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Le Mahâbhârata (traduction Ballin)/Volume 2/1-LDEAPLS-Ch3

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis Ballin.
Ernest Leroux, éditeur (2p. 13-17).



CHAPITRE III


DISCOURS DU FILS DE DRONA


Argument : Discours du fils de Drona.


105. Sañjaya dit : Après avoir entendu les bonnes, vertueuses et utiles paroles de Kripa, ô grand roi, Açvatthâman, consumé de peine et de douleur,

106. Brûlé par le chagrin comme par un feu ardent, conçut une pensée cruelle, sous l’effet de laquelle il dit à ses deux (compagnons) :

107. Tout homme trouve que sa propre pensée, quelle qu’elle soit est la meilleure. Tous les hommes sont individuellement satisfaits de leur sagesse, quelle qu’elle soit.

108. Chacun pense qu’il est (l’homme) le plus sage (qui soit) au monde. Le moi de tout homme s’accorde à lui-même la plus grande estime et toute louange.

109. Car la sagesse de chacun est fondée sur l’approbation qu’il se donne à lui-même. On blâme incessamment la manière de penser des autres et on glorifie la sienne propre.

110. Ceux qui se conduisent de la même manière dans une conjoncture (déterminée, quoique) pour des raisons particulières (à chacun d’eux), sont satisfaits les uns des autres et s’estiment constamment beaucoup.

111. Mais quand les pensées d’un même homme varient selon les circonstances, en aboutissant à des contradictions, elles se font échec les unes aux autres.

112. La variété des pensées des hommes fait que les résolutions sont instables, surtout quand l’esprit est affaibli.

113. De même qu’un médecin habile, après avoir reconnu scientifiquement la maladie, institue le traitement, en s’appliquant au but à atteindre, et cela en vue de la guérison, ô roi,

114. De même les hommes, aidés par leur propre sagesse, prennent une résolution qui s’applique à leur affaire, et les (autres) hommes les blâment.

115. Le mortel est abusé dans sa jeunesse par certaines idées, dans l’âge moyen par d’autres, et, quand il est vieux, il en adopte d’autres encore.

116. Ô Bhoja, l’homme change de manière de voir, quand il tombe dans un profond malheur, et aussi quand il jouit d’une prospérité extrême.

117. Chez un seul et même homme les pensées sont différentes à diverses époques ; par suite de son insuccès, les (idées qu’il avait jadis) ne lui plaisent plus (maintenant).

118. Après qu’un homme a adopté, dans sa sagesse, la résolution qu’il juge bonne, il la met à exécution pour accomplir son dessein, et elle lui fait faire un effort.

119. Car, ô Bhoja, tout homme qui a pris une résolution (en disant) : « Voilà qui est bien », se met allègrement à agir, (même) s’il est question de tuer.

120. Certes, tous les hommes faisant fond sur leur propre sagesse et sur leurs propres réflexions, agissent de diverses manières. Ils croient que c’est bien ainsi.

121. Je vais maintenant vous dire, à tous les deux, la pensée que (notre) malheur a fait naître (dans mon esprit), et qui est susceptible d’apaiser mes chagrins.

122. Prajâpati ayant créé les êtres et leur ayant accordé la faculté d’agir, attribua à chaque caste une qualité maîtresse.

123. Au brahmane, le véda (la science sacrée) ; c’est ce qu’il y a de mieux ; au kshatriya, la plus grande énergie ; au vaiçya, la diligence ; et la soumission pour toutes les (autres) castes fut imposée au çoûdra.

124. Le brahmane, qui n’a pas dompté ses sens (par l’ascétisme), n’est pas vertueux, (car il manque au premier des préceptes des védas). Un kshatriya sans énergie est vil, et on critique un vaiçya inactif et un çoûdra indocile.

125. Né dans la plus noble des races, celle des brahmanes, j’ai dû malheureusement suivre la loi des kshatriyas.

126. Ayant connu les devoirs du kshatriya, si je m’applique (maintenant) à ceux du brahmane, en accomplissant la très grande œuvre (du pardon à nos ennemis), on ne trouvera pas que ce soit bien de ma part.

127. Porteur, dans les combats, d’un arc divin et d’armes divines, après avoir vu tuer mon père, que diraije dans l’assemblée ?

128. Aujourd’hui, me renfermant dans le devoir des kshatriyas, je suivrai à mon gré la voie (tracée) par le roi et par mon magnanime père.

129. Aujourd’hui, les Pâñcâlas victorieux dormiront avec une joyeuse confiance, après avoir dételé leurs chars et détaché leurs cuirasses,

130. Fatigués et brisés par les efforts (qu’ils ont faits), en songeant à leur victoire. Quand la nuit (sera venue) et quand ils dormiront à leur aise dans leur camp,

131. J’entreprendrai la difficile attaque de (ce) camp, en tombant sur eux quand ils seront (comme) réduits à l’état de cadavres.

132, 133. Je les massacrerai, comme Maghavat (Indra, massacra) les dânavas, après les avoir attaqués. Après les avoir assaillis, je les détruirai avec leur chef Dhrishtadyoumna, comme le feu consume les broussailles. Ayant tué les Pâñcâlas, j’obtiendrai la paix du cœur, ô très grand.

134. Aujourd’hui, j’anéantirai dans le combat les Pâñcâlas, comme Roudra irrité, l’arc Pinâka en main, détruit les bestiaux.

135. Aujourd’hui, après avoir tué et taillé en pièces tous les Pâñcâlas, j’aurai aussi le plaisir de tourmenter les fils de Pândou dans la bataille,

136. Aujourd’hui, après avoir anéanti tous les Pâñcâlas les uns après les autres, et couvert la terre de leurs cadavres, je paierai la dette (contractée envers la mémoire) de mon père,

137. De Douryodhana, de Karna, de Bhîshma et du roi du Sindhou. Aujourd’hui, je ferai suivre aux Pâñcâlas un chemin pénible à parcourir.

138. Aujourd’hui, pendant la nuit, comme (fait) Çiva pour le bétail, je taillerai rapidement et violemment en pièces, Dhrishtadyoumna, roi des Pâñcâlas.

139. Aujourd’hui, ô Gotamide, avec un glaive aigu, je tuerai pendant la nuit, sur le champ de bataille, les enfants endormis des Pâñcâlas et des Pândouides.

140. Aujourd’hui, après avoir détruit dans son sommeil, pendant la nuit, cette armée des Pâñcâlas et avoir fait ce que je dois faire, ô homme aux grandes pensées, je serai heureux.