Le Magasin d’antiquités/Tome 2/59

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Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (2p. 176-182).



CHAPITRE XXII.


M. Sampson Brass était seul dans l’étude, au moment où Kit, ayant rempli sa commission, sortit de chez le gentleman et descendit l’escalier, environ un quart d’heure après être monté. Le procureur ne chantait point comme à l’ordinaire. Il n’était pas non plus assis à son pupitre. La porte, toute grande ouverte, laissa voir M. Brass adossé au feu et ayant un air si étrange, que Kit s’imagina qu’il lui avait pris quelque indisposition subite.

« Qu’y a-t-il donc, monsieur ? dit Kit.

— Ce qu’il y a ! … répondit vivement Brass. Rien. Pourquoi y aurait-il quelque chose ?

— Vous êtes tellement pâle, que je vous aurais à peine reconnu.

— Bah ! bah ! pure imagination, cria Brass en se penchant pour relever les cendres ; jamais je n’ai été mieux, Kit ; jamais de ma vie je ne me suis mieux porté. Je suis même très-gai. Ah ! ah ! Comment va notre ami d’en haut ?

— Beaucoup mieux.

— J’en suis ravi ; mille remercîments. Un parfait gentleman ! honnête, libéral, généreux, ne donnant aucun embarras ; un admirable locataire. Ah ! ah ! M. Garland se porte bien, j’espère, Kit ? Et mon ami le poney, mon ami intime, vous savez ? Ah ! ah ! »

Kit donna des nouvelles satisfaisantes de tout le petit monde d’Abel-Cottage. M. Brass, qui semblait distrait et impatient, se plaça sur son tabouret, et invita Kit à s’approcher en le prenant par la boutonnière.

« J’ai pensé, Kit, dit le procureur, que je pourrais faire gagner à votre mère quelques petits émoluments. Vous avez votre mère, je crois ? Si j’ai bonne mémoire, vous m’avez raconté que…

— Oh ! oui, monsieur, oui, certainement.

— Une veuve, n’est-ce pas ? une veuve laborieuse ?

— La femme la plus dure à la besogne et la meilleure mère qui ait jamais existé, monsieur.

— Ah ! s’écria Brass, c’est touchant, très-touchant. Une pauvre veuve luttant pour tenir ses orphelins dans un état décent et confortable. C’est un délicieux tableau de vertu humaine. Déposez votre chapeau, Kit.

— Merci, monsieur, il faut que je m’en aille tout de suite.

— Posez-le toujours, pendant que vous êtes là, dit Brass, qui lui prit son chapeau des mains et mit quelque désordre dans les papiers en lui cherchant une place sur le pupitre. Je pensais, Kit, que très-souvent nous avons à louer des maisons pour les personnes de notre clientèle, etc. Or, vous savez que nous sommes obligés de mettre du monde dans ces maisons pour les surveiller, et malheureusement ce sont trop souvent des gens à qui nous ne pouvons nous fier. Qui nous empêcherait d’avoir une personne en qui nous pussions avoir une confiance absolue, en même temps que nous nous donnerions la douceur de faire une bonne action ? Je m’explique : qui nous empêcherait d’employer cette digne femme, votre mère, tantôt à une besogne, tantôt à une autre ? Elle aurait le logement, et un bon logement, à peu près toute l’année, sans impositions, en outre une allocation hebdomadaire ; tout cela donnerait à votre famille bien des avantages dont elle ne saurait jouir dans sa condition présente. Qu’est-ce que vous en pensez ? Y voyez-vous quelque objection ? Je n’ai pas en cela d’autre désir que de vous rendre service, Kit ; ainsi ne vous gênez pas, expliquez-vous librement. »

En parlant ainsi, Brass remua deux ou trois fois le chapeau qu’il glissa de nouveau parmi les papiers, avec l’air de chercher quelque chose.

« Quelle objection pourrais-je faire à une proposition aussi bienveillante que la vôtre, monsieur ? répondit Kit d’un accent pénétré. Je ne sais vraiment, monsieur, comment vous remercier.

— Eh bien ! alors, » dit Brass se tournant tout à coup vers lui et approchant son visage de celui de Kit, avec un sourire si repoussant que le jeune homme, même dans toute la plénitude de sa reconnaissance, recula presque effrayé, « eh ! bien, alors c’est fait !  »

Kit le regarda d’un air de trouble.

« C’est fait, dis-je, reprit Sampson se frottant les mains et reprenant ses manières doucereuses. Ah ! ah ! vous verrez, Kit, vous verrez. Mais, bon Dieu ! que M. Richard tarde à revenir ! Quel ennuyeux flâneur ! … Voulez-vous bien veiller sur l’étude une minute, le temps seulement de monter là-haut ? une minute seulement. Je ne vous tiendrai pas un instant de plus, Kit. »

En même temps, M. Brass s’élança hors de l’étude où il revint presque aussitôt. M. Swiveller rentra ; et comme Kit sortait en toute hâte de la chambre pour regagner le temps perdu, miss Brass elle-même le rencontra au seuil de la porte.

« Oh ! dit ironiquement Sally, qui en entrant le suivit de l’œil, voici votre favori qui s’en va, Sammy !

— Oui, il s’en va, répondit Brass. Mon favori, tant que vous voudrez. Un honnête garçon, monsieur Richard, un digne jeune homme.

— Hem ! fit miss Brass avec une petite toux provoquante.

— Je vous dis, drôlesse, s’écria Sampson avec colère, que je donnerais ma vie en gage de sa probité. Est-ce que ça ne finira pas ? Serai-je toujours harcelé, obsédé par vos honteux soupçons ? N’avez-vous aucun respect pour le vrai mérite, méchant garnement que vous êtes ? Tenez, si vous voulez que je vous le dise, je suspecterais plutôt votre honnêteté que la sienne ! »

Miss Sally tira sa tabatière d’étain et huma longuement et lentement une prise de tabac, tout en attachant sur son frère un regard fixe et ferme.

« Elle me rendra fou de rage, monsieur Richard, dit Brass ; elle m’exaspère au delà de toute mesure. Je suis enflammé, je suis outré, monsieur. Ce ne sont pas là les manières, ce n’est pas là la tenue d’un homme qui est dans les affaires ; mais elle me met hors de moi !

— Pourquoi ne le laissez-vous pas tranquille ? dit Richard à miss Sally.

— Parce que c’est plus fort qu’elle, monsieur, répliqua Sampson ; parce que c’est un besoin de sa nature que de m’irriter et de me vexer ; je crois que sans cela elle tomberait malade. Mais n’importe, n’importe ; j’ai fait ce que je voulais. J’ai montré ma confiance en ce jeune homme. Aujourd’hui encore, il a gardé l’étude. Ah ! ah ! … Fi ! vilaine vipère ! »

La belle vierge huma une nouvelle prise de tabac et mit dans sa poche sa boite d’étain, tout en continuant de contempler son frère avec un sang-froid parfait.

« Aujourd’hui encore il vient de garder l’étude, répéta Brass d’un ton triomphant ; je lui ai donné cette nouvelle preuve de ma confiance, et je ne m’en tiendrai pas là. Eh bien ! où donc est le ?…

— Qu’avez-vous perdu ? demanda M. Swiveller.

— Ô ciel !…, s’écria Brass, tâtant toutes ses poches l’une après l’autre, regardant dans le pupitre, dessus, dessous, et bouleversant d’une main fébrile les papiers voisins ; le billet, monsieur Richard ! le billet de banque de cinq livres, qu’est-il devenu ? Je l’avais laissé ici… Dieu me pardonne !

— Allons !… s’écria à son tour miss Sally, tressaillant, frappant ses mains et semant les papiers sur le plancher. Disparu !… Qui est-ce qui avait raison ?… Qui est-ce qui l’a pris ?… Ce n’est pas pour les cinq livres !… Qu’est-ce que c’est que cela, cinq livres ?… Mais ce garçon est honnête, vous savez, très-honnête. Ce serait une indignité de le soupçonner. Ne courez pas après lui. Non, non, pour rien au monde !…

— Sur ma parole, monsieur Richard, répliqua le procureur, qui n’avait cessé de fouiller ses poches avec tous les signes de la plus vive agitation, je crains que ce ne soit une vilaine affaire. Certainement le billet de banque a disparu, monsieur ; que faut-il faire ?

— Ne courez pas après lui, dit miss Sally, se bourrant de plus en plus le nez de tabac. Non, non, gardez-vous-en bien. Laissez-lui le temps de se débarrasser du billet. Ce serait trop cruel de le surprendre en flagrant délit ! »

M. Swiveller et Sampson Brass se regardèrent mutuellement après avoir regardé miss Brass ; l’un et l’autre étaient bouleversés. Soudain, par une même impulsion, ils saisirent leurs chapeaux et s’élancèrent dans la rue dont ils prirent le milieu, renversant tout sur leur passage, comme s’ils couraient pour échapper à la mort.

Or, justement Kit avait couru aussi, bien qu’un peu moins vite, et comme il était parti depuis quelques minutes, il avait sur eux une assez grande avance. Cependant, comme ils connaissaient bien son itinéraire, du train dont ils allaient, ils l’eurent bientôt rattrapé, au moment où, il venait de reprendre haleine pour recommencer à courir.

« Arrêtez !… cria Sampson lui posant une main sur l’épaule, tandis que M. Swiveller le happait de l’autre côté. Pas si vite, monsieur. Vous êtes donc bien pressé ?

— Oui, je le suis, dit Kit les regardant tous deux avec une vive surprise.

— Il… il…, m’est pénible de tous soupçonner, dit Sampson d’une voix haletante ; mais un objet de quelque valeur vient de disparaître de l’étude. J’espère que vous ne savez pas ce que c’est.

— Savoir quoi ! bon Dieu, monsieur Brass ! s’écria Kit tremblant de la tête aux pieds. Vous ne supposez pas…

— Non, non, dit vivement Brass. Je ne suppose rien. Ce n’est pas moi qui vous accuse. Vous allez me suivre tranquillement chez moi, j’espère ?

— Volontiers. Pourquoi pas ?

— Certainement ! dit Brass. Pourquoi pas ? J’ai bien peur que la chose ne finisse pas par un « pourquoi pas. » Si vous saviez quels assauts j’ai eus à supporter ce matin pour vous défendre, Christophe, vous en seriez peiné.

— Et moi, je suis sûr que vous regretterez, monsieur, de m’avoir soupçonné. Allons, revenons vite chez vous.

— Oui, oui ! s’écria Brass. Le plus tôt sera le mieux. Monsieur Richard, ayez la bonté de prendre ce bras ; moi, je vais prendre celui-ci. Il n’est pas facile de marcher trois de front ; mais dans les circonstances où nous nous trouvons, c’est indispensable ; il n’y a pas d’autre moyen. »

Kit passa du blanc au rouge et du rouge au blanc lorsqu’ils s’assurèrent ainsi de sa personne, et un moment il parut disposé à résister. Mais, faisant un prompt retour sur lui-même, et songeant que s’il engageait une lutte, il pourrait être traîné par le collet à travers les rues, il se borna à répéter d’un accent plein de sincérité et avec des larmes dans les yeux, qu’ils auraient bien du regret de ce qu’ils faisaient là, et se laissa emmener. Tandis qu’ils reprenaient le chemin de l’étude, M. Swiveller, à qui ses fonctions présentes répugnaient extrêmement, saisit un instant propice pour souffler à l’oreille de Kit que, s’il consentait à avouer sa faute, fût-ce par un simple mouvement de tête, et qu’il lui promit de ne plus recommencer à l’avenir, il l’autorisait à donner un croc-en-jambe à Sampson Brass pour se sauver ; mais Kit ayant repoussé cette offre avec indignation, il ne resta plus d’autre parti à Swiveller que de le tenir ferme jusqu’à ce qu’ils eussent atteint Bevis-Marks, où on le mit en présence de la charmante Sarah, qui prit aussitôt la précaution de fermer la porte à clef.

« Maintenant, dit Brass, vous savez, Christophe, l’innocence ne saurait mieux ressortir que d’un examen minutieux qui satisfasse pleinement toutes les parties. En conséquence, si vous voulez bien permettre qu’on vous fouille, ce sera pour tout le monde un grand soulagement. »

Il accompagna ces paroles d’une démonstration qui indiquait le genre d’enquête à pratiquer, autrement dit, il retourna la coiffe de son chapeau.

« Fouillez-moi, dit fièrement Kit en croisant ses bras. Mais songez-y bien, monsieur, vous en aurez du regret jusqu’à la fin de vos jours.

— C’est assurément une circonstance très-pénible, dit Brass avec un soupir, comme il plongeait sa main dans une des poches de Kit et en retirait une collection variée de menus objets, c’est une circonstance très-pénible. Il n’y a rien là dedans, monsieur Richard ; parfait, parfait. Rien non plus ici, monsieur Rien dans la veste, monsieur Richard ; rien dans les basques de l’habit. Vraiment j’en suis ravi. »

Richard Swiveller, tenant à la main le chapeau de Kit, suivait l’opération avec le plus vif intérêt, et dissimulait du mieux possible un léger sourire, tandis que Brass, fermant un œil, sondait avec l’autre l’intérieur d’une des manches du pauvre jeune homme comme il eût regardé dans un télescope. Soudain Sampson, se retournant vivement vers son clerc, lui ordonna de fouiller le chapeau.

« Il y a un mouchoir, dit Richard.

— Nul mal à cela, monsieur, répondit Brass appliquant son œil à l’autre manche et parlant du ton d’un homme qui aperçoit devant lui une perspective illimitée. Un mouchoir, c’est très-innocent. Quoique pourtant la Faculté ne considère point, je pense, monsieur Richard, l’habitude de porter un mouchoir dans un chapeau comme très-favorable à la santé. J’ai entendu dire que cela tient la tête trop chaude. Mais à tout autre point de vue, l’examen est satisfaisant, très-satisfaisant. »

Une triple exclamation jetée à la fois par Richard Swiveller, miss Sally et Kit lui-même, arrêta net le procureur. Sampson tourna la tête et vit Richard le billet de banque à la main.

« Dans le chapeau ? … s’écria Brass avec une sorte de glapissement.

— Sous le mouchoir, et caché dans la doublure, » dit Richard, frappé d’horreur à cette découverte.

M. Brass regarda successivement Richard, miss Sally, les murs, le plafond et le plancher, tout enfin, excepté Kit qui était demeuré stupéfié et incapable de faire un mouvement.

« Et voilà, s’écria Brass enjoignant ses mains, voilà donc ce que c’est que ce monde qui tourne sur son axe, soumis aux influences de la lune et aux révolutions qui s’opèrent autour des corps célestes et ainsi de suite ! … Voilà donc la nature humaine ! … Ô nature, nature ! … Voilà le malheureux que je voulais faire profiter des ressources de ma petite industrie, et pour qui, même en ce moment encore, j’éprouve une compassion telle, que je le laisserais volontiers partir ! … Mais, ajouta M. Brass d’un accent plus ferme, avant tout je suis homme de loi, et par conséquent mondevoir est de donner l’exemple en mettant à exécution les lois demon heureuse patrie. Pardonnez-moi, ma chère Sally, et tenez-le ferme de l’autre côté. Monsieur Richard, ayez la bonté de courir chercher un constable. Le temps de la faiblesse est passé, monsieur ; la force morale est revenue. Un constable, monsieur, s’il vous plaît ! »