantes. Ainsi, le salon avait été décoré de ces petits pots de fleurs qui d’ordinaire étaient placés sur le bord extérieur de la croisée, à moins qu’on ne les mît dans la cour du sous-sol, quand il faisait trop de vent. Ainsi on avait invité à embellir la fête de leur présence quelques-unes des élèves de l’externat. Ainsi encore miss Jane Wackles, pour disposer en boucles ses cheveux qui n’y étaient point accoutumés, avait gardé sa tête, toute la journée précédente, étroitement serrée dans une grande affiche de théâtre, dont elle avait composé ses papillotes jaunes : joignez à tant de frais la politesse solennelle et le port majestueux de la vieille dame et de sa fille aînée. Swiveller s’aperçut bien qu’il y avait dans tout cela de l’extraordinaire, mais il ne fut pas impressionné.

Le fait est, et, comme on ne saurait disputer des goûts (un goût aussi étrange que celui-ci peut être cité sans qu’on nous accuse d’invention méchamment préméditée), le fait est que ni mistress Wackles, ni sa fille aînée, n’avaient jamais vu d’un œil favorable les assiduités de M. Swiveller ; elles avaient coutume de le traiter sans conséquence « comme un jeune homme léger, » et elles soupiraient et secouaient la tête en signe de fâcheux augure toutes les fois que son nom venait à être prononcé devant elles. Miss Sophie elle-même, qui jugeait que la conduite de M. Swiveller, vis-à-vis d’elle, avait ce caractère vague et dilatoire qui n’annonce point des intentions matrimoniales bien déterminées, avait fini par désirer fortement une conclusion dans un sens ou dans l’autre. Elle avait donc consenti enfin à opposer à Richard un jardinier pépiniériste qui se déclarerait sur le moindre encouragement ; et, comme cette occasion avait été choisie dans ce but, on concevra aisément que Sophie appelât de tous ses vœux la présence de Swiveller à la réunion, et que même elle lui eût écrit pour cela et porté la lettre dont nous avons parlé. « S’il a, disait mistress Wackles à sa fille aînée, quelques espérances ou quelque moyen d’entretenir convenablement une femme, il nous les fera connaître maintenant ou jamais. — S’il m’aime réellement, pensait de son côté Sophie, il faudra bien qu’il me le dise ce soir. »

Mais comme Swiveller ne savait absolument rien de ce qui se faisait, se disait, se pensait à la maison, il n’en était pas le moins du monde troublé. Il cherchait dans son esprit quelle était la meilleure manière de devenir jaloux ; et il aurait souhaité intérieurement que Sophie fût, pour cette occasion seulement, bien moins jolie que d’habitude, ou même qu’elle fût sa propre sœur, ce qui eût aussi bien servi ses projets. Les invités entrèrent en ce moment, et parmi eux se trouvait M. Cheggs, le jardinier. M. Cheggs avait eu soin de ne pas se présenter seul et sans appui ; mais, en homme prudent, il avait amené sa sœur miss Cheggs, qui prit chaleureusement les mains de Sophie, l’embrassa sur les deux joues et lui dit : « J’espère que nous n’arrivons pas trop tôt.

— Assurément non, répondit Sophie.

— Oh ! ma chère, ajouta miss Cheggs du même ton, j’ai été si tourmentée, si ennuyée ! C’est un miracle si nous n’avons pas été ici à quatre heures de l’après-midi. Alick était horriblement impatient de vous voir. Croiriez-vous qu’il était tout habillé avant le dîner, et que depuis il n’a cessé d’aller regarder à chaque instant la pendule pour m’ennuyer de ses instances !… Aussi tout cela c’est votre faute, méchante ! »

Cette confidence publique fit rougir miss Sophie. M. Cheggs, qui, de sa nature, était fort timide devant les dames, rougit également ; et la mère et les sœurs de miss Sophie, pour épargner à M. Cheggs l’embarras de rougir davantage, lui prodiguèrent les politesses et les attentions. Richard Swiveller se trouva abandonné à lui-même. C’était tout ce qu’il souhaitait, un bon motif pour paraître fondé en droit et en raison dans sa future colère ; mais, précisément au moment où il tenait ce motif fondé en droit et en raison, qu’il était venu chercher tout exprès, sans avoir l’espérance d’y réussir, Richard se sentit très-sérieusement en colère et s’étonna de l’impudence de ce diable de Cheggs.

Cependant M. Swiveller avait engagé miss Sophie pour le premier quadrille : notez qu’on avait proscrit rigoureusement les contredanses, comme n’étant pas d’assez bon genre. Ici c’était un premier avantage sur son rival qui, assis tristement dans un coin, contemplait la forme ravissante de la jeune fille passant avec grâce à travers les méandres de la danse. Mais ce ne fut pas là le seul triomphe que Swiveller remporta sur le jardinier ; car, pour montrer à la famille quel homme on avait négligé d’abord, et sans doute aussi sous l’influence de ses précédentes libations, il se livra à des hauts faits d’agilité si brillants, et accomplit tant de pirouettes et d’entrechats, qu’il remplit de surprise la société tout entière, et, qu’en particulier, un grand monsieur, qui dansait avec une toute petite écolière, resta comme pétrifié d’étonnement et d’admiration. Mistress Wackles elle-même oublia un moment de gourmander trois enfants qui se permettaient de s’amuser, et elle ne put s’empêcher de penser que ce serait un honneur pour la famille de posséder un semblable danseur.

Dans cet instant critique, miss Cheggs se montra pour son frère une alliée énergique et utile. Sans se borner à témoigner par des sourires méprisants le dédain qu’elle éprouvait pour les prouesses de M. Swiveller, elle trouva moyen de glisser à l’oreille de miss Sophie quelques mots de sympathique condoléance de lui voir un cavalier si ridicule ; déclarant qu’elle tremblait qu’il ne prît envie à Alick de tomber sur ce personnage et de passer sur lui sa colère : miss Sophie n’avait qu’à voir combien l’amour et la fureur brillaient dans les yeux dudit Alick ; et en effet ces passions, nous devons le dire, débordaient de ses yeux jusque sur son nez auquel elles donnaient un éclat rubicond.

« Il faut que vous dansiez maintenant avec miss Cheggs, » dit Sophie à Dick Swiveller après avoir dansé elle-même deux fois avec M. Cheggs, en ayant l’air d’encourager fortement ses galanteries. Elle ajouta : « C’est une aimable personne, et son frère est un homme charmant.

— Charmant ! murmura Dick. Vous pourriez dire aussi charmé, à en juger par la manière dont il regarde de ce côté. »

Ici miss Jane, à qui l’on avait fait sa leçon, intervint avec ses longues boucles de cheveux et glissa quelques mots à l’oreille de sa sœur pour lui faire remarquer l’air de jalousie de M. Cheggs.

« Lui, jaloux ! … s’écria Swiveller. J’admire son impudence.

— Son impudence ? … répéta miss Jane en secouant la tête. Prenez garde qu’il ne vous entende ; car vous pourriez en avoir du regret.

— Oh ! Jane, je vous en prie…, dit miss Sophie.

— Allons donc ! reprit la sœur ; pourquoi M. Cheggs ne serait-il pas jaloux, si cela lui plaît ? J’aime bien cela vraiment ! M. Cheggs a autant le droit d’être jaloux que qui que ce soit ici, et peut-être bientôt en aura-t-il plus le droit encore qu’il ne l’a en ce moment. Vous, Sophie, vous en savez quelque chose ! »

Quoique ce plan, concerté entre Sophie et sa sœur, s’appuyât sur les meilleures intentions et eût pour objet de décider enfin M. Swiveller à se déclarer, il échoua complètement. Car miss Jane étant une de ces jeunes filles qui sont prématurément aigres et acariâtres, donna à son intervention une importance si déplacée que Richard se retira de mauvaise humeur, abandonnant sa maîtresse à M. Cheggs, et lançant à celui-ci un regard de défi auquel le jardinier répondit avec indignation.

« Est-ce que vous avez à me parler, monsieur ? lui demanda M. Cheggs le suivant dans un coin. Ayez la complaisance de sourire, monsieur, afin qu’on ne soupçonne rien… Est-ce que vous voulez me parler, monsieur ? »

Swiveller regarda avec un sourire dédaigneux les pieds de M. Cheggs ; puis ses chevilles, puis son tibia, puis son genou, et ainsi graduellement le long de la jambe droite, jusqu’à ce qu’il arrivât au gilet ; là il alla de bouton en bouton jusqu’à ce qu’il atteignît le menton ; puis, passant juste au milieu du nez, il s’arrêta aux yeux, et alors il dit brusquement :

« Non, monsieur.

— Hum ! fit M. Cheggs jetant un coup d’œil par-dessus son épaule ; ayez la bonté de sourire encore un peu, monsieur… Peut-être désirez-vous me parler, monsieur ?

— Non, monsieur ; du tout.

— Peut-être, monsieur, n’avez-vous rien à me dire en ce moment, » ajouta M. Cheggs en appuyant sur ces derniers mots.

Ici Richard Swiveller détacha ses yeux du visage de M. Cheggs et fit descendre son regard du nez, du gilet et de la jambe droite de son rival jusqu’à ses pieds, qu’il parut considérer avec soin ; après quoi il releva ses yeux, suivit en remontant la ligne de la jambe gauche, celle du gilet, et, revenu en plein visage de Cheggs, il répondit :

« Non, monsieur ; rien du tout.

— Vraiment, monsieur ? Je suis charmé d’apprendre cela. Je suppose, monsieur, que vous savez où me trouver dans le cas où vous auriez quelque chose à me dire ?

— Il ne me sera pas difficile de le demander quand j’aurai besoin de le savoir.

— C’est bien ; nous n’avons rien de plus à nous dire, je pense, monsieur.

— Rien de plus, monsieur. »

Ainsi se termina ce terrible dialogue d’où les deux interlocuteurs se retirèrent fronçant également le sourcil. M. Cheggs s’empressa d’offrir la main à miss Sophie, tandis que M. Swiveller s’asseyait tout morose dans un coin.

Tout près de là étaient assises mistress Wackles et miss Mélissa occupées à regarder la danse. Miss Cheggs s’avança vers elles pendant que son cavalier était engagé dans un pas, et jeta quelques remarques qui furent du fiel et de l’absinthe pour le cœur de Richard Swiveller. Sur une couple de mauvais tabourets se tenaient tant bien que mal deux des élèves de l’externat, cherchant un encouragement à leur gaieté dans les yeux de mistress et miss Wackles ; or, en voyant mistress Wackles sourire et miss Wackles sourire aussi, les deux fillettes crurent devoir, pour se mettre dans leurs bonnes grâces, sourire également : pour reconnaître cette attention, la vieille dame prit un air sévère et leur dit que, si elles osaient se permettre encore pareille impertinence, elles seraient immédiatement reconduites chez elles. L’une des deux élèves, qui était d’une nature timide et d’un tempérament nerveux, ne put réprimer ses larmes devant cette menace rigoureuse ; et pour cette offense toutes deux furent aussitôt renvoyées, ce qui porta la terreur dans l’âme de toutes les élèves.

Cependant miss Cheggs dit en s’approchant davantage : « J’ai de bonnes nouvelles à vous apprendre. Vous savez ce qu’Alick a dit à Sophie ? Sur ma parole, la chose est sérieuse, c’est clair.

— Qu’est-ce qu’il a donc dit, ma chère ? demanda mistress Wackles.

— Toute sorte de choses ; vous ne sauriez vous imaginer comme il a parlé franchement. »

Richard jugea qu’il n’était pas nécessaire pour lui d’en entendre plus long. Il profita d’un temps d’arrêt dans la danse, et du moment où M. Cheggs était venu faire sa cour à la vieille dame, et se dirigea la tête haute vers la porte, en affectant soigneusement la plus extrême insouciance lorsqu’il passa près de miss Jane Wackles, qui, dans toute la gloire de ses boucles de cheveux, faisait des frais de coquetterie, utile manière d’employer le temps faute de mieux, avec un vieux gentleman galant, locataire du parloir du rez-de-chaussée. Miss Sophie était assise près de la porte, encore émue et toute confuse des attentions marquées de M. Cheggs ; Richard Swiveller s’arrêta un instant pour échanger quelques mots avec elle avant son départ.

« Mon navire est sur la côte et ma chaloupe est à la mer… Mais avant de franchir cette porte, il faut que je t’adresse mes adieux. »

Il accompagna ces paroles d’un regard mélancolique.

« Est-ce que vous partez ? demanda miss Sophie se sentant troublée jusqu’au fond du cœur par le succès de sa ruse, mais affectant les dehors de l’indifférence.

— Si je pars ! … répéta Richard avec amertume. Oui, je pars. Eh bien ! après ? …

— Rien, sinon qu’il n’est pas tard. Mais vous êtes maître après tout de faire ce que vous voulez.

— Plût à Dieu que j’eusse été aussi ma maîtresse et que je n’eusse jamais pensé à vous ! Miss Wackles, je vous ai crue sincère, et j’étais heureux dans ma crédulité ; mais maintenant je gémis d’avoir connu une jeune fille si belle, il est vrai, mais si trompeuse ! … »

Miss Sophie se mordit les lèvres et affecta de regarder avec un vif intérêt M. Cheggs qui, à quelque distance, absorbait à longs traits un verre de limonade.

« Je suis venu ici, dit Richard, oubliant un peu le dessein qui l’avait réellement amené, je suis venu avec le cœur épanoui, dilaté, avec des sentiments conformes à cette disposition. Je sors avec des pensées qui peuvent se concevoir, mais qui ne sauraient s’exprimer ; j’emporte la conviction désolante que mes plus chères affections ont reçu ce soir le coup de grâce.

— Assurément, je ne vous comprends pas, monsieur Swiveller, dit miss Sophie, les yeux baissés ; je regrette que…

— Des regrets, madame ! dit Richard ; des regrets, quand vous restez en possession d’un M. Cheggs ! Mais je vous souhaite une bonne nuit. En me retirant, je me bornerai à vous faire une petite confidence : il existe une toute jeune fille, qu’on élève à la brochette en ce moment pour moi ; elle possède non-seulement de grands charmes, mais encore une grande fortune ; elle a prié son plus proche parent de solliciter mon alliance ; et, par considération pour plusieurs membres de sa famille, j’y ai consenti. Je suis certain que vous apprendrez avec plaisir ce fait consolant, qu’une jeune et aimable personne n’attend que le moment d’être femme pour s’unir à moi, et se dépêche de grandir chaque jour pour hâter cet heureux moment. J’ai cru devoir vous en dire quelque chose. Il ne me reste plus qu’à m’excuser d’avoir abusé si longtemps de votre attention. Bonsoir. »

« Tout ceci aura d’excellentes conséquences, se dit Richard Swiveller quand il fut rentré chez lui, tout en posant l’éteignoir sur sa chandelle ; ainsi, je me lance de cœur et d’âme, tête baissée, avec Fred, dans son projet à l’endroit de la petite Nelly ; il sera charmé de me trouver si ardent à le seconder. Demain il saura tout ; en attendant, comme il est un peu tard, je vais tâcher de demander au sommeil le baume de mes peines. »

Le baume de ses peines ne se fit pas attendre. Au bout de quelques minutes, Swiveller était endormi, et il rêvait qu’il avait épousé Nelly Trent, qu’il était maître de sa fortune, et que, pour premier acte d’autorité, il avait dévasté et converti en un four à chaux la pépinière de M. Cheggs.